Léo est parti et Léo ne reviendra plus jamais. Ou peut-être que c’est elle qui lui a montré la porte en même temps qu’elle a jeté son sac d’affaires par le balcon, oui, peut-être, mais cela ne change pas la finalité des choses: son mari n’est plus là et elle ne veut plus le revoir. Il s’est trop joué de la jeune femme pour que cette dernière soit en capacité de l’accepter et, surtout, de le pardonner. L’amour qu’elle lui porte ne suffit pas, tout comme en retour il ne semble pas l’aimer assez pour lui être fidèle et accepter qu’elle soit la seule dans sa vie. Il préfère encore retrouver le lit d’un autre sous son nez et lui mentir éhontément. Tout du moins, c’est ce qu’il faisait. Maintenant, il n’existe plus. Maintenant, il n’est plus personne. Maintenant, elle ne pleurera plus jamais par sa faute.
Après ce soir, en tout cas. Tout est encore bien trop récent dans son esprit pour qu’elle soit capable de passer outre et d’arriver au poste de police la tête haute et droite, comme elle en a pris l’habitude depuis qu’Olivia lui a bien fait comprendre l’importance d’être forte. Surtout si elle est une femme, surtout si elle est jeune, surtout si elle pense elle-même avoir des choses à prouver. Ce ne sont qu’autant d’arguments supplémentaires qui lui demandent de faire des efforts au quotidien pour prouver qu’elle tient sa place dans ce monde d’hommes, sans pour autant avoir à perdre la douceur et la sensibilité qui la caractérise. L’un n’empêche pas l’autre, c’est une leçon qu’elle espère pouvoir donner à ses collègues sur le long terme.
Ce soir, donc. Elle a soigneusement pris le temps de cacher ses yeux rougis par les larmes derrière des fards à paupières colorés dans des couleurs complémentaires, savant mélange ayant pour but de paraître moins pathétique devant ses collègues et d’éviter par miracle de possibles questions de leur part. Ce qui, étonnamment, avait jusque-là plutôt bien fonctionné. Quelques regards curieux ont été à noter mais jamais rien de plus, jamais davantage de questions et, surtout, aucun mot adressé à la jeune femme qui, pour une fois, ne s’est pas faite véritable moulin à paroles. A vrai dire, si quelque chose a alerté ses collègues, c’est surtout bien plus l’absence de paroles que tout autre chose. Au moins, tous ont la décence de la laisser tranquille, chose dont elle les remercie silencieusement, se promettant de leur rapporter un café la prochaine fois, quand tout ira déjà bien mieux pour sa part et qu’elle aura tiré un trait sur son imbécile de mari.
Pour autant, Charlie ne serait pas Charlie si elle ne se montrait pas trop enthousiaste, trop utopiste aussi. Elle qui pensait déjà le pire derrière elle, il suffit d’un rien pour qu’elle soit ramenée à la réalité avec force et indélicatesse. A fleur de peau, les nerfs à vif, et toute autre expression dans la même veine, la voilà qui perd justement patience face à la seule, unique et précieuse machine à café du service, appuyant frénétiquement sur le bouton on/off dans l’espoir qu’un miracle se produise. Même en tapant sur le haut de l’objet, rien ne se passe, bizarrement. Elle souffle, s’exaspère, grogne, tape à nouveau dessus juste au cas où mais rien n’y fait. Les jurons ont leur part dans cette scène pathétique, suffisante pour que les larmes viennent déjà aux yeux d’un jeune femme fatiguée que la vie n’avait pas préparé à envisager l’idée d’un divorce aussi tôt. Qui plus est, ses enfants lui manquent et tout semble inatteignable, désormais.
Lorsqu’elle se retourne, elle esquisse un pas en arrière, surprise. “Je savais pas que tu étais là.” De toute évidence, elle n’en serait pas venue à de tels extrémités si elle l’avait su, alors la voilà qui en est réduite à essuyer ses larmes avec le dos de sa main. “Je suis désolée, la machine est cassée et… et j’ai pas la patience pour ça ce soir.” Muiredach plus que quiconque encore n’en aura rien à faire de son histoire ni même de sa vie, alors la jeune femme s’en tient encore au strict nécessaire, reniflant par saccades.
Mettons tout d’abord une chose au clair, s’il existe une personne au poste de police devant lequel se taper une crise de nerfs peut être parfaitement acceptable, j’en suis son opposé le plus réel. Je n’ai jamais vraiment été très doué pour comprendre mes propres émotions. Il m’avait fallu une bonne demi-bouteille de whiskey pour que je comprenne que l’infidélité de Margaret me rendait en colère et que mon rôle dans les raisons qui l’avait poussé vers cette solution qui avait bousillé nos vœux de mariage me rendait… triste. J’avais toujours été un enquêteur talentueux parce que j’étais capable de prendre mes émotions et de les mettre ailleurs dans un coin de ma tête. Bien sûr que je la ressentais l’anxiété quand je bossais sur un meurtre d’enfant. Bien sûr que je m’étais imaginé que les victimes étaient de mes proches. Comprendre les motifs, ça en faisait aussi partie de ce qui demandait un peu de psychologie. Mais ce n’était pas nécessairement quelque chose qui demandait de se mettre dans les chaussures des autres pour l’exprimer. Mes enfants avaient été parmi les seules personnes que j’avais trouvé comment rassurer à coup de petites habitudes. J’avais attendu la fin de leurs orages pour être le soleil qui sécherait leurs larmes. J’avais répondu présent pour leur montrer comment régler leurs problèmes autrement, analytiquement, rationnellement.
Disons pour faire court que presque quatre ans sans jouer ce rôle, ça faisait en sorte que j’étais plus rouillé qu’à l’habitude pour être l’épaule sur laquelle pleurer. À l’instar de bien des règles de base de la politesse (non, mais sérieusement… pourquoi retenir les prénoms des gens et regarder dans les yeux en parlant?), j’avais eu besoin de travailler fort pour les intégrer ces règles de vie en société. J’avais toujours envié à Robert cette capacité à faire comme si c’était facile d’exprimer ses émotions, à lire les autres pour savoir quand une ligne infranchissable d’une quelconque règle sociale avait été purement bafouillée (surtout que contrairement aux lois, la plupart d’entre elles n’étaient pas écrites) et à tendre la main à ceux qui en avaient besoin.
Tout cela nous mène donc au coin cuisine du poste de police. Une heure restant à mon quart de travail alors que je finalise un catalogage de la preuve avec la rigueur militaire qui me caractérise. J’arrive pour assister à Charlie qui, n’ayant probablement pas une bonne journée, se décide à maltraiter l’unique et précieuse machine à café du service. Le café décaféiné y goûte bien le jus de chaussette, mais je tiens en bon petit accro à en avoir ma tasse. Ça serait meilleur avec de la caféine pour commencer. Mais comme j’ai déjà pris un cachet sur l’heure du dîner à cause de ce trop familier pincement au cœur… disons que je ne tâterais pas le diable en me tentant sur le caféiné. Quelle est la procédure à suivre pour violence contre une machine à café?
La blondinette se retourne visiblement surprise de ma présence. Elle pleure par tous les vents. Honnêtement, je ne suis pas d’humeur à suivre la saga de sa vie personnelle. Je n’ai pas suivi d’ailleurs. Je ne les suis jamais vraiment ces bruits de couloir. Mais là, visiblement, ça dépasse un peu la situation. Elle n’est pas ma fille, même si elle en a l’âge. Mais je ne me sens pas cet instinct de la couver comme une poule. « Ce n’est pas de la faute de la pauvre machine à café, tu sais. Pousse-toi que j’y jette un œil. » dis-je d’une voix calme. Je ne me laisserais pas vaincre par une machine à café et hors de question que j’essaie d’aller voir ailleurs pour en trouver une qui fonctionnait.
Mais le reniflement en saccade me semble embêtant. « Peux-tu cesser de renifler? » Je suis connu pour beaucoup de choses au poste. Ma patience n’est pas du nombre… Les vieux flics me diront encore infidèle. Les plus jeunes citeront mon intransigeance. Mes supérieurs, ma rigueur probablement… mais aucun ne citera ma patience comme quelque chose de vaguement synonyme de mon nom. C’était moins prononcé dans cette autre vie qui semblait maintenant définitivement résolue. « Ça n’a pas sa place ici. Si ce sont des problèmes domestiques, ils devraient rester dans ta voiture. » Au fond, je savais que c’était plus facile à dire qu’à faire pour la plupart des gens. C’était dit sans un regard pendant que je débranchais entièrement la machine pour tenter de la réactiver…
Les yeux plein de larmes pour voir quoi que ce soit nettement, la jeune femme jure silencieusement à la vue de son collègue dans la même pièce qu’elle. Si elle a été bien incapable de garder pour elle ses émotions plus longtemps, elle aurait pourtant largement préféré ne pas avoir à tenir quiconque comme témoin. Et d’une certaine façon, Muiredach était le pire à imaginer dans ce rôle, comme le confirment ses premières paroles. « Ce n’est pas de la faute de la pauvre machine à café, tu sais. Pousse-toi que j’y jette un œil. » Le connaissant, faire semblant de ne pas comprendre l’état dans lequel elle se trouve et donner toute son attention à la machine à café n’a rien d’une certaine forme de politesse pour lui laisser le temps de reprendre ses esprits. A la limite, ce pourrait être une forme de pudeur que de ne pas vouloir assumer son regard brillant, mais elle anticipe déjà qu’il y en a bien plus et que, en réalité, il ne fait que retarder les reproches inévitables. Soudainement docile, la jeune femme se décale pourtant assez pour qu’il puisse jeter un coup d’oeil à la machine à café, véritable boîte de pandore inattendue de ces lieux. Si seulement ils avaient du matériel fonctionnel, elle n’aurait sans doute pas éclaté en sanglots comme une collégienne.
« Peux-tu cesser de renifler? » Oh oui, bien sûr, comme si elle reniflait uniquement dans le but d’exaspérer son aîné. Comme si elle avait du temps à perdre pour ce genre de choses, comme si elle avait même la moindre envie de jouer à la plus fine avec lui alors que leurs échanges n’ont jamais été autres que purement et uniquement professionnels. Fronçant les sourcils, la blonde ne répond pourtant rien, sachant par avance qu’elle n’aurait rien d’intelligent à lui dire, professionnellement parlant: un litige avec un collègue serait bien trop long et complexe à gérer, elle n’en a pas besoin alors que ses deux années de stage touchent très bientôt à leur fin. Pour autant, si elle sait se retenir une fois, deux semble être le nombre de trop. « Ça n’a pas sa place ici. Si ce sont des problèmes domestiques, ils devraient rester dans ta voiture. » - “Et si c’est ton avis que je voulais, je te l’aurais demandé.” Elle n’en revient pas qu’il puisse décider de façon aussi désinvolte de où et quand laisser les problèmes du quotidien la submerger. Aurait-il osé une telle remarque face à un collègue masculin ? Sûrement que non. A quelqu’un de son âge ? Là non plus, elle ne le pense pas. Il laisse sa sensibilité reposer sur son âge, ce qui est une immense erreur. Lui qui a de toute façon déjà tout perdu une première fois, il ne devrait pas agir comme si le passé ne pouvait pas se reproduire à nouveau. “T’arrêtes d’être un connard de temps à autres ou le rôle te colle vraiment à la peau ?” Les bras croisés, sourcils froncés, n’en ayant absolument plus rien à faire de cette machine à café qu’elle imagine déjà brûler en enfer, la jeune femme l’interroge avec le véritable espoir d’obtenir une réponse de sa part - ou ne serait-ce un regard, ce serait déjà bien plus que tout ce qu’il a daigné lui accorder jusqu’à présent.
Les rumeurs et les bruits de couloirs courants dans le poste étaient presque un souvenir de ces années (si lointaine) d’école. Tant d’histoires qui n’avaient pas su me passionner enfant et adolescent. Les coucheries et les histoires de cœur étaient si compliquées. Et à l’instar de bien des éléments, j’avais de la difficulté à en comprendre la pertinence. Tout ça, les tâches qu’il fallait faire au poste, les enquêtes à mener, ça serait assurément plus simple si les gens cessaient de se mélanger les pinceaux à grand coup de cœur brisé et de visites de couchettes. J’en avais d’autant plus conscience que je l’avais senti, ce regard perçant, ces remarques amères quand ma vie sentimentale avait envahi entièrement le poste dans la tempête qui avait précédé mon divorce.
Mon bureau n’était plus le même, depuis que j’étais revenu au poste. Cependant, chaque fois que je passais devant le bureau que j’avais un jour partagé avec ma femme, je le ressentais ce pincement au cœur ; j’entendais des échos de cette discussion où Margaret m’avait appris son infidélité et qu’elle m’avait balancé mon rôle dans tout ça à la figure. Je n’avais pas été au meilleur de ma forme comme enquêteur durant les huit mois. Disons plutôt honnêtement les cinq mois entre mon retour de suspension et ma mutation. Pas assez sobre et trop pris dans ces engueulades trop nombreuses (avec mon ex qui n’admettait plus aucun de ces torts, bien contente de se poser en victime).
Un embêtement. Voilà ce que c’était. Un tas d’embêtements pour être exact. Je n’étais donc pas au poste pour me faire des amis. J’avais un boulot à faire. Et je m’appliquais pour bien le faire. Ce n’était ni du sexisme ni de l’âgisme que ce que je disais brusquement à Charlie. N’importe lequel de mes collègues qui suscitaient autant de bruit de couloir aurait eu droit à la même froideur. Ça n’avait tout simplement pas sa place ici et ça pouvait mener à des bavures policières qui restaient en tête et qui, à l’image d’un acide, grugeaient l’intérieur. J’avais déjà été plus empathique, mais les dernières années avaient servi à construire une carapace si épaisse que je n’arrivais plus à l’abaisser.
Le résultat, c’était plus facile de me concentrer sur la machine à café plutôt que de chercher à m’épandre sur ce qui n’allait pas dans la vie de ma jeune collègue : une machine, c’était plus facile à comprendre. Ce n’était pas facile à froisser. Je comprenais que je l’avais froissé. Un bref coup d’œil vers elle lorsqu’elle affirma ne pas vouloir mon avis avant de continuer sur le fait que j’étais un connard. Je levais un sourcil avant de répondre au tac au tac. « Environ une demi-heure par jour, généralement juste avant le coucher. » Et qu’elle en pense ce qu’elle voulait de cette réplique. Je vivais seul avec moi-même dans une solitude qui me rendait amer. Je le voyais bien qu’elle était en colère. Et ce n’était pas nécessairement une bonne idée de répondre autant du tac au tac ni de jeter de l’huile sur le feu comme ce que je fis en rajoutant : « Tu n’es pas obligé de prendre mon conseil. Mais quand tu amènes tes problèmes domestiques au poste, ça influe sur ton jugement et tes capacités à intervenir d’une manière efficace. Mais je sais rien. Je suis qu’un vieux con. » On appelle ça être conscient. Si elle croyait vraiment qu’elle me faisait peur avec ses bras croisés, elle se fourvoyait royalement.
Charlie est blessée, énervée, à fleur de peau. Elle a déjà l’impression que sa propre vie lui file entre les doigts et ce n’est même pas l’effet d’une quelconque drogue, d’un quelconque cocktail (comprendre: shot) de trop non plus. Tout lui échappe simplement par la faute d’autrui alors que, pour une fois, elle ne faisait rien d’autre que de parfaitement suivre le droit chemin pour accéder à une vie normale. Le pire qu’elle aurait pu avoir, c’est une famille recomposée, chose pourtant de plus en plus courante à l’époque dans laquelle ils vivent. Outre ceci, tout allait pour le mieux, jusqu’à ce que les sentiments de Léo s’en mêlent. Aujourd’hui, elle n’a plus la force et sans doute pas même l’envie d’agir comme si de rien n’était, le vase étant en débordement perpétuel depuis de longs mois déjà. Pour autant, cela ne signifie pas qu’elle se laissera marcher sur les pieds. Et justement, cette fois-ci plus que jamais, ce n’est pas une attitude qu’elle peut tolérer le moins du monde. Elle ne demande pas l’attention de son collègue, encore moins sa compassion, mais la jeune femme tolère bien mal son attitude autant que tout l’amour qu’il semble finalement donner à une vulgaire machine à café, laquelle serait passée par la fenêtre et aurait appris à voler si elle ne s’avérait pas aussi précieuse.
Les réponses fusent dans le seul but de blesser l’autre. Ils sont des enfants aux allures de grande personne, rien de plus. Mieux vaut ne pas préciser qu’ils sont tous les deux représentants de l’ordre public (même Charlie, quand bien même ce n’est que depuis très peu de temps). « Environ une demi-heure par jour, généralement juste avant le coucher. » Ce dont elle doute réellement: ce rôle lui colle à la peau, c’est une évidence. “Ta femme ne semblait pas s’en contenter.” Elle avance donc, mine de rien, l’air distraite. Ses histoires ne l’ont jamais intéressée, mais puisqu’il s’est lui-même interposé au milieu des siennes, elle n’a aucune raison de retenir la moindre de ses pensées. Il n’est pas un collègue avec lequel elle s’entendra et si elle sait faire des efforts pour supporter toute l’équipe sans plus de problèmes, ce serait bien trop lui en demander d’en faire autant avec Macleod. Il est son joker, celui qu’elle a le droit de ne pas piffrer parce qu’elle reste humaine, après tout. Charlie aurait pu faire un effort, s’il avait au moins fait semblant d’aller en ce sens lui aussi. S’il prenait autant soin de ses relations professionnelles que de la machine qu’il a sous les yeux, bien des choses se porteraient mieux, à n’en pas douter.
« Tu n’es pas obligé de prendre mon conseil. Mais quand tu amènes tes problèmes domestiques au poste, ça influe sur ton jugement et tes capacités à intervenir d’une manière efficace. Mais je sais rien. Je suis qu’un vieux con. » “Exactement.”
Exactement, il est un vieux con. Exactement, elle n’est pas obligée de prendre son conseil et elle ne le prendra pas, sûrement parce qu’il est très, très loin d’être une personne bien placée pour lui parler de la place que doit prendre son travail ainsi que sa vie personnelle au sein du poste de police. “C’est l’hôpital qui se fout de la charité.” Qu’il ne sache pas comment réagir aux élans émotifs est une chose dont elle n’aurait jamais pu lui tenir rigueur, mais qu’il les utilise contre elle et tente de lui tenir la morale à ce sujet, voilà tout autre chose. De quel droit, au juste ? Vingt ans de plus qu’elle ne font pas de lui quelqu’un de respectable, preuve en est. “Je sais être professionnelle, ma vie privée n’impacte pas mon travail.” Ce ne sont que des larmes, elles peuvent sécher bien rapidement au besoin. Charlie peut prendre une large inspiration et se mettre à travailler sur une nouvelle enquête ; elle sait très bien mimer l’indifférence si le besoin s’en fait ressentir. Il ne connait rien, il ne sait rien non plus, et pourtant sous couvert de vouloir faussement bien faire, il se permet de tout juger un peu trop facilement, un peu trop rapidement. “Je ne serai pas ce genre de personne qui croit que sa vie se résume à son travail et qui bousille tout le reste.” Elle ne sera pas comme lui, voilà ce qu’elle dit, la petite blonde qui parle trop et n’accuse déjà plus que des yeux à peine rougis par l’émotion.
J’aurais dû mesurer mes mots, peser mes virgules plutôt que d’ouvrir une porte aussi grande qu’un trou dans la couche d’ozone pour que la jeune femme frappe dedans avec la précision d’un tireur d’élite d’un simple « Ta femme ne semblait pas s’en contenter. ». Les mots frappèrent sous la ceinture, sur une plaie qui était encore béante, la chair à vif.
L’histoire avait été racontée à l’envers pour tout le monde volontairement, délibérément. J’avais fini par l’expliquer à l’endroit à Jenkins, le surintendant, mais en dissimulant des parties, en disant que moi aussi j’avais été infidèle. Parce que hors de question que j’admette à voix haute que je ne comprenais pas pourquoi le sexe prenait autant de place dans la vie de tout le monde. Parce que hors de question que j’admette que je ne me rappelais même pas la dernière fois que je m’étais adonné à ce genre d’activité.
Pourtant, ce n’était pas parce que je ne l’avais pas aimé mon ex. De tendres baisers, de doux passages d’une main sur une nuque, des rapides massages… Des marques de tendresses qui avaient marqué notre relation (depuis bien avant que l’on soit mari et femme). Jamais d’engueulade devant les enfants. Jamais d’engueulade avant qu’éclate la tempête qui avait ravagé ce qui avait été mon premier amour… mon seul amour. Le goût était amer dans ma bouche, presque autant que celui qu’il y avait eu quand mon ex en avait prononcé une variante aussi sauvage et amère « Je n’aurais pas besoin d’aller voir ailleurs si tu étais capable d’agir comme un homme au moins une fois de temps en temps. »
Exaspéré, je donnais un coup de la main sur la machine à mon tour avant de me retourner et de la regarder pour la première fois. « Qu’est-ce qui te fait dire ça? C’est elle qui te l’a dit? » J’aurais tellement aimé que rien ne paraisse dans ma voix. Ni la colère, ni l’amertume, ni l’humiliation que je ressentais à ce que n’importe qui sache que j’étais le problème béant d’un lit marital qui était si froid depuis si longtemps. J’avais presque conscience de m’être aventuré sur une pente glissante et rajoutais en gaélique un « Ce ne sont que des foutaises. » Et pourtant dans ma voix qui avait l’allure d’une plainte d’animal blessé, il y avait tant d’émotion que je retenais. Parce qu’il était hors de question que quiconque au poste sache que j’avais un problème massif avec l’amour.
Je détournais mes yeux pleins de tristesse de peur qu’elle ne les voit ces larmes immobiles. Je lui avais reproché ses larmes et cette attaque directe n’allait pas justifier les miennes. Et pourtant, elle rajouta de l’huile sur le feu. Nous étions déjà trop tard pour appeler les pompiers pour l’éteindre. Trop tard pour que je lui colle un avertissement pour insubordination. Dans la brèche que j’avais ouverte, elle y glissa une autre phrase que j’aurais dû prévoir. Une attaque directe à la dure réalité de mon absence de vie sociale au-delà du poste. C’était évident après tout que je n’en avais aucune vie à l’extérieur des murs du poste. J’avais trop de difficulté à comprendre comment fonctionnaient les autres. Je trouvais épuisant ces longues conversations qui n’avaient pas nécessairement de but. Il y avait toujours eu tant de règles, dans de choses à cacher. Je croyais en une honnêteté amère et presque sauvage. Les mots qui nous avaient amenés sur cette pente glissante partaient de bonnes intentions. Si maladroitement formés par mon esprit qu’ils avaient été mal interprétés. Probablement prononcés dans le pire contexte possible parce qu’elle avait les nerfs à vif. Entre les dents, je grondais un : « L’erreur que tu fais, c’est de penser qu’une personne qui finit par se résumer à son travail voulait vraiment ça. »
Je ne voulais pas de la vie que j’avais. Je ne savais pas ce que je voulais. Mais j’avais peur, profondément peur. Depuis des mois. Je relevais les yeux, à mi-chemin entre colère et tristesse. « Moi aussi, je le croyais que j’étais professionnel et que ma vie personnelle ne ferait jamais de dommage. Et puis un moment, j’ai fait un mauvais pas, une putain d’erreur de jugement et j’ai tout perdu. Donc, apprends donc de mes erreurs. Compartimenter, ça veut pas dire de ne pas vivre des problèmes. C'est juste de ne pas les laisser influencer les autres sphères de ta vie. » Je me retournais vers la machine qui émit son bruit de réinitiation.
la p'tite incruste ” &Comme tous les matins, Deklan avait ses habitudes au DBD, il ouvrait les portes, allumer les lumières et les divers frigos qu’il comptait remplir. La porte d’entrée était ouverte mais à cette heure-là il n’y avait jamais personne dans les rues, pas encore du moins… D’ici une petite demie heures, les premiers travailleurs commenceraient à pointer le bout de leur nez, et d’ici une heure déjà ses premiers clients seraient devant la porte pour un café à emporter. Pour le moment, il s’activait pour tout mettre en marche. Tout se passait comme prévu, et comme à son habitude. L’ancien surfeur professionnel fredonnait sa chanson du moment, d’un air guilleret mais sans être encore très bien réveillé. D’ailleurs, il avait hâte que la machine à café soit prête à être utilisé afin de pouvoir se couler son premier café de la journée. A l’arrière du bar, il regardait les stocks et se disait qu’ils seraient probablement en rade de café à grains noirs du Venezuela très rapidement, c’était un café corsé qui était pris rarement mais les habitués seraient déçus s’ils en manquaient. Aussitôt Deklan prit sa tablette, et sortit de la réserve tout en cherchant sa fiche de commande pour le rajouter à la liste… C’était à ce moment-là qu’il entendit la clochette retentir, il leva la tête et il ne vit pas quelqu’un entrer dans la pièce mais bien en sortir, et qui plus est, en courant… Il fronça immédiatement les sourcils, s’approchant à grands pas, il posa la tablette sur le comptoir, et vit que son longboard qu’il avait pris ce matin comme tous les jours avait été volé ainsi que sa sacoche avec ses papiers à l’intérieur. « Bordel de merde ! » s’exclama-t-il tout en sortant pour constater, qu’en effet, il était bien trop tard. Un petit chenapan s’était introduit dans le DBD et avait pris la première chose qui traînait… Bien entendu, ses affaires…
Ce fut donc les raisons pour lesquelles il se retrouva à la station de police. Il avait demandé à un collègue de gérer le café le temps de son absence, surtout qu’il ne savait pas combien de temps ça allait durer. Ce n’était pas le genre de choses dont il avait l’habitude… Ce fut à la fois énervé et fatigué par tout ça qu’il arriva au comptoir de l’accueil. « Bonjour. Je viens déposer plainte pour un vol qui a eu lieu ce matin très tôt. » Il était en colère contre lui-même mais venait d’apprendre à ses dépens qu’à présent il devrait tout de même fermer la porte d’entrée aussi longtemps que le café n’était pas officiellement ouvert. On lui indiqua d’attendre un instant, la policière fit demi-tour et Deklan se demanda combien de temps il allait attendre comme ça… Accoudé d’un côté sur le comptoir, il se tourna légèrement et observa autour de lui. Ses yeux tombèrent sur une blondinette qui s’énervait à la machine à café. Rejoint rapidement par un collègue. Il était trop loin pour entendre quoique ce soit mais Deklan ne put s’empêcher de se dire qu’ils n’avaient pas l’air de trop se fatiguer, à prendre le temps de boire un vieux café jus de chaussette à cette machine à café qui devait dater de l’an Patrick. Il avait presque envie de les inviter à boire un vrai café moulu aux graines de Colombie, mais la policière le ramena à la raison. En un rien de temps il put déposer son témoignage même s’il n’était pas certain qu’ils puissent faire quoique ce soit… Il allait juste perdre du temps à devoir refaire tous ses papiers – autrement dit, une horreur. Après plusieurs minutes, il remercia tristement la policière qui s’était chargée de lui, et tourna les talons, accordant un dernier regard à ce duo qui semblait maintenant plongé dans une discussion plus qu’intense. Comme quoi parfois, le café pouvait adoucir les mœurs…
Sans doute que Charlie a bien trop l’habitude de tenir tête à Narcisse, Eddie, ou n’importe quelle autre personne allant contre son avis pour se faire une idée de ce à quoi ressemble un véritable coup bas mais en cet instant, cela n’avait rien de semblable selon elle. Ce n’était qu’une réponse évidente, prononcée du tac au tac avec l’esprit ailleurs. Après tout, elle n’a pas de mal à comprendre pourquoi sa femme a foutue le camp, et ses doutes ne font que se confirmer au fur et à mesure qu’elle passe un peu plus de temps à ses côtés: il est insupportable, au sens premier du terme. Le voilà, le problème. Elle ne remet pas en doute sa capacité à être un bon flic - ça, elle n’en sait rien - mais il est un être humain du genre exécrable. Beaucoup pourraient dire que le premier et le second n’ont aucune incidence entre eux mais Charlie peine à le croire. « Qu’est-ce qui te fait dire ça? C’est elle qui te l’a dit? » Face à son regard soudainement empli de détresse, même la jeune femme n’est pas capable de compatir. Au contraire, c’est un rire amer qu’elle laisse s’échapper, roulant rapidement des yeux au ciel. “Tu crois sincèrement que je parle de toi à ton ex ?” Non seulement elle ne parle pas le moins du monde à la femme en question, mais quand bien même c’était le cas elle n’aurait pas l’indécence de vouloir imposer un sujet de conversation autour de son ex-mari. Elle est maladroite, c’est bien vrai, mais pas à ce point. Tout ce qu’elle en retient, c’est qu’elle vient de viser un point ô combien sensible sans même avoir cherché à le faire ; et sans doute que cela a quelque chose de satisfaisant, oui, en effet. Surtout un point dans le genre.
« Ce ne sont que des foutaises. » Il jure dans une langue qu’elle ne connaît: nul besoin de parler ladite langue quand il s’agit de ce genre de mots, ils sont universels. Il l’a attaqué et elle s’est défendue avec la hargne d’un animal blessé, c’est à dire avec la vigueur et la force d’une personne qui ne pense plus rien avoir à perdre. Personne n’a le droit d’aborder le sujet de Léo, personne ne peut lui tenir des reproches sur la façon - bien à elle - qu’elle a de gérer ses relations amoureuses, amicales, sexuelles. Peut-être qu’il voudrait parler de ce dernier point, finalement, le colosse d’argile au visage qui s’effrite déjà à la moindre remarque d’une gamine émotive ? Charlie, de son côté, piquée dans son égo, n’a aucune envie de faire s’améliorer les choses entre eux. Elles resteront ce qu’elles sont et elle se montrera uniquement cordiale parce qu’ils sont collègues et doivent se supporter au quotidien. « L’erreur que tu fais, c’est de penser qu’une personne qui finit par se résumer à son travail voulait vraiment ça. » Ils sont pathétiques, tous les deux, à se donner des leçons de vie à grands coups de maximes trouvées dans des biscuits chinois. Charlie garde la tête haute et droite, la même attitude naturelle qu’elle envie tant chez sa soeur aînée. “C’est pas mon problème, ça.” Elle annonce, pourtant sans haine. Il n’y a pas besoin d’être mentaliste pour savoir qu’il parle de sa propre personne mais, encore une fois, Charlie ne mettra pas un pied dans les problèmes de son aîné: elle a déjà bien assez avec les siens. “On influe sur notre quotidien et pas l’inverse.” S’il avait voulu changer les choses, il l’aurait pu. S’il avait voulu sauver son mariage, il l’aurait pu, là aussi. Plutôt que de juger la vie d’autrui, c’est la sienne qu’il aurait dû voir s’effondrer sous ses propres pieds.
« Moi aussi, je le croyais que j’étais professionnel et que ma vie personnelle ne ferait jamais de dommage. Et puis un moment, j’ai fait un mauvais pas, une putain d’erreur de jugement et j’ai tout perdu. Donc, apprends donc de mes erreurs. Compartimenter, ça veut pas dire de ne pas vivre des problèmes. C'est juste de ne pas les laisser influencer les autres sphères de ta vie. » Avant même qu’il ait terminé son monologue, la tête de la jeune mère se balance de droite à gauche pour marquer son désaccord sur le moindre des mots ainsi prononcés. Ils ne sont pas la même personne, ils ne connaîtront donc pas la même vie. Pire encore, ils n’ont absolument rien en commun et malgré ses traits juvéniles, elle a déjà vécu bien assez de choses pour savoir ce qu’elle doit reproduire ou non. “Tes erreurs t’ont mené là. Moi j’ai rien à me reprocher.” Elle pleure en public, peut-être, mais nulle part dans son contrat de travail il n’avait été précisé que c’était une faute. La jeune femme essuie le coin de ses œils lorsqu’il détourne déjà le regard, faussement occupé avec la machine à café pour la millième fois en trop peu de temps. “C’est pas en donnant des conseils à la nouvelle génération que ça rattrapera tes erreurs ou sauvera ton ego.” Charlie finit donc dans un souffle, fatigué de cette conversation qui ne mène nulle part autant que de l’absence toujours évidente de caféine. Elle n’aurait pas dû venir ; voilà la seule conséquence qu’aura sa vie personnelle sur son travail: une journée off. Le genre de chose dont seul Muiredach pourrait lui tenir rigueur, encore et toujours.
La remarque était bénigne. Comme celles que mes enfants m’avaient parfois lancées au visage sans cérémonie aucune parce que les émotions prenaient le dessus et que la raison prenait la poudre d’escampette. La logique voulait qu’on laisse filer le commentaire. Loin, comme s’il ne nous atteignait pas, comme s’il passait à des années-lumière de notre tête. Laisser couler ce genre de remarque gratuite était une partie intégrante de ce qu’être adulte voulait dire. C’était peut-être parce que cette engueulade d’enfant se passait au poste à un jet de pierre du bureau où les mots cruels avaient fait une entaille au plus profond de mon être que je me trouvais à être désarçonné à un tel point par un propos d’enfants.
Son rire amer à mon commentaire me fit prendre conscience de la stupidité de ma remarque. Ce n’était pas elle qui était la responsable dans toute cette histoire dans ma tête si elle avait su où viser instinctivement, mais celle de Margaret qui bossait encore au poste en juillet dernier. « Non. Je crois qu’elle ne s’est pas gênée pour me traîner dans la boue. » avais-je grommelé. Ça n’avait pas été un divorce propre et silencieux. À défaut de pouvoir s’engueuler à la maison, c’était des piques constantes entre nous aux postes qui s’étaient échangées. Des piques d’enfants, des piques de colère et de vingt-deux ans d’un mariage où la communication avait été ajoutée à la liste interminable des absents. J’ignorais ce qu’elle avait dit aux enfants, mais j’avais la hargne alimentée par bientôt quatre ans d’un lourd silence. Je réalisais pourtant que j’étais à cet instant même en train de m’abaisser au même niveau que la demoiselle. J’agissais en enfant en revenant sur des faits qui ne la concernaient pas.
C’était un dialogue de sourds qui avait lieu dans cet échange. Des mots qui dépassaient ce que l’on pensait un peu. Acérés comme des couteaux tranchants qui n’en avaient rien à faire du dommage qu’ils pouvaient causer à autrui. Juste des mots. Simplement des mots. Des mots d’un pathétisme criant. Elle m’énervait. Ce n’était plus à cause du petit reniflement, de ces larmes. C’était ce côté hautain qui croyait tout savoir du haut de ses vingt-cinq ans : les expériences des autres n’étaient pas pertinentes. Contrairement à ce que voulait la rumeur, j’en avais des émotions. Je ne savais simplement pas comment les identifier. Il fallait que j’attende qu’elles soient en trop-plein pour les voir éclater et faire leur dommage. J’avais juste cherché à me protéger dans ce métier qui aspirait la vie et l’optimisme. Le plus souvent, c’était quand j’étais de nouveau à la maison que l’orage éclatait et faisait son dommage. Avant, c’était sur ses courses interminables qui m’absorbaient. Mais là, seul avec mon corps qui me trahissait, je les laissais bouillir en moi.
Je prenais donc mal le fait de me faire dire que c’était à moi d’agir sur mon quotidien alors que le quotidien me démolissait petit à petit. Qu’est-ce que j’aurais pu faire pour changer le cours de mon divorce? Pour modifier le déclenchement de gènes qui faisait en sorte que mon cœur n’était plus sous garantie? À part réduire de manière préventive mon apport de caféine, des options, il n’y en avait pas cent milles. Mon regard était de nouveau sévère. « Pas plus que les raisons pour lesquelles tu pleures sort de mon ressort, gamine. » C’était à mes yeux bas de m’abaisser à ce niveau. J’aurais pu, dans d’autres circonstances, ne pas tirer à nouveau sur l’ambulance.
Je me mordis les lèvres pour éviter de hurler le « QUELLES ERREURS » qui me brûlaient les lèvres. Il n’y avait que Jenkins qui savait ce que j’avais fait par amour pour mon ex. « C’est certain. Tu es blanche comme neige. Dans la vie, tu n’as jamais fait la moindre erreur et ça ne t’arrivera pas. Où avais-je la tête ? » répondis-je avec une ironie criante qui m’était si peu caractéristiques, mais mieux que la colère qui bouillait dans mes veines.. Je réalisais que cette discussion ne mènerait nulle part… Si ce n’est que ma dernière manipulation sur la machine finit par faire allumer de nouveau tous les boutons pendant un petit instant, dans un espoir que ça allait s’améliorer. J’avais peut-être trop d’heures au boulot cette semaine. Une journée de congé à ne pas couvrir pour un autre service serait peut-être utile. Ce qui expliquait cette amertume et mon incapacité à m’éloigner de cette scène pour faire avancer le tout.
« Non. Je crois qu’elle ne s’est pas gênée pour me traîner dans la boue. » Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Charlie serait bien la dernière à en avoir quoi que ce soit à faire des bruits de commérages en tout genre, peu importe qu’ils tournent autour de deux de ses collègues. Elle ne voudrait pas que l’on regarde de trop près à sa vie privée, alors elle fait en sorte de retenir sa curiosité pour celle d’autrui. C’est un pacte donnant-donnant dont elle seule a lu toutes les instructions, raison pour laquelle personne ne le suit moindrement. Le visage fermé, elle ne réagit pas aux déblatérations de son collègue, ne voulant pas relancer un sujet dont elle n’a de toute façon que faire. Ce qu’elle tente de faire, à sa façon, c’est prendre du recul sur cette discussion qui ne saurait faire rien d’autre que d’ameuter tout le commissariat et la faire remarquer pour quelque chose dont elle ne risque certainement pas de se vanter. Si on parle d’elle, il faut que ce soit pour de bonnes raisons, et Charlie n’accepte pas que l’inverse se produise. « Pas plus que les raisons pour lesquelles tu pleures sont de mon ressort, gamine. » - “Tu n’es pas obligé de prendre mon conseil, mais quand tu amènes tes problèmes domestiques au poste, ça influe sur ton jugement et tes capacités.” Elle répète donc ses propres mots, amère, la voix empreinte d’une ironie plus blessante que jamais alors qu’elle a abandonné toute once de tristesse pour une colère pure et simple. Ce n’est pas parce qu’il a deux fois son âge qu’il a le droit de la traiter de gamine, pas alors qu’elle n’a justement rien à voir avec les jeunes femmes de son âge et qu’elle a vécu bien trop de choses pour être jugée insouciante. “On sait déjà que tes capacités sont limitées, alors fais au moins des efforts pour le jugement, parce que je jure que si tu me traites à nouveau de gamine, tu auras à faire avec la hiérarchie.” Elle s’est toujours parfaitement entendue avec tous ses collègues sans la moindre expression, d’Olivia à Anwar en passant par Sohan, qui est un collègue-mais-pas-vraiment-en-fait. Autant de raisons qui font qu’elle n’aurait aucune honte ni retenue à se plaindre du comportement de l’irlandais devant de plus hauts gradés, et des personnes capables de lui faire toucher Terre à nouveau, de façon sans nul doute très violente et inattendue. Elle sait faire illusion et mimer le respect ou l’indifférence, il n’a qu’à en faire de même, lui l’homme aux milliers d’années d’expérience.
Les yeux brillants d’une lueur nouvelle, elle ne quitte pas sa silhouette du regard alors qu’il s’occupe artificiellement avec la machine à café, un problème relégué à quelques milliers de plans derrière dans l’esprit de la Villanelle. « C’est certain. Tu es blanche comme neige. Dans la vie, tu n’as jamais fait la moindre erreur et ça ne t’arrivera pas. Où avais-je la tête ? » Cette fois-ci, elle se retient de partager un souffle agacé, seule réponse digne de ce nom à porter suite à de telles paroles. “Je pense qu’on s’est tout dit. Profite bien de ton café.” Et sans doute que s’il pouvait en profiter pour s’étouffer avec, ce serait d’une grande aide pour beaucoup mais elle retient encore une pensée dans le genre, bien consciente qu’elle ne peut justement pas agir comme une gamine alors qu’elle se trouve sur son lieu de travail et qu’elle parle à un collègue, qui plus est. De toute façon, elle n’avait pas réellement envie de ce fichu café et toute la discussion partagée entre eux deux l’a vaccinée pour un moment à l’idée de se laisser submerger par ses émotions. Si l’une d’entre elles devait avoir l’avantage, ce serait de toute façon l'immense colère qu’elle ressent à son égard, et qui n’est pas prête de s’estomper.
Dans l’absolu, je le voyais bien que j’avais tendu l’arme à ma collègue pour qu’elle tire en plein sur mon ego. Je n’avais jamais été doué pour interagir avec les autres. Depuis le début de ma scolarité, ça semblait si facile aux autres de comprendre comment ils fonctionnaient, de savoir quoi dire pour ne pas blesser les autres, de ne pas fournir des armes pour que l’on se retrouve à se faire plaquée face à la dure réalité de la vie. Ça m’avait toujours semblé étranger. J’étais factuel. Malgré la quantité grandissante de squelettes qui s’accumulaient dans mon placard (des véritables raisons de mon divorce à cette réalité qui finirait par me coûter ma carrière), j’étais plutôt un piètre menteur.
La cadette me renvoya donc à la tête ce que je lui avais dit sur l’importance de séparer boulot et vie personnelle. Je ne fus pas certain de comprendre le ton qu’elle employait, mais ce n’était pas plus flatteur que le mien qui était exaspéré par des larmes. Je le savais que je devrais faire des efforts pour me montrer plus compréhensif, que c’était normal d’avoir des émotions et que tout le monde pouvait avoir une mauvaise journée. Même si c’était parti d’une bonne intention à la base, d’un conseil qui venait d’une autre époque (ou de mes racines écossaises plus froides que la chaleur australienne ou de ma simple personnalité), le conseil était passé dans la liste des choses que l’on dit pour blesser.
J’étais même capable de le réaliser par moi-même. C’était un dialogue de sourds qui ne maîtrisait pas la langue signée. Même mes émotions (si dures à identifier pour moi) avaient débordé. Je l’avais réalisé quand je l’avais appelé « gamine ». Je savais très bien que je pouvais le penser. Mais de là à laisser ses mots sortir de ma bouche comme une insulte? Ce n’était pas une idée brillante et je le savais fort bien en fin de compte. Je baissais les yeux au reproche qu’elle me fit, pinçant mes lèvres pour ne pas laisser glisser entre mes lèvres une réplique aussi amère que sa subtile attaque sur mes capacités limitées. J’avais merdé après tout dans l’œil de mes collègues et je le savais bien. Fort bien. Trop bien. Mon dossier d’inspecteur sans tache avait disparu depuis que j’avais couvert pour mon ex-femme. Je préférais donc cacher ma colère et ma frustration en retournant mon attention sur la machine à café. N’importe quoi pour ne pas avoir à croiser ses yeux, pour ne pas rouvrir ma bouche et m’assurer de dire quelque chose qui pourrait me valoir une suspension. Parce qu’au fond de mon âme, je le savais très bien : si j’étais suspendu, il faudrait que je passe devant le médecin du poste pour récupérer mon badge. Avec l’état de mon cœur? Ça n’arriverait tout simplement jamais. Ce n’était pas une option. Purement. Simplement. Plus gratte-papier qu’avant. Plus rigoureux. Impeccable… sauf quand ma colère reprenait le tout.
Je me retiens donc de japper lorsqu’elle affirma que l’on s’était tout dit. Je me contentais d’un hochement de tête et d’un expéditif : « En effet. Tout a été dit. » avant que les lumières de la machine ne scintillent une nouvelle fois. Mais j’avais trop d’énergie moi aussi dans mon corps. Je tournais les talons pour retourner vers mon bureau en claquant la porte sur le passage.