La journée touche à sa fin, il ne reste que deux heures allouées aux visites avant que le centre ne ferme ses portes et que la routine ô combien ennuyante du soir se mette en branle dans un rythme excessivement répétitif visant à me taper sur les nerfs à chaque jour qui passe. Comme la veille, je n’ai suivi aucune de mes thérapies, n’adressant la parole à aucun des intervenants venus me faire des remontrances. Ils abandonnent bien trop vite dans ces cas-là, trop peu vaillant pour tenter de gagner le morceau lorsque je m’entête à ne croiser le regard de personne depuis la visite d’Amos il y a deux jours de cela. Les paroles de mon frère d’armes ne cessent de tourner dans un coin de ma tête, au point de virer à l’obsession la plus complète entraînant insomnie, irritabilités et perte d’appétit. Entre autres, parce que les réflexions, la volonté urgente de vouloir me rappeler à aussi réveiller les pires maux de crânes liés au traumatisme crânien. J’ai mal, mais j’encaisse, parce que les aveux de mon ami sont venus ébranler mes convictions et mettre un coup de pied dans la fourmilière déjà extrêmement fragile que représente ma vie depuis ce fichu accident. Tout se répète en boucle et sans cesse à se jouer dans un sens, puis l’autre avant de partir vers un semblant de scénario qui pourrait me paraître cohérent sans inclure la trahison de mes proches. L’image d’Eavan semble partout soudainement sans que je n’aie la moindre idée de la projection que mon esprit se peine à recréer. C’était il y a des années, les souvenirs se sont effacés et je me refuse à croire que les informations délivrées par Amos se révèlent être véridiques. Les faits présentés par mon ami résonnent comme le scénario d’un mauvais film hollywoodien tourné sur un budget serré à la ceinture et provoquant l’hilarité des spectateurs. Le cliché même de l’histoire d’amour qui tourne mal, la volonté de faire du personnage principal le héros de ces dames, prêt à tout pour devenir père au point de recueillir une petite fille qui n’est pas la sienne, procréer dans l’adultère. Depuis cet aveu, deux possibilités s’offrent à moi. La première étant qu’Amos est tombé sur la tête et que sa future paternité l’a entraîné à s’inventer moult scénario. La seconde étant que mon ami dit vrai, que la sincérité que j’ai su reconnaître dans sa voix ne pouvait être que réel et que par conséquent, ce sont les autres qui me cachent des choses.

La journée touche à sa fin et fidèle à ses habitudes, comme consigner dans son message de la veille, Thomas débarque le sourire aux lèvres. Je note les cernes sous ses yeux, par l’habitude d’observer le moindre de ses faits et gestes. Il semble naturellement à l’aise, lorsqu’il salue toujours les infirmières, adresse un signe à celui qui fut mon voisin de chambre durant un temps avant de remonter le couloir dans ma direction. Lentement, je laisse mon fauteuil reculer dans la chambre, cette conversation, je ne veux pas l’avoir auprès de témoin. Il entre comme s’il était chez lui, déjà en train de déblatérer sur je ne sais quoi, sans que je ne prenne le temps de l’écouter. Thomas reste le même, toujours à se tenir bien droit, toujours à remettre un truc à sa place avant de s’asseoir. Mon regard se perd sur celui que je considère comme mon meilleur ami depuis ce qui me semble être une éternité. De tous, je pensais pouvoir lui confier ma vie les yeux fermés. L’hypothèse même que cela s’avère à moitié vrai, me tords l’estomac. « Je vais te poser une question. » Je lui coupe la parole. « Est-ce que tu as quelque chose à me dire ? » Tout se joue maintenant… Et je maudis mon cœur de s’emballer ainsi, effrayer à l’idée même qu’il continue à prétendre comme si de rien était.

@thomas beauregard

En sortant de la RAAF Base d'Amberley ce jour là, j'étais presque sur le point de prendre mon portable et d'envoyer un message à Cian pour annuler ma visite de ce soir car je n'ai, au final, qu'une seule envie : celle de rentrer et me coucher de bonne heure en espérant pouvoir ainsi rattraper mon drastique manque de sommeil. Toutefois, ma conscience amicale et fraternelle m'oblige à garder mon portable dans ma poche et à tout simplement me mettre en route pour arriver à l'heure au centre de rééducation dans lequel réside mon meilleur ami. La durée du trajet n'est que de 45 minutes, et pourtant j'ai l'impression que je roule depuis deux heures lorsque je me gare sur le parking. Engourdie et courbaturé, je m'extirpe de ma voiture et récupère le sac de linge propre à destination de Cian avant de me diriger vers le hall d'entrée. Comme je viens tous les deux jours, les gens commencent à me connaître et c'est d'un naturel confiant que je salut tous ceux que je connais et que j'échange quelques mots avec le personnel tandis que je me dirige vers la chambre occupée par mon frère d'armes.

 «Salut ! » lançais-je en m'efforçant de cacher ma fatigue derrière un large sourire. Je n'ai pas le droit de ne pas montrer d'entrain car ce serait plus que contre productif si je viens ici pour déverser mon désespoir face à Cian qui clairement, va de moins en moins bien. D'ailleurs, aujourd'hui et plus que jamais, ses traits sont tiré, ses joues creusées et son teint livide. Lui qui un an auparavant était au top de sa forme, musclé à souhait, n'est clairement plus que l'ombre de lui-même, autant physiquement que mentalement. Et même si ça me fait mal de le voir comme et que jamais je ne m'habituerais à cette vision, je n'ai pas le droit d'émettre un quelconque jugement.  «J'ai rapporté le linge que j'avais pris la dernière fois » annonçais-je en désignant le cabas que je tiens à bout de bras  « Normalement tout est propre et correct. Pour une fois Clara n'a pas mit de vêtement de couleurs entre tous le linge blanc» je souris, m'amusant encore de la fois où une des chemise de Cian a prit une teinte rose juste parce que ma fille a jugé bon de mettre un peu de couleur dans le panier à linge et que je n'ai pas fait attention. Fort heureusement ce n'était pas une chemise en fonction, sinon il n'y aurait pas que le soldat qui m'aurait tué.  «Tu me feras penser à récupérer le sale après, ok ? » continuais-je en me dirigeant vers l'armoire pour l'ouvrir et y ranger les habits lavés  « Et d'ailleurs, t'as le bonjour de S-...»

Je ne peux en dire d'avantage car Cian me coupe la parole en m'informant qu'il ne me posera qu'une seule question. Rien qu'à son ton, je me rends compte que j'ai du faire une erreur quelque part tant il fait froid dans le dos. M'immobilisant dans mon mouvement, je me retourne en tenant une pile de t-shirt en main, interrogeant mon meilleur ami du regard lorsqu'il me demande si j'ai quelque chose à lui dire. Fronçant les sourcils et inclinant légèrement la tête sur le côté en une moue de réflexion, je fini par secouer la tête  « Non … ? Enfin, si j'ai beaucoup de chose à te dire mais rien qui me paraît vraiment important» je l'observe encore quelques instants puis me retourne à nouveau vers l'armoire  « pourquoi ? Il s'est passé quelque chose ? Tu te rappelle d'un truc ?» demandais-je comme si c'était la chose la plus naturelle qui soit tandis que je reprends tranquillement le rangement des t-shirt.

Qu’importe la situation, son état d’esprit ou le déroulement de sa journée, Thomas arrive toujours avec le sourire. Pas ce genre de rictus qui transmet une certaine arrogance, mais bien plus un sentiment général de bonté. Je pourrais me ravir de ce point en particulier, relever l’importance qu’il semble donner à toujours vouloir n’amener que du positif, à tenter d’égayer les journées qui s’écoulent avec une lenteur sans comparaison depuis mon réveil dans ce lit d’hôpital. Thomas veut bien faire et, dans le fond, je crois l’avoir toujours connu ainsi. On pourrait croire qu’après plus de vingt ans d’amitié ce n’est plus le genre de détails que je prendrais le temps de relever. C’était le cas, fut un temps, mais aujourd’hui son optimisme me tape sur les nerfs. J’ai ce sentiment de colère qui bouillonne tandis qu’il s’efforce de saluer le personnel par leur prénom avant de débarquer dans ma chambre comme s’il était mon compagnon et qu’il se devait de tout rendre absolument parfait. Emporté par son énergie, il est déjà à s’agiter dans tous les sens en rangeant le linge, en s’assurant que les piles ne dépassent pas d’un millimètre dans son éternel habituel de vouloir absolument tout contrôler. Tout ce qui fait sa personnalité me saute aux yeux et dans son désir de vouloir être absolument parfait, il en vient juste à me rendre dingue.

Je pourrais l’écouter déblatérer sur sa fille, continuer son petit rôle du mec parfait qui se souci encore de son imbécile de meilleur ami coincé dans un fauteuil roulant, probablement pour le reste de sa vie, mais ses paroles ne font que l’effet d’un fond sonore. Les révélations d’Amos m’obsèdent tant cela ne fait aucun sens. Pourquoi est-ce que Thomas aurait délibérément choisi de me cacher tout cela ? Lui qui s’évertue toujours à jouer la carte de l’honnêteté, pourquoi est-ce qu’il a choisi de se taire quand bien même je lui ai confié avoir le sentiment d’oublier quelque chose de fondamentalement important. Et surtout, pourquoi est-ce qu’il prétend être surpris ? Rien d’important. Un rire nerveux m’échappe tandis que je me rapproche de lui. Juste assez pour que nos regards se croisent, pour que ses prunelles ne quittent jamais les miennes dans son mensonge. « T’es vraiment sûr de toi, t’as rien oublié ? » Est-ce qu’il commence à être sur une piste ? Je suis le dernier des abrutis à vouloir lui laisser une chance quand il paraît évident que quelqu’un me ment. Instinctivement, je veux croire tout ce qu'Amos a bien voulu me dire, Eavan et toute cette histoire avec sa fille. Je ne me souviens de rien, mais quelque chose, au plus profond de moi, me dit que cela a bel et bien exister. « Tu vois de tous les gens que je connais, je pensais que tu serais vraiment le dernier à me mentir. » Est-ce qu’il a délibérément entraîné Charlie dans son mensonge ? Est-ce qu’ils se sont mis d’accord, tous les deux ? Les questions se bousculent dans un coin de ma tête sans que je n’aie encore toutes les cartes en main pour réellement avoir une totale compréhension de ce que tout le monde semble connaître, à part moi. « Si je te parle d’Eavan… » Qu’est-ce que tu vas dire Thomas ?

Alors que j'avais réussi à laisser ma mauvaise humeur et ma fatigue passagère à l'extérieur de l'hôpital, je dois avouer que les paroles de Cian me font l'effet d'une douche froide. Pas le genre de douche revigorante après avoir passer la journée sous le cagnard, mais plutôt celle qu'on n'a pas choisi de prendre, celle qui arrive sans qu'on s'y attende alors qu'on était sous un jet d'eau chaud et agréable. Désagréable au possible, ses mots me transpercent et ses pupilles se fixent sur moi comme si elles voulaient scanner mon esprit et mes pensées alors qu'il me fait comprendre en sous entendu que j'ai merdé quelque part. Mais où ? Quand ? Comment ? Je suis sincèrement incapable de me rappeler où je ne lui aurais pas dis la vérité dont il parle.

C'est pour cela que le choc est énorme lorsqu'il évoque le prénom de Eavan. Alors que je me baissais pour récupérer une paire de chaussettes dans le cabas, je m'immobilise instantanément dans mon mouvement alors que je pose un regard ahuris sur Cian. Où as-t-il entendu ce nom ? Quand ? Par qui ? Depuis quand est-il au courant de l’existence de cette sale conne ?  « Qui ?» demandais-je, une certaine ironie transperçant dans ma voix  «Ah, elle. » court, sec, froid, montrant bien à quel point je ne la supporte pas.  «Elle a tellement gâcher ta vie cette conne que ce n'est pas une grande perte que tu ne te rappel pas d'elle» haussais-je les épaules, l'air détacher en me retournant vers l'armoire pour déposer les chaussettes dans le compartiment prévu à cet effet.

Je fini par pousser un soupir, las, et, refermant l'armoire, me retourne à nouveau. Cian n'a pas bouger d'un poil et son air est encore plus mauvais qu'avant. Sans doute ais-je exagéré en lui sortant ce que je viens de dire, mais aujourd'hui n'est clairement pas le jour où j'arriverais longtemps à garder ma patience.  «Elle s'est joué de toi. Elle t'as trompé, a fait un gosse dans ton dos et toi, idiot comme tu es, tu l'as laissé retourner dans ta vie » je secoue la tête sans bouger d'un poil  «Elle t'as fucked up complètement et ... » je me passe une main sur le visage  «Toutes les fois où on s'est prit la tête toi et moi ces derniers deux ans, c'est à cause d'elle » je reporte mon regard sur Cian  «Tu veux vraiment qu'on reparte sur ce terrain là ? » demandais-je, mon ton étant passé de joyeux à mauvais, faisant ainsi écho au éclats dans les iris du soldat  «Qui est-ce qui t'as parlé d'elle ? »

De toutes les personnes de mon entourage, Thomas est celui en qui j’avais le plus confiance. Jusqu’à ces derniers jours, il est celui à qui j’aurais confié ma vie aveuglément sans même me poser la question des choix qu’il ferait. Désigné comme mon contact d’urgence, il aurait été le seul en capacité de prendre des décisions si mon accident s'était avéré plus grave et que mon état de santé s'était dégradé. C’est pour dire à quel point j’avais confiance en lui. Depuis mon réveil et la découverte de ma perte de mémoire, j’étais persuadé que Thomas serait le plus franc de tous, dans l’aveu de ces événements m’étant devenu étranger. Je lui faisais confiance et tout à voler en éclats à la simple évocation d’un seul prénom. Alors me voilà à douter de chaque propos, de tout ce qui a pu être dit, tous les souvenirs qu’il a délibérément partagés avec moi dans l’unique but de raviver ma mémoire. Tout du moins, c’est ce que je pensais, je m’étais persuadé que mon meilleur ami ferait tout pour m’aider à recouvrer mes souvenirs, à ne plus ressentir ce vide inhérent à ma condition. Pourtant, le voilà à me mentir, à prétendre ne pas connaître Eavan tout en continuant à jouer son rôle de maîtresse de maison. Son air ahuri engendre une vague de sentiments contradictoires que je ne saurais définir, mes doigts se serrent un peu plus fort sur l’accoudoir de mon fauteuil alors que ma respiration se fait de plus en plus bruyante, mes narines se gonflant et dégonflant en témoignage de ma colère. « Ce n’est pas à toi de prendre ce genre de décisions. » Les mots sont murmurés froidement tandis qu’il laisse son opinion pour la jeune femme déborder sur ses propos. Je me fiche bien qu’il apprécie ou non ce qui a pu se passer, je ne veux pas connaître son avis ou encore les conclusions qu’il souhaitait en tirer. Il aurait dû me dire la vérité, évoquer mon ex-compagne, sa fille et tout ce que j’ai pu vivre à leurs côtés.

Il s’entête malgré tout Thomas, à n’avoir de cesse de répéter qu’elle était venue mettre le bordel dans ma vie. En quelques jours, j’ai découvert que j’avais su lui pardonner, que j’avais accepté sa fille dans ma vie comme si elle était la mienne et tout ce qu’il trouve à me dire, c’est que j’étais le dernier des idiots et que l’on ne cessait de s’engueuler à ce sujet. « Oh que oui, on va repartir sur ce terrain ! » Mon ton monte à mesure que je réalise tout ce qu’il a pu me cacher. « C’est MA vie Thomas. » Ma vie, celle sur laquelle je n’ai plus aucune emprise depuis ce fichu accident. Ce sont mes souvenirs qu’il est venu souiller et reléguer au dernier plan parce qu’il préférait sa vision des choses. « Depuis des semaines, je te dis que j’ai la sensation d’oublier quelque chose d’important. T’as pas idée à quel point ça me bouffe et j’apprends que depuis tout ce temps, tu savais, t’aurais pu m’aider, mais parce que tu as ta petite opinion, t’as préféré te taire ?! » Je souffle sans trouver mes mots, sans savoir par où commencer, à me laisser aveugler par cette colère qui monte et que je n’ai jamais su gérer. « Amos a au moins eu la décence d’être honnête. » Il pensait bien faire en me parlant, il pensait que je savais, que l’on m’avait informé sur le sujet, que l’on m’avait guidé pour mieux comprendre. Il estimait que ce n’était pas à lui de me donner tous les détails, que Thomas était bien plus au courant de tous les tenants et les aboutissants. « J’ai accepté sa fille, Amos a dit que je voulais l’adopter… » Plus rien ne fait sens désormais, les informations tournent en boucle dans mon esprit à tenter de démêler le vrai du faux. « C’est pas le genre de truc qu’on balaie sous le tapis ! » Et je ne sais plus si je suis en colère ou triste. Je ne sais plus si cela avait réellement de l’importance ou non. Je ne sais rien et ma vie semble m’échapper à nouveau, alors que cette foutue sensation d’angoisse fait à nouveau son apparition. J’ai cet étrange tiraillement dans la poitrine, ce fourmillement dans mes bras qui laisse entrevoir les premiers signes d’une crise qui va finir par me dépasser. « Tu te prends pour qui à estimer que ça ne valait pas la peine ? C'est toi le connard dans cette histoire Tom! » Et parce que je suis dans l’incapacité la plus complète de me lever pour le toiser du regard, je tends le bras pour attraper le premier objet qui me passe sous la main et lui envoyer mon livre en pleine tête. « Qu’est-ce que tu m’as caché d’autres ? » Je vois rouge, j’ai le souffle court et le cœur qui s’emballe à l’idée même qu’il est pu me manipuler comme cela. « JE VEUX SAVOIR THOMAS ! » Qu’importe s’il est plus difficile de respirer ou si ma vision commence à devenir flou, je veux savoir, je veux comprendre ce qui a bien pu se passer. Elle est où cette petite ? C’est quoi le fin mot de l’histoire ? C’est elle qui me manque à ce point sans que je sois même capable de la nommer ? J’ai la tête qui tourne, mais jamais je ne baisse le regard que je conserve, planter sur le visage de celui qui viens de tout trahir.

Ce qui devait arrivé arrive, bien trop tôt et de façon bien plus violente que je ne l'aurais imaginé. En même temps, qu'imaginais-je en omettant cette partie extrêmement importante de la vie de mon meilleur ami ? Dans le fond, je ne voulais pas forcément le protéger lui, mais nous. Je voulais protéger notre relation de cette salope qui a réussi à s'immiscer entre nous en douce. Et pourtant, il a tellement raison : je n'étais aucunement en droit de lui cacher cette chose. Est-ce que j'aurais aimé que, à sa place, sous prétexte que Myrddin m'a fait souffrir, Cian ne me dise pas tout ? Lorsqu'en plus j'apprends que c'est Amos qui lui a annoncé tout ça, mon sang ne fait qu'un tour. J'ai beaucoup de respect pour Taylor, mais pour le coup il a vraiment merdé.

Et voilà que la colère de Cian se déchaîne. Il me rappelle toutes les fois où il se doutait qu'il avait oublié un truc important, me demande pour qui je me prends pour lui avoir cacher ça et me traite de connard. L'injustice dont il fait preuve me fend le cœur, mais j'aurais pu simplement battre en retraite s'il n'avait pas eu la merveilleuse idée de me balancer son livre. J'ai tout juste le temps de lever le bras et me pencher sur le côté pour éviter que le bouquin ne m’atteigne au visage alors que Cian continue de hurler, voulant savoir ce que je lui ai cacher.

Lorsque je me redresse et que je baisse à nouveau mon bras, le toisant de  ma hauteur, toute trace de joie a quitté mon visage. A la place, c'est une colère sourde qui étire mes traits, mes sourcils se fronçant et mes dents se serrant. Soufflant par le nez, je lève un instant les yeux au ciel et secoue la tête  «Tu vois Cian, c'est ça le problème : Tu ne pense qu'à toi !» Mon regard est froid et dur lorsqu'il se repose sur mon meilleur ami  « Tu es là, à te lamenter sans jamais faire un PUTAIN d'effort ! » mes poings se serrent  « JAMAIS tu n'as, ne serais-ce que ESSAYER DE PENSER à ce que peuvent ressentir les autres. Oui t'es blessé, oui t'es loin d'être de retour derrière le cockpit de ton hélicoptère à la con, mais t'es devenu un putain d'égoïste qui ne fait que chouiner à longueur de temps !» la colère monte en même temps que mon ton  « J'ai TOUJOURS été là, depuis le premier jour de ton admission en réanimation. Je n'ai JAMAIS quitté tes côtés, j'ai toujours été celui qui essayais de te sortir de ce trou dans lequel tu t'enfonce tous les jours un peu plus. Et tout ça pour quoi ? Pour que tu me dises que je tente de contrôler ta vie ? MAIS VA TE FAIRE FOUTRE CIAN PUTAIN ! »  La rage explose comme une bombe à retardement alors que je me penche en avant, attrapant les accoudoirs du fauteuil, mon visage se retrouvant très proche de celui du soldat.

Après l'avoir fixé en silence pendant de longues minutes, je fini par fermer les yeux et me redresser, relâchant les accoudoirs du fauteuil. Inspirant profondément, je me recule de quelques pas puis me tourne et me passe les mains sur le visage, me flagellant mentalement pour ne pas avoir su garder mon calme et m'être mit aussi brusquement en colère.  « Loin de moi l'envie de te manipuler » mais je suis content que tu ne te rappelle plus de cette meuf qui t'as transformé en loque? Que le sujet de nos disputes est enfin littéralement oublié et qu'on pourra aller de l'avant?  «Tu allais déjà tellement mal sans ça, je pensais pouvoir te protéger car Eavan t'as tellement fait souffrir que t'avais pas besoin de ça en plus, maintenant » Le lui aurais-je avouer un jour? Je n'en sais rien.  « Un jour je t'en aurais parlé. Je ne savais juste pas comment emmené le sujet de façon à ce que tu ne crois pas que je te l'ai caché volontairement»

Je fini par me retourner à nouveau vers Cian, incapable pourtant de cacher ce sentiment de trahison qui m'abrite. Amos n'est venu qu'une seule fois pour le voir, il n'a jamais été autant présent pour lui  que moi et pourtant ce sont ses paroles qui ont le plus d'impacte sur mon meilleur ami. A juste titre, certes, mais la simple idée que le jeune soldat semble avoir oublié toutes les heures que j'ai passé à son chevet quand il était au plus bas, me tort le cœur de douleur.  «désolé » J'aimerais tant lui dire ce qui me tracasse dans ma vie, j'aimerais tellement lui expliqué en détail l'horreur que je vis au boulot et l'inquiétude qui me prend aux tripes dès qu'il est question de déposer Clara à l'école, mais j'en suis incapable. Ou devrais-je le dire quand même? Ne m'a-t-il pas supplié il n'y a même pas deux minutes de lui dire tout ce que je lui cache? Mais comment réagirai-t-il s'il apprenait que l'état de sa filleule se dégrade de jour en jour? Je baisse le regard dans un soupire las et pince les lèvres  «Clara ne va pas bien » annonçais-je finalement dans un souffle dans lequel transperce toute l'inquiétude que je ressens quand je vois ma fille.

Il avoue sans aucune gêne. Il affirme en bombant le torse que c’était la meilleure chose à faire que de me tenir à l’écart des propres événements de ma vie. Sans concertation aucune, il a pris une décision arbitraire qui ne tenait qu’à la pensée égoïste de se préserver d’une conversation qui ne l’enchantait guère. Entre nous, les désaccords ne sont pas nouveaux, ils représentent l’essence même de notre relation née d’un conflit superficielle, alimenter par des années de contradictions en tout genre. On a toujours su passer au travers, à exprimer nos idées de manière brutale sans pour autant s’en arrêter à notre simple opinion. Nous avions toujours été sur un pied d’égalité, parfaitement au courant de la situation, complètement à même de prendre des décisions tout en jaugeant le poids de nos mots. Il a suffi d’une fois, une seule, pour que Thomas se retrouve avec l’avantage et décide de s’asseoir sur nos principes pour mieux contenter sa petite vie personnelle. La réalisation me fait l’effet d’une claque, réveillant le tourbillon des émotions, faisant sauter le couvercle qui me permettait jusqu’à maintenant de conserver la capacité à toute interaction sociale. Le barrage cède pour mieux laisser entrer cette colère sourde qui n’a eu de cesse de se nourrir de toutes les failles ouvertes par l’accident et ses conséquences sur mon corps et mon esprit. L’amitié n’est plus de mise lorsque je réalise qu’il n’a fait que me mentir, se jouant de la vérité pour ne pas avoir à s’accommoder de quelconques explications au sujet d’une situation qui ne semblait guère lui plaire. Ainsi, j’ai retrouvé Eavan, un enfant est entré dans l’histoire, j’ai jeté au diable mon indépendance pour une gamine qui n’a visiblement jamais été mienne et Thomas a préféré passer cela sous silence. Moi, je ne sais plus le contenir, tout ce silence.

Tout explose sans faire de sens, quand la colère prendre le dessus, au point de me faire crier, au point d’en jeter des objets. Aveugler par les ressentiments, secouer par l’incompréhension, j’aboie sur celui que je considérais comme un frère et qui viens de commettre la pire des trahisons. Il hurle en retour Thomas, me traite d’égoïste et allonge la liste de tous mes travers. Les reproches pleuvent comme des coups et mon monde s’en viens à tourner à l’envers. Tout se mélange entre la trahison incompréhensible et tous ses mots qu’il me jette à la figure dans une haine passive agressive qui vient me souffler un vent de panique. Il s’approche et ses mots résonnent dans un coin de ma tête. Son visage est si proche du mien que je pourrais en venir à loucher, mais tout ce que je pense, la seule sensation qui domine, c’est que je vais crever. Je vais mourir là. Dans ce fauteuil, dans cette chambre, alors que celui en qui j’avais le plus confiance, me reproche de ne pas savoir tenir la barre. J’ai le cœur qui se compresse au point d’exploser quand il aligne ses mots avec dureté, reflétant toute l’incompréhension qu’il place dans mon accident, dans les blessures qui me bouffe de l’intérieur. Il fait passer pour un caprice ce que je suis bien incapable de contrôler. L’angoisse me bouffe de l’intérieur et je voudrais sincèrement que tout s’arrête. L’espace d’une seconde, ou deux, je réalise que je n’ai plus la force. Que si je suis l’égoïste décrit par Thomas, il ne me reste qu’à baisser les bras une bonne fois pour toutes et laisser l’angoisse me dévorer dans sa torpeur. Je crois que j’oublie de respirer, sur un battement ou deux. Je crois que mon cœur va s’arracher de ma poitrine ou bien, c’est Thomas qui tire les ficelles. Le monde paraît flou quand il est difficile de respirer. Je n’ai pas la force de répondre tandis que mes doigts s’enfoncent dans les accoudoirs de mon fauteuil pour ressentir encore quelque chose. Je le laisse hurler, trop diminuer par cette sensation inexplicable qui me laisse comprendre que je pourrais juste crever si je ne réagis pas à temps.

Je ne sais pas ce qui provoque le changement, est-ce que ce sont ses excuses à demi-mots ou le fait qu’il évoque ma filleule. Je n’en sais rien, mais l’air semble à nouveau emplir mes poumons, au point de me faire tousser avec force. L’angoisse est toujours là, à courir dans mes veines, me paralysant sur place. Les mots de Thomas se répercutent avec force sans que je n’ai le courage de tout analyser, sans que je ne puisse lui répliquer à quel point il est égoïste à son tour de m’avoir tant caché. Il me faudra de longues minutes avant de trouver la force de m’exprimer. « Qu’est-ce qui lui arrive à Clara ? » La petite Clara et son rire d’enfant, la petite demoiselle qui m’a ramené des bonbons et a voulu me partager son livre préféré lors de sa dernière visite. Je me raccroche à son image à elle, parce que je me souci de son bien-être, et pour ne pas sombrer, pour chasser l’angoisse quand Thomas ne semble plus en mesure de m’aider pour vaincre cela. J’ai mal de partout, mes jointures s’explosent sur les accoudoirs, mon cœur bat si fort que je n’ai la sensation de n’entendre que ce bruit frénétique. Tout se remet en question, mais je refuse de le laisser gagner à me critiquer quand il semble bien incapable de comprendre tout ce que je n’ai de cesse de traverser. « Je voudrais que tu me dises la vérité. » J’ai besoin de l’entendre, j’ai besoin de comprendre, la sensation se fait animale. Je dois savoir. « Après, j’aimerais que tu t’en ailles. » Respire Cian. Pour la première fois, depuis qu’il a explosé, mon regard croise le sien. « Et je voudrais que tu ne reviennes pas. » Jamais. Il a été trop loin cette fois.

Il n'y a pas pire sentiment que celui de sentir que tout nous échappe lorsque nous pensions que tout était acquis. Jamais je n'aurais imaginé me retrouver face à tant de colère de la part de Cian pour une chose qui me semble beaucoup trop futile, si bien que tout est remis en question. Oublie-t-il les journées entières que j'ai passé à son chevet ? Peut-il réellement remettre en question ma dévotion et mon amitié pour un secret, certes, gros, mais qui est bien futile face à tout ce que j'ai sacrifié pour lui, pour être avec lui et pour le soutenir envers et contre tous ? Accepte-t-il vraiment davantage les paroles d'Amos quand j'ai été celui qui était là pour lui alors qu'il creusait encore et encore ce trou dans lequel il s'enfonçait, que je suis celui qui lui sortait la tête de l'eau lorsque tout semble lui échapper ? Peut-être réellement me tenir responsable d'avoir voulu garder secret un sujet qui nous a déjà si souvent détruit ?

La colère sourde fait place à l'incompréhension puis à la déception tant je ne pensais pas que cette révélation puisse signifier autant pour Cian. Et pourtant, je me rends compte de mon erreur, je comprends qu'il peut m'en vouloir, mais de là à me dire avec une sincérité aussi tranchante et piquante qu'il ne souhaite plus me revoir... ? Je baisse le regard et humecte mes lèvres alors que je laisse échapper un soupir. Que faire ? Que dire ? Veut-il réellement savoir ce qui se passe avec Clara ? Souhaite-t-il vraiment savoir le pourquoi du comment je commence à atteindre les limites de mes forces mentales ? Face à lui et son regard empli de colère et de déception, je suis incapable de savoir si je peux lui dire toute la vérité ou s'il ne va pas m'en vouloir encore plus et me dire que je lui ai caché délibérément caché tout cela.

Toutefois, au points où on en est… « Elle mange plus, ne dort plus et a perdu pas mal de poids» soufflais-je d'une petite voix « On est déjà aller chez le médecin avec elle, mais à part réajuster son traitement, il a dit qu'il ne pouvait rien faire dans l'immédiat, mais que si ça continue, il faudrait l'hospitalisé» je déglutis difficilement et pince les lèvres « Elle déteste tellement les hôpitaux, elle n'a pas envie d'en arriver jusque-là et essaie de nous persuader de toute force que tout finira par rentrer dans l'ordre, mais je ... » je secoue la tête et hausse les épaules « On verra bien» je te tiens au courant que j'ai envie d'ajouter mais je me ravise car je sais parfaitement que lorsque je sortirais d'ici je ne pourrais plus revenir. Et pourtant, je me raccroche à ce petit espoir dans lequel je me dis que Cian ne pourra pas me virer. Pas après ce que je viens de lui raconter.

La douleur est immense, elle s’insinue par tous mes pores, tire sur toutes les cordes à la fois. C’est comme si Thomas avait délibérément cherché à atteindre le point de non-retour, comme s’il avait espéré que je ne questionne jamais rien, restant docilement dans mon rôle d’amnésique qui tente de reprendre le cours de sa vie. Je suis dans l’incapacité totale de comprendre ses agissements, de raisonner son choix de faire passer sous silence un tel morceau de vie, des souvenirs ayant une telle importance. Ces événements ont forcément laissé des traces, mes différents choix ont forgé l’homme que j’étais juste avant l’accident, celui qui a décidé de prendre sa moto, malgré le mauvais temps. Je voudrais comprendre la décision de Thomas, au travers de ma colère, je lui demande simplement une explication qu’il préfère transformer en reproches pour mieux gagner du temps. Il cherche à faire diversion, il a toujours été plutôt bon à ce jeu-là : rejeter la faute sur les autres pour ne jamais avoir à admettre qu’il a eu tort. Il a probablement conscience de son erreur, tant il cherche à presser tous les boutons pour mieux me voir sortir de mes gonds. Hurler plus fort ne fera que lui donner raison et je suis bien incapable d’une quelconque réaction quand tout ce qu’il me reste, c’est cette sensation dévorante de panique mélanger à une angoisse inexplicable. Celui que je prenais pour mon phare dans la nuit, n’a en réalité rien d’une personne aidante. Il cherche à me modeler à son image, à faire taire le Cian toujours un peu trop fou, celui qui prends des décisions à la hâte, fonce dans le mur et se rends compte des conséquences plus tard. Je peux entendre que ma relation est jetée un froid entre nous, cependant, je ne peux pas lui pardonner son choix délibéré de me dissimuler la vérité.

Je voudrais qu’il s’en aille, mais avant, je cherche une part de vérité. Je pensais qu’il allait jouer cartes sur table, mais Thomas préfère n’entendre que ce qui l’arrange, en me parlant uniquement du problème de Clara. Bien sûr que je m’inquiète pour ma filleule, bien entendu que je voudrais être à ses côtés plutôt que coincé ici, mais j’aurais également aimé que son père me dise la vérité sur tout ce qu’il a décidé de me cacher. Las d’attendre une quelconque compréhension de sa part, à bout de forces après cet échange verbale, je me contente du minimum. « J’appellerais ce soir, pour Clara. » Pour parler à ma filleule, uniquement. « Ida me dira comment ça se passe. » Ida qui est venue me voir il y a peu, Ida en qui j’ai désormais beaucoup plus confiance. « Je suis désolé que vous ayez à traverser tout cela. » Malgré tout, je ne leur souhaite aucun malheur, loin de là. J’espère profondément que l’état de santé de Clara finira par s’améliorer et j’ose espérer que Thomas finira par ravaler sa putain de fierté pour se tourner vers les personnes compétentes à la base. « T’as été beaucoup trop loin cette fois Thomas. » Plus que tous les sales coups de ces vingt dernières années réunis. Je souffle et finis par reculer mon fauteuil au fond de la chambre. Désormais, je souhaite juste qu’il parte…