Elle aurait dû s’arrêter il y a des mois. Elle aurait dû fuir ce lieu quand il était encore temps. Elle n’aurait jamais dû mettre le pied sur le ring de la Ruche, jamais dû accepter le chantage de Lou. Elle aurait dû trouver une autre solution, régler ses problèmes d’argent d’une autre manière que de le laisser entraîner dans les zones d’ombre de l’illégalité. Cela aurait dû être un job simple. Un nom sur un bout de papier, une boutique qui payait la Ruche pour sa protection depuis des mois et qui soudain avait arrêté les paiements. Comme toujours on l’avait envoyé pour rappeler les obligations. Et comme toujours Danika avait laissé de côté sa morale et ses principes, avait tout enfermé pour ne garder que la violence et s’était rendu sur les lieux. Ce n’était en général que des pauvres types à remettre à leur place. Mais pour la première fois, elle avait failli. Tout le danger dont elle avait été avertie depuis des mois, tout lui était tombé dessus brutalement alors que les propriétaires de la boutique avaient décidé de se défaire de leurs obligations. Et c’était elle qui en avait payé les frais. Elle qui n’avait rien vu venir, incapable de se battre, tombant sur bien plus fort qu’elle. Elle avait cru mourir ce soir-là, elle avait cru ne jamais voir de lendemain alors que son corps se faisait marteler de coups, alors que la lame s’enfonçait dans sa peau.
Danika avait pensé à son fils qu’elle laisserait orphelin, à Lawrence à qui elle n’avait jamais admis ses sentiments, à tous ses proches qu’elle allait laisser derrière elle et pour la première fois de sa vie elle avait été profondément terrifiée, incapable de réagir, pétrifiée alors que son corps lâchait, alors qu’il était abandonné dans une ruelle telle une coquille vide et qu’elle se retrouvait prisonnière d’un corps brisé, incapable de faire quoique ce soit que d’attendre. Les souvenirs revenaient par flash à l’hôpital alors qu’elle passait le plus clair de son temps à dormir assommée par la morphine.
Ce jour-là elle ouvre les yeux doucement et il est là. Elle le reconnait en quelques seconde. Pas parce qu’elle l’a déjà croisé au dojo à de nombreuses reprises, pas parce qu’elle a vu son visage pendant des années entre ces murs si familiers mais parce que l’image de son visage est al seule chose à laquelle elle s’est rattachée pendant les trop longues minutes de cette ruelle. Elle déglutit, il lui rappelle le goût du sang dans sa bouche, la peur dans son ventre. Elle n’a que peu de souvenirs de cette nuit-là. Ils lui reviennent peu à peu au fil des jours sans qu’elle n'arrive parfois à en trouver le sens. Elle n’a plus vraiment de souvenirs des coups qui ont été portés à son visage et à son corps entier. Sa peau s’en souvient pour elle, marquée, gonflée, bleutée. Elle se souvient du métal froid qui s’enfonce dans son ventre mais pas de la douleur qui a forcément dû suivre. Elle ne se souvient pas des os de sa jambes qui se sont brisés alors qu’elle tentait en vain de se défendre contre plus fort et plus nombreux qu’elle.
« Tu étais là. » Elle murmure en le regardant, la voix rauque alors qu’elle tourne la tête vers lui dans son lit d’hôpital. Elle ne connait pas le nom de l’inconnu. Elle n’est même pas complètement certaine que c’était lui, la nuit trop floue. Mais elle sait ce qu’on lui a dit, qu’elle doit la vie à la personne qui l’a empêché de se vider de son sang dans cette ruelle, qui a appelé les secours avant que sa vie ne soit définitivement perdue. Elle se souvient du ton de sa voix, de son regard à laquelle elle s’est raccrochée ce soir-là alors qu’elle était encore consciente. « Tu étais là. » répète-t-elle d’une voix un peu plus audible.
Il est tôt et les heures de visites n'ont pas encore commencé au St Vincent's Hospital, mais Jackson est déjà là, accoudé au comptoir de l'accueil, un plateau rempli de tasses de Starbucks à la main, en grande conversation avec les infirmières de nuit sur le point de finir leur service. Le soleil se lève à peine, inondant le hall de ses rayons estivaux. Les nurses le remercient pour cette charmante attention. Avec le temps, leur apporter le café à chacun de ses passages est devenu un rituel. La semaine passée, Mills célébrait le triste anniversaire de son entrée à l'hôpital, la tête recouverte de bandages, plusieurs côtes brisées et le cerveau en compote. Ces femmes en blouses blanches, il les a si souvent croisé tout au long de sa convalescence et de ses consultations de suivi médical qu'il pourrait jurer connaître le prénom de plus de la moitié d'entre elles. Ce matin, cependant, ce n'est pas pour un contrôle neurologique ou une séance de psy qu'il est présent mais bel et bien dans le but de veiller sur le sommeil de Danika. On lui laisse franchir les portes du service de soins intensifs uniquement parce que tout le monde ici le connait et que sa réputation d'agent fédéral le précède. Peut-être aussi parce qu'il est celui à avoir tenu la main de la jeune femme depuis l'ambulance jusqu'au bloc opératoire avant que les chirurgiens ne fassent de leur mieux pour soigner ses blessures.
Lorsqu'il ouvre la porte de la chambre, Riley dort, encore et toujours, à croire qu'elle ne se réveillera jamais. Jackson sait qu'elle a déjà ouvert l'œil en son absence et que son suivi post opératoire est bon mais la voir inconsciente chaque fois qu'il se présente à son chevet le décourage. Il ne sera rassuré que lorsqu'il aura l'occasion de croiser à nouveau son regard, en espérant ne plus y voir le mélange de peur et de douleur qu'on pouvait y lire, ce soir là ...
* * *
Fin novembre.
Il court à toute vitesse, c'est comme s'il volait. La capuche sur la tête, le tissu de son short battant au rythme de sa foulée, Jax sprinte tel un pursang, des œillères invisibles autour des yeux dans le seul but de ne pas se laisser distraire. Il n'a qu'un objectif : exploser son chrono. Cette artère peu fréquentée de Brisbane est le terrain de jeu le plus approprié qui soit, il lui permet de foncer tête baissée sans avoir peur de percuter quelqu'un ou de faire piler une voiture. Arrivé au bout de la rue, Mills décélère et termine en trottinant, les jambes en feu, essoufflé comme un bœuf mais le sourire aux lèvres. Sous la lumière du réverbère, la montre qu'il porte au poigné lui indique qu'il a encore progressé.
Soudain, un gémissement sur sa droite lui fait tourner la tête. La ruelle est sombre, on n'y voit pas grand chose, il faut que Jax se rapproche pour découvrir une scène révoltante. Affalé contre un muret crado, à moitié caché par les bennes à ordure, le corps tabassé d'une femme à demi consciente appelle à l'aide. La complainte est fluette, un souffle à peine audible. Mills se précipite vers la victime. Bordel de ... ça va aller, j'appelle les secours ! Sa pulsation cardiaque encore élevée de la course l'aide à garder les idées claires malgré la montée d'adrénaline qu'il ressent au moment de réaliser que la femme pisse le sang. Ses gestes sont rapides, précis, mécaniques et clairement conditionnés pas des années passées à s'entraîner pour anticiper le pire. Être agent infiltré comporte des risques importants, ne rien y connaître en premiers soins serait de la pure folie.
Tandis qu'il appuie fermement sur la blessure de la jeune femme pour contenir l'hémorragie, son autre main compose le 911. La rigueur militaire avec laquelle il décrit la situation à l'agent du centre de triage permet à l'ambulance de se mettre en route en seulement quelques minutes. Mills sait parfaitement ce qu'il fait. Précautionneux, il évite de déplacer le corps de la victime mais le recouvre de son sweat-shirt qu'il enlève tant bien que mal, sans jamais cesser de presser la plaie. Le plus difficile se résume à attendre que les sirènes de police qu'ils entendent au loin ne se rapprochent. Chaque seconde ressemble à une éternité tandis que coule entre ses doigts le sang de celle qui, au creux de ses bras, perd peu à peu connaissance. Jackson n'hésite pas une seconde, il lui colle un claque pour la maintenir éveillée. Reste avec moi ! Ordonne-t-il, collant presque son front à celui de la brune défigurée. Il ne reconnait pas encore Danika, ne fait pas le rapprochement entre sa silhouette familière et celle de la propriétaire du dojo auquel il s'entraîne pourtant depuis des années. L'heure n'est pas aux déductions logiques. Il n'y a que des émotions brutes, sauvages, intenses, et ce besoin de garder le lien, d'entretenir la flamme car, si elle ferme les yeux, il le sait, c'en est finit pour elle.
* * *
« Tu étais là. »
Jackson lève la tête. Plongé dans ses propres souvenirs du moment ou la patrouille de police l'avait retrouvé laissé pour mort sur le trottoir de la zone industrielle de Sydney, il n'a pas entendu Danika se réveiller. Son regard s'écarquille lorsqu'il constate que c'est bien elle qui vient de parler. Instinctivement, il se penche sur son siège afin de se rapprocher, lui éviter d'avoir à pousser la voix. Hey ! Son timbre n'a plus rien à voir avec celui de la ruelle. Jackson est calme, attentif, bienveillant. Il ne peut s'empêcher de voir en Danika la même détresse que celle dont il se souvient avoir été empli à son réveil, à l'époque où chaque mouvement était douloureux et où comprendre ce qui lui était arrivé semblait tout bonnement impossible tant il ne se souvenait de rien. Et je suis encore là. C'est tout ce qu'il trouve à dire, tout ce qu'il lui semble important d'être articulé à ce moment précis.
« Reste avec moi. » C’est la litanie qu’elle a entendu alors qu’elle était entre deux eaux. Alors que la douleur était telle qu’elle préférait l’alternative. Elle y avait pensé un instant. A la mort, au fait de tout arrêter maintenant. Ne serait-ce pas plus simple quand elle était en train de se noyer depuis des mois ? Quand elle déshonorait sa famille et ses proches ? Quand elle n’avait plus rien de la championne qu’elle avait un jour été ? Où étaient donc ses principes ? Son honneur, sa dignité, sa morale ? Valait-il encore la peine de continuer quand elle ne se reconnaissait plus dans le miroir depuis longtemps ? Quand elle détestait la personne qu’elle était devenue ? N’avait-elle pas fait souffrir assez de monde ? Menti pendant trop longtemps ? Alors qu’elle s’échappe, que son corps la lâche il n’y a que la voix de Jackson qu’elle entend. Ce reste avec moi qui la maintient en vie et les gestes qu’il fait pour empêcher le sang de quitter son corps.
Elle pense à son fils, à son petit garçon qu’elle ne peut pas laisser derrière elle. Elle pense à Lawrence à qui elle n’a jamais su avouer l’ampleur de ce qu’elle ressentait. Elle pense à tout ce qu’elle n’a pas pu faire, à ses rêves écorchés trop tôt mais qui existent toujours bel et bien. Elle craint de crever dans cette ruelle, seule et abandonnée à ses démons. Elle est terrifiée mais choisit de rester.
***
Danika ne sait pas ce qui l’horrifie le plus, sa jambe brisée, sa peau endolorie, ou la peur qui la cloue encore sur place au simple écho de cette nuit-là. Pourtant le visage de l’homme ne crée pas d’angoisse mais bel et bien un certain apaisement alors qu’elle le découvre à ses côtés.
« Hey » Il n’y a plus l’urgence dans le ton de sa voix, cet ordre qui lui a intimé de vivre ce soir là encore quelques minutes, encore quelques secondes, assez longtemps pour que l’ambulance arrive. Son regard s’accroche au sien, elle le dévisage, un peu perdue, essayant de se souvenir de cette nuit-là sans véritablement arriver à replacer tous les souvenirs. Tout est flou. « Et je suis encore là. » Il n’a pas été là que ce soir-là. Elle ne le sait pas encore mais ce n’est pas la première fois qu’il passe lui rendre visite. Et pourtant une partie d’elle le sait, qu’il ne l’a pas laissée seule depuis cette nuit-là, qu’il est passé lui rendre visite. Elle n’a jamais souhaité dépendre de personne et a toujours eu trop de fierté pour être reconnaissante de l’aide donnée estimant qu’elle n’en avait pas besoin et pourtant en cet instant elle tend la main vers l’homme, difficilement, lentement et sa main s’accroche à la sienne. Parce qu’il l’a maintenue en vie quand elle était en train de disparaître. « Merci de m’avoir trouvée. » De ne pas l’avoir laissée crever seule dans cette allée. Elle soutient son regard un long moment pour essayer de replacer son visage. Elle l’a déjà vu elle le sait et cela ne date pas de cette allée. Sa voix est rauque elle essaye de se redresser pour attraper le verre d’eau, la douleur déformant ses traits au simple mouvement. Elle se laisse retomber sur son oreiller. « Est-ce que tu peux….est ce que tu peux me raconter ? » Sa voix est un murmure qui tremble. Elle a eu la version des médecins, les quelques lignes évoquées par Lawrence, pas la sienne. Elle n’est pas sûre d’avoir envie de se souvenir, pas sûr de vouloir éclairer le flou de ses souvenirs et pourtant elle ne veut plus du noir qui habite cette nuit-là.
« Merci de m’avoir trouvée. » Jax accueille la main de la jeune femme au creux de la sienne dans un silence respectueux. Il ne lui dira pas que tout va bien ou que tout ira bien, que le pire est derrière elle et qu'elle n'a plus rien à craindre désormais car il sait que rien de tout cela n'est vrai, que le plus dur est à venir et qu'on n'a pas arrêté le ou les responsables de l'état dans lequel il l'a retrouvé au sein de la ruelle. Son corps est affaibli, son esprit sous le choc et ses émotions en vrac. Sa vie, qu'elle le veuille ou non, vient de prendre un virage trop serré pour qu'elle prétende à contrôler la direction de sa trajectoire, tout du moins pour l'instant, tant qu'elle sera clouée dans ce lit et vulnérable. Mills ne ment pas car la situation dans laquelle se trouve Danika lui est beaucoup trop familière. Sentir les doigts fragiles de la jeune femme entre les siens lui rappelle à quel point la vie ne tient bien souvent qu'à un fil. Deux rescapés, voilà ce qu'ils sont et l'agent accueille la combattante dans ce club invisible et anonyme sans rien formaliser car il sait qu'aucune fierté ne se tire à en faire partie. Survivre, c'est repartir de zéro ; c'est voir le monde avec un filtre différent qui remet tout en question, même ce que l'on ne désire pas questionner.
« Bouge pas. » Intervient-il. Sa main libre attrape le verre d'eau que la brune ne parvient pas à saisir seule. Il se revoit comme si c'était hier, détester les infirmières de le faire se sentir si dépendant alors qu'il avait besoin qu'on porte la fourchette à sa bouche ... Se trouver à leur place un an après avoir réappris les gestes les plus simples tels que se brosser les dents et écrire son prénom sur une feuille de papier lui donne un étrange sentiment d'accomplissement et d'ironie qu'il refoule pour laisser place aux interrogations de Danika. Lui raconter ... Mills prend le temps de chercher ses mots. Pour une fois, il y met la forme, prend des pincettes, essaye de se mettre à la place de son interlocuteur. Qu'est-ce qu'il aurait aimé qu'on lui dise à son réveil ? Qu'est-ce que Danika aimerait savoir avant toute chose ?
« T'as perdu beaucoup de sang ... » Serrer les doigts et presser la plaie n'avait fait que contenir le flux mais l'hémorragie avait continué sournoisement pendant de longues minutes, aspirant avec elle l'état de conscience de la brune et faisant monter la pression artérielle de Jax jusqu'à ce que les secours arrivent enfin pour prendre le relai. « ... mais t'as rien lâché. » L'importance de le dire, de le souligner, de le graver dans sa mémoire embrumée par la morphine et les derniers résidus d'anesthésiants. Il faut qu'elle sache, qu'elle l'intègre, qu'elle y croit et qu'elle se le répète. Il le faut parce que doutes et découragements se profilent à l'horizon, processus normal bien qu'injuste de la convalescence. « La crim' recherche activement les coupables ... » Bonne ou mauvaise nouvelle, Jax ne se prononce pas, il lâche l'information pour ce qu'elle est : un détail qu'il estime important de savoir quand on est du mauvais côté de la perfusion. Sa bosse, il l'a trop souvent roulée dans des affaires compliquées pour savoir que toutes personnes retrouvées dans le caniveau ne souhaite pas nécessairement que justice soit faite, la preuve lui en a été donnée avec Price en 2019. Mais Danika lui demande de raconter alors il raconte, sans parti pris. Plus bas, après avoir jeté un coup d'œil en direction de la porte, il enchaîne : « J'ai trouvé le couteau. » Derrière la benne, au moment de monter dans l'ambulance. Ni vue ni connu, planqué dans sa poche ventrale en attendant de pouvoir mettre cette preuve à l'abris.
Jax marque un temps d'arrêt et profite d'être proche de la victime pour observer ses réactions. Se faire planter, tabasser et jeter dans une ruelle, ça ressemble beaucoup à un règlement de compte, n'en déplaise aux gars de la crim' persuadés qu'il s'agit d'une agression arbitraire. Mills et son flaire d'agent fédéral nourrissent des hypothèses beaucoup moins toutes tracées et s'il est traitre de prendre par surprise une personne vulnérable, c'est aussi le meilleur moyen de savoir à quoi s'en tenir. C'est pourquoi il ajoute, d'un ton neutre que seul un type habitué à ce genre d'enjeux serait capable de prendre en pareilles circonstances : « Dois-je le donner aux enquêteurs ? »
« Bouge pas. » Elle déteste le sentiment d’être complètement dépendante des autres. L’idée d’être clouée dans ce lit complètement vulnérable la répulse au point elle aimerait hurler. Mais lui, elle accueille son aide car sans lui elle ne serait pas vivante. Elle boit une gorgée du verre qu’il porte à ses lèvres. « Merci. » Les mots sont un murmure difficile. Pour quelqu’un qui a tout fait pour ne jamais dépendre de personne, cette situation est un cauchemar.
« T'as perdu beaucoup de sang ... » Le goût lui revient en premier. Le goût du sang dans sa bouche, acre. « ... mais t'as rien lâché. » Et c’est tout ce qui devrait importer, l’envie de vivre, de survivre, de s’en sortir. Pourtant elle ne peut s’empêcher en cet instant de se sentir détruite, comme si le fait de n’avoir rien lâché finalement ne l’avait pas sauvé mais laissé dans ce corps si meurtri qu’elle n’arrive plus à le reconnaître.
« La crim' recherche activement les coupables ... » Elle se crispe imperceptiblement, alors qu’elle regarde l’homme qui l’a sauvé du coin de l’œil. Celui-ci s’approche après un regard vers la porte, sa voix plus faible comme s’il ne voulait pas être entendu.
« J’ai trouvé le couteau. » Son cœur semble s’arrêter de battre une demie seconde. Une trop longue seconde où elle l’observe sans rien dire en pensant à tout ce que ce couteau représente. Instinctivement elle pose la main sur son vente bandée. Elle a eu de la chance que les coups ne touchent aucun organe vital. En vérité elle a beaucoup trop de chance ce jour-là. Car elle s’est vu mourir et se vider de son sang avec pour seul compagnon la voix de Jackson qui la maintenait à la réalité.
« Dois-je le donner aux enquêteurs ? »
Une part d ‘elle aimerait pouvoir dire oui. Pourvoir faire payer les personnes qui l’ont détruites. Obtenir justice. Mais quelle serait la justice quand elle est celle qui venait leur rappeler leurs obligations à un gang tout sauf légal ? Qu’elle était prête à briser quelques os, à rappeler que la Ruche n’acceptait pas les mauvais payeurs. L’autre part réalise qu’elle ne veut pas mieux que ceux qui l’ont tabassées, que si elle donne le couteau aux enquêteurs c’est toute une organisation qui lui tombera dessus. La sienne. La déloyauté, Lou lui ferait payer, d’une manière bien pire que ce qui lui était arrivée dans cette ruelle, peu importe le lien qui les lie aujourd’hui à travers Lawrence et Maddox. Danika restait une des petites abeilles de la Ruche et on ne désobéissait pas à la Reine.
La question la surprend pourtant, qu’il lui laisse le choix. Comme s’il avait deviné qu’elle ne voulait peut-être pas que ça se sache, qu’on retrouve ceux qui lui avaient fait du mal. Elle a dû mal à affronter son regard, malgré le fait qu’elle ne lise pas de jugement dans ses yeux. « Non… Débarrasse toi-en. » Murmure-t-elle dans un souffle à peine audible. La honte la fait détourner le regard. Elle est en train d’entraîner un inconnu. « Ca ne mènerait à rien. » A part à elle et tout le merdier dans lequel elle s’était fourré. « C’était une simple agression. » Le mensonge sonne comme du poison sur sa langue. Mais une agression méritée qu’on enquête. Pourtant Danika aurait voulu qu’on l’oublie et qu’on oublie cette nuit-là, malgré le fait que son corps comme son esprit avaient été marqué à un point de non-retour.
« On se connait non ? Je veux dire…on s’est déjà vus. Avant ça. »
Il la voit réfléchir. Enfermée dans son silence, Danika pèse le pour et le contre, c'est clair, limpide. Jax a si souvent vu les suspects de ses enquêtes le faire qu'il ne s'en étonne même plus. Il devine sans mal que toute cette histoire part d'un terreau fertile de trucs pas nets et de raisons pas forcément légales. On ne finit pas tabassée dans une ruelle pour de quelconques accrochages avec ses voisins ou d'autres civils lambdas, aux réponses légales et non létales.
A force de trainer au dojo et de fréquenter ses pratiquants, Mills a compris que venir s'entraîner pour la seule satisfaction de se savoir fort et capable de se défendre ou de défendre autrui en cas de conflit ne faisait pas partie des motivations de tous et que plus d'un malfrat rodait autour du gym. Le potentiel de violence et de techniques engrangées là attirerait n'importe quel loup ...
« Non … Débarrasse toi-en. » Qui sait dans quelles magouilles Danika peut bien tremper. Jax souhaite-t-il seulement le savoir ? « Ca ne mènerait à rien. » Les iris inquisitrices de l'agent observent chaque détail du visage de la jeune femme. En plus de sa voix basse, il remarque sa déglutition difficile. Les pensées de Riley, quelles qu'elles soient, sont inconfortables, assez pour la faire détourner le regard. « C’était une simple agression. » Il y a un silence durant lequel Mills la fixe lourdement. S'il n'est pas question de chercher à l'intimider, il est clair que ce regard veut tout dire : il n'en croit pas un mot. « Parfait. » Répond-il finalement tout en reprenant sa position de veilleur, le dos enfoncé dans le dossier de son siège.
Il ne cherchera pas à en savoir d'avantage, restera en dehors de cette affaire car elle n'est pas la sienne en plus de ne pas être la bienvenue dans le champ de ses préoccupations. Depuis qu'il a serré Hoover dans les toilettes du casino, son attention toute entière se doit de rester tournée sur ce dossier. Il en va de la réussite du procès et de l'accomplissement de plus de deux années d'enquête. Les enjeux sont trop gros pour qu'il se déconcentre dans la dernière ligne droite.
« On se connait non ? Je veux dire…on s’est déjà vus. Avant ça. » Jax sourit, content de voir que la mémoire de Riley est en bien meilleur état que ne l'était la sienne à sa sortie du coma. « Je m'entraînais avec ton père. » Du temps lointain ou Jax n'était qu'un ado de 14 ans frustré par l'agression de sa mère et désireux de s'endurcir pour devenir un flic, un vrai, ce genre de héro qui sauve la veuve et l'orpheline. Puis il était entré à l'école de police, avait passé ses concours pour intégrer la sécurité fédérale, était devenu formateur pour le MOSC et avait bifurqué dans l'armée au moment d'intégrer le PSI. Vingt années qu'il se repasse en mémoire, slalomant entre les trous laissés par l'amnésie dans la chronologie de 2020. « J'suis revenu au dojo l'année passée. »
Le type dans le fond de la salle, seul face à son sac de frappe et jamais sans ses écouteurs : c'était lui.
« Parfait. » Il ne protesta pas, ne tenta pas de la dissuader. Non le regard de Jackson restait braqué sur elle comme un feu de projecteur, semblait voir sous ses mensonges, identifier tout ce qu’elle ne disait pas. L’homme qui s’était assis tel un gardien devant son lit d’hôpital lui était familier. Elle avait déjà vu les traits de son visage et ne fut pas surprise quand il confirma ses doutes. « Je m'entraînais avec ton père. » Il était un peu plus vieux qu’elle et elle tenta de se souvenir des cours de son père, des visages des adolescents présents alors qu’elle n’avait qu’une dizaine d’année. Tout lui semblait flou, lointain comme une autre vie. Cela l’était. Danika était loin de l’adolescente passionnée qui avait fait du dojo sa vie.
« J'suis revenu au dojo l'année passée. » De ça, elle avait plus de souvenirs, bien qu’elle y passait moins souvent, elle était devenue une louve solitaire dans ses entrainements, cherchant les endroits où il n’y avait personne, les moments où elle ne serait pas dérangée. Elle n’aurait pas été étonnée d’avoir croisé l’homme entre deux couloirs ou salles d’entrainement. Elle ne l’aurait sans doute pas vraiment regardé et lui non plus, chacun plongé dans sa concentration et dans son entrainement. Le souvenir de son visage pourtant était resté ancré dans sa mémoire à défaut de lui avoir adressé la parole. L’ironie que cet homme qui fréquentait son dojo était celui qui l’avait sauvé de la mort était douloureuse.
« J’y vais plus souvent… » murmura-t-elle comme pour expliquer qu’elle ne l’avait pas reconnu, comme si elle devait justifier pourquoi celle qui y passait autrefois ses journées désertait à présent les lieux.
Elle hésita, mais ne put résister et finit par demander, en ancrant son regard dans le sien. « Tu ne poses pas de questions. » Sur le couteau, sur le pourquoi de cette agression, sur les mensonges qu’il décelait surement, sur son refus de vouloir en parler à la police. Cela l’intriguait, peut-être parce qu’elle avait le sentiment de lui devoir quelque chose, ne l’avait-il pas sauvé ? Ne lui devait-elle pas la vérité ? Une vérité qu’elle n’avait pourtant aucune intention de prononcer malgré la culpabilité qui s’insinuait derrière la douleur physique. « Pourquoi ? » la question raisonna, son ton neutre alors que son regard injecté de sang cherchait le sien, à la recherche d’une réponse. A croire que cela lui semblait trop beau pour être vrai. Peut-être que la combattante avait fréquenté depuis trop longtemps des gens en qui elle n’accordait aucune confiance. Un sauveur tel que Jackson lui semblait trop beau pour être vrai et malgré son instinct qui la poussait à lui faire confiance elle restait sur ses gardes. Il l’avait aidé certes, mais pourquoi était-il resté à l’hôpital ? Les questions se bousculaient dans son crâne, le mal de tête pointait le bout de son nez mais n’était rien face à la douleur sourde que la morphine n’arrivait pas totalement à effacer.
« J’y vais plus souvent… » « J'ai vu. » Et il n'avait pas besoin d'explications à ça. Lui-même avait disparu du jour au lendemain plus d'une fois dans sa vie. Pour des raisons inhérentes à son métier mais aussi, quelques fois, par choix personnels. La vie, comme il l'avait appris à ses dépends, modulait les habitudes des gens. « Tu ne poses pas de questions. » Jackson garde le silence, sa manière à lui d'approuver sans avoir à ouvrir la bouche. Leurs regards s'interpellent et il sait ce que Danika s'apprête à lui demander avant même qu'elle n'articule sa question. « Pourquoi ? » Leur voix se chevauchent tandis que l'agent décoche un sourire désabusé en secouant la tête. La méfiance de Riley est à la fois palpable et parfaitement justifiée. Lui non plus, à l'époque où il se trouvait à la place de la brune, dans ce même service de soins intensifs, ne pouvait s'empêcher d'être suspicieux envers quiconque pénétrait sa chambre. Se remettre d'une agression aussi violente que celles qu'ils ont traversées ne se fait pas d'un claquement de doigts. Si le physique guérit relativement vite, le traumatisme psychique persiste. Mills en sait quelque chose, il consulte en psychiatrie deux fois par semaine pour soigner les plaies de son âme encore suturée de toutes parts.
« Parce que c'est désagréable. » Répond-il finalement. Les questions ça braque, ça frustre, ça culpabilise. Tout ce dont Danika n'a pas besoin pour aller mieux à l'instant T.
Légèrement avachi sur son siège, les fesses ayant glissées jusqu'au bord de l'assise et les mains croisées sur le ventre, Mills est posé, confortable, détendu. Cela lui a pris des mois et des mois pour réussir à mettre les pieds à l'hôpital sans ressentir cette boule au ventre et cette angoisse irrationnelle crées par l'accident. Aujourd'hui, il est capable de savourer ce temps de calme avant de se rendre au dojo pour son entraînement et lance un haussement de sourcils taquin à son interlocutrice. « Mais si tu veux que j't'en pose, dis-moi, y'a plein de questions existentielles auxquelles je cherche encore des réponses. » Les flamands rose, est-ce que ça dort toujours sur la même patte ? C'était quoi, le nom de famille de Jesus ? Pourquoi y a-t-il deux fois les chiffres sur les claviers d'ordinateur ?
Le sourire de Jax s'élargit. La vérité c'est que Riley n'a pas fini d'en bouffer, des questions. A toutes les sauces, de tous les côtés et à tout moment. Staff médical, famille, police, collègues, amis ... Il y aura toujours une personne pour l'interroger, qu'elle le veuille ou non. Humblement, Mills se dit que son désintérêt est un cadeau de rétablissement comme un autre.
« J’ai vu. » Regard qui se détourne, qui fuit. Bien sûr qu’il a vu, tout comme les autres ont vu. Elle y passait ses journées entières pour disparaître du jour au lendemain. Elle y était revenue un peu plus des mois plus tard, lorsque la peine n’avait plus été aussi douloureuse. Mais cela n’avait jamais été comme avant. Jamais pareil. Et lui n’avait-il pas disparu aussi par moments ? Il fut un temps elle savait exactement qui venait au dojo et à quelle fréquence. Aujourd’hui elle ne savait plus rien.
Il n’avait pas posé de questions, l’avait sauvée ce soir là et n’attendait rien en retour aujourd’hui, pas d’explications, pas de justifications. « Pourquoi ? » leurs voix se rejoignirent, se chevauchèrent, il sourit, désabusé, et elle le fixa, cherchant à cerner l’homme en face d’elle.
« Parce que c'est désagréable. » Désagréable c’était bien le mot. Cela lui arracha un rictus, pas amusé, mais presque. Il y en aurait des questions. De tous les côtés, de la police, de l’hôpital, de sa famille de ses amis. Et elle aurait pour seule excuse le même mensonge. Elle jouerait de son traumatisme pour prétendre qu’elle ne se souvenait de rien, qu’elle n’avait pas de raison de s’être fait agressée ce soir là, qu’on avait simplement cherché à lui voler son portefeuille. Cela avait simplement été de la malchance, un fou furieux dont elle avait fait les frais et pas une vengeance qui avait trouvé sa cible. Sans rien savoir de tout ça, Jackson semblait pourtant le comprendre et cela allégea son cœur, les épaules de Danika se détendirent.
« Mais si tu veux que j't'en pose, dis-moi, y'a plein de questions existentielles auxquelles je cherche encore des réponses. » La position détendue de l’homme, son sourire facile eurent enfin raison de l’attitude méfiante de Danika qui se prit à lui adresser un faible sourire. Le premier depuis longtemps. « Merci. » Un nouveau murmure. Cette fois ci elle ne le remercia pas de l’avoir sauvée mais bel et bien d’être là sans poser de questions, sans l’assaillir de culpabilité. Elle se détendit un peu plus sur le lit d’hopital, autant que la douleur lui permettait. « Reste un peu, s’il te plait. » Quelques minutes, ou quelques heures, en parlant ou en silence. Cela importait peu, la présence de l’homme rassurait étrangement la jeune femme qui se sentait en sécurité à côté de cet inconnu qui l’avait sauvée de la pire nuit de sa vie. Elle ferma les yeux, prenant une grande respiration. Ce n’était plus cette nuit-là, elle était en vie. Et c’était uniquement grâce à cet inconnu qui ne l’était finalement pas tant que ça.