Allongé sur la table d'auscultation, les jambes reposant sur un bloc en mousse, je me pince l'arrête du nez et soupire, fermant les yeux. Normalement j'aurais dû quitter la place et libérer la cabine depuis plus de vingt minutes déjà, mais ça c'était avant que l'ostéopathe ne fasse une manipulation qui me fasse tourner de l’œil. Il n'a pourtant pas touché aux os -sauf au début lorsqu'il a débloqué quelque chose au niveau de ma hanche gauche- et n'a travaillé qu'en viscéral au niveau de mon ventre et en crânien au niveau de ma tête et ma nuque. Ses gestes étaient très doux, les mouvements très petits et réguliers, bref, rien qui pourrait justifier une réaction aussi violente de mon corps lorsque je me suis redressé. Déjà allongé je me sentais bizarre et une fois à la verticale je me suis tout à coup senti partir en avant. Fort heureusement, John n'était pas loin et a réussi à me rattraper.

Et depuis, je suis allongé, là, sur la table, à essayer de trouver le courage pour me relever.  «Clément ? » je rouvre les yeux et tourne la tête vers la porte où mon regard se pose sur John  «ça va mieux ? » dans un soupire j'hausse les épaules et hoche doucement la tête  «Je pense, oui » dis-je doucement  «ok, parfait. J'ai réussi à joindre Loan, il m'a dit qu'il sera là dans une vingtaine de minutes, ou moins en fonction de s'il arrive à se débarrasser de ses derniers clients » je souris doucement  «Tu veux rester et l'attendre ici … ? » me demande-t-il, ce à quoi je secoue la tête et repousse le bloc pour me redresser doucement.

Assis au bord de la table, une main sur mon ventre, je prends plusieurs profondes inspirations puis me laisse glisser au sol  «Ok, très bien. Fais attention quand même » reprend l'ostéopathe  « et surtout bois beaucoup d'eau et beaucoup de repos. En rentrant tu te met bien au frais, devant un film ou une série et demain pareil. Les symptômes risquent de s'aggraver un peu demain, mais c'est normal, ok ? Ton corps a besoin de s'ajuster au fait qu'on l'ait remit dans le droit chemin» Tout en parlant, il me tend une bouteille d'eau ainsi qu'une barre chocolaté que j'attrape avec plaisir  «Merci John » dis-je en dévissant la bouteille.  « Et surtout, tu m'appelles si ça va pas mieux, ok ?»  «A vos ordres, chef » dis-je avec un salut militaire qui fait rire le professionnel de santé tandis qu'il m'accompagne jusqu'à la sortie.

Une fois dehors, j'ouvre le papier de la barre chocolaté et sors mon portable. Mordant dans la sucrerie, je m'avance dans le couloir tout en pianotant sur mon portable afin de répondre à Loan pour pas qu'il ne s'inquiète outre mesure et lui dire de prendre son temps, que je peux aussi rentrer à pied au pire. Mais évidemment, il insiste qu'il sera à l'hôpital dans vingt minutes et que je n'ai pas intérêt à bouger. Sourire attendrit sur les lèvres, je lui promet de l'attendre au niveau du parking.

Sortant de l'établissement, je m'avance tout en gardant mon regard rivé sur l'écran. Si bien que je ne remarque le fauteuil roulant qui est sur mon chemin seulement lorsque je le percute, la poignée s'enfonçant dans mon bas ventre. Le choc n'est pas douloureux, mais très surprenant et m'arrache un gémissement et un  « aï» de reflex avant que je ne m'éloigne  «Pardon, excusez moi » me confondais-je finalement en excuse  « je suis désolé, je ne vous ai pas vu» logique, en même temps, si on est bien trop obnubilé par mon portable.

« Détends-toi, Cian. » Un long souffle m’échappe alors que je ferme les yeux, tentant d’oublier tout ce qui m’entoure. Il faut que je me concentre sur ma respiration, c’est ce que la psychologue ne cesse de me dire depuis notre toute première séance. Inspirer puis expirer pour combattre l’envie urgente qui m’envahit de me lever pour coller mon poing dans la figure de mon kinésithérapeute. Ce n’est pas que j’ai réellement envie de lui faire du mal, mais plutôt que cogner m’apparaît comme la seule solution assez forte pour étouffer ce sentiment de frustration qui m’es devenu quotidien. Tout ce que Josh cherche à faire, c’est son travail, mais le manque évident de progrès et la tempête d’émotions que cela engendre ne me permet pas de relaxer chaque muscle de mon corps. Les courbatures sont toujours plus nombreuses et les douleurs liées au véritable manque d’exercice finissent de me détruire le moral. J’ai comment le sentiment d’être piégé dans mon corps, incapable d’entamer des mouvements simples sans grimacer ou avoir besoin d’une énième séance de massage pour tenter de réparer les dégâts. Les mains du kiné s’attardent sur une région particulièrement douloureuse et je finis par perdre mon sang-froid, comme toujours. « Arrête ! » Je souffle, laissant retomber ma tête sur la table de massage. « Arrête Josh, s’il te plaît. » J’ai mal, je suis fatigué, je voudrais aller fumer. « Il reste encore dix minutes et de toute façon, c'est pas comme si tu pouvais t’enfuir en courant. » Je sais qu’il plaisante, il est bien le seul qui se permet ce genre de blague douteuse, mais il a au moins le don d’arracher un rictus. « N’en profite pas trop. » Il change l’exercice malgré tout, il tente de s’adapter sans réellement modifier la thérapie, parce que tout le monde dans cet établissement pense mieux savoir ce qui est bon pour moi. Sans jamais réaliser que moi, je craque…

Après une légère bataille avec l’infirmière, j’obtiens le droit de me traîner vers l’extérieur, juste le temps de souffler un peu et surtout de me griller le plus de cigarettes possibles en un court laps de temps. Ma jambe me lance et j’ai les bras en feux à vouloir désespérément faire avancer mon fauteuil jusque l’herbe, mais je trouve enfin un endroit tranquille et apprécie le calme de l’endroit. Enfin un peu de calme. Je souffle, râle dans ma barbe et fini par allumer la clope qui pendait à mes lèvres depuis de trop longues minutes.

Je pensais que personne ne viendrait m’emmerder, c’était sans compter sur un abruti qui me rentre dedans. Il est trop préoccupé par son téléphone le gamin, avant de se confondre en excuse et que sa voix m’interpelle. Et vas-y qu’il me vouvoie sans jamais vraiment relever les yeux vers moi. « Vouvoie-moi encore une fois Clément et je te roule dessus. » Le ton employé se veut de déguiser la colère en plaisanterie, mais je me demande si Thomas l’a envoyé pour tenter de grappiller des informations où je ne sais quoi encore. « Qu’est-ce que tu fais ici ? » Il est peut-être tout simplement malade. Soudainement, je me dis que je préférais encore la première option où il a été envoyé en éclaireur.

Alors que j'étais entrain de partir vers le parking, je me fige subitement en entendant la voix qui s'adresse à moi. Relevant mon regard de mon portable, je fini par faire volte face pour me retrouver face à .. Cian Atwood ! La surprise est réelle tant ça fait longtemps que je ne l'ai plus vu. Il n'y a pas plus d'une semaine encore je me demandais ce qu'il devenait et malheureusement la réponse est loin d'être celle que j'espérais. J'avoue que le voir là, clope à la bouche, mal rasé et les traits tirés par ce que je suppose être de la douleur et de la fatigue, assis dans son fauteuil, me choc réellement. Toutefois, mes reflex de comédiens se mettent directement en route avant même que quiconque ne puisse se rendre compte de ce qui se passe dans mon esprit, et c'est un doux sourire qui s'affiche sur mon visage.

 « Oh j'étais juste chez mon ostéopathe» dis-je en désignant l'entrée du centre alors que je laisse glisser mon portable dans la poche arrière de mon jeans  « Je sais pas ce qu'il m'a fait mais j'ai tourné un peu de l’œil » expliquais-je en laissant échapper un rire sans savoir pourquoi je lui dis ça  « Enfin, je … voilà, Loan va venir me chercher dans quelques temps et...» je désigne du parking du pouce puis me tais, me doutant bizarrement que Cian s'en fou totalement de mon histoire et mes explications  «Et toi ? » demandais-je doucement  «J'ai pensé à toi la semaine dernière encore lorsque je suis allé déposer ma valise dans le grenier chez ma mère » mon sourire s'agrandit à nouveau, emprunt d'une douce nostalgie en me rappelant des circonstances inopinée de notre rencontre. C'est incroyable tout ce qui s'est passé depuis.

 «Qu'est-ce qui s'est passé ? » demandais-je en croisant les bras tandis que mon sourire, lui, diminue de plus en plus, sentant aussi que le comédien en moi baisse doucement sa garde. Ce n'est clairement pas de la curiosité mal placé, juste un sentiment de honte qui me prend subitement alors que je me rends compte que je suis vraiment nul comme ami pour ne pas avoir pris de ses nouvelles depuis presque un an.  «Ce...ça fait combien de temps que ... » T'es dans cet état ? Que t'es en fauteuil roulant ? Est-ce que c'est définitif ? Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? Est-ce que tu vas quitter l'armée ? Comment s'est arrivé ? Accident d'hélicoptère ou t'es juste mal tombé ?  « ...t'es ici ?» demandais-je finalement, toutes ces questions étant bien trop personnelles et beaucoup trop intrusives. De toute manière, je connais Cian : s'il veut m'en parler, il m'en parlera déjà.

Les souvenirs des deux dernières années ne me sont toujours pas revenu, tout reste entièrement flou, comme un épais nuage blanc qui s’en vient à brouiller ma perception du temps écoulé. Le gamin qui me fait face, je le connais, j’en suis certains. Clément est un jeune danseur rencontré par le plus pur des hasards lors d’un malencontreux échange de valise à l’aéroport. Je me souviens de quelques échanges, on s’est sûrement revu plusieurs fois, même si j’ai l’impression de l’avoir rencontré la veille. J’ai comme cette intuition qu’il y a eu bien plus que cela après la fois où je l’ai retrouvé en prise à une crise d’angoisse sans précédent. À son regard étonné, à la manière si aisée qu’il a de me raconter le problème qu’il vient de rencontrer, je réalise que notre relation à très probablement évoluer avec le temps. Il évoque un prénom que je ne reconnais pas, mais il semblerait que je devrais. Alors comme pour les autres, je lui offre un sourire qui cherche à faire diversion pour mieux me concentrer sur lui. « Tu as encore des soucis de santé ? » Je reste vague sur la question, oubliant parfaitement d’évoquer mes légers troubles de mémoires qui pourrait le guider dans la façon de former sa réponse.

Je ne veux pas parler de moi, j’aimerais fumer ma cigarette en discutant avec le jeune homme comme si je venais juste de me casser la jambe et que cela n’avait rien de particulièrement important. Je voudrais que ce soit aussi simple, juste un bête accident sans conséquence, pas de trou de mémoire, pas de douleurs qui ne me quitte plus. Juste retrouver ma vie d’avant, un semblant de normalité qui ne me forcerait pas à tout devoir expliquer, mais Clément ne connaît rien de la situation, alors il demande. Il hésite le gamin, je le vois dans le moindre de ses gestes alors que son portable a fini dans sa poche et qu’il m’accorde toute son attention avec ses questions posés avec prudence. « J’ai eu un accident de moto. » Je ne m’en souviens pas, mais puisque tout le monde s’accorde à raconter la même histoire, je dois au moins avoir confiance en cela. « En août. » que j’ajoute lentement, me demandant si on avait l’habitude de se voir régulièrement au point où il devrait s’en vouloir ou si c’est une normalité de se croiser de temps en temps. « Je… » J’en ai marre de raconter cette histoire. « Je portais mon casque, mais j’ai pris un sacré coup sur la tête. » Et désormais, je dois vivre avec un blanc dans mon histoire et des maux de tête qui deviennent infernaux parfois. « Je me souviens pas des deux dernières années. » Je vois son regard changer et m’empresse d’ajouter : « Absolument rien, nada, le blanc total. » Pas même le moindre esquisse de souvenirs perdus, juste un blanc et des questions sans réponses. « Je sais qu’on s'est vu quelques fois, que tu… Enfin t’allais pas très bien, mais après, je sais pas. » Je sais pas si on se parlait encore, s’il a fini par aller mieux. Je sais rien et je me retrouve comme un con, encore une fois.

La question de Cian me surprend plus que de raison et c'est, les sourcils légèrement froncé et la tête inclinée sur le côté que je l'interroge silencieusement du regard. Que veut-il dire par 'soucis de santé' ? De quoi parle-t-il ? S'il est vrai qu'à l'époque où on s'est rencontré que j'étais loin, très loin d'être celui que je suis maintenant et que même l'année dernière je n'étais pas dans la meilleure des places, moralement parlant, nous nous sommes quand même déjà revu entre temps. Enfin, il le sait pourtant que niveau santé ça va très bien. Non ? Finalement, je n'ai pas le temps de répondre, qu'il me fourni d'avantage d'explications et que je comprends mieux sa question : il a eu un accident de moto et ne se rappelle d'absolument plus rien du tout de ces deux dernières années.  «Ah ouais, ok. Ceci explique donc cela » dis-je doucement.

Pinçant les lèvres, je me mordille l'intérieur de la joue, essayant de réfléchir rapidement à la meilleure façon de tourner la chose  « Du coup ben ...j'ai le plaisir de t'annoncer que je vais très bien» lui assurais-je finalement avec un doux sourire  «Le gamin anxieux et indécis que t'as connu il y a deux ans est loin, très loin » je décroise les bras et lie mes mains derrière mon dos  « J'ai retrouvé le chemin vers la scène, j'ai aussi eu une opportunité de casting à Broadway l'année dernière, mais ça n'a pas réussi du coup j'ai abandonné la comédie musicale pour me concentrer sur mon premier amour : le théâtre. Et en octobre j'ai décroché le premier rôle dans une des pièces les plus en vogue de Brisbane.» j'hausse les épaules et relâche mes mains, mes bras tombant le long de mon corps  «J'ai aussi ouvert mon studio de danse et théâtre en collaboration avec mon fiancé » reprenais-je alors que je lève les yeux au ciel, me caressant la joue en une moue de réflexion  « Et ce ...c'est à peu près tout ce qu'il s'est passé ces derniers deux ans dans ma vie. Y a encore pas mal d'autre chose mais ce sont des détails qui n'ont pas d'importance»

Cian n'a pas besoin de savoir qu'il a juré de tuer Allan s'il décidait de débarquer à nouveau dans ma vie un jour. Ou peut-être que si ?  «A moins qu'il y a des truc que t'as encore envie de savoir ? » demandais-je finalement en haussant les épaules  « En tout cas je suis désolé de ne pas être venu avant, je savais pas ce qui t'es arrivé» reprenais-je d'une voix plus douce et presque moins sereine  « En même temps, depuis le départ d'Allan, j'ai plus de nouvelles de Tom donc plus de nouvelles de toi et je ...enfin désole d'avoir été un ami en carton ces derniers mois» et c'est finalement, un regard désolé que je pose sur Cian, regrettant que nos retrouvailles se fassent dans de telles circonstances.

Notre rencontre s’apparentait à quelque chose de particulièrement récent dans mes souvenirs, alors je n’ose réellement affirmer connaître sur le bout des doigts les réactions du jeune homme. Pour autant, je ne suis pas véritablement étonné de voir les expressions de son visage changé dans une légère exagération propre à sa profession de comédien. Les souvenirs sont maigres, assez disperser, rien de précis qui ne s’énonce au milieu de toutes les informations que je tente de trier à mesure de notre conversation. Je me souviens, particulièrement, comme un événement bien plus marquant, cette journée où je l’avais retrouvé dans une ruelle, en pleine crise d’angoisse. Me reviens la fragilité de ses expressions, cette façon qu’il avait eue de se raccrocher à moi. C’est bien tout ce dont je me souviens quand bien même mon instinct me dicte que notre relation a fini par se développer au-delà de quelques rencontres fortuites. Ce qui expliquerait son expression de surprise et cette hésitation que je ressens dans le fond de sa voix.

Comme tous les autres avant lui, Clément semble soudainement au milieu d’un exercice périlleux consistant à marcher des œufs pour ne surtout pas venir vexer l’handicapé face à lui. Je déteste ce regard qu’ils empruntent, celui qui vient se teindre de pitié sans jamais oser la montrer. La seule comparaison étant qu’une fois retomber sur ses pieds, Clément semble parfaitement à l’aise pour me dessiner le cours de sa vie et les événements qui sont venu effacer les traces de ce gamin abîmé par la vie. C’est qu’il faut suivre son débit de parole tant il va vite, tant il s’agite dans tous les sens. Sa joie, de vivre s’en viendrait presque à devenir communicative quand il réussit à me tirer un léger sourire face aux bonnes nouvelles qui ne cesse de s’accumuler au cours de son discours. « Est-ce que je suis venu te voir ? » Il avait dû me parler de cette pièce de théâtre au vu de ce qu’il semble décrire de notre relation. Ce n’est pas la seule chose qui m’interpelle dans son discours et une fois encore, il arrive presque à me tirer un semblant de rictus. « Ton fiancé ? » Je relève le regard vers lui, apercevant une bague à son doigt, mais surtout un éclat bien différent dans son regard. « Tu te maries bientôt ? » Est-ce que je le savais ? Probablement… Un événement de plus qui s’ajoute sur la liste de tout ce que j’ai pu oublier, de tout ce que je dois réapprendre pour à nouveau faire partie de la vie de mes proches. « Je suppose que je connaissais l’heureux élu, mais j’ai honte de dire que je ne me souviens pas de ce nom. » Je voudrais en rire, mais il ne reste plus qu’une boule dans le fond de ma gorge. « Je suis très heureux pour toi, en tout cas. » Il mérite tout ce bonheur, le fait d’avoir trouvé un tremplin pour rebondir. « C’est vrai que tu te portes comme un charme. » Bien différent du gamin que j’ai pu connaître en tout cas.

Il s’excuse de ne pas être venu avant, s’emballe sur le fait de ne pas avoir été tenu au courant et évoque le prénom de mon meilleur ami accoler à celui de quelqu’un d’autre. « Allan ? » C’est qui encore celui-là ? Thomas m’a parlé de son divorce, il a évoqué une relation sans nom, mais jamais quelqu’un qui aurait pu être si proche. « T’excuse pas kiddo. » Je lui souris quelque peu. « De ce que je comprends, j’ai pas été le meilleur pour donner des nouvelles avant mon accident. » Pour une raison que j’ignore, tous mes proches semblent s’accorder à dire que j’étais absent, comme ailleurs. « Et je ne suis pas la meilleure des compagnies depuis. » Parce que je rumine, parce que je suis ici, enfer dans une vie qui me donne l’impression de dépérir. « C’est une période difficile… » que je souffle lentement.

J'aurais adoré revoir Cian ….Dans une autre situation que celle-ci. Le voir là, déprimé dans son fauteuil face au parc duquel il ne peut apprécier la beauté, me ramène, inexorablement, quelques années auparavant où je me suis trouvé exactement dans la même situation. Seul, à broyer du noir, dépendant de tout le monde pour n'importe quel geste de la vie quotidienne. Il ne le sais pas Cian, personne à part Loan, Ambroise et Sybille savent par quoi je suis passé, mais moi je sais que son état ne sera aucunement définitif. Même s'il a perdu l'espoir à l'heure actuelle des choses, dans le fond, il lui reste son âme de soldat qui n'est jamais tombé au combat. Donc ce n'est pas cette bataille-là qui va le terrasser.

Je suis, toutefois, incapable de prononcer ces mots à haute voix. D'autant plus que ce n'est sûrement pas ce qu'il souhaite entendre et qu'on lui a sans doute déjà rabâché le même discours encore et encore. Ainsi, je m'accroche au fait qu'il me pose des questions sur moi-même pour le mettre au courant des quelques nouveautés qui me sont arrivé ces dernières deux années. Je lui parle de Broadway et de ma pièce de théâtre, mais aussi, et surtout, de Loan et du fait que nous allons nous marier à la fin de l'année. Le regard de Cian s'illumine tout d'un coup alors qu'il réagit, par la parole, mais aussi physiquement à mes explications. Se redressant avec curiosité, c'est un regard bien plus vif qu'il pose sur moi alors qu'il me demande s'il est venu me voir lors de ma première de la pièce « Non, c'était en décembre dernier» secouais-je la tête « Mais la pièce a tellement de succès que le contrat a été reconduit jusqu'à au moins août prochain, donc t'as le temps de sortir de là pour venir nous voir !» lançais-je tapotant légèrement la roue du fauteuil avec mon pied « Et quand tu viendras, je te réserve une place au premier rang. Ok ?»

Le sourire que je lui offre se fait plus grand encore et plus sincère lorsqu'il me réagit au fait que je vais me marié, annonçant qu'il devait sans doute connaître l'identité de l'homme «C'est Loan Severide, un autre comédien qui a d'abord partager la scène avec moi et maintenant ma vie » je laisse échapper un rire et hausse les épaules « Je t'avais parlé de lui mais tu ne l'as jamais rencontré» annonçais-je finalement «Et j'ai fait ma demande lorsque nous étions en Nouvelle Zélande en octobre dernier donc ... Tu ne pouvais pas savoir. »

Je secoue doucement la tête et lui offre un sourire désolé avant de m'excuser pour le fait d'avoir été un ami en carton qui n'a pas pensé à prendre de ses nouvelles. Il tique à nouveau lorsque j'évoque le nom de père avant souffler ne pas être la meilleure des compagnies et qu'il vit une période difficile. «L'avantage avec les 'périodes', c'est que ce ne sont, justement, que des 'périodes' » haussais-je les épaules « ça passera. Personne ne sait quand ni comment, mais ça passera déjà» lui assurais-je en croisant les bras devant moi « D'autant plus que ... Ben… Tu vas bien devoir t'en passer de ce fauteuil si tu veux venir à mon mariage» c'est un demi sourire un brin moqueur qui étire maintenant mes lèvres « T'as pas le choix de venir en fait. J'ai beau avoir déjà mon témoin, il me faut quelqu'un qui marche avec moi vers Loan » est-ce que je suis sincèrement entrain de lui proposer de prendre la place qui aurait dû revenir à mon père ? Oui, clairement. « Mon père est aux abonnés absents. Donc ... » j'écarte les bras, mon regard se posant sur Cian « Qu'est-ce que tu en dis ? Tu ne peux pas refuser ça, non ? » il peut refuser, évidemment. Et je ne lui en tiendrais pas rigueur ! S'il ne souhaite pas m'accompagner down the aisle il sera toutefois vraiment le bienvenu pour assister au mariage et je trouverais bien quelqu'un d'autre. Mais plus j'y pense, plus je me dis que Cian a régulièrement pris le rôle de père, bien plus souvent qu'Allan lui-même en vrai.

Tomber sur Clément s’avère être la pause dont je semblais avoir cruellement besoin depuis ce début de journée. Il apparaît comme un véritable rayon de soleil, éternel sourire planter sur son visage, imperturbable quand bien même il semble d’avoir passé un moment peu agréable quelques minutes auparavant. J’envisageais de m’enfermer dans mon coin, mais le jeune homme me force à sortir de ma coquille, m’obligeant à entretenir une conversation qui s’avère plutôt agréable. Après autant de temps sans nouvelles, il est aisé de poser tout un tas de questions qui permettent tout de même d’éloigner le sujet de la conversation de ma personne et la raison de ma présence ici. Le gamin m’apprend qu’il est à la tête d’une pièce qui joue actuellement en ville et visiblement, je n’ai jamais pris le temps d’aller le voir jouer. « Réserve-moi une place pour quand je serais sorti d’ici. » Aller voir un spectacle pourrait me faire du bien, sortir du quotidien du centre, me permettre de voir d’autres visages. Me confronter aux regards des autres ? L’étape semble lourde quand je n’arrive plus à m’envisager en dehors de ce fichu fauteuil. « Je serais ravi de venir t’applaudir. » A défaut de penser à moi, je préfère prendre en considération l’aspect de pouvoir voire un ami faire ce qu’il aime, voir le gamin paumé sortir de sa cachette pour mieux s’exprimer sur scène, je veux être témoin de son évolution.

Tout semble avoir changé pour lui et c’est avec un bonheur non dissimulé que j’apprends ses fiançailles. Il paraît avoir la tête sur les épaules désormais, loin du gamin qui ne savait plus se diriger et qui sombrait sans se retenir. Clément me paraît heureux, comme libérer d’un poids. Je l’envie presque, jalouse cette aura qui semble se diffuser dans chacun de ses mouvements, désire ce qu’il semble avoir trouvé auprès de son compagnon. Je ravale mes pensées négatives, me jurant de ne pas laisser mes échecs se répercuter sur la relation que j’ai su tisser avec le jeune comédien.

Clément me ramène brutalement dans la réalité, lorsqu’il évoque à nouveau son futur mariage et notamment du rôle qu’il semble avoir trouvé pour moi. « Quoi ? » J’ai la sensation de rêver tandis que Clément explique avec application son choix, qui ne laisse aucune place au doute. Il est certain de lui, le brun, déterminer à ce que je prenne cette place à ses côtés pour son grand jour et soudainement les mots me manquent. « Je… » Je réalise qu’il est véritablement sérieux, que rien ne viendra déroger son idée. Je prends conscience qu’il m’estime à ce point, qu’il n’est pas en train de se moquer, mais qu’il attend réellement une réponse de ma part. « Bien sûr. » que je finis par répondre presque à bout de souffle. « Ce sera un plaisir. » que je finis par ajouter, un sourire se dessinant sur mes lèvres. Je finis par attraper son poignet pour l’attirer à moi dans une étreinte soudaine. « Je serais là, sur mes deux jambes. » Je lui en fais la promesse, je ferais tout pour être capable de marcher et l’emmener à son futur époux. « Merci Clément. » Pour bien plus que ce geste et tout ce que cela implique.

C'est avec un large sourire ainsi qu'une joie non dissimulée que j’accueille les paroles de Cian lorsque celui-ci me dis que je vais devoir lui réserver une place lors d'une de mes pressentations, car il adorerait venir m'applaudir. « Compte sur moi» hochais-je vivement la tête alors que je lance un coup d’œil vers mon portable puis vers le parking pour voir si Loan est déjà de retour. Mais ne voyant aucune trace de la voiture de mon fiancé, je reporte mon attention sur le militaire...Avant d'être frappé par une idée.

Ce n'est, pour une fois, pas une idée irréfléchie lorsque je lui demande d'être celui qui prendra la place de mon père et m'accompagner le long de l'allée pour me remettre aux mains de Loan. C'est une tradition vieille et sans doute aussi bien trop saugrenue, et pourtant quelque part, j'y tiens un peu. J'avais pensé, éventuellement, demandé à James, mais je me doute fortement que sa priorité restera son fils et je ne veux pas non plus priver mon amour de son père pour cet événement. Du coup, étant donné qu'il est impossible pour moi de poser une quelconque question à James, c'est donc sur Cian que j'ai décidé de jeter mon dévolu.

Et vu sa réaction, je crois que ça lui fait incroyablement plaisir que j'ai pensé à lui. Il est réellement surpris voire carrément choqué par ma demande et a besoin de quelques secondes pour se rendre compte de ce que je lui demande là avant de, finalement, accepter. C'est avec un nouveau regain d'énergie qu'il confirme sa venue, qu'il sera là, sur ses deux jambes, et fini par affirmer sa promesse en me prenant le poignet pour m'attirer dans une étreinte des plus sincère. Laissant échapper un rire, je me réponds à son câlin et le sert un instant dans mes bras, avant de me redresser «Eh bien, c'est parfait alors ! » large sourire éternel sur les lèvres, je lui tapote gentiment l'épaule « Je te tiens au courant pour le déroulement et tout ça, mais t'as le temps, ce ne sera pas avant la fin de l'année. Donc t'as encore plusieurs mois pour trouver une solution et mettre ce truc à la poubelle» dis-je en donnant un petit coup de pied dans la roue du fauteuil « Tu me tiens au courant pour ton avancé, tes progrès et tout ça, ok ? »

C'est à ce moment-là que le bruit de moteur d'une voiture arrivant sur le parking capte mon attention. Il ne me faut pas plus de quelques secondes pour reconnaître le véhicule de mon Australien préféré et je me retourne une dernière fois vers Cian « Bon, mon carrosse est arrivé» dis-je en posant une main sur l'épaule du militaire «Passe une bonne journée » je plonge un instant mon regard dans le sien puis lui adresse un clin d’œil et me détourne pour m'avancer vers la voiture qui s'est stoppé non loin de l'entrée de l’hôpital.