@ezra beauregard

Ce petit enfoiré n’avait qu’un seul rôle à jouer, un seul. On lui laisse enfin son gamin pour lui tout seul, et le voilà qui ne sait pas faire autre chose que de tout foirer. Aller chercher Noah à l’école, il n’y a pourtant rien de bien sorcier là dedans. Il faut croire que si, pourtant, à en juger par l’appel que j’ai reçu par la directrice de l’école venant m’annoncer que le petit Noah attendait encore son papa, plus de trente minutes après la fin des cours. C’est plus enragé que jamais que j’ai raccroché le téléphone, prenant pourtant grand soin de ne pas insulter la vieille femme à l’intonation condescendante. Je suis peut-être le numéro à appeler en cas d’urgence, mais cela ne fera jamais de moi son père, ni même son tuteur légal, ni même plus son beau-père. Pourtant, sachant pertinemment que le petit n’est pas à blâmer dans toute cette histoire, c’est en maudissant Ezra de toute mon âme que j’ai fait le trajet jusqu’à son école, voulant le récupérer avant de tuer son paternel de mes propres mains. Après tout, il a déjà bien assez attendu pour la soirée, et si le trajet se passe pour la grande majorité dans un parfait silence, je finis par le rompre au moment de lui annoncer d’attendre dans la voiture. Ce n’est là que le temps pour moi d’aller parler à papa mais, je serai pas long, promis. Parce que de toute façon, tuer un homme ne me demandera pas beaucoup de temps.

La seule raison pour laquelle je me retiens de hurler le prénom du Beauregard à travers le garage désert, c’est parce que je sais que Noah m’entendrait autant qu’il reconnaîtrait le ton passablement agacé de ma voix. Et dire que j’ai confié mon propre fils à cet homme, lui qui n’est même pas capable de prendre soin de son propre enfant plus de dix jours d'affilée. “Ezra, je jure que t’as intérêt à être déjà mort sinon je m’occuperai de ton cas de mes propres mains.” Je marmonne pour moi-même, escaladant déjà les quelques marches menant jusqu’à son bureau dans lequel il ne doit sûrement pas faire grand chose - dans lequel, surtout, il ne se trouve toujours pas. Alors, peut-être que je finis effectivement par trouver les choses bizarres, suspicieuses même. Ezra a toujours été lâche, mais tout de même pas au point de fuir le pays. Il n’a jamais été un bon père, mais a toujours jusque-là pensé à récupérer son fils à l’école, ou au moins à lui dire quand prendre le bus. Ainsi, c’est avec un tout autre regard que je parcoure les allées du garage, m’attendant à rien bien plus qu’à tout. Et rien, c’est justement le surnom longtemps donné à l’homme gisant au sol, dans un coin bien trop reculé du bâtiment pour que je ne m’en sois aperçu au premier coup d'œil.

Ezra Beauregard en personne, dont la moitié du corps se veut happée par la voiture à laquelle il manque les roues, celle-là même qui semble avoir décidé de les remplacer par le brun, à en juger par le peu d’espace laissé entre son corps et l’amas de ferraille. Aucun, c’est précisément l’espace qui les sépare. Aucun, au point où je devine qu’il a sacrément merdé, assez pour que j’en vienne moi-même à le détester de s’être mis dans une telle situation autant que de me créer du souci alors que, déjà, je m’approche de lui rapidement. “Ezra stupide Beauregard, écoute moi bien.” J’annonce au moment de m’agenouiller à ses côtés, vérifiant qu’il n’est pas con au point d’avoir décidé de mourir sur le sol froid de cet endroit puant l’essence. Heureusement, son poux est faible mais bien présent, et personne n’osera donc m’accuser d’une tentative de meurtre ou Dieu sait quoi encore. “T’as intérêt à te réveiller, je te fais pas du bouche à bouche.” Je comble le silence moi-même, désormais, tentant de le faire revenir à lui en secouant doucement sa tête, non sans penser à lui asséner quelques légères gifles de temps à autre: ce n’est que pour son bien après tout. “Noah est dans la voiture, je lui dirai pas que papa a essayé de jouer au plus fort avec une voiture de d’une tonne et demie.” Il a pas intérêt de mourir, il a pas intérêt de s’être cogné la tête trop fort, il a pas intérêt d’avoir des séquelles. Il a pas intérêt de rien du tout, Ezra, surtout alors qu’il ne reste désormais plus que nous deux à Brisbane, maintenant.

La première chose que Ezra vint sentir, avant même d’entendre quoi que ce soit, ce fut cette sensation désagréable contre ses joues. Au début, il avait l’impression que c’était là que de simples picotements, des petits dérangements dont il pourrait faire fi pour continuer de dormir tranquillement. Cependant, cette gêne commençait à se faire de plus en plus présente, jouant avec sa patience qui, lorsque cela concernait son sommeil, était plutôt limité. Avec une lenteur de l’extrême, il vont secouer doucement sa tête, plissant les yeux, marmonnant vaguement quelque-chose - de ce qu’il avait l’impression, en tous cas. « Ezra stupide Beauregard, écoute moi bien. T’as intérêt à te réveiller, je te fais pas du bouche à bouche. » Il connaissait, cette voix. Cela faisait quelques semaines qu’il ne l’avait pas entendu - peut-être même un mois ou deux -, mais il la reconnaissait. Comme associée à de mauvais souvenirs, comme de ces sons auxquels ont vraiment échapper sans jamais réellement y parvenir. Auden était à ses côtés, à la façon il pouvait le percevoir de mieux en mieux au fil des secondes qui semblaient s’écouler. Et donc là question légitime qui s’en vient naturellement: pourquoi cet abruti de première  classe était-il à côté d’Ezra ? Il n’y avait aucun scénario prévu où ils se voyaient, et ils ne le faisaient de toutes façons que pour les urgences ou autres idioties de la vie de façon générale - mais jamais par pur plaisir. Ce n’était donc pas logique de venir entendre la voix d’Auden - à moins que ce soit un rêve dans un rêve qu’il soit en train de faire, perdu dans les méandres de son subconscient.

« Noah est dans la voiture, je lui dirai pas que papa a essayé de jouer au plus fort avec une voiture de d’une tonne et demie. » Si les premières paroles du Williams ne faisaient déjà pas beaucoup de sens, désormais c’était encore pire. Et Ezra aurait bien voulu lui dire lui-même sur le champ qu’il parlait comme un idiot, mais il n’arrivait pas à ouvrir ses yeux et un mal de crâne le lançait digne d’un casque de vélo. A peine arrivait-il présentement à venir respirer plus fort que la seconde d’avant, à venir plisser des yeux d’un demi millimètre, à venir percevoir les sons correctement autour de lui - ou plutôt, l’absence de son. C’était justement trop calme, et ce type de calme là ce n’entrait jamais bon signe. D’ordinaire, en se réveillant de n’importe quel endroit où il dormait, il entendait au moins la voix de Noah en fond, débitant mille paroles à la seconde. Il aurait au pire eu le bruit de la circulation, des Klaxons et de la rue animée s’il avait été chez lui - vivre en maison ne donnait apparemment pas l’opportunité de se débarrasser complètement des bruits ambiants. Mais là, il y avait comme un silence oppressant; et sans grande surprise il n’aimait pas vraiment ça.

Alors, dans un effort qui vint lui paraître titanesque, Ezra réussit par ouvrir ses yeux lentement, mais sûrement. La première chose qu’il vint apercevoir, après la lumière du plafond lui brûlant la rétine au passage, ce fut la tête de cet abruti d’Auden au dessus de lui. Était-ce le fait qu’il soit si proche de lui, qui lui filait un mal de crâne de la sorte. « Qu’est-ce que tu fous là ? » Toujours être aimable avec Auden, telle était la règle d’or - non. Surtout, toujours se méfier de la présence du Williams n’importe où il se trouvait - ça, c’était réel. Ce n’était jamais bon signe, de le voir dans les parages. Souvent, c’était même annonciateur de mauvaises nouvelles. « Qu’est-ce que tu fous chez moi d’ailleurs ? » Et pour de vrai, malgré la voix rocailleuse et asséchée, la question d’Ezra était sérieuse. Parce-qu’il n’avait aucun souvenir de l’endroit où il se trouvait, ni de ce qu’il s’était passé, et il se croyait tout bêtement allongé dans son lit - d’où le fait qu’il s’inquiète de voir Auden dans les parages; il n’avait pas sa place dans son lit, seule Lily occupait cette dernière ces temps-ci. « Tu rentres par effraction maintenant en plus ? » Et rien que de venir tenter de relever sa tête vint lancer des ondes de douleur dans le crâne d’Ezra. Il avait l’impression qu’une discothèque toute entière faisait la fête à l’intérieur, et qu’elle était uniquement composée de piverts.

Oh oui, bien sûr que mes doigts claquent contre ses joues uniquement pour le faire revenir à lui. Ou peut-être que d’accord, il y a aussi le fait que j’apprécie plus que de raison de pouvoir l’insulter de la sorte sous couvert que ce soit pour son bien, que ce soit une bonne idée et que, surtout, ce soit la seule chose à faire. Et tout ça, c’est au moins la vérité, parce que tout le plaisir que j’aurais pu tirer de cet instant se veut largement balayé par le souci que je me fais pour lui: non pas que sa mort me rendrait triste, mais bien que je me vois déjà anticiper toutes les conséquences qu’une telle chose aurait sur la vie d’un Noah qui a déjà bien assez subi ces dernières années. Il doit revenir à lui, parce que le gamin ne peut pas perdre son père à un si jeune âge, pas seulement quelques mois après avoir déjà perdu un oncle. Ezra n’a peut-être pas de personnalité, mais il pourrait au moins avoir la décence de ne pas se faire l’ombre de son ancien meilleur ami jusque dans la mort. Personne n’apprécie ce genre d’attention, soyons honnêtes.

Et pourtant, quand Blanche Neige finit par ouvrir les yeux sans même avoir eu besoin du moindre baiser de ma part, je m’immobilise de soulagement. Personne ne me soupçonnera donc de son meurtre, et c’est une assez bonne nouvelle pour qu’elle puisse être célébrée ; ça, et le fait qu’il survive tout court, oui, bien sûr. « Qu’est-ce que tu fous là ? » Il est le premier à me reprocher mon attitude, mais le premier aussi à la reproduire: il ne répond que par des attaques, que par des reproches. Pour une fois que je n’essaye que de lui venir en aide, putain de merde, cela me fait rapidement me souvenir de pourquoi je ne fais pas cet effort bien souvent: il n’en vaut pas la peine. Ezra et en faire l’effort. “Je te retourne la question.” Qu’est-ce qu’il fout sous une putain de voiture, cet espèce rare d’australien imbécile ? Il a peut-être des goûts particuliers, mais je n’arrive pas à croire que cela en fait partie. Même pour lui, ce serait bizarre et malvenu. J’attends des explications, j’espère peut-être au fond de moi qu’il va m’expliquer que tout ceci n’est qu’un tour de passe passe et une illusion d’optique. Pour son bien, je l’espère sincèrement ; et pour le mien aussi, parce que supporter un homme blessé et souffrant est affreusement horripilant. « Qu’est-ce que tu fous chez moi d’ailleurs ? » Espèce rare d’australien imbécile, voilà ce qu’il est naturellement. Mais dès lors qu’il s’agit d’ajouter un coup violent à l’arrière du crâne, tout devient bien pire encore. “On est au garage, Ezra.” Malgré toutes les insultes qui me viennent naturellement en tête, c’est une voix posée que j’impose, conscient qu’il ne fait pas exprès d’être stupide. Il est déboussolé, c’est évident, et pas seulement à cause de la tête qu’il tire mais bien aussi des paroles qu’il balbutie avec difficulté. Déjà, je crains de lui poser mes propres questions et, surtout, d’entendre des réponses qui ne me plaisent pas, au point où j’anticipe déjà et sors mon téléphone de la poche arrière de mon pantalon. « Tu rentres par effraction maintenant en plus ? » Il est sonné, mais pas au point de me prendre pour autre chose qu’une véritable menace, alors c’est sans doute un bon signe. L’australien tente de bouger la tête, peut-être pour se relever, mais puisqu’il revient rapidement à sa position initiale en grimaçant j’en conclue donc que son corps le rappelle à l’ordre. “T’as mal quelque part ?” Je demande d’un ton neutre, ne cherchant pour une fois pas son point faible pour frapper plus fort encore. Du bout des doigts, c’est le numéro des urgences que je compose, déjà prêt à appeler les pompiers en parallèle parce qu’il a décidé de faire son intéressant en se coinçant sous une voiture. Putain de Beauregard, sérieux. “Tu te souviens de quoi ? Et oui c’est un interrogatoire, tu m’insulteras plus tard, contente toi de répondre pour le moment.” On a pas vraiment le temps avec ces conneries là.

La désorientation était bien réelle, cependant Ezra ne pouvait s’en apercevoir car justement, il faisait partie de ce monde tourné sans dessus-dessous dans sa tête. Avec le coup qu’il avait reçu, ce n’était pas étonnant qu’il n’arrive pas à replacer l’endroit où il se tenait désormais, ni la raison pour laquelle Auden se trouvait à ses côtés - à aucun moment il ne voulait voir ce vaurien traîner dans ses pattes. « Je te retourne la question. » Bien sûr qu’il venait retourner la question, bien sûr qu’il venait douter de ses paroles. Auden n’avait jamais cru un seul mot que le Beauregard avait pu prononcer, ou même une seule action qu’il avait pu mener tout ce temps. Il s’était contenté de venir se moquer de lui et le rabaisser - ce n’était en rien étonnant que aujourd’hui ne soit en rien différent. Il n’avait rien à faire chez lui et il n’était sûrement pas invité à venir traîner dans le coin. De toutes les personnes sur cette terre, l’italien ne faisait pas partie de ceux que Ezra désirait voir en cet instant - et en aucun instant.  Il n’avait rien à faire chez lui, n’y était pas invité, et Dieu qu’il avait mal à la tête comme pas possible. « On est au garage, Ezra. » D’ordinaire, un petit rire serait venu s’échapper d’entre les lèvres du Beauregard. Il serait venu se foutre de l’autre devant son nez sans même s’en cacher, en lui disait qu’il avait perdu la tête et qu’un petit tour chez l’ophtalmologue ne serait pas une mauvaise idée. « On est chez moi et t’as rien à faire là. » Mais la réponse qu’il vint lui donner n’était en rien assurée, venait contenir un léger trémolo d’hésitation. Il se devait d’être chez lui de toutes façons, non ? Quelle autre raison pour que Auden se retrouve penché au dessus de lui alors qu’il était allongé ? Aucune autre, c’était ça la réponse.

Et il ne comptait pas le laisser se pavaner de la sorte, alors que Noah dormait dans une pièce voisine - il ne voulait pas que les deux en viennent à entrer en contact. Le problème étant que bouger devint quelque chose de presque impossible, lançant des vagues d’une douleur en rien sympathique alors qu’Ezra avait à peine bougé à tête. « T’as mal quelque part ? » - « Qu’est-ce que ça peut te foutre. » Mais rien que de prononcer cette phrase était une épreuve, et la réponse corporelle visuelle du Beauregard parlait à sa place. Ses sourcils étaient exagérément froncés, ses lèvres formaient un rictus déformant la partie basse de son visage - et si la douleur n’avait pas été telle, il aurait réussi à venir se relever sur ses coudes, ce qui n’était en rien possible. Et puis, malgré tout, il y avait quelque chose qui venait le déranger, n’ayant rien à voir avec son état physique qu’il ne savait pas en réalité inquiétant: la voix d’Auden. D’ordinaire, il prenait toute occasion, toute perche tendue pour l’insulter et le diminuer. Aujourd’hui, en s’attardant un instant, Ezra aurait presque décelé une certaine inquiétude dans le fond de son regard. « Tu te souviens de quoi ? Et oui c’est un interrogatoire, tu m’insulteras plus tard, contente toi de répondre pour le moment. » Il vint soupirer, il vint grogner. Qu’il pouvait être chiant malgré tout, même si toute la bonne intention du monde semblait être la seule chose l’abimant en cet instant. « Me souvenir de quoi ? De comment t’es arrivé chez moi ? J’en sais rien ça. » A parler si vite, si fort, il vint porter une de ses mains jusque son crâne pour appuyer dessus - ce qui était un miracle car il n’avait pas réussi à relever son cou pour regarder la scène autour de lui l’instant d’avant, et ce qui venait prouver que ses bras fonctionnaient surtout. « J’ai grave mal au crâne oui par contre. Mais je comprends pas pourquoi j’ai mal au crâne… » Il n’était pas du genre à se coucher avec un mal de crâne. Il aurait pris un cachet pour faire passer ça avant que cela ne vienne le réveiller - qui aurait cru que son mal de crâne prendrait forme humaine dans la transition, et surtout cette forme humaine là.

« Noah est là aussi ? » Parce-que si Auden chez lui n’était pas une chose normale, Noah cela l’était. Et puisqu’ils étaient revenus… Ils étaient revenus de l’école ensemble hier soir, non ? Il était allé le chercher, en sortant du garage, il était forcément allé le chercher à l’école après sa journée ce n’était pas possible autrement. « Noah est là aussi hein ? » La voix du Beauregard était désormais bien moins assurée, et le regard qu’il vint lever vers Auden n’était en rien énervé, simplement celui de quelqu’un perdu dans la situation et qui se rendait compte qu’il l’était. La confusion était toujours de mise mais désoleras, Ezra semblait intégrer son existence, prendre en compte sa présence. « Je me souviens pas être allé à l’école chercher Noah, Auden… » Et même s’il n’aimait en rien ça, il vint montrer sans se cacher à Auden que quelque-chose n’allait pas: en effet, pour répondre à sa dernière question, sa mémoire semblait lui faire défaut. « Je me souviens du garage, de venir faire un ou deux trucs avant de partir le rejoindre, et puis je suis passé par mon bureau, et… » Et sa respiration n’était désormais plus aussi calme, reflétant parfaitement ses pensées, et bordel il avait mal au crâne et ce n’était pas normal d’avoir mal comme ça, et pourquoi il n’arrivait pas à se relever comme il l’aurait voulu ? « C'est quoi ce bordel Auden ? » S’il était agressif envers lui désormais, c’était parce-que la panique prenait le dessus et non parce-qu’il désirait réellement l’être - une première.

« On est chez moi et t’as rien à faire là. » Et sur ce point là, nous sommes tous deux d’accord. Je n’ai rien à faire ici et n’ai aucune envie de m’y tenir, et c’est par sa faute et la sienne seulement que je me retrouve à lui faire la discussion pour qu’il reste conscient et un minimum alerte. J’aurais préféré être partout sauf ici, surtout alors qu’il ne me rend pas la tâche facile à toujours montrer crocs et griffes et ce peu importe la question que j’en viens à lui poser. Les efforts ne vont que dans un sens, et je n’ai en rien l’habitude d’être de ce côté-là du miroir. « Qu’est-ce que ça peut te foutre. » Ça m’fait que s’il me dit avoir mal à la tête, c’est là où je frapperai de nouveau de toutes mes forces pour lui donner une raison de se plaindre et de rester ainsi étendu sur le sol. Imbécile. Ça m’fout rien du tout, c’est pas pour ma conscience que je suis en train de jouer au héros, c’est simplement pour son gamin qui attend dans la voiture et à qui je ne risque pas de dire que son père a été lâche au point de ne pas continuer à se battre pour survivre en ce monde. Aujourd’hui Ezra se bat contre des moulins alors que je m’efforce de faire des efforts pour nous deux, ce qui ne saurait durer bien longtemps. Tout son corps hurlant en silence de douleur me pousse pourtant à continuer mes efforts, quand bien même je ne m’en vanterai jamais. Je ne dirai pas à personne que j’ai un jour œuvré pour le bien d’Ezra Beauregard, c’est certain.

Alors, je joue au bon samaritain, je tente de retenir les conseils appris dans des séries à la con, je tente aussi et surtout de ne pas céder à mon envie certaine de lui foutre mon poing à la gueule: il est déjà à terre, alors à quoi bon. « Me souvenir de quoi ? De comment t’es arrivé chez moi ? J’en sais rien ça. » Il gagne du temps, Ezra. Il gagne du temps parce qu’il ne sait pas quoi me répondre ; parce qu’il ne se souvient pas de comment il est arrivé ici, à défaut que savoir ce que je fais au garage ait la moindre importance pour un de nous. « J’ai grave mal au crâne oui par contre. Mais je comprends pas pourquoi j’ai mal au crâne… » Cette réponse me fait grimacer, quand bien même j’essaye de garder pour moi tout signe d’inquiétude ; non pour préserver mon ego, mais bien parce que je n’aurais pas la patience de gérer un Ezra paniqué. Je préférerais encore lui cogner le crâne contre le sol pour qu’il ait une nouvelle raison de se plaindre et, surtout, de retomber dans les pommes et me laisser en paix. A défaut de mettre mon (parfait) plan à exécution, j’en viens à composer le numéro des urgences bien malgré moi, devant me rendre compte de l’évidence: ce n’est pas une situation que je suis en mesure de gérer moi-même, peu importe à quel point j’aurais voulu en être capable. « Noah est là aussi ? » La sonnerie retentit, elle prend toute ma concentration. La question de l’australien est renvoyée dans un coin de mon cerveau dont l’entrée est marquée d’un ‘sans importance’. Elle change bien vite d’emplacement lorsque j’en viens à l’entendre une seconde fois, désormais avec un indéniable grain d’inquiétude grandissant dans sa voix. « Noah est là aussi hein ? » - “Il est dans la voiture. Il va bien, il - Oui je suis avec un homme qui s’est cogné la tête assez violemment, au garage Mécanor. Il est conscient, il parle, mais…” Mais c’est sérieux, mais c’est grave, mais ce ne sont pas des paroles que je peux avoir en face d’Ezra parce qu’elles ne le pousseraient qu’à s’inquiéter davantage encore dans un moment où je m’en serais largement gardé. Je ne peux pas m’occuper de ses blessures physiques s’il y ajoute un mental en perdition. « Je me souviens pas être allé à l’école chercher Noah, Auden… Je me souviens du garage, de venir faire un ou deux trucs avant de partir le rejoindre, et puis je suis passé par mon bureau, et… » Comblant un instant le téléphone de ma main pour garder notre discussion privée, j’ajoute quelques mots en hâte. “J’y suis allé, moi. Tout va bien.” Je ne cherche pas à mettre en avant le fait que je sois un meilleur père que lui ; pas cette fois. Cela n’a plus rien à voir avec ça depuis que je connais l’état qui est temporairement celui du Beauregard: s’il n’a pas été chercher son fils à l’école, ce n’est que parce qu’il ne le pouvait pas et absolument rien d’autre.

« C'est quoi ce bordel Auden ? »
“On va faire un tour à l’hôpital, c’est tout.”

Il sait ce que c’est que de s’y rendre, il connaît le chemin, il sait qui donne les mauvaises nouvelles et qui s’occupe des bonnes. Et peu importe que tout ait été fait pour son fils jusqu’à aujourd’hui ; dorénavant, c’est lui qui va prendre la tête d’affiche de toute l’opération. “Une ambulance arrive.” Je ne peux pas lui mentir et, surtout, je ne le veux pas. Il n’est pas un enfant et si son cerveau est encore trop embrouillé pour comprendre que la situation puisse être grave, alors je me permets de le lui dire avec une voix aussi douce que possible. “J’ai juste une dernière question… Est-ce que tu peux bouger les jambes ? Est-ce que tu sens tes jambes ?” Mâchoire serrée, je ne lâche pas son regard du mien, ne pouvant qu’appréhender la réponse à venir. “Et regarde moi quand je te parle.” Surtout, surtout, ne regarde pas la voiture qui écrase ton corps de tout son poids.

Ça avait mis un peu plus de temps que d’habitude en réalité, mais il en revenait toujours au même point qu’importe les circonstances: Ezra venait s’inquiéter pour son fils. S’il n’avait pu être à ses côtés pour ses premières années de vie - et Auden le premier ne se gênait jamais pour le lui rappeler -, Noah était depuis bien longtemps désormais sa préoccupation première. Il ferait toujours tout pour que le gamin soit à l’abris de toutes les misères du monde s’il le pouvait, et son inquiétude venait souvent se porter sur le petit garçon qui n’avait plus aucun trait de visage s’apparentant à un enfant désormais. Et ce qui l’inquiétait tant en cet instant, c’était qu’il n’avait aucun souvenir d’être aller chercher Noah à l’école. Il n’avait jamais failli à cette tâche, et il ne comptait pas commencer maintenant - seulement il était incapable de se rappeler s’il avait été apte à accomplir cette dernière comme il le voulait. Alors, là où d’ordinaire il ne se serait pas permis de faire ça, il laissa prendre sa voix le ton de l’inquiétude qui l’animait à l’intérieur. Tant pis s’il s’agissait d’Auden, ce n’était plus la chose la plus importante présentement. Ce dernier ne vint d’ailleurs pas lui répondre du premier coup,  il dut poser deux fois sa question afin d’obtenir une réponse. « Il est dans la voiture. Il va bien, il - Oui je suis avec un homme qui s’est cogné la tête assez violemment, au garage Mécanor. Il est conscient, il parle, mais… » Seule la première partie de la phrase était adressée à Ezra - mais de toutes façons, il n’écoutait déjà plus la voix d’Auden désormais. Il était trop concentré à tenter de se rappeler les événements de la veille au soir, où tout du moins ce qui lui semblait être la veille au soir.

Il en revenait toujours au même point: ses souvenirs n’existaient en réalité pas du tout et la panique commençait elle en revanche à se faire une place de choix au milieu de tout ça. Il était quasiment sûr de ne pas être allé chercher Noah à l’école, ou ne s’en rappelait pas, et ne savait donc par conséquent pas où son fils se trouvait, et à ses yeux ce n’était pas quelque-chose de tolérable et surtout c’était quelque-chose qui commençait à l’oppresser là, alors qu’il avait pas de réponse concrète à ses questions. « J’y suis allé, moi. Tout va bien. » Un instant, son regard vint croiser celui du Williams alors qu’il venait lui donner réponse a au moins une de ses questions - et pour la première fois depuis bien longtemps, il ne trouva aucun jugement au fond de son regard. Ezra n’était bien sûr pas en état de venir analyser cette information, ni même de comprendre que cela n’augurait rien de bon un comportement de ce type de la part d’Auden, mais une partie de son cerveau vint enregistrer l’information pour plus tard. Peut-être qu’il songerait à le remercier, à un moment, pour ne pas avoir été un total imbécile en cet instant. Où tout du moins, jusqu’à temps qu’il vienne prononcer sa phrase suivante. « On va faire un tour à l’hôpital, c’est tout. » Et si la panique n’était pas déjà bien présente dans la moindre fibre musculaire du Beauregard, c’était désormais chose faite. « Quoi ? Comment ça on va faire un tour l’hôpital ? » S’il y avait bien un seul endroit dans toute cette ville et sur toute cette planète que Ezra détestait plus que tous les autres, c’était l’hôpital. Il n’y mettait les pieds que lorsqu’il n’avait pas d’autre choix, et même si sa présence n’était pas nécessaire, il évitait l’endroit. La dernière fois qu’il s’y était rendu, d’ailleurs, c’était pour rendre visite à Auden après qu’il se soit fait tirer dessus comme un abruti. « Une ambulance arrive. » Secouant légèrement la tête afin de manifester sa désapprobation du plan que l’italien était en train de lui donner, Ezra regretta aussitôt son geste - Dieu, que de mal de crâne cesse sérieusement.

« J’ai juste une dernière question… Est-ce que tu peux bouger les jambes ? Est-ce que tu sens tes jambes ? » Que racontait-il, sérieusement ? Les sourcils du Beauregard froncés au dessus de ses azurs, il était à deux doigts de venir jeter un coup du côté de ses jambes justement, lorsqu’il vit dans le regard d’Auden avant même de l’entendre de sa bouche que ce n’était pas une bonne idée. « Et regarde moi quand je te parle. » Dans toute autre situation, Ezra ne se serait pas fait prier pour venir faire exactement le contraire de ce que lui demandait Auden - c’était toujours si simple de venir l’embêter. En revanche, aujourd’hui, alors que le frisson procuré par le regard du brun face à lui ne se fit sentir que jusque la taille et ne put - sut ? - aller plus loin, ce fut en déglutissant très difficilement qu’Ezra vint prononcer sa réponse. « Je… je crois pas. » Il aurait pu lui répondre qu’effectivement, ses jambes ne semblaient plus vouloir rester sous son commandement et qu’il ne sentait plus vraiment ces dernières au moment où ils parlaient. Mais venir avouer avec autant d’incertitude que c’était le cas lui permettait de ne pas affronter directement la réalité - son cerveau, bien que quelque peu ralenti et d’autant plus en ce moment avec les émotions contradictoires qui le traversaient, comprenait finalement parfaitement que les choses n’étaient pas réellement aussi sympathiques que Auden tentait de le faire croire. Alors, Ezra ne vint rien ajouter de plus, préparant ses raccrocher à l’idée que Noah allait bien et qu’il était hors de danger - et il avait surtout bien assez à faire avec l’angoisse qu’il ressentait actuellement pour en chercher la cause; il l’apprendrait bien trop rapidement.