Le mois de décembre avait toujours un goût doux amer pour Scarlett. L'ombre de Noël planait au-dessus des festivités qu'elle avait hâte de célébrer, son anniversaire compris, à l'aube de la nouvelle année. Un obstacle qu'elle redoutait, quand elle venait à bout d'excuses pour l'esquiver. Le dîner organisé l'an dernier entre les frères et sœurs Warren, avant l'inévitable affrontement qui les opposait à leurs parents, avait été un échec monumental. Si la jeune femme avait repris du poil de la bête, elle n'était ni prête à rendre hommage à sa trentaine grimpante, ni à s'imposer les mêmes débats stériles qui animaient tous les repas de famille. Leurs parents avaient la fâcheuse manie d'aborder les sujets sensibles avec une condescendance qu'ils étaient les seuls à trouver bienveillante. Scarlett pouvait déjà en dresser la liste non exhaustive, de la dépression dans laquelle l'avait plongée la mort de Matt à la rupture de Marius et Colleen, en passant par les polémiques qui avaient entourées Tommy suite à sa participation remarquée à Race of Australia. La seule raison pour laquelle Beth pouvait échapper à leur discernement était son extrême discrétion, et aussi parce qu'elle avait été leur cible de prédilection au dernier Noël. Chouchoutée surtout, et ménagée avec une grande délicatesse, pour ne pas poudrer de sel la plaie de ses propres déboires.

Une lumière douce se faufilait entre les stores déroulés le long de la fenêtre. Scarlett avait ouvert les yeux naturellement, avec l'impression extraordinaire d'avoir particulièrement bien dormi. Elle avait passé la soirée avec Deklan, à refaire leurs histoires comme ils en avaient l'habitude, sans trop forcer sur la boisson pour une fois. La jeune femme avait voulu rester maîtresse de ses émotions, quand ils s'étaient livrés en toute honnêteté sur leurs craintes, dissimulées d'ordinaire sous un vernis d'apparente insouciance. Le look autant que l'attitude de surfeur décontracté dont le jeune homme se paraissait ne le préservaient pas des problèmes d'adulte. La mort de Matt l'avait ébranlé lui aussi, et son deuil silencieux avait peut-être motivé quelques comportements destructeur. Il s'était endormi sur le canapé et lui avait laissé sa chambre, par affection plutôt que par galanterie, et Scarlett avait accepté sans broncher tant ses paupières menaçaient de s'écrouler sur ses orbites. Il dormait encore paisiblement, enfant inconscient de son entourage qui ne se réveillait que lorsque son corps le lui ordonnait. Scarlett avait rassemblé ses affaires après un rapide passage à la salle de bain, où sa brosse à dent trônait toujours au bord du lavabo. Il n'y avait plus beau signe d'amitié, avait-elle songé en rassemblant paresseusement ses cheveux en une queue de cheval approximative. Elle se déroba en silence, et entreprit de jeter un œil à travers la vitrine du DBD sur son passage. Lily était assise à une table. Elle avait l'air pensive, ou peut-être seulement encore un peu endormie. Une tasse de café l'accompagnait. Scarlett ignorait si c'était un nouveau rituel pour la patronne, un moyen de communier avec Matt, ou simplement une coïncidence. Elle n'avait pas remis les pieds au café depuis son beau discours, émaillé par l'égocentrisme de Stella.

Scarlett cogna doucement à la vitre. Elle préférait attirer l'attention de Lily avant d'entrer comme une intruse. Lorsqu'elle ouvrit la porte, elle reconnut immédiatement l'odeur caractéristique du café. Elle remarqua aussi les petits changements apportés à la décoration. Les chaises dormaient sur les tables. Bientôt elles devraient supporter le poids de leurs hôtes, tantôt pressés, tantôt languissant. « Salut Lily. » avait-elle déclaré. Leur relation avait beau avoir pris un tournant, déjà depuis l'annonce de sa fausse couche, cela faisait plusieurs qu'elles n'avaient pas pris de leurs nouvelles respectives. Par respect sans doute, mais surtout par excès de zèle. Aucune n'avait véritablement envie de brusquer l'autre, surtout depuis que Scar avait insisté pour prendre ses distances. La vérité était que tout ça lui manquait. Le bar, les clients, l'impression de faire partie de quelque chose d'important. D'une famille. Elle avait réfléchi à la façon la plus adaptée d'aborder le sujet avec Lily, sans s'imposer avec ses gros sabots comme elle avait l'habitude de le faire. La décision de s'écarter du projet de Matt, elle l'avait prise seule, et elle ne pourrait en vouloir à la propriétaire légitime des lieux d'avoir dû composer sans elle, et prendre pour cela toutes les mesures nécessaires à la bonne dynamique de son commerce. « Comment tu vas ? Tu m'en veux pas si je me sers ? » avait-elle demandé en s'engouffrant derrière le comptoir pour se faire couler un café salvateur. « Tu viens souvent ici le matin ? Deklan m'a dit que tu était bien occupée avec l'association Beauregard. » Ce n'était pas plus un jugement que la manifestation d'un intérêt sincère. « Je suis désolée de ne pas avoir pris plus de nouvelles. Pas que je pensais pas à toi mais... je sais pas... je me suis dit que tu avais peut-être aussi envie de penser à autre chose. »

La période est spéciale. C’est ce qu’on dit lorsqu’on n’aime rien de ce qu’il se passe, et jamais la brune ne dirait publiquement que sa vie n’est pas absolument parfaite et enviable. Lily a toujours adoré Noël, autant pour ses célébrations que pour les différentes messes organisées dans le pays, que pour les millions d’enfants heureux de découvrir des cadeaux au pied du sapin. Tout lui plaît, dans Noël, et surtout le fait que les fêtes se passent en fin d’année pour faire oublier ce qui a pu être mauvais durant les derniers mois écoulés. Cette année, pourtant, même le plus beau costume de Père Noël ne saurait lui faire oublier tous les récents tourments dont elle semble à peine se relever, bien à sa façon. Officieusement, sa vie sentimentale n’a en rien pâti de la perte de son mari. Officiellement, et au fond de son cœur, elle pense encore à lui comme s’il était toujours vivant, parfois, et qu’elle pourrait retrouver son sourire en passant le pas de la porte. Et ce même si elle a déjà déménagé de leur maison. C’est parce qu’elle avait besoin de veiller sur Alfie. C’est parce qu’elle avait besoin d’Alfie.

Les yeux fixés sur son café, comme si elle allait pouvoir en lire l’avenir sans même mare, la jeune femme est perdue dans ses pensées autant que dans la liste de toutes les obligations et autres rendez-vous qu’elle se récite mentalement. Le monde est effacé autour d’elle, les passants de l’autre côté de la vitre seulement des ombres. Une seule s’en détache finalement sans le moindre mal, le visage doux de Scarlett ayant toujours dénoté de sa langue bien plus acérée. Au fond, c’est une chose que la Keegan a toujours apprécié, même si c’est un genre de compliment qu’elle ne peut pas se permettre de partager oralement, au risque de dévoiler une partie bien enfouie de son propre caractère de feu. Elle accompagne un geste de la main à un sourire sincère, enjoignant Scarlett à la rejoindre à l’intérieur, quand bien même elle se doute que ce devait être l’idée initiale de l’ancienne employée. Disparue des radars depuis la dernière réunion du personnel du DBD, elle reste pourtant éternellement la bienvenue en ces lieux. Ces murs lui appartenaient bien avant que Lily ne s’y fasse une place ; mais ne le dites à personne. « Salut Lily. » Elle a toujours la même odeur rassurante. Tout va toujours bien, lorsque les bonnes choses ne changent pas. “Scarlett.” Sans pour autant la saluer en retour, la jeune femme n’aura aucun mal à comprendre que l’intention y est. Lily se contente simplement de ne pas abuser de bienséance lorsque ce n’est pas nécessaire, voilà tout. Scarlett sait des choses bien plus personnelles à son sujet que beaucoup de ses amis, elles ont dépassé ce stade. « Comment tu vas ? Tu m'en veux pas si je me sers ? » Preuve en est, leurs échanges sont bien différents de ceux de leurs débuts ; si seulement Matt pouvait être encore là pour le voir et être simplement heureux que ses proches puissent s’apprécier et passer un peu de temps ensemble sans risquer une guerre. Il aurait été fier d’elles ; elle l’aurait aimé encore un peu plus. “Non, bien sûr. Rien n’a bougé.” Tu es ici chez toi, Scar. C’est ce que Matt aurait voulu, même si elle a eu besoin de quelques mois loin du DBD pour reprendre son souffle. Le regard relevé en sa direction, Lily n’en oublie pas sa première question. “Ça va mieux. Et toi ?” Ce n’est pas par politesse qu’elle lui retourne la question, l’intérêt est plus que sincère, surtout alors qu’elles vivent les mêmes épreuves ou presque. Leur attachement pour Matt était comparable, il n’y avait pas besoin qu’il prenne la même forme pour que ce soit le cas. “On a fait venir les grains de café du Brésil.” ceux que Matt voulaient tant. Lily lui précise les faits sans entrer dans les détails, ne doutant pas un seul instant que Scarlett se rappelle parfaitement de toutes les heures que le brun a passé à vanter les mérites de ces grains spécifiquement. “Si tu veux les tester.” Ici chez elle ; rien n’a changé.

Le silence s’installe paisiblement entre elles sans qu’il n’ait rien de gênant ou désagréable et lorsque Scarlett est la première à la briser, chaque chose semble toujours être à sa place. « Tu viens souvent ici le matin ? Deklan m'a dit que tu était bien occupée avec l'association Beauregard. » Les derniers événements ont aussi permis à Lily de se rapprocher de Deklan, même si les choses ont tendance à rester encore largement compliquées entre eux, malgré leur désir commun de bien faire. Elle esquisse un sourire poli, déjà désolé. “Je viens les week-end, sinon je n’ai pas le temps la semaine, avec l’association. La transition a surtout été difficile pour Dek’, de devoir tout gérer seul.” Même si une part de lui s’est sans doute vu quelque peu soulagée de ne plus avoir à supporter Lily dans les environs, cela a aussi enfin rimé avec le fait de prendre ses fonctions de manager pleinement et, avec elles, toutes les obligations. En réalité, elle reporte surtout l’attention et l’empathie générale sur l’américain pour ne pas avoir à effectivement confirmer à Scarlett que ses journées sont bien chargées. C’est ce qu’on dit, quand on arrive pas à en voir le bout. “Je passe quand je peux pour m’assurer que tout se passe bien.” Pour Dek, pour les équipes, pour les clients. Elle s’assure que rien ne tombe en lambeaux et, avec, le travail de toute une vie de son défunt mari dont elle retire l’alliance dès qu’elle traîne au lit avec un homme.

Sans préciser exactement la raison de sa venue, Scarlett ne tarde pas à expliquer son récent comportement, lequel n’avait pourtant rien d’incompréhensible ni même d’illogique aux yeux de la Keegan. « Je suis désolée de ne pas avoir pris plus de nouvelles. Pas que je pensais pas à toi mais... je sais pas... je me suis dit que tu avais peut-être aussi envie de penser à autre chose. » - “Tu as bien géré les choses. Certains n’ont jamais pris autant de recul alors je t’assure qu’on a assez pris de mes nouvelles ces derniers mois.” Lily ne cherche même pas à cacher ses sous-entendus faisant comprendre qu’on a trop pris de ses nouvelles dernièrement et qu’elle aurait sans doute préféré un peu plus de calme plutôt que tout le torrent qu’elle a été forcé de traverser. Et pourtant, puisque tous pensaient au mieux, rien ne l’autorise à leur imposer des reproches. “Qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps, toi ?” Et en retour, ses mots n’ont rien d’un reproche, Lily se contentant de prendre de ses nouvelles de façon quelque peu maladroite sans doute. “Certains clients ont eu peur et ont cru que tu avais eu un accident. Qu’elle était morte emportée par les vagues, elle aussi. C’est une anecdote qui laisse à sourire autant qu’à pleurer, sûrement.

Le deuil avait cette particularité de révéler les gens à eux-mêmes. Privée de son ami, Scarlett s'était retrouvé profondément seule. Seule dans sa nouvelle quête d'identité, car elle avait été chaudement entourée par ailleurs. Avec un peu d'aide, celle de sa famille notamment, mais surtout d'Andrew, dont le métier de psychologue avait cessé d'être aux yeux de la jeune femme une couverture pour écouter les gens sans trop se dévoiler lui-même, elle avait surmonté la tristesse et le colère qui avaient précédé ses choix de quitter le café ou de s'aliéner de certains de ses proches. Sans tout ce travail d'introspection, Scar aurait pu en vouloir à la terre entière de n'avoir pas ressenti les mêmes états d'âme au même moment qu'elle. Elle aurait pu en vouloir à Lily d'avoir si brillamment rebondi dans sa vie personnelle et professionnelle, à Deklan d'avoir repris le flambeau de Matt sans une once de scrupule, ou encore à Jill d'être toujours si habile pour quitter le navire au moment où il faisait naufrage. Mais elle avait appris que chacun devait avancer à son rythme. Que contrairement à elle, d'autres nourrissaient des peines moins ostensibles. Que le deuil frappait les gens de manière différente, parfois à retardement, et qu'elle devait l'accepter.

Entrer dans le café en sachant qu'elle n'y croiserait plus jamais Matt lui procurait néanmoins un pincement au cœur. Mais elle se rassurerait de le voir dans chaque grain de café versé, dans chaque sourire illuminant les visages des clients, et même dans chaque éclat de verre sur le sol, qu'elle se revoyait autrefois ramasser avec un entrain mollasson. Lily la salua de façon tout à fait ordinaire, comme si elles s'étaient quittées la veille dans cette même configuration, et Scar ne pouvait pas lui être plus reconnaissante de comprendre à quel point cette routine lui faisait du bien. Sans surprise elle l'autorisa à se servir, alors qu'elle avait déjà pris l'initiative de le faire. La machine à café n'avait pas changé, et Scarlett eut l'impression étrange de retrouver une relique. « Mieux aussi. La preuve, je suis là. » avait-elle répondu en esquissant un sourire en coin, de ceux qui se dessinaient naturellement à l'évocation d'un souvenir heureux. Elle n'avait pas la prétention de dire qu'elle était indispensable à cet endroit. En vérité, c'était plutôt l'inverse. Lily embraya sur l'origine du café. Elles savaient toutes les deux que le choix n'était pas anodin. Pour Scarlett, c'était même la preuve que Lily s'appliquerait toujours à honorer son défunt mari. « C'est vrai ? » qu'elle avait demandé, comme on s'exclamait des choses pour se les entendre dire à nouveau. Elle avait senti la tristesse monter jusqu'à ses yeux avant de secouer la tête. Tandis qu'elle se coulait une tasse, son regard inspectait le sachet. Lily n'avait pas bougé. Elles semblaient toutes les deux se délecter de la mélodie de la machine, qui bourdonnaient par-dessus leurs monologues intérieurs. Une fois le silence retombé, Scar porta sa tasse jusqu'à la table pour s'asseoir en face de Lily. « Je me doute. Il a dû devenir adulte sans transition. » avait-elle déclaré, sans pour autant remettre en question les compétences de Deklan. Il était bien plus courageux qu'elle, et elle ne se privait jamais de lui répéter, tout comme il avait déjà pris le pli de la taquiner maintenant que la douleur était moins vive. « Et alors, tout se passe bien ? » La question était à la fois innocente et intéressée. Elle serait ravie d'apprendre que rien n'avait changé. Que les habitués restaient les mêmes, que finalement la vie suivait son cours.

Si Lily comprenait, il tenait à cœur à Scarlett de se justifier. Cette relation de confiance était un des héritages que Matt leur avait légué. « J'appelle ça la façon Warren. On gère les choses avec pudeur et recul. Je veux juste pas passer pour la fille égoïste qui n'a pensé qu'à ses propres problèmes. Je sais que ça a été difficile pour tout le monde. » Et pour Lily plus que quiconque, même si elle faisait preuve de beaucoup d'humilité pour ne jamais dénigrer la douleur des autres. « Pas grand-chose. J'ai appris à connaître un peu plus les gens. A me connaître moi-même. J'ai fait du yoga. Je pensais que c'était une activité de mère au foyer, ben figure-toi que non. Et j'ai regardé toutes les saisons de Dowton Abbey. » Elle souffla sur sa tasse encore chaude. C'était une leçon qu'elle avait fini par apprendre pour ne plus se brûler la langue d'impatience. « Ça me ferait plaisir de leur raconter de vive voix que tout va bien. Certains m'ont envoyé des DM sur Instagram. J'ai pas toujours répondu, mais leur soutien a été adorable. »

Elles échangent des banalités non pas par simple politesse mais bien parce qu’elles en ont besoin. Ce ne sont pas des ‘ça va et toi ?’ qu’elles peuvent se balancer comme si de rien n’était, le mensonge étant désormais proscrit entre elles - lorsqu’il s’agit de Matt et de faire le deuil de sa disparition, du moins. Lily lui doit bien ça, à elle autant qu’à leur amitié chambranlante ayant connu bien plus de bas que de hauts. La mort de leur ami respectif (doublé d’un mari pour l’ancienne infirmière) les limite à une certaine limite basse d’entente, ce qui n’a certainement rien d’une mauvaise chose. « Mieux aussi. La preuve, je suis là. » Les jeux sont ainsi faits: chacune va mieux, sans pour autant aller bien. Des années de présence quotidienne ne peuvent être chassées après quelques mois à peine d’une absence totale. Pourtant, Scarlett a raison de souligner l’importance de ces lieux pour elle. Sans pouvoir se vanter de connaître le DBD depuis aussi longtemps, Lily ressent la même chose. Quand bien même elle ne se montre pas bien souvent, ce lieu restera toujours apaisant à ses yeux et gorgé d’innombrables souvenirs, tous joyeux sans la moindre exception. Ainsi, c’est pour entretenir ce mirage qu’elle informe Scarlett de la livraison récente de ces nouveaux grains de café du Brésil, ceux que Matt voulaient tant, ceux-là même qu’il avait parlé d’aller goûter en personne à l’autre bout du monde. Si la mort ne l’avait pas rattrapé, nul doute qu’il serait allé au bout de ses idées. « C'est vrai ? » Voir la jeune femme sourire produit aussitôt le même effet sur le visage de la brune, soudainement éclairé à son tour. Jamais elle n’oserait lui faire de fausses joies sur le dos de Matt ; à défaut de pouvoir avancer qu’elle ne lui mentirait jamais à son sujet: elle le ferait dès l’instant où elle le jugerait nécessaire. Certaines choses ne changeront jamais. Sans mot supplémentaire, Lily se contente donc de hocher la tête. Oui, c’est vrai. Elles ne reverront plus jamais Matt physiquement mais il continuera de vivre à travers ce bar, quoi qu’il advienne.

Le café brûlant une fois entre les mains de la jeune femme, cette dernière vient naturellement se poser face à une Lily ayant au préalable rangé les papiers sur un coin de la table, se promettant d’y revenir plus tard. Rien ne presse, l’heure est encore à parler de Deklan comme s’il n’était qu’un enfant incapable de porter sa propre voix. Parfois, il est bien plus facile de voir les choses ainsi, de rejeter la tristesse et la difficulté à aller de l’avant sur autrui plutôt que d’assumer ses propres imperfections humaines. « Je me doute. Il a dû devenir adulte sans transition. » Parce que lui et Matt n’ont jamais dépassé le stade de l’adolescence, ce n’est un secret pour personne. Lily esquisse un rire triste, mélancolique. Elle voulait que Matt grandisse pour devenir l’homme sérieux dont elle avait besoin à ses côtés mais jamais elle n’aurait voulu qu’il le fasse aussi rapidement au point qu’il en mourrait. « Et alors, tout se passe bien ? » Aussi bien que les choses peuvent se passer entre deux personnes aussi différentes que Lily et Deklan, liées uniquement par le souvenir d’une personne commune qui leur était infiniment chère. Lorsque ce souvenir n’aura plus autant d’importance, elle ne sait pas ce qu’il adviendra de leur si chère et faussement parfaite relation. “Il s’en sort bien. Je pense qu’il fait autant d’efforts pour ne pas réduire à néant le travail de Matt, c’est pas simplement pour son propre accomplissement.” Ce qui, dans la bouche de Lily, a tout d’un reproche qu’elle cache derrière son petit sourire parfait, ses mains autour d’une tasse de thé fumante. “Beaucoup de clients viennent présenter leurs condoléances, c’est pas facile tous les jours.” Ils pensent bien faire et même la cadette Keegan ne remettrait par leurs intentions en cause, mais aucun d’entre eux n’arrive à comprendre le fait que chacun voudrait aller de l’avant. Cela ne signifie pas oublier Matt, loin de là, mais bien reprendre sa propre vie. Au moins, Scarlett est désormais prévenue de ce qu’elle risque d’entendre: Lily doute qu’elle puisse réagir avec autant de tact et de patience que le fait le nouveau manager des lieux.

Balayant de quelques mots les excuses de la brune, cette dernière tient pourtant à s’expliquer davantage, laissant à Lily le loisir de s’enfoncer un peu plus dans le fond de la banquette pour l’écouter avec attention. « J'appelle ça la façon Warren. On gère les choses avec pudeur et recul. Je veux juste pas passer pour la fille égoïste qui n'a pensé qu'à ses propres problèmes. Je sais que ça a été difficile pour tout le monde. » Chose qu’elle n’acceptera plus d’avouer de façon aussi brutale, mais qui représente pourtant la réalité des choses et tous les stades du deuil par lesquels elle est passée suite à l’annonce de sa mort, le tout dans un désordre absolu. Lily n’est pas rentrée dans les cases, elle a simplement fait semblant, une fois de plus. Si elle avait pris la peine d’en apprendre plus sur la famille de Scarlett, peut-être qu’elle aussi aurait pu se vanter de pratiquer la méthode Warren. Pour autant, la Keegan doit avouer que les paroles de la brune lui donnent du baume au cœur, en même temps qu’elles lui laissent tout le loisir d’entrer dans cette faille à l’avenir. Doucement, pour le moment encore, Lily reprend. “Je sais que chacun gère le deuil à sa façon. Personne n’a pensé ça de toi.” Ainsi, Scarlett Warren n’est pas une grande dame sans foi ni loi, mais cela ne l’empêche pas d’être interrogée sur la façon dont elle a occupé les derniers mois écoulés, ce à quoi elle répond avec un détachement que Lily ne lui connaissait pas. Elle a fait tout ce qu’elle aurait elle-même pas faire, et sans doute même ce qu’elle aurait dû faire plutôt que de se jeter dans les bras d’Ezra pour avoir un enfant de lui - les autres veuves ne font pas ça ? « Ça me ferait plaisir de leur raconter de vive voix que tout va bien. Certains m'ont envoyé des DM sur Instagram. J'ai pas toujours répondu, mais leur soutien a été adorable. » - “Et ça les rassurera aussi, je suis pas sûre qu’ils m’aient tous cru quand j’ai dit que tu prenais un peu de temps pour toi.” Ce qui n’a pas manqué de faire enrager une Lily qui ne pouvait pourtant rien laisser paraître. Profitant du sujet, Lily continue sur la même lancée, prenant enfin la peine de poser des mots sur les pensées qui l’envahissent. “Tu ne viens pas simplement pour t’excuser, pas vrai ?” Elle aurait pu envoyer un sms, demander à se voir dans un parc, l’appeler. Elle aurait pu le faire par un biais infini de moyens, mais c’est face à elle et au DBD qu’elle se tient aujourd’hui, ce qui signifie sans doute quelque chose dans l’esprit aiguisé d’une Warren que Lily aimerait arriver à percer à jour, à l’avenir.

On reconnaissait une amitié à cette capacité de fondre les convenances dans des discours apparemment futiles. Après tout, les véritables amis n'attendaient pas de se croiser de manière inopinée pour partager les nouvelles importantes. Scarlett détestait d'ailleurs ces manies que faisaient certains d'étirer le suspense, promouvant leur vie comme un film qui s'avérerait finalement tout à fait décevant. Ses émotions étaient en général trop intenses pour être contenues, et sa patience  pas assez développée pour tenir sa langue au-delà de la promesse hypocrite qu'elle faisait de rester discrète. Elle ne dupait personne, et faisait partie de ces gens à qui l'on confiait des secrets qu'on voulait entendre s'ébruiter. Avec Lily c'était différent, car la dernière fois qu'elles s'étaient vues remontait à des semaines, et qu'elles se soupçonnaient mutuellement d'édulcorer les quelques messages qu'elles s'étaient échangées entre temps. Si elle se renseignait sur son état, ce n'était pas plus par obligation que parce qu'elle tenait sincèrement à l'entendre dire que le pire était derrière elle. Parce que ce serait le signal qu'elle attendait pour se mettre un coup de pied au cul et reprendre le contrôle de sa vie sans se sentir coupable. Dans la voix de Lily transparaissait la même nostalgie. Ce lieu avait des vertus miraculeuses. Le conserver faisait office de thérapie, et Scarlett réalisa bien vite qu'elle avait eu tort de s'en éloigner. Elle aurait pu s'épargner une dépression en gardant la routine que sa place ici lui avait procurée. « On a tous besoin de compenser un peu. En tout cas j'ai pas entendu d'écho comme quoi le café n'était plus ce qu'il était. C'est bon signe j'imagine. » Deklan avait eu plus de flair sur ce coup. Il avait ravalé sa peine et s'était démené pour deux, voire trois, rien que par loyauté. Scar lui en était aussi reconnaissante que Lily. Sans lui, il n'aurait pas fallu plus de temps que ça pour dénaturer l'établissement. « Ces foutues bonnes manières. Pourquoi les gens sentent le besoin d'être 'désolés' quand on leur annonce avoir perdu quelqu'un ? C'est le truc le plus égoïste que j'ai jamais entendu. » Malgré une propension à l’exagération, Scarlett pensait vraiment qu'il y avait quelque chose d'un peu malsain dans le fait de présenter ses condoléances. Elle-même l'avait expérimenté, la mort n'avait pas la même emprise sur les vivants, alors comment pouvait-on se targuer de compatir ? Parfois le silence était bien plus poli que les discours formatés qu'on pouvait lire sur les cartes de vœux.  

Pourtant, Scarlett ne s'était jamais sentie plus proche de Lily que depuis qu'elle avait commencé à compatir pour elle. Les sentiments humains étaient bien trop inextricables pour faire l'objet d'un manuel. Certains préféraient le silence lorsque d'autres, aussi hypocrite pouvait-il être, s'en remettaient au soutien moral. Les deux femmes avaient au moins réalisé une chose : elles se ressemblaient dans leur façon de gérer leurs émotions. « Ok. » avait-elle répondu tout simplement, lorsque Lily la rassura. Elles n'avaient plus besoin – plus envie même – de s'épancher sur leur impuissance face au destin. Cette réponse lapidaire n'était qu'un moyen de conclure ce chapitre douloureux de leur vie. Une réponse qui voulait tout et rien dire, à l'image du tourbillon qui les avait secouées pendant des mois, et qui continuerait certainement à souffler un vent de mélancolie de temps en temps dans leur quotidien à jamais bouleversé. « J'ai beau les traiter d'idiots, la plupart le sont pas tant que ça. » Beaucoup d'entre eux avaient simplement évoqué son absence comme si, finalement, elle n'était pas tout à fait étrangère à leurs habitudes. Comme si le bar n'était pas tout à fait le même sans elle. Lily l'avait compris. Scar n'était pas le genre de femme à échanger des banalités pour le simple plaisir de se sentir indispensable. Elle étouffa un rire. « J'ai toujours été un livre ouvert... je sais pas, j'ai l'impression qu'il manque un truc dans ma vie. Je pensais qu'il fallait que je m'éloigne de cet endroit pour aller mieux, mais ça fait à peine deux minutes que je suis là je me sens plus... complète. » Elle gonfla à nouveau ses narines de l'odeur addictive du café. « Je fais pas toujours les bons choix. Rarement en fait. Alors si tu le permets j'aimerais revenir. Bientôt. Après l'horreur des fêtes peut-être. » dit-elle en hochant les épaules. Elle s'arrêta de respirer. Quoiqu'elle se doutait bien de sa réponse, elle restait suspendue à son consentement.

Trop différentes sur bien des points, les deux femmes n’ont en apparence rien pour s’entendre. Elles viennent de deux milieux trop différents et aspirent à être des personnes opposées, mais la vie les a fait croiser le chemin du même Matt McGrath. Elles se sont entichées de l’homme à des niveaux différents, encore une fois, mais aujourd’hui cela leur permet de partager au moins une chose commune en ce monde: le deuil certain de l’homme qu’elles aimaient. Face à Scarlett, Lily n’a pas à mimer le moindre sentiment, certaine qu’elle pourrait encaisser ses larmes autant que ses paroles acerbes. « On a tous besoin de compenser un peu. En tout cas j'ai pas entendu d'écho comme quoi le café n'était plus ce qu'il était. C'est bon signe j'imagine. » Le bar est tout ce qui lui reste de Matt, à défaut qu’ils aient eu le temps d’avoir l’enfant qu’ils désiraient tant tous les deux. Peu importe à quel point elle abhorre ce genre de lieu, Lily continuera de faire tout ce qui est en son possible pour le garder à flot, parce que jamais le DBD n’aurait pu connaître la moindre période creuse avec l’appui de son mari et ses milliers d’idées à la seconde. Elle se doit de suivre son exemple et elle sait pouvoir y arriver, surtout si Scarlett est de la partie à son tour. Elle aussi, elle fait partie de cet endroit. La veuve esquisse un sourire en guise de seul réponse, cachant ainsi à quel point les paroles de la brune s'avèrent être réconfortantes et rassurantes. “J’imagine aussi.” Elle le sait.

Lily hausse les épaules lorsqu’arrive le débat sur le besoin d’autrui de présenter ses condoléances. Ils pensent bien faire avec ces quelques mots, et personne ne se rend compte qu’ils ne font qu’encore un peu plus attiser la tristesse avant de connaître le deuil à son tour. Aussi égoïste Lily puisse-t-elle être, elle ne leur souhaite pas de sentir leur coeur se déchirer de la même manière que l’a été le sien, et de la façon dont elle le surprend encore à se tordre d’une douleur à peine supportable. Matt n’est plus là depuis plusieurs mois, et si beaucoup diraient que tout est encore récent, elle voudrait déjà être capable de passer à autre chose car sa vie nécessite encore d’être remplie de nombreux accomplissements. « J'ai beau les traiter d'idiots, la plupart le sont pas tant que ça. » Finit par annonce Scarlett au sujet des employés et clients ayant demandé de ses nouvelles. Ce sont des mots que Lily pourrait penser très, très fort, sans jamais s’autoriser à les prononcer de vive voix. De son côté, elle continue de penser qu’ils sont en majorité idiots ; l’empathie dont ils font preuve à son sujet ne le fera pas changer d’avis.

Ainsi, après avoir jugé laissé le temps nécessaire à Scarlett pour avancer le sujet elle-même, la brune finit par provoquer le Destin elle-même en lui demandant la véritable raison de sa venue ici, laquelle ne peut se résumer à des excuses. Ce ne serait pas le genre de la maison. « J'ai toujours été un livre ouvert... je sais pas, j'ai l'impression qu'il manque un truc dans ma vie. Je pensais qu'il fallait que je m'éloigne de cet endroit pour aller mieux, mais ça fait à peine deux minutes que je suis là je me sens plus... complète. » La brune hoche la tête à chaque nouveau mot de la part de Scarlett, ne pouvant une fois de plus que tomber d’accord avec elle. Les deux femmes ont bien plus de points communs que Lily ne voudra jamais l’avouer, raison pour laquelle elle ne le stipule pas à voix haute: elle sait que si elle avait aussi elle pris du recul sur le bar, elle l’aurait regretté aussitôt. Et quand bien même elle comprend déjà sans mal où Scarlett veut en venir, elle la laisse formuler ses pensées jusqu’au bout, sans doute aussi parce que cela souligne le pouvoir qu’elle détient désormais - bien malgré elle. « Je fais pas toujours les bons choix. Rarement en fait. Alors si tu le permets j'aimerais revenir. Bientôt. Après l'horreur des fêtes peut-être. » Elle pourrait vouloir du jouer du pouvoir qu’elle détient, Lily. Elle pourrait vouloir la laisser mariner face à elle, elle pourrait vouloir observer davantage le visage de celle qui attend impatiemment un mot de sa part pour crier victoire ou s’effondrer. Pourtant, elle n’en fait rien, pas alors que la réponse est à ce point évidente. “Tu es chez toi ici. Tu l’as été bien avant moi.” qu’elle confie finalement, ayant pourtant pris grand soin de mesurer les conséquences de ces paroles: Scarlett était peut-être la première, mais cela ne lui donne pas plus de pouvoirs pour autant. “Ça a été une période difficile pour tout le monde, je t’en tiens pas rigueur. Sincèrement.” Sincèrement est une précision nécessaire tant Lily a pris l’habitude de transformer le moindre de ses mots en parfait mensonge. “C’est ce que Matt aurait voulu.” Elle n’agit pas selon les envies d’un homme décédé mais lorsqu’ils vont de pair avec ses propres désirs, elle n’oublie pas de le mentionner. “Que tu puisses revenir, autant qu’on trouve un juste milieu.” Et sur ce dernier point, elle fait des efforts autant pour la mémoire de Matt que pour son propre présent: elle sait qu’au fond, et malgré tout, elle pourrait parfaitement s’entendre avec la Warren. “Je te laisserai gérer Deklan, je peux pas en dire autant pour lui.” Finit par annoncer Lily dans un rire en demi-teinte, ne faisant que statuer la vérité. Deklan et elle, c’est bien plus compliqué encore. “Tu reviendras quand tu te sentiras prête. J’aurais aimé te donner les rênes du bar, pour être honnête, mais il faudra jongler avec lui.” Loin de la solidarité féminine, ce n’était que de la logique: Scarlett est à ses yeux bien plus digne de confiance et apte à manager le DBD, bien plus que ne l’a jamais été l’américain, et ce peu importe ce que pouvait penser Matt de son meilleur ami.

A l'époque de leurs chamailleries, Lily n'avait jamais eu la fourberie de croire que Scarlett la méprisait par jalousie, qu'un amour transi lui dictait la façon dont elle devait la dénigrer par principe. Ou du moins elle n'avait jamais eu l'audace de lui dire frontalement. Scar et Matt étaient l'exception qui confirmait la règle des amitiés hétérosexuelles, vouées à se transformer par attirance réciproque, ou à se briser lorsque le voile du déni était levé. Si elle avait vu son ami différemment, c'était quand il remplissait son rôle de patron. Un patron à l'écoute, qui savait transiger dans les bons moments, et faire preuve de fermeté quand nécessaire. Un patron visionnaire et généreux, qui n'hésitait pas à mettre les autres à contribution pour ne pas s'accorder tous les mérites. Il en avait pourtant beaucoup, comme en témoignait son empreinte immortelle, irremplaçable, dans chaque recoin de l'établissement. Lily acquiesçait en silence, souriait aux ange, absorbée par la nostalgie. Finalement, c'était celui pour lequel elles s'étaient disputées le bonheur qui les rassemblait aujourd'hui. C'était grâce à Matt qu'elles s'étaient découvert des points communs insoupçonnés, et une résilience à toute épreuve. Et même si leur amitié semblait acquise, Scarlett se sentait toujours portée par une certaine obligeance. Ce n'était pas de la pitié, mais la conviction qu'un drame liait les gens qui le vivaient avec la même intensité. Qu'il fallait forcément en extraire quelque chose de positif. Une connerie qu'on avait dû instiller dans son esprit en thérapie, et qui lui permettait pourtant de survivre au deuil. S'éloigner du DBD ne figurait pas parmi la brève liste des choix qu'elle assumait dans sa vie. Elle s'était renfermée, avait développé des dépendances malsaines – n'était-ce pas un pléonasme ? - et avait mis des mois à effectuer seule un travail qu'elle aurait pu expédier en quelques semaines, entourée des bonnes personnes, et stimulée par les bonnes distractions. Lily n'étira pas le suspense. Elle n'était plus cette femme sadique qui aurait pu profiter de ses faiblesses pour asseoir sa volonté. En fait, Scar doutait qu'elle ne l'avait jamais été. « Je me suis jamais senti plus légitime parce que j'ai fait partie du trio fondateur avec Matt. Il m'a toujours fait confiance sans que je demande rien. C'était un patron en or. » avait-elle tenu à rétablir. La place qu'elle occupait ici ne tenait qu'à Matt et aux responsabilités qu'il avait bien voulu lui confier. Sans sa présence, Lily aurait très bien pu remettre en question sa légitimité. Scar avait de fait toujours eu de bonnes idées, fait preuve de bonne volonté, mais elle trainait aussi quelques casseroles sur lesquelles Matt fermait les yeux. « Ca me touche que tu me fasses confiance. Même si Matt l'aurait voulu, ça reste ta décision. » C'était une évidence, et Scar réalisait finalement comme sa question était rhétorique. Qu'aurait-elle fait d'un non ? Elle l'aurait certainement accepté, mais au prix de nombreux ressentiments. Lily n'était pas sans savoir qu'elle détenait un incroyable pouvoir, mais elle en ignorait toute l'étendue. Sa réponse avait conditionné son avenir dans cette ville. Scarlett avait perdu ses deux meilleurs amis en l'espace de quelques semaines. Hormis une famille de laquelle elle n'était proche que de façon sporadique, elle n'avait plus aucune attache ici. Et quoiqu'elle la soupçonnait d'accepter en grande partie pour les bonnes raisons, Scar se demandait si elle ne cherchait pas une alliée parmi le duo que Matt avait laissé derrière lui. « Tu sais comment ça marche avec les mecs, je vais lui faire croire que les idées viennent de lui alors qu'en fait je serai à l'origine de l'initiative. » avait-elle répondu avec un sourire satisfait. Scarlett était particulièrement douée pour mener les hommes à la baguette. C'était la beauté de l'insoumission à laquelle elle ne s'était jamais résolu. « Je connais Dek par cœur, il dira amen à tout. » Elle s'emballait peut-être. Comme Matt, l'homme avait ses lubies et ses caprices d'éternel enfant. Elle avala une dernière gorgée de café, laissant trainer au fond de la tasse un marc au motif indéchiffrable. « J'ai des choses à boucler. Si ça te va je ferai signe à Deklan le moment venu. Ne sois pas surprise de me croiser derrière le bar à ta prochaine visite. » avait-elle dit avec un enthousiasme revigoré, poussant sa chaise pour se relever. Elle pinça le dossier, gratifiant Lily d'un dernier regard amical. « Merci Lily. Ça fait des mois que je me lève parce qu'il le faut. J'aurai enfin une bonne raison de le faire. » Et d'abandonner Lily à ses affaires de patronne, dont elle se réjouissait déjà de faire bientôt partie.

Scarlett est différente. Au même titre que Matt l’a été - mais pas tout à fait pareil non plus -, Lily estime que la jeune femme est particulière et qu’elle vaut la peine de regarder plus loin que son caractère, son apparence, ses préférences. Il n’y a rien dans cette sainte trinité que Lily puisse réellement apprécier selon ses critères plus que précis et arrêtés, mais elle arrive à trouver une amie et une alliée en la personne de Scarlett, sans doute largement aidée par le fait qu’elle ait déjà été l’amie de Matt avant d’être la sienne. Elle n’approuve pas toutes les connaissances de son mari, et cela même si elle est désormais sa veuve, mais Scarlett est une exception à la règle, une fois de plus. Elle se démarque sans le moindre effort, sûrement parce qu’elle le mérite et en vaut la peine. « Je me suis jamais senti plus légitime parce que j'ai fait partie du trio fondateur avec Matt. Il m'a toujours fait confiance sans que je demande rien. C'était un patron en or. » Il était beaucoup de choses, Matt, c’est un fait sur lequel elles ne peuvent que tomber d’accord. La brune hoche la tête en silence, un mince sourire imprimé sur les lèvres, sans doute encore bien plus touchée par l’évocation du fondateur qu’elle ne le voudrait. Il est mort et ne reviendra pas, elle voudrait réellement passer à autre chose mais en éprouve encore toute la difficulté du monde. « Ça me touche que tu me fasses confiance. Même si Matt l'aurait voulu, ça reste ta décision. » - “Tu m’as prouvé que je n’avais pas de doute à avoir.” Elle est digne de confiance, et si jamais leurs avis devaient diverger, Lily ne doute pas qu’elles continueront de vouloir toutes deux entretenir la mémoire de Matt, chacune à leur façon. Au moins, ce point suffit à la rassurer, elle qui pourtant ne tolère que très peu tout obstacle volontairement posé sur son chemin tout tracé.

Qui plus est, elle ne prend pas la peine de demander plus largement son avis à Deklan, de toute façon certaine qu’il n’aura aucune raison de s’y opposer. « Tu sais comment ça marche avec les mecs, je vais lui faire croire que les idées viennent de lui alors qu'en fait je serai à l'origine de l'initiative. » Scarlett a un sourire satisfait, celui de Lily se veut amusement, faussement choqué de la situation alors qu’elle est sans doute la première à utiliser cette technique à outrance. Avec Matt, avec Ezra, avec Joseph. Avec Alfie, c’est plus difficile, mais elle arrive généralement à ses fins - enfin, de temps à autres disons. “Son ego sera ravi.” Elle se moque gentiment, sachant pertinemment que Deklan est loin d’être un homme aveuglé par une haute estime de soi. Elle n’arrive pas à le tenir en aussi haute estime que Scarlett, et bien loin de là, mais il a tout de même le droit à une certaine considération. « Je connais Dek par cœur, il dira amen à tout. » La jeune femme boit hâtivement la fin de son café, Lily n’ayant de toute façon plus rien à ajouter à la discussion. Elles ont dit ce qu’elles avaient à se dire et aujourd’hui elle peut continuer la journée avec le cœur bien plus léger en sachant que Scarlett est de nouveau dans la course et, qui plus est, dans son équipe. Matt pourrait lui reprocher bien des choses depuis son départ, mais elle sait au moins qu’il apprécierait ce geste. Elle aussi l’apprécie, et elle sait qu’elle pourra accorder un peu plus de son temps à l’Association Beauregard maintenant qu’elle sait le DBD pleinement être entre de bonnes mains. « J'ai des choses à boucler. Si ça te va je ferai signe à Deklan le moment venu. Ne sois pas surprise de me croiser derrière le bar à ta prochaine visite. » - “Je te demanderai de me servir ton meilleur cru de vin.” Elle ne sera pas surprise, en somme, et bien au contraire. Elle serait ravie de retrouver Scarlett là où elle l’a finalement toujours connue, preuve que toute chose finit par revenir à sa place, là où elle appartient. « Merci Lily. Ça fait des mois que je me lève parce qu'il le faut. J'aurai enfin une bonne raison de le faire. » Ces mots la touchent bien plus qu’elle ne voudrait l’avouer, raison pour laquelle elle hoche doucement la tête en guise de paroles, avant de finalement ajouter quelques mots. “J’en suis contente, tu sais. Que ça soit toujours aussi important pour toi, autant que t’acceptes de revenir.” Même en l’absence de Matt, même en sa présence à elle. Scarlett est toujours fidèle, sentiment limité chez la Keegan.