La fumée nicotinée que tu extrais tranche nonchalamment l’air chaud et humide de cette journée estivale étouffante enveloppant Brisbane. Assis dans un équilibre précaire sur un muret faisant face au parking des personnels du centre hospitalier, tu profites que le service soit calme pour savourer une pause cigarette, agrémentée d’un café tiède provenant de la machine salutaire installée à l’entrée des urgences. Tes doigts glissent négligemment sur l’écran de ton téléphone et tu ne peux t’empêcher de te demander, distrait, comment le tournage du vidéoclip auquel Penny participe se déroule. Y aura-t-il des stories sur Instagram pour en offrir un avant-goût ? Tu espérais que les nausées induites par la grossesse de ta petite amie s’absentent le temps de son activité professionnelle.

Alors que tu ambitionnais, curieux, à te laisser aller à surfer le réseau social en quête de renseignements, une notification t’interpella sur ton smartphone, issue de l’application bookcrossing que tu avais délaissée depuis des semaines maintenant. Avec des collègues, vous aviez décidé de dissimuler quelques livres aux alentours de l’hôpital. Cela pouvait permettre aux patients comme aux accompagnants de participer à une petite aventure et remporter en prime un ouvrage qui les distrairait des soins programmés et apporterait une touche positive à leur séjour hospitalier parfois de longue durée. Vous aviez cachés des écrits pour tous les goûts et tous les âges et manifestement, quelqu’un s’approchait d’un de ces livres. Tu levais les yeux de ton téléphone, balayant discrètement les alentours, avant de remarquer un petit groupuscule déambulant près des arbres bordant la parcelle sur laquelle était bâti l’établissement de santé. Un sourire fin naquit sur tes lippes en reconnaissant le jeune dans une chaise roulante jouer au pilote avec ceux que tu soupçonnais être les membres de sa fratrie. D’ailleurs, l’énergie paraissait être assez compétitrice entre eux, ce qui augurait une recherche plutôt mouvementée.  

@Caitriona Regan  

Tu avais abandonné ton attention de ton téléphone portable pour la dédier au groupuscule de jeunes qui s'évertuait à dénicher le livre précédemment cachée sur le parking de Saint Vincent's. Le léger rictus qui s'était installé au coin de tes lippes trahissait ton amusement d'observer ces enfants en quête de ce que tu espérais serait leur prochaine lecture, l'esprit de compétition semblant croître exponentiellement au sein de leur trio, en plus de l'effervescence d'achever cette chasse au trésor improvisée.

Alors que le garçon en chaise roulante s'approchait de la cachette, une voix féminine te fit tressaillir. « Qu’est-ce que tu fais? » L'espace d'un instant, tu redoutais de potentielles réprimandes de la part d'un adulte de la famille qui pourrait faussement te qualifier de voyeur, malgré ta tenue de soignant, vu l'intérêt marqué que tu portais à la recherche des jeunes. « Pas de panique, ce n’est que moi. » Tu souris plus franchement, amusé par ailleurs des propos de Cait' qui semblait deviner ta préoccupation. Votre complicité et connaissance l'un de l'autre n'était plus à prouver, après tout. La jeune femme faisait partie de ta vie depuis plusieurs années et vous aviez partagé de multiples facettes de vos vies, dont même votre intimité. « Tu les connais? » Tu tirais sur ta cigarette une dernière fois avant de répliquer, en réduisant le mégot : « C'est un jeune qui est entré aux urgences hier pour une fracture du fémur, » tu expliquais. Tu te remémorais la mère qui avait relaté la scène d'une malheureuse glissade sur un ponton. « Ils sont en train de faire du bookcrossing, » tu renseignais, avant de lever l'émeraude de ton regard vers ton interlocutrice, plissant légèrement les yeux, les rayons du soleil généreux irradiant de part et d'autres de la silhouette de l'irlandaise. « Tu as fini ta garde ? Ca s'est bien passé, tu as passé la nuit ici ? » Il nécessitait assez peu d'expérience pour deviner si un professionnel débutait ou achevait son service hospitalier. De plus, tu connaissais le rôle assez ingrat d'interne, dont les heures ne se comptaient souvent malheureusement pas. Tu vouais une certaine admiration pour ces personnels à la fois étudiants et professionnels, qui peinaient parfois à trouver leur place ou créer des repères au cœur des tumultueuses méandres de l'activité grouillante de l'établissement de santé, mais démontraient une force de caractère et résilience qui feraient assurément d'eux d'excellents praticiens.

Mon regard navigue entre le groupuscule d’enfants en quête du livre caché sur la parcelle du centre hospitalier et Caitriona, pilotant avec leur smartphone pour dénicher l'emplacement de l'ouvrage, tel le sourcier guidé par son bâton en quête d'eau. Ma cigarette réduite à de l’histoire ancienne, je lui explique promptement l’historique médical du garçonnet se déplaçant en chaise roulante à quelques mètres de nous et l’activité à laquelle il s’adonne en compagnie de sa fratrie, dévoilant ainsi d’où je les connaissais. L’enfant était présentement hospitalisé en pédiatrie après un séjour d’une journée aux urgences où j’avais fait sa connaissance. Sa prise en charge médicale pour l’instant achevée après un passage au bloc opératoire, l’éducation thérapeutique de ses parents qui devraient acquérir les bons gestes pour prendre soin de lui considérant son imposant plâtre qui réduisait sa mobilité et requérait des soins particuliers prolongeait ainsi son hospitalisation de quelques jours supplémentaires. Le temps ferait ensuite son œuvre, avec un contrôle régulier de l’évolution de la blessure par les professionnels de santé. « Comment  tu le sais ? Tu y participes ? » me demande la rousse après que j’eus évoqué le bookcrossing. J’acquiesce doucement, renseignant : « J’ai caché quelques livres avec des collègues, oui. J’ai reçu une notification alors que je faisais ma pause, ils ne sont pas trop loin, le livre est caché sous le banc, maintenu par des aimants. » Je dévoilais avec un rictus malicieux, assez fier de ma petite ingénierie. J’avais souhaité opter pour une cachette à la fois accessible mais qui abritait aussi l’ouvrage des possibles intempéries. « C’est « Le Neveu du Magicien », » j’ajoutais, ayant jugé judicieux de mettre en jeu le premier tome des aventures de Narnia. Avec ses deux cents pages, il m’avait semblé adéquats pour des enfants et adolescents qui seraient intéressés par cette chasse au trésor, tout en fournissant la possibilité de continuer la lecture avec la suite des livres de cette série connue.

Je reportais mon attention sur la silhouette de mon amie, dont le soleil dardait de part et d’autres de sa silhouette. Constatant sa tenue de civile, je m’enquérais sur le déroulé de sa dernière garde. « Ouais. J'ai pas arrêté de la nuit... À croire que mon titulaire veut ma mort. » Un sourire compatissant s'installa à la commissure de mes lèvres. Je reconnaissais les lourdes tâches qui incombaient aux internes, en addition de leurs très longues journées, sans compter que les titulaires étaient souvent intransigeant et optaient sans gêne pour une éducation à la dure avec leurs protégés. Cette vocation que ces professionnels suivaient reflétait un profond dévouement et une résilience qui me laissait toujours admiratif. D'autre part, Caitriona faisait partie de ceux qui ne prenaient pas de haut les soignants et je m’étais promptement pris d’affection pour l’irlando-australienne, remarquant ses nombreuses qualités, et je m’étais investi naturellement à l’épauler lors de ses éreintantes gardes. « Un repos bien mérité t’attend, alors », je commentais, optimiste. « Je suis sûr que ton titulaire t’apprécie. Il veut te montrer toutes les coutures de son service, » je conjecturais avec un sourire amusé, qui souhaitait aussi souhaiter bonne chance à Caitriona. « Mais globalement ça s'est bien passé. On a perdu aucun patient, la machine à café a fait son boulot, et le must du must, personne ne m'a vomit dessus. » Je haussais les sourcils, impressionné. « Wow, bien joué. On m’a déjà fait pipi dessus, pour ma part. J’me suis fait avoir comme un bleu, » je relatais avec un léger rire. « Il te reste combien de temps ? » Je jetais un coup d’œil à ma montre reposant dans la poche de ma blouse et répliquais : « Une dizaine de minutes, théoriquement, mais j’ai mon bipeur et le service est calme, » ce qui signifiait ainsi que j’avais, sauf urgence imminente, davantage de temps devant moi. De plus, le lieu où nous nous trouvions me permettait d’entendre l’arrivée des ambulances. « Tu veux t’asseoir ? J’ai quelqu’un à te présenter, » j’invitais en tapotant le muret à côté de moi. Je sortais mon téléphone portable, pouvant difficilement réprimer le large sourire qui s'imposait sournoisement sur mon portrait. Une fois rejoint par ma collègue, je lui tendais mon smartphone qui affichait le cliché d’une échographie. « C’est le plus jeune volontaire de l’aile pédiatrique, » je présentais. « Ou la plus jeune, on sait pas encore, » je précisais. « Penny a eu sa première écho le jour où on a eu l’urgence dans le bush, » je situais l'événement à quelques jours plus tôt, quand une équipe de Saint Vincent’s, à laquelle j’avais été associé avait été dépêchée pour des urgences vitales suite à un accident en terres éloignées. J’avais par ailleurs annoncé quelques semaines plus tôt à Caitriona, lors d’une nuit calme où nous nous étions installés dans la salle de repos tous les deux, la nouvelle surprenante de la grossesse de ma petite amie.

Un sourire sincère s'immisce à la commissure de mes lippes lorsque Caitriona commente de très bon choix le livre pour lequel j'ai opté dans le cadre de ce bookcrossing atypique. Nos yeux sont attirés ponctuellement vers le groupuscule agité qui s'embrase de dénicher leur trésor, mon regard s'attendrit de constater à quel point un acte qui pourrait pourtant sembler dérisoire éloigne le temps d'une petite aventure les maux et les tracas. Mon objectif de distraire un enfant de la maladie me semble accompli et cela ne m'aura coûté qu'un ouvrage, qui j'espère saura le transporter vers les épopées époustouflantes décrites par C.S. Lewis.

Délaissant le spectacle de quête, je portais mon attention entière sur mon interlocutrice en m'enquérant sur sa précédente garde. J'apprenais que celle-ci s'était avérée sans relâche, ce à quoi j'attribuais l'engouement du titulaire à son envie de voir la Regan parmi ses pairs dans le service de chirurgie orthopédique dans le futur. Je soulignais par une expression impressionnée les réussites des dernières heures de mon amie, avouant pour ma part, muni d'autodérision, m'être fait avoir comme un bleu en n'ayant pas su éviter le déchargement de vessie d'un patient. Le rire cristallin qui franchit la barrière des lèvres de Cait' se mêla au mien et je conservais un sourire heureux, avant de jeter un coup d'œil à la montre qui reposait dans ma blouse pour lui expliciter que ma pause s'achevait théoriquement dans dix minutes.

Tapotant de ma main le muret, j'invitais la rousse à me rejoindre, l'appâtant avec la promesse d'une nouvelle rencontre. L'intrigue emprunta les traits de l'interne, qui me rejoignit sur les pierres, et je scrollais dans la galerie de mon téléphone. Finalement, je démontrais le cliché d'échographie de l'enfant que portait ma petite amie Penny, le présentant tel le plus jeune volontaire de l'aile pédiatrique. Mon amie demeura d'abord sans voix, ses pupilles décrivant l'image, me laissant même craindre qu'elle y voyait une anomalie que Joy n'aurait su percevoir - bien que je ne doutais pas des compétences de la Petterson, le contexte de cet examen avait été plutôt rude pour les nerfs, de ce qu'on m'avait relaté. J'ajoutais des précisions sur la date de l'échographie, Caitriona s'anima de nouveau : « Mon dieu, Isaac. » Je laissais échapper un léger rire, à la fois heureux et soulagé. « Comment va Penny? Elle supporte bien sa grossesse, pour le moment? » Je grimaçais, timoré. « Ca va, mais elle a beaucoup de nausées, à tout moment du jour. Un rien lui provoque des haut-le-cœur. J'en suis rendu à la diet de café, chez nous, » j'ajoutais sur une dose humoristique, partageant avec la Regan un profond amour - teintée d'une dépendance corsée - pour le café. La main de mon amie vient serrer la mienne, témoignant de ses sentiments sincères. « Ça me fait plaisir de te voir aussi heureux. » « Merci, Cait, » je prononçais avec franchise, déposant un baiser amical sur la joue de l'irlando-australienne. Nous en avions vu de toutes les couleurs dans les chapitres de nos différentes histoires, mais notre duo avait toujours été solide et nous avions su endosser les rôles adéquats pour nous entraider et rendre notre quotidien plus doux. Caitriona était sans nul doute l'une des personnes que j'admirais et desquelles je me sentais choyé de compter parmi mes proches.

« Je me sens un peu coupable de ne pas avoir été présent, pour cette écho, » j'avouais avec une mimique incertaine. « L'urgence, au bush, c'était vital et imminent, mais j'ai peur de retomber dans mes travers où je fais passer mon métier avant tout. » A mes yeux, cela m'avait entre autres coûté dans le passé ma relation avec Lucy, puis Ginny. Je refusais reproduire cette même erreur avec Penny. « C'est compliqué parce que sur le coup, je me suis dit que même si je mourrais d'envie d'être présent, les autres personnes avaient plus besoin de moi que de Penny. » Et rien qu'en prononçant ces mots, je m'interprète odieux envers la femme que j'aime pourtant de tout mon cœur et avec qui je veux bâtir un avenir. Mes paroles sonnent comme la preuve orale que je faillais à mon rôle de petit ami, de futur père. « Alors, je ne me suis pas trop battu pour être remplacé, puis il n'y avait pas non plus énormément de temps, et j'ai accepté d'être de la partie. » Je pinçais mes lèvres. « Je regrette de ne pas avoir été présent pour mes proches, les personnes qui sont là pour moi hors de ces murs. Je me sens plutôt nul de favoriser des inconnus parce qu'ils ont l'air plus dans le besoin que ces personnes qui sont toujours là pour moi. Est-ce que ça sonne horrible ? » Je questionne, confus. « J'ai peut-être le syndrome de Mère Teresa ? » Je tente un peu d'humour. « Sauf que je n'ai pas envie de mener une vie chaste comme elle l'a vécue, » je précisais avec un sourire en coin. Je soupirais doucement, passais une main sur mon visage. « Je t'avais raconté qu'en 2010, j'avais commencé une formation d'ambulancier parce que je ne voulais plus être infirmier ? Ou plutôt, mon père ne voulait plus que je sois infirmier. Un "métier de bonnes femmes", qu'il disait. » Je ressassais. « J'ai fait ambulancier pendant un peu plus de deux ans, tout en continuant d'exercer aussi en qualité d'infirmier un peu partout dans l'hôpital. Puis quand j'ai eu mon poste aux urgences, j'ai envoyé balader les vœux de mon père et j'ai pris le poste à temps plein. Ca, je ne regrette absolument pas aujourd'hui. Je ne regrette pas une seule seconde parce que j'ai écouté mes tripes et c'est vraiment ma vocation. » Je fronçais doucement les sourcils, songeur. « Et je rêve aussi de fonder une famille, avec Penny. Je rêve de vivre avec elle, de faire ma vie avec elle. Mais je galère à trouver le juste milieu, entre rêve et vocation. » Mes épaules s'affaissaient. « Enfin bon, l'important c'est de faire de son mieux, j'imagine. Et même si je me prends la tête, c'est exactement ce que tu as dit : je suis heureux. C'est un bon essentiel. » Je n'avais pas été aussi heureux depuis que Penny était entrée dans ma vie et ceci, j'en avais puissamment conscience. Je me sentais choyé par la destinée d'avoir une telle femme auprès de moi. Je marquais une pause. « A force, avec le temps, on s'améliore, on apprend de nos erreurs. On tire des enseignements de nos regrets, » j'articulais avec espoir.

Je tirais allégrement profit de ma rencontre inopinée avec Caitriona pour lui exposer fièrement le cliché de la première échographie présentant mon futur enfant. Alors que le regard de la rouquine décrivait l'image, un soupçon d'inquiétude me tiraillait, redoutant qu'elle puisse y interpréter un mal ou un doute qui aurait pu passer inaperçu par d'autres professionnels. Néanmoins, il ne s'agit possiblement que de surprise mêlée de découverte, puisque la Regan me transmet ses félicitations, ce qui a l'effet d'élargir irrémédiablement le sourire déjà présent sur mes lippes. De toute évidence, je suis déjà papa poule envers ce petit être qui ne verra pas le jour avant l'hiver prochain, tout comme je déploie toute mon énergie à tenter de rendre la grossesse de ma petite amie plus aisée. J'explique à mon amie les nausées toutefois intransigeantes que Penny subit, ayant conduit à mon sacrifice de café à la maison. « Privé de café, quelle horreur. Je comprends mieux pourquoi tu vides les machines de l'hôpital. » Je laisse échapper un léger rire, tout de même satisfait de confier ce point à une consommatrice de café aussi addict que je ne l'étais. « C'est purement une question de bonne santé. Mon organisme ne le supporterait pas s'il avait soudainement plus d'apport en caféine. Il faut que je maintienne le niveau, » j'excuse avec humour, avant de lui formuler, accompagnés d'un baiser sur sa joue, mes remerciements quant à ses bons sentiments. Bien que nous nous croisions assez régulièrement dans les couloirs du centre hospitalier, il n'en demeurait que mes échanges avec la trentenaire me manquaient. Je chérissais le fait que notre amitié s'adaptait aux étapes de nos histoires respectives, tout comme nous pouvions évoluer tous les deux jamais trop loin l'un de l'autre. Néanmoins, j'appréciais tant la soignante qu'il m'arrivait à en vouloir à nos emplois du temps surchargés de ne pas nous accorder plus de moments privilégiés ensemble.

Le but du jeu était sans doute de se contenter de ce qu'on avait et d'exploiter aussi bien que possible le temps qu'il nous était alloué. Néanmoins, une culpabilité pulsée de regrets serrait de manière récalcitrant mon cœur depuis quelques temps, ce que je confiais à mon interlocutrice. Je redoutais que mon métier, ma vocation, nuise aux relations de la sphère privée que je tenais à honorer. J'étais terrifié à l'idée d'être un mauvais conjoint, un mauvais père, à cause des responsabilités incombant à mon poste et mes décisions allant parfois à privilégier des inconnus dans le besoin au dépit de mes propres proches. Un dilemme cornélien s'imposait, entre raison et instinct, et dénicher un juste milieu paraissait des plus hasardeux. « On a choisi la médecine pour une raison, Isy. Pour aider les autres, et c'est une vocation. Certains l'ont juste plus que d'autres, si bien qu'ils feront presque toujours passer le boulot avant le reste. C'est ton cas, et c'est le mien. On a prêté serment. » Je hoche la tête à l'affirmative, le soutien et la compréhension de Cait m'ôtant malgré tout une partie du poids pesant sur mes épaules. Elle ne fait que présenter la vérité, pourtant, celle-ci a un goût assez amère, même s'il est bénéfique de l'entendre. J'inspire profondément, la vie était faite de concessions, de choix, de sacrifices et ils n'étaient pas tous faciles à accepter.

Poursuivant dans mes aveux, je développe à l'interne mes sentiments face à cette situation, tout en lui relatant une partie du début de ma carrière professionnelle. J'avais tenu tête à mon père en refusant d'appliquer soigneusement sa définition de ce qui était bon pour moi pour écouter uniquement ce qui grondait au fond de mes trippes. Aujourd'hui, je ne regrettais absolument pas mon orientation, il m'était évident que j'avais fait le bon choix en persévérant dans ma carrière d'infirmier. Tant que ce métier représentait l'un des piliers de ma vie, une ancre salutaire. Quoi qu'il arrivait dans ma vie sentimentale, je savais que je pourrais toujours exercer, et bien que ce poste n'était pas des plus faciles, il me procurait sans faute ce sentiment d'appartenance et de valeur qui m'autorisaient un épanouissement certain. J'étais à ma place au service des infortunés et je ne voulais pas gagner mon pain autrement qu'à tenter d'apaiser leurs maux. Cependant, la profession était indissociable d'un dévouement qui n'était pas toujours facile à tolérer.

« Il n'y a jamais d'échecs, que des apprentissages, » rappelle avec sagesse la Regan et je souris tendrement. Il y a du réconfort à se remémorer qu'on apprend de nos fautes et que chaque embûche permet de nous façonner. « Tant que tu es heureux, ça me va. L'autre jour, je suis tombée sur un vieux proverbe chinois, dans un fortune cookie. Ça disait, Mieux vaut mille refus qu'une promesse non tenue. Je suis assez d'accord avec ça, en vrai. C'est assez dur, comme morale, mais ça reste juste. Tu vas peut-être devoir dire non à Penny durant votre vie commune, de nombreuses fois, sûrement pour le boulot, d'ailleurs. Tu pourrais louper le premier anniversaire de ta fille ou de ton fils, son premier spectacle de danse, ou son premier match de basket, parce que il y a eu un incendie, un tremblement de terre, ou je sais pas quoi. C'est pas super, je te l'accorde, c'est même carrément déprimant. Mais elle sera toujours moins déçue que si tu lui dis oui, que tu lui promets, et que finalement tu ne peux pas. En plus, si tu lui dis non, elle pourra quand même faire en sorte que tu sois un peu là. En filmant par exemple, que tu puisses regarder avec eux plus tard. Tu devrais peut-être garder ça dans un coin de ta tête. Au cas où. » Je lorgne vers mon interlocutrice en me mordillant la lèvre inférieure. Encore une fois, Caitriona parle vrai, mais il s'agit de principes que je n'ai pas encore entièrement acceptés. Je n'ai assurément pas envie de manquer les événements importants de la vie de mes proches, bien qu'il soit fort possible que le travail ne me permette pas d'être un parent exemplaire à ce niveau. Être honnête sur ce point pour y palier semble un bon compromis, même si encore une fois, il a un goût plus fade que l'entier de l'événement. « Les compromis et les concessions sont vraiment des saletés, mine de rien, » je qualifie avec un rictus. « Je sais que ça va me crever le cœur et me faire sentir coupable à chaque fois, mais j'ai bien conscience que ce ne sera pas possible de tout concilier. » Un autre proverbe à retenir ici : nous ne pouvons pas avoir le beurre et l'argent du beurre. J'inspire doucement, avouant avec un demi-sourire : « Quand j'ai commencé à bosser ici et à fréquenter des gens, je me suis toujours dit que le bon plan c'était de sortir avec une soignante. » Ironiquement, je ne m'étais jamais mis en couple avec un personnel de la sorte, toutefois. « Je me disais que comme ça, j'avais pas besoin d'expliquer mes horaires, mes responsabilités, mes états d'âme et compagnie. La personne comprend parce qu'elle vit la même chose : ça va de soi. Puis les couples de soignants ont toujours l'air de durer. » C'était une facilité que détenait ces duos, à mes yeux. Assurément, je ne doutais pas des capacités de Penny à assimiler mon quotidien, sans le vivre de prime abord, ni de la longévité de notre couple - les épreuves que nous avions déjà traversées démontrait notre solidité. De plus, l'actrice m'offrait un soutien indéfectible que personne ne m'avait dédié avant elle. Pour rien au monde je n'aimerais faire ma vie avec quelqu'un d'autre qu'elle. « C'était naïf et un peu manichéen, j'en ai conscience. Mais il y a encore une partie de moi qui apprécie le fait que Penny a aussi un métier très prenant avec des horaires aléatoires. J'aime qu'on ait ce point en commun-là. » Mon sourire se veut un peu plus franc, et je répète, songeur : « Mieux vaut mille refus qu'une promesse non tenue. Ils ont de sacrés proverbes, ces chinois. » Je commente. « Merci pour tes conseils, je garde tout ça précieusement dans un coin de ma tête, » je promets avec reconnaissance. « Je t'avoue que je suis quand même un peu jaloux. Les fortune cookies sur lesquels je tombe ne font que m'annoncer que je vais perdre une somme d'argent, » je révèle avec humour. « Ca doit être à cause de la machine à café qui t'avale parfois tes pièces sans rien te donner, » j'accuse avec amusement.

Notre attention est attirée par les manifestations exaltantes du groupuscule de jeune. « Regarde, ils ont réussi, » annonce Cait' en tapotant mon bras. Le garçon en fauteuil roulant brandit le livre déniché et je ne peux m'empêcher de sourire, à la fois fier et attendri. « Comme quoi, la persévérance vient à bout de tout. » Je reporte mes émeraudes sur mon amie. « Tu vas t'en sortir comme un chef. » Sa confiance en moi surpasse celle que je m'accorde mais elle est puissamment réconfortante. « Je vais faire de mon mieux, en tout cas. Merci, Cait', » je prononce avec sincérité, avant de sursauter légèrement, le téléphone du service sonnant dans la poche de ma blouse. J'observe le numéro et déclare avec un air désolé : « Le devoir m'appelle. » Je me lève et tends ma main vers la Regan pour l'aider à en faire autant, supposant qu'elle rentrera sans doute chez elle. « Ca m'a fait plaisir de te voir. Faudra qu'on se planifie quelque chose, un de ces quatre. A moins que tu repasses par les urgences prochainement. J'ai quelque chose d'autre que j'aimerais te montrer, d'ailleurs, » j'explique avec énigme. « Merci beaucoup pour ton écoute et tes bons conseils. Prends bien soin de toi, Dr Regan, » je souhaite en déposant un dernier baiser amical sur sa joue.