Assis à la table un peu en retrait, je me balance doucement sur ma chaise, verre de vin en main alors que j'observe les gens qui se trouvent avec moi dans la salle. Toutes ces personnes, je ne les ai plus vu depuis que nous quitter le lycée, donc depuis plus de 12 ans. Je n'ai gardé contact qu'avec deux ou trois personnes, mais elles ne sont pas là et j'avoue que je me sens vraiment en marge de ces gens agglutinés les uns contre les autres. Quatre vingt dix pour cent d'entre eux sont mariés, ont des enfants et ont une carrière bien entamée. Et puis il y a moi, celle qui n'a qu'une belle carrière dans l'armée mais qui a 30 ans révolue est bien loin de tout ce que la société pourrait nous dicter. En temps normal, ça ne me dérange absolument pas, loin de là, mais aujourd'hui est un jour où je me dis que ma vie pourrait être tellement différente si je n'avais pas choisi cette voie professionnelle et, pire encore, si je n'étais pas  homosexuelle.

Dans un soupire, je secoue la tête et me penche en avant pour que la chaise retombe sur ses quatre jambes. Portant mon verre à mes lèvres je le fini d'une traite puis me lève et, avec un sourire d'excuse, je me fraye un chemin à travers les différents groupes de personnes afin de sortir de cette ambiance étouffante. Une fois dans le couloir, c'est en chancelant légèrement, l'alcool commençant à me procurer une certaine ivresse, que je me dirige vers l'endroit où, je me rappelle, se trouvaient les toilettes.

Toutefois, en passant à côté d'une salle de classe ouverte, je m'immobilise brusquement et fait machine arrière, le regard attiré par la silhouette installée au bureau.  « Kieran ?» soufflais-je, mes yeux s'écarquillant légèrement lorsque jeune homme relève la tête. Plus de dix ans que je ne l'ai pas vu et pourtant, il n'a pas changé. Sa façon de se pencher beaucoup trop en avant sur ses copies comme s'il cherchait à les protéger à tout prix afin que personne ne puisse copier sur lui, sa manie de bouger la bouche pendant qu'il lit en silence et de froncer légèrement le nez quand quelque chose lui échappe.  «Kieran Hasltink » reprenais-je d'une voix basse, comme si j'avais peur qu'il puisse m'entendre ou que quelqu'un puisse savoir qu'il est là, dans cette salle de classe alors que tous les autres sont à faire la fête à l'autre bout du couloir.  «Toujours aussi bosseur hein? Je vois qu'il y a bien des choses qui n'ont pas changées » c'est un sourire moqueur, et bien plus narquois que je ne le voudrais, qui s'affiche sur mon visage alors que je m'appuie contre le chambranle de la porte.

@LOUISA FLEMING & KIERAN HALSTEAD ⊹⊹⊹ I torture you, take my hand through the flames, I torture you, i'm a slave to your games. I'm just a sucker for pain.

(TOOWONG, ST ANTHONY'S SCHOOL).

« Kieran ? »

Pardon ? Je m’étonne de la vitesse à laquelle son cœur s’accélère quand il entend son prénom. Ou plutôt, quand il associe celui-ci à une voix qu’il n’a pas entendue depuis plus d’une dizaine d’années et qui, pourtant, est toujours gravée dans sa mémoire. Un seul détour par celle-ci me confirme ce que je présageais en vue des signes physiques (le cœur qui s’accélère, l’angoisse qui monte, la respiration qui se saccade déjà) : la voix n’appartient pas aux bons souvenirs, c’est même tout l’inverse. La machine se met en route, les images défilent, déclassifiées par obligation suite à cette rencontrée indésirée ; je prends soin d’analyser les données qui me sont présentées et d’identifier, moi-aussi, cette voix et, lorsqu’il relève les yeux par obligation, cette silhouette. Louisa Fleming. On n’aime pas Louisa Fleming, là-haut, c’est décidé d’un commun accord entre lui et moi. Quelques mauvais souvenirs me suffisent à me fier à l’intuition de Kieran ou, plutôt, une opinion bien arrêtée comme rarement il en a. « Kieran Halstink » C’est encore pire quand elle poursuit en utilisant ce surnom qu’il a détesté et qui est resté pendant des années. Louisa l’avait utilisé contre lui et beaucoup d’autres l’avaient repris ; au point où on s’étonnait parfois quand un « Halstead » était cité parmi les membres de la classe. Le malaise se poursuit et c’est un pincement qui lui serre désormais le cœur, alors qu’il donnerait tout pour reléguer cette période au passé. « C’est Halstead. » Ce n’est pas lui qui corrige la jeune femme, mais bien moi. Elle t’a peut-être manqué de respect par le passé, Kieran, quand je n’étais pas encore là pour tenter de te protéger, mais laisse-moi te dire que cette époque est révolue. Et même si je sais que tu vas t’y opposer, que tu tenteras de conserver cette figure neutre et sans jugements que tu as toujours été et que tu souhaites continuer d’être, je suis suffisamment bien placé pour savoir que là-haut, il y a beaucoup d’autres choses que tu imagines être ; et franc en fait partie. « Toujours aussi bosseur hein? Je vois qu'il y a bien des choses qui n'ont pas changées » Oh, à qui le dis-tu, Louisa ? Il prête plus intérêt à la jeune femme. Elle n’a pas beaucoup changé, dans le fond. Elle est toujours aussi grande et impressionnante, pour ne pas dire intimidante. Elle a toujours le même effet sur lui alors qu’il se recroqueville comme pour s’enfermer dans sa bulle en espérant que cela puisse la convaincre de faire demi-tour. Mais elle reste là, elle s’accoude contre la porte et lui reste muet, incapable de savoir quoi dire face à ce fantôme du passé qu’il n’avait aucune intention de côtoyer à nouveau. Oh, il le savait qu’il y avait une réunion d’anciens élèves entre les murs de cette école, mais il ne comptait pas se joindre à la fête. Il a même fait de son mieux pour être oublié, y compris physiquement : son bureau est plongé dans le noir et lorsqu’il a dû se rendre dans la salle des profs tout à l’heure, il a fait de son mieux pour être invisible. Ça a marché, personne ne l’a remarqué, pas même quand il est passé près de leur petite fête. Personne ne l’a jamais remarqué, de toute évidence, à l’exception de Louisa. Et il aurait préféré qu’elle ne le remarque jamais. « Ne t’absente pas trop longtemps, tu vas manquer à tes amis. » Tu sais, ceux que tu avais quand moi j’avais personne. Et il n’a toujours personne, Kieran, comme il le contraste douloureusement. Alors que Louisa, elle... elle pue la réussite. Et il la déteste toujours autant.

Lorsque Halstead me reprend sur la prononciation de son nom de famille, j'avoue être troublée pendant un moment. Ce surnom a été utilisé une fois et lui collait, depuis, à la peau, si bien que nous étions beaucoup à avoir très rapidement remplacer l'original. En y réfléchissant bien, je crois même que c'était moi qui était à l'origine de ce changement négatif ! Mais soit. En vrai, ce qui m'importe plus c'est le ton utilisé, aujourd'hui, par le trentenaire. Sec et froid, son nom de famille claque dans l'air tel un fouet, me clouant sur place et ravivant bien trop de souvenirs que je m'étais forcé de cacher au plus profond de ma mémoire.

Dans le fond, je ne le comprend que trop bien : lui et moi n'avons jamais été amis. C'est même un doux euphémisme que de le dire de cette manière tant je m'étais pris un malin plaisir à l'emmerder tous les jours lorsque nous étions jeunes et cons. Ce qui a commencé par de petites piques de temps en temps, s'est rapidement transformer en blague que seules mon groupe et moi trouvions marrant. Comme la fois où nous avons inviter Kieran a se joindre à nous pour une fête, que nous lui avons donner une fausse adresse et qu'il s'est retrouvé en pleine nuit devant un hôtel désaffecté dans lequel nous l'avons enfermé avant de partir. Il n'est plus revenu pendant plusieurs jours si bien que nous pensions qu'il était littéralement mort de peur et j'étais sur le point d'avoir des remords lorsqu'un jour il est revenu comme si de rien n'étais.

Je ferme un instant les yeux lorsqu'il reprend que je ne devrais pas m'absenter trop longtemps car je manquerais à mes amis.  « Les gens là ?» demandais-je en relevant mon regard sur le jeune homme, désignant le couloir derrière moi avec mon pouce  « On n'a pas la même définition d'amitié alors» en même temps t'as jamais fait en sorte qu'il n'en ait me dit ma conscience que je décide, encore une fois, d'ignorer alors que je me pousse du chambranle de la porte pour m'avancer dans la salle. Les mains liées derrière mon dos, j'observe les murs et les décorations, tout en me dirigeant vers Kieran qui n'a pas bougé d'un pouce  «Pourquoi t'es pas à la fête toi ? » question conne et rhétorique  «Tu fais quoi, seul, ici dans cette salle ? » que je demande bien que je pense connaître la réponse. M'immobilisant, je me plante devant le brun et l'observe avec une certaine douceur dans le regard.

Si j’aide Kieran à reprendre Louisa sur son nom de famille, son naturel revient vite au galop ; et dans le fond, il ne lui en veut même pas tant que ça. Ce n’est pas qu’il apprécie le fait qu’elle le renvoie à des souvenirs aussi douloureux (je sens pertinemment que ça le fait souffrir, merci Louisa), c’est qu’il ne lui a pas donné l’occasion de se souvenir de son nom. Ce n’est pas comme s’il était un illustrateur accompli, comme si son travail faisait la une des journaux ou qu’il était le prochain grand artiste à suivre, au contraire. Il est là où il en était il y a dix ans, il n’a jamais avancé et personne n’a aucune foutue idée de qui est Kieran Halstead, tout comme personne ne le savait déjà lorsqu’il était au lycée. Il y a des choses qui ne changent pas et il ne peut pas espérer que Louisa l’identifie correctement puisqu’il n’est personne. Et c’est très exactement cette façon de penser qui m’exaspère et que j’ai l’impression que nous n’arriverons jamais à faire évoluer ; ce manque de considération et, surtout, d’amour pour lui-même, cette capacité à considérer qu’il reste le seul fautif de toutes les situations ; si Louisa l’a appelé Halstink, c’est parce qu’il n’a rien fait de sa vie et non parce qu’elle n’a jamais mesuré la gravité de ses actes – ce serait peut-être le moment, après autant d’années. Est-ce qu'elle a pensé à lui, parfois, au cours des années, comme lui a souvent pensé à elle ? Elle et ses sbires occupaient une grande partie de ses pensées quand il était au lycée. Il s'inquiétait sur la manière dont ils allaient l'accueillir le matin, sur ce qu'ils prévoyaient pour lui à chaque nouveau jour. Est-ce qu'il allait être humilié ou seulement enfermé quelque part ? Est-ce qu'il allait réussir à contenir ses larmes ? Dans ces moments-là, deux choses l'aident à tenir. La première, pas bien glorieuse, consistait à jouer des scénarios dans sa tête où il serait victorieux de leurs humiliations. Il ne leur voulait pas du mal, pourtant. Mais parfois... juste parfois, il imaginait les réduire en poussières. Il se voyait avec la rage d'un Patrick Bateman et l'ingéniosité d'un Jack L’Éventreur pour s'en sortir ; à la différence qu’il aurait fait disparaître les corps, lui. Bercé par des plans vus dans les séries télévisées, il ne se voyait pas pour autant acheter des litres d’acide ; si la solution est diablement efficace, elle est aussi bien peu discrète. Les enterrer dans une forêt à l’abri des regards lui semble tout aussi difficile, en plus d’être trop d’honneur. Non, lui, ce qu’il aurait voulu, c’est de les jeter aux cochons – ils sont réputés pour tout manger, ils auraient bien dévorés des pourritures pareilles, n’est-ce pas ? Il ne serait resté aucune trace, aucune preuve du méfait et ils auraient définitivement disparus de la surface de la terre, le tout en faisant, en un sens, un dernier (premier) acte de bonté en servant enfin à quelque chose à l’égard de ces cochons affamés et reconnaissants d’un festin pareil. Personne n’aurait pas imaginé ce qu’il s’était joué dans ce parc à porcs ; pas plus qu’on aurait pu le soupçonner. Louisa et les siens se seraient simplement évaporés et l’ironie de savoir qu’ils pourraient se retrouver, indirectement, dans l’estomac d’autres gens qu’ils écrasaient avait un goût de revanche aussi ignoble qu’amusant. Mais Kieran regrettait ensuite bien vite ses pensées et se cantonnait à la seconde façon de tenir le coup ; il se disait que des gens comme eux ne deviendraient rien, parce que les méchants ne sont pas supposés gagner. Aujourd’hui, pourtant, il a semblant de réponse à cette deuxième option en étant face à Lou : elle est toujours aussi indolente et si de ce côté-là le temps n’a pas non plus fait grand-chose pour elle, la réussite qu’il a pu lui découvrir à travers les réseaux sociaux démontrent qu’il a eu tout faux, Kieran. Les gens méchants réussissent et les autres comme lui continuent de s’écraser. Et ça fait mal, n’est-ce pas, Kieran ? De voir que ceux qui ne méritent pas ont pourtant tout réussi ?

Il ne sait pas ce qu’elle veut et je ne le sais pas plus ; j’imagine qu’elle vient admirer la non-réussite du dessinateur ou peut-être l’inviter à son prochain dîner de con pour qu’il soit l’invité d’honneur, ça lui ressemblerait bien, non ? Kieran s’agace à imaginer les scénarios qui la poussent à s’arrêter-là aujourd’hui, alors qu’il ne désire qu’une chose : qu’elle poursuive son chemin sans plus jamais se soucier de lui. Il se permet une réflexion pour qu’elle décide de faire demi-tour et tu ne peux pas me mentir, Halstead, c’est libérateur, non ? Nous sommes encore loin des vérités que je voudrais que tu lui adresses, mais c’est un bon début de lui faire comprendre qu’elle n’est pas la bienvenue ici, alors que quelques mois plus tôt, tu aurais encore accepté sa présence sans broncher peu importe si elle est désagréable. Tout n’est pas perdu, peut-être, tiens. « Les gens là ? » Oui, les gens-là, la bande avec qui tu traînais, j’imagine qu’entre connards, vous avez encore suffisamment de points communs pour être toujours potes ? Outch. Si seulement t’avais pu lui la balancer, celle-là, ça lui aurait pas fait de mal, si tu veux mon avis. « On n'a pas la même définition d'amitié alors. » Elle est bien bonne celle-là. C’est l’hôpital qui se fout de la charité et même si je sais que tu n’aimes pas quand je te pousse un peu trop hors de tes limites, Kieran, si tu ne le fais pas, c’est moi qui vais me la faire, je te le dis. « Faut croire, oui. » Je n’arrive pas à déterminer s’il s’agit de passif-agressif ou s’il est seulement passif ; j’aime croire que c’est le premier, même si je connais suffisamment Kieran pour savoir que le second fait partie de lui. Il use d’un ton qui n’est pas aussi froid qu’il le voudrait, mais néanmoins bien plus neutre que ce qu’il offre d’ordinaire ; ça devrait lui suffire à comprendre qu’elle doit faire demi-tour, n’est-ce pas ? Et pourtant, elle fait un pas de plus, s’immisce dans son espace et Kieran se pince la lèvre alors qu’il est dans une position inconfortable. Elle le rend mal à l’aise, autant qu’elle le faisait déjà à l’époque et le jeune homme ne cache pas sa gêne alors qu’il n’ose pas vraiment soutenir son regard, attendant – par habitude – le moment où elle va frapper avec ses mots blessants et humiliants. « Pourquoi t'es pas à la fête toi ? » Et je ris, du culot qu’elle a de poser cette question. « Ça m’intéresse pas. » C’est la raison qu’il lui offre, mais en réalité, je sais que la réponse est bien différente, n’est-ce pas, Kieran ? Tu voudrais lui dire que tu n’as rien à faire là-bas parce que tu ne gardes pas un bon souvenir de ton lycée, des autres élèves et encore moins d’elle. Tu voudrais lui dire que tu n’as rien pour te vanter aujourd’hui et que tu n’as pas vraiment envie de subir la réussite des autres. Tu voudrais souligner qu’à défaut d’avoir fait la paix avec toi-même, tu aimerais autant ne pas accentuer les plaies. Et surtout... « Et puis, personne se souvient de moi. » Personne ne sait qui je suis, personne n’a jamais eu le moindre intérêt pour moi, je suis un bon à rien qui n’a manqué à personne durant toutes ces années et qui ne manquera certainement à personne dans le futur. Je le coupe dans ses pensées alors qu’il glisse à nouveau sur un terrain qui me déplait ; et bien que je ne la remercierai pas, Louisa l’oblige à reporter ses pensées sur elle. « Tu fais quoi, seul, ici dans cette salle ? » Et même s’il ne le voulait pas, je l’oblige à relever les yeux pour croiser son regard. Je suis désolé, Kieran, mais tu ne me laisses pas le choix. Les pensées suicidaires qui t’amènent vers sur ce chemin me désolent et si je dois les remplacer par d’autres, plus désagréables, je le ferai, que tu le veuilles ou non. « C’est ma classe. » Il annonce, attendant déjà le moment où elle se moquera de lui en soulignant qu’il adore tellement cet endroit qu’il n’a pas été foutu de le quitter contrairement à elle, contrairement aux autres. « Je suis prof, je travaille ici. » Il répond alors qu’il baisse rapidement le regard. Ça n’aura pas tenu longtemps, mais ce n’est pas grave – il a vu que la lueur dans ses yeux a changé, ce n’est pas la même qu’il a connu des années plus tôt et ça suffit pour que ce soit à ça qu’il pense, désormais. Il travaille, Louisa, tu as compris ? Et il travaille bien mieux si tu n’es pas dans ses pattes.

@Louisa Fleming

Je ne pensais sincèrement pas revoir Kieran. Ni ici, ni autre part. Je ne pensais pas croiser à nouveau son chemin à moment de notre vie, et pourtant nous sommes là, l'un en face de l'autre dans cet endroit qui n'est pas synonyme de bons souvenirs pour tous les deux. Combien de fois, lors de notre adolescence, ne suis-je pas entrer ici le matin et ais-je déversé le contenu du sac du jeune homme sur le sol sous les rires des camarades ? Combien de fois n'ai-je pas déchirer la feuille sur lequel il gribouillait des dessins ? C'est un sentiment étrange qui me prend aux tripes lorsque je repense à tout ce que je lui ai fais subir il y a de cela des années, mais je ne fais rien remarquer et je continue d'avancer tranquillement vers le jeune homme.

Celui-ci se rétracte à chaque pas que je fais en avant et son ton est toujours aussi peu assuré lorsqu'il me dit que la fête de l'intéresse pas et que de toute manière personne ne se souvient de lui. Oh, tu te trompes, mon petit Kieran, une victime telle que tu nous a été présenté ça ne s'oublie pas si facilement ai-je subitement envie de dire, mais c'est un simple sourire presque compatissant qui s'affiche sur mes lèvres  «Tu ne crois pas si bien dire » dis-je doucement en haussant les épaules  « Tu étais un des principaux sujets de conversations» dis-je avec un sourire qui devient en plus en plus narquois. Bon dieu Kieran, ta confiance en toi ne s'est donc vraiment amélioré durant toutes ces années ? Je pourrais me montrer plus conciliante et moins piquante, mais ...Chasser le naturel, il revient au galop comme on dit.

Le jeune homme fini toutefois par me dire qu'il travail ici et j'arque un sourcil  « Ah ouais, cool » répondais-je comme si j'étais réellement intéressée (alors qu'en vrai je m'en fou un peu ce qu'il fait de sa vie)  « T'es prof de quoi ?» demandais-je en m'appuyant sur le bureau  « Art plastique ?» ou est-ce que tu donnes des cours d'apnée à tes élèves pour qu'ils arrivent à survivre dans la cuvette des toilettes sans dommages cérébraux? reprends la petite voix de la Louisa du lycée  « Ou est-ce que t'as fini par te lasser de tes gribouillages ?» demandais-je en me penchant un peu en avant, voyant si je ne peux pas lancer un coup d’œil sur la feuille en face du jeune homme

Kieran en est persuadé ; personne ne se souvient de lui. Il faut dire que, durant toute sa scolarité – et sa vie en générale –, il a fait de son mieux pour s’effacer, pour atteindre une certaine invisibilité qui était supposée lui offrir la sécurité et la tranquillité. Et si cela a parfois fonctionné, ça n’a pas toujours été le cas, comme il le constate aujourd’hui en se retrouvant face à Louisa. Repenser aux moqueries que cette dernière lui offrait quotidiennement a donc un goût amer pour le jeune homme, qui n’avait pas imaginé que leurs chemins se recroiseraient. Après tout, les réseaux sociaux lui ont confirmé qu’elle vivait une vie pleine de succès – contrairement à lui – et qu’en ce sens, rien ne les prédestinait à se retrouver. Néanmoins, n’oublions pas le sens de l’humour douteux du karma qui tend à mettre le jeune homme dans des situations toujours plus susceptibles de lui causer un certain mal-être. Halstead constate rapidement que le karma n’est pas le seul doté d’un humour douteux, son ancien bourreau aussi, alors qu’elle lui confirme qu’il était un des principaux sujets de conversations. Ah bon ? Louisa affiche même un sourire qui crispe les muscles du jeune homme, incapable de déterminer comment il doit interpréter cette moue. Serait-elle en train de se moquer de lui, une fois encore ? Tente-t-elle de s’accrocher au bon vieux temps par simple plaisir sadique, sans prendre en compte le ressenti du jeune homme ? Et pourquoi est-ce qu’elle le ferait aujourd’hui, elle qui ne l’a jamais vraiment fait par le passé ? À toutes ces questions, Kieran ne trouve aucune réponse, raison pour laquelle il se contente de baisser la tête et de demeurer, dans un premier temps, silencieux. De toute manière, ce n’est pas comme si Louisa n’était pas habituée à cette façon qu’il a de sceller ses lèvres dès qu’il est malmené, triste, ou simplement perdu. Kieran, à cet instant, ressent les trois à la fois ; et c’est Louisa qui faut féliciter pour cet exploit. Il se passe quoi, dans ta tête, Lou, quand tu écrases les autres ainsi ? « Et j’aurais préféré que ce ne soit pas le cas, si tu veux tout savoir. » Relevant la tête pour croiser brièvement son regard, le jeune homme reste impassible, s’opposant au sourire qu’elle affiche de son côté. À ses yeux, hors de question de lui donner la moindre satisfaction. Ne pouvant pas se défendre par le passé, n’étant pas beaucoup plus à l’aise de le faire aujourd’hui, il s’agit de son seul moyen de défense, bien qu’il soit pauvre.

Heureusement pour elle, dans un sens, sans quoi il n’aurait eu aucune honte à la jeter dehors. « Ah ouais, cool » Louisa répond, mais ne semble pas intéressée alors qu’il n’arrive plus à se concentrer avec la jeune femme qui lui tourne autour comme le vautour qu’elle était déjà dans ses souvenirs. Soupirant légèrement, il finit par relever la tête pour lui répondre. « T’es pas obligée, tu sais. » Elle s’appuie sur le bureau et il recule légèrement sa chaise d’un coup de pied. Affichant un sourire forcé de manière à la convaincre du bienfondé de ses paroles, il poursuit. « De faire semblant que ça t’intéresse. » Kieran s’est intéressé à sa vie, oui, à travers les réseaux sociaux. Il ne sait pas vraiment pourquoi, probablement pour se faire du mal et continuer cette flagellation qui consiste à penser que les autres réussissent mieux que lui. Et le pire dans tout ça, c’est qu’il avait raison. Reste néanmoins le fait qu’elle n’a pas à faire comme lui, principalement parce qu’elle ne s’était jamais intéressée à lui jusqu’ici, sauf pour lui faire du mal. Alors, c’est ça, hein, elle veut continuer à lui en faire ? « Non, pas vraiment, comme tu peux le voir. » Halstead rétorque à sa question, qu’il perçoit comme moqueuse, tandis qu’elle jette un coup d’œil à la feuille devant lui. À tout moment, il s’attend à ce qu’elle la déchire – comme au bon vieux temps, hm. Louisa en avait fait une de ses moqueries principales, accentuant le fait que son talent artistique n’en était pas un, en réalité, ou uniquement dans sa tête. Ses paroles avaient été tellement accentuées au fil des mois qu’il avait fini par y croire ; il y croit encore. « T’as vu juste, je suis prof d’arts visuels. Et c’est le moment où tu vas déchirer ma feuille, pas vrai ? » Aussitôt échappés d’entre ses lèvres, les mots sont regrettés de son côté. Du mien, ce n’est pas le cas, oh que non. Kieran, c’est ainsi que tu dois lui parler. Il est hors de question de continuer à lui faire croire que son comportement n’a jamais été problématique, alors qu’il l’a été sur toute la durée de votre scolarité. Et il serait peut-être temps qu’elle le comprenne.

@Louisa Fleming

Je dois avouer que ça me fait vraiment bizarre de voir la meilleure victime du monde assis là, à ce bureau dans une salle de classe, tout en me disant que la dernière fois que nous étions ainsi face à face, nous nous étions juré de ne plus jamais nous voir. Et au final, nous avons tenu cette promesse pendant plusieurs années et jusqu'à présent nos chemins ne se sont, plus jamais, croisé. Toujours est-il qu'en le retrouvant là, aujourd'hui, je me rends compte qu'au final, la vie a semblé lui sourire. Et malgré tout, ça me fait quand même plaisir de le voir épanoui. Ou n'est-ce qu'une impression ? Je n'en sais rien, je n'ai jamais été la meilleure pour juger le bonheur des gens.

M'approchant du bureau, j'engage la conversation avec un Kieran qui est clairement sur la défensive alors que je me rend compte que je suis bien loin d'être la jeune femme compréhensive que je pensais être devenue. Mais peu importe. Me penchant en avant, j'attrape le carnet de dessins du jeune homme tout en lui demandant s'il est devenu prof d'art plastique. Sur un ton qui se veut le plus assuré, possible, il me répond que non, il est prof d'art visuel « Ouais, c'est pareil» balayais-je ses paroles du revers de la main alors que je lève aussi les yeux au ciel.

C'est là que l'anxiété de Kieran refait surface lorsqu'il me demande si c'est le moment où je déchire sa feuille «Mais pour qui tu me prends, Halstead ? » Demandais-je en reposant le bout de papier devant lui « Tu sais, ce temps-là, il est fini» assurais-je en me redressant « Je ne suis pas venu ici pour te faire subir tout ce que je t'ai fait subir pendant toutes ces années. Mais pour ...» Je me tais un instant, le temps pour moi de mettre mes pensées en ordre « ... Pour m'excuser» croisant les bras devant moi, je pince les lèvres puis soupire doucement « Je sais bien que peu importe ce que je dirais, aucune parole n'aura l'impact escompté, mais …. voilà, pour ce que ça vaut... Je suis désolée» pour tout ce que je t'ai dit, tout ce que j'ai fait, de ne pas avoir su m'arrêter quand tu me suppliais de le faire, de ne pas avoir su m'arrêter à temps pour préserver ta santé physique et morale.

Ça fait quinze ans, Kieran. C’est ce qu’il se répète dans sa tête quand tous les muscles de son corps se contractent alors que Louisa prend possession de son carnet à dessins. Un geste qui paraît anodin d’un point de vue extérieur, qui prend un tout autre sens de celui de Kieran qui attend avec nervosité qu’elle le détruise comme elle en avait l’habitude par le passé. Ça fait quinze ans. Les gens changent, évoluent, peut-être que cette fois-ci elle est véritablement intéressée par ses croquis et qu’à défaut de s’en débarrasser, elle se contentera de les juger silencieusement avant de reposer le carnet, intact, à ses côtés. Ça fait quinze ans. Oui, ça fait quinze ans, mais ta crainte est légitime, Kieran, en prenant en compte les premiers mots qu’elle t’a adressés, ce surnom qui t’a collé à la peau pendant des années – et dont, visiblement, tu n’es pas encore débarrassé. Ce n’est que la continuité de l’attitude de Louisa depuis qu’ils sont à nouveau réunis qu’elle se moque de cette bulle dans laquelle il s’est réfugié depuis son enfance. Sa passion pour l’art n’est pas née au lycée parce qu’il était harcelé par plusieurs de ses camarades et qu’il se sentait seul au point de créer toute une vie dans laquelle s’échapper, non, de ce côté-là Louisa ne pourra jamais prendre l’entier du mérite puisque ce sont bien ses propres parents qui l’ont poussé à cela. Louisa n’a fait que renforcer ce besoin de s’échapper – et encore aujourd’hui, il donnerait tout pour lui échapper, bien loin de l’adulte affirmé qu’il est supposé être devenu et qui devrait pouvoir lui tenir tête. « Ouais, c'est pareil. » Elle lève les yeux au ciel et lui ne sent que son rythme cardiaque s’accélérer. C’est stupide, pourtant, ça fait quinze ans. Elle ne devrait plus avoir autant d’emprise sur lui, il ne devrait surtout pas lui laisser en avoir, parce qu’il aurait dû s’affirmer avec les années. Mais Louisa n’a pas été la dernière à se jouer de lui, à l’enfoncer plus bas que terre, elle fait partie d’un tout qui existait déjà avant son arrivée dans sa vie et qui n’a pas disparu avec elle le temps où elle en est sortie.

« Mais pour qui tu me prends, Halstead ? » Elle repose le carnet à ses côtés et il n’est pas rassuré, le jeune homme, face au ton qu’elle emploie. De toute façon, il a eu la preuve qu’elle faisait tout aussi mal avec ses mots qu’avec les coups que certains de ses sbires avaient pu lui porter par le passé. « Pour toi. » Je l’oblige à répondre plutôt qu’à se complaire dans sa position de faiblesse ; il ne la prend pour personne d’autre que pour elle-même, pour cette fille qui n’avait aucune peine à l’humilier et qui y prenait même du plaisir. « Tu sais, ce temps-là, il est fini. » Il ose relever la tête pour croiser son regard, ses sourcils qui se froncent automatiquement et traduisent de son scepticisme. « C’est pour ça que tu m’as appelé Halstink ? » Si c’est fini, pourquoi est-ce qu’elle n’est pas capable de renoncer à ce surnom ? Oh, et l’automatisme n’est pas une excuse ; au contraire, elle aurait dû prendre soin de se corriger. « Je ne suis pas venu ici pour te faire subir tout ce que je t'ai fait subir pendant toutes ces années. Mais pour ...» Pour quoi ? Pour se féliciter ? Pour se vanter encore un peu plus ? Pour apprécier les dégâts qui sont encore visibles, quinze ans après ? « ... Pour m'excuser. » Et pour une fois, je n’ai pas besoin de souligner à quel point c’est trop facile, Halstead, et que tu ne devrais pas l’écouter : tu ne le fais pas, tu refuses de le faire. « Je sais bien que peu importe ce que je dirais, aucune parole n'aura l'impact escompté, mais …. voilà, pour ce que ça vaut... Je suis désolée. » Et je sais à quel point il a rêvé de ce moment. À quel point il a souhaité qu’elle et les autres fassent amende honorable, s’excusent et, à défaut d’arriver à le faire, s’expliquent quant à ce qui les a motivé à faire de lui leur victime favorite, au point où il subissait de vraie crise d’angoisse dès qu’il devait mettre un pied ici, qu’il en venait à souhaiter être viré ou à échouer (et il a, quelques temps, suivi cette stratégie avant de comprendre que ceci menaçait son placement en famille d’accueil) pour ne plus avoir à se confronter à ces insultes et humiliations qui étaient devenues son quotidien. Il les avait souhaitées, ces excuses, mais aujourd’hui qu’elles sont formulées, il se rend compte que... ça ne lui fait rien. Pas parce qu’il ne veut pas les accepter aussi facilement, mais parce que ça ne soulage pas ce poids qu’il ressent toujours en présence de Louisa. « Tu te sens mieux ? » Il lui demande, finissant par se lever pour au moins attester de son seul avantage, celui de sa taille. Ça fait quinze ans, mais il a surtout quinze centimètres de plus qu’elle, et si sa silhouette ne s’est pas beaucoup musclée, il a au moins le plaisir de guetter de haut ceux qui le faisaient avec tant de plaisir autrefois. « J’espère que oui, parce que c’est pas mon cas. Mais ça fera au moins une conscience de soulagée. » Tant mieux pour toi. « Sérieusement Louisa, je crois que c’est encore pire que tu viennes me balancer des excuses maintenant. » Des excuses qu’il n’est même pas certain de croire, à vrai dire. « Ça rouvre juste tout ça et ça m’aide pas à comprendre, merci du cadeau. » Il soupire, un peu hésitant. Elle s’attendait à quoi, au juste ? À ce qu’il la félicite, qu’il lui montre sa gratitude, la remercie ? Elle l’aura, son merci, dans ce cas, mais pas comme elle le voulait.

@Louisa Fleming

Je me retiens de soupirer en secouant la tête lorsque Kieran me demande pourquoi je n'ai pas utilisé son prénom pour l'interpeller, mais le surnom qui lui colle à la peau. À vrai dire, je n'ai aucune réponse à lui fournir tant je ne sais même pas moi-même pourquoi j'ai dit 'Halstink' et non « Halstead' ou, tout simplement, 'Kieran'. Force de l'habitude peut-être ? Parce que pendant des années, je l'ai appelé ainsi si bien que pour moi, c'est devenu son prénom officiel ? Aucune idée, tout ce que je sais, c'est que le jeune homme change de tout au tout lorsque je me décide enfin à faire ce que j'aurais dû faire depuis des années : m'excuser.

Évidemment, je ne m'attendais pas à ce qu'il accepte aussi facilement. En vrai, j'aurais été beaucoup plus choqué qu'il me dise un « ok, appologies accepted, lets move one together » que le fait qu'il ose enfin porter ses couilles comme le grand homme qu'il est maintenant. Et grand, il l'est réellement, littéralement. Se levant de son bureau qu'il contourne, j'avoue avoir un petit mouvement de recul lorsque je suis obligé de lever le regard pour pouvoir l'observer. Dans mes souvenirs, il n'était pas aussi grand ! À moins qu'il ne fît croire être petit que parce qu'il se tassait face à nos insultes ? Sans aucun doute. Dans tous les cas, lorsqu'il ouvre la bouche, son ton est tout sauf apeurer ou anxieux. Au contraire, il semble, tout à coup, avoir pris une grosse bouffée de confiance en lui-même et me le fait bien comprendre alors qu'il me demande si je vais mieux.

Fronçant légèrement les sourcils, j'incline la tête sur le côté, mais continue de soutenir son regard alors qu'il continue en me faisant comprendre que c'était la pire erreur du monde que d'être venu ici et de m'excuser, car cela ne fait, d'après lui, que rouvrir les blessures qui ont mit tellement de temps à se refermer et que ça ne l'aide pas à comprendre.

« Il n'y a rien à comprendre Kieran » dis-je en me redressant légèrement, reprenant contenance « Absolument rien. Et absolument rien n'excuse mes agissements» alors que j'étais tenté de me reculer à nouveau, je campe ma position sans détourner mon regard ni même ciller « Je l'ai compris bien trop tard à quel point tu as pu en souffrir. » reprenais-je « Et même si ça ne change rien à toutes ces années d'enfers, je m'excuse quand même » mon regard s’adoucit avant que je ne hausse les épaules « Tu en fais ce que tu veux de ces excuses, mais elles sont là, posées devant toi. A toi de voir ce que tu veux en faire : les accepter pour pouvoir VRAIMENT aller de l'avant ou rester figer dans ton passé pour l'éternité » Toi seul tiens les rênes de ce cheval qui commence à s'emballer. Que feras-tu, Kieran Halstead ? Est-ce que tu tires dessus pour l'arrêter ? Ou est-ce que tu le laisse te trimballer au risque de chuter encore plus gravement que tu ne l'as déjà fait ?

Si d’ordinaire Kieran n’aurait jamais osé se poser de questions après qu’on lui ait présenté des excuses, parce qu’il aime croire en la bonté des autres, parce que c’est dans sa nature de ne jamais entrer en conflit, sa neutralité est mise à mal face à Louisa. Parce qu’il a côtoyé de très près son manque d’empathie et son sadisme ; et malgré cela, si je n’avais pas donné l’impulsion nécessaire pour qu’il souligne que ses intentions auraient pu être sincères si elle avait mesuré ses mots en l’interrompant de la sorte, il aurait pu accepter sans broncher. D’apparence, du moins, car intérieurement la vision de Louisa réveille beaucoup d’émotions contradictoires qu’il n’arrive pas à gérer. La volonté de ne jamais, jamais, souhaiter du mal, même à ceux qui pourraient le mériter, la volonté d’acquérir une vengeance qu’il sait être déplacée, les blessures qui ont eu de la peine à cicatriser et qui lui rappellent à quel point sa vie tourne encore autour des décisions des autres le concernant, autant que la rage qu’ils décident de déverser sur lui. Louisa n’était que la première ; il y a eu ensuite ses familles d’accueil, sa propre fiancée et cet inconnu qui lui a refait le portrait il n’y a pas si longtemps ; alors même si elle n’est pas la seule responsable, il est difficile de faire la part des choses quand un coupable tout désigné de présente face à soi. Les excuses ne lui semblent pas sincères et je lui interdis de les accepter simplement par habitude, simplement parce qu’il ne sait faire que ça, tendre la joue et ne jamais assumer que ça lui fait mal, quand on le frappe. Peu importe si le temps est passé, même s’il essaie de se montrer raisonnable, Louisa a pourri plusieurs années de sa vie et ce n’est pas parce qu’ils sont des adultes aujourd’hui qu’il doit lui pardonner aussi facilement. Probablement qu’il le fera un jour ou l’autre car c’est dans sa nature, mais, à cet instant, elle ne mérite pas sa clémence. Et même s’il perd contenance face à elle, il se satisfait de son mouvement de recul lorsqu’il se relève pour lui faire face et qu’il la domine d’une quinzaine de centimètres. Un fin sourire en coin vient détendre ses lèvres un instant avant que la colère qu’il ressent, et qu’il ne laisse pas s’exprimer comme elle le devrait, reprend place sur son visage. « Il n'y a rien à comprendre Kieran » Elle lui fait face et c’est lui qui peine de nouveau à soutenir son regard – il se montre même fuyant par moment, à croire qu’elle aura toujours l’ascendant sur lui. Et tu ne fais que lui donner raison, Halstead. « Absolument rien. Et absolument rien n'excuse mes agissements. » Il ne croit toujours pas en sa sincérité (ou plutôt, je n’y crois pas), mais il lui accorde un point pour ne pas se contenter de tourner les talons. « Je l'ai compris bien trop tard à quel point tu as pu en souffrir. » C’est un euphémisme, ça, mais encore une fois, il s’agit aussi de toutes les choses dont il n’a jamais parlé, ni à elle, ni à d’autres. Toutes les conséquences de son comportement, de celui de ses amis, sur sa confiance en lui, sur sa scolarité, sur sa santé mentale tout simplement. Encore une fois, elle n’est pas la seule responsable, mais elle a contribué à faire déborder le vase. « Et même si ça ne change rien à toutes ces années d'enfers, je m'excuse quand même. » Il craque presque. Il craque presque, un « c’est rien » prêt à être partagé parce qu’encore une fois, c’est dans sa nature de s’écraser, d’éviter le conflit et que Louisa est toujours la forte tête qu’il n’a jamais su devenir de son côté.

Mais elle aurait dû se taire. Elle aurait dû s’arrêter-là, ne pas rajouter ces quelques mots à ses excuses qui semblaient enfin sincères. « Tu en fais ce que tu veux de ces excuses, mais elles sont là, posées devant toi. A toi de voir ce que tu veux en faire : les accepter pour pouvoir VRAIMENT aller de l'avant ou rester figer dans ton passé pour l'éternité. » La leçon de morale que lui autant que moi percevons à travers sa réflexion a le don de faire froncer les sourcils de Kieran, qui penche légèrement la tête sur le côté en masquant un ricanement ironique. Il a envie de s’écraser, oui, mais comme souvent lorsqu’il n’est pas à l’aise, la nervosité prend le dessus et il a seulement envie de lui rire au nez ; ce serait bien mérité à vrai dire et c’est la raison pour laquelle je n’essaie même pas de le retenir quand il ricane un instant. « Tu connais pas plus ma vie maintenant qu’à l’époque, Louisa. » Il se contente de souligner d’un ton froid, ce qui se rapproche le plus d’un éclat de colère de sa part. Il y a pourtant tant de choses qu’il voudrait lui dire. Qu’elle n’a pas à lui donner de leçons, qu’elle n’a pas à se permettre un tel commentaire ; qu’elle ignore surtout que s’il reste ainsi bloqué dans le passé, c’est parce qu’il a façonné qui il est aujourd’hui. Qui il doit supporter, plutôt, alors qu’il arrive de moins en moins à s’assumer, à trouver sa place autant qu’à construire sa propre identité ; et à trente ans passé, autant dire qu’il se sent ridicule. Il ne lui dira pas plus que s’il s’accroche autant au passé, c’est parce que tristement, il était probablement plus heureux que ce n’est le cas aujourd’hui, que lorsque quelqu’un l’insultait, le dénigrait ou le frappait, il pouvait au moins excuser ce comportement en mettant en avant l’adolescence et un manque évident de capacités intellectuelles autant que de maturité ; des excuses qu’il ne peut utiliser pour justifier certains actes de son ex-copine autant que de cet agresseur d’il y a quelques mois. Alors non, elle n’a pas à lui dire qu’il doit accepter ses excuses pour aller de l’avant, parce qu’elle ne sait pas à quel point c’est difficile de le faire. « Je les accepte. Merci beaucoup. » Oh et que ça me coûte qu’il le dise, même s’il n’en pense pas un mot. Mais même s’il tente de se justifier auprès de moi en rajoutant : « tu peux sortir de ma salle de classe, maintenant » pour me faire comprendre que tout ceci n’est qu’une stratégie pour enfin être tranquille. Je ne suis pas sûre que ça marche sur Louisa, mais ce qui est certain est que ça ne marche pas sur moi ; tu aurais pu l’inviter à sortir sans t’abaisser à la remercier.

@Louisa Fleming

Je sais parfaitement que mes excuses valent ce qu'elles valent. A savoir : absolument rien aux yeux de Kieran qui a bien trop souffert de mon sadisme et de ma volonté de lui faire mal, physiquement et psychologiquement, il y a des années de ça. Oh que j'ai adoré ça à l'époque, oh que je m'en suis mordu les doigts lorsque je me retrouvé dans sa position quelques années après la fin du lycée. Je l'ai remarqué personnellement à quel point un tel mauvais traitement pouvait avoir des conséquence désastreuse sur le corps et l'âme. Jusqu'à aujourd'hui je m'en suis voulu, bien plus que je ne voudrais l'avouer.

Je me doutais fortement que Kieran n'allait pas accepter mes excuses aussi facilement, d'autant plus qu'elles viennent tellement tard qu'elles auraient mieux fait de ne pas venir du tout. Mais voilà qui est fait et maintenant je me retrouve face à un Kieran décontenancé dont le ton est bien plus froid et sec que ce dont je me rappelle. Il accepte mes excuses mais seulement par la parole. Son corps, son regard et tout son être, hurlent le contraire, eux. Lorsqu'il m'ordonne de quitter sa salle, je serais presque tenter de le faire sans demander mon reste. Et pourtant je reste sur place, incapable de bouger.

 «Je vais le faire » dis-je finalement, relevant à nouveau mon regard sur le jeune homme  « Je vais quitter cette pièce et ta vie, définitivement. Mais sache que je te comprends, je sais ce que ça fait.» ça le fait le d'avoir mal au ventre avant même qu'on ne sorte de chez soit pour aller en cours. Ça l'impuissance qu'on ressent face à ceux qui nous sont supérieur physiquement et mentalement. Ça, le fait de vouloir tout abandonner à cause de quelques personnes qui nous ont prit en grippe.  «Je suis désolé Kieran, du fond du cœur. » je baisse la tête en signe d'humilité puis me recule d'un pas  «Je te souhaite encore une bonne soirée »

Elle aurait dû en rester aux excuses. Elle aurait dû se contenter de ces quelques mots qui puent l’obligation plus que la sincérité aux yeux de Kieran ; et disparaître, de préférence définitivement, de sa vie. Leurs chemins ne se seraient plus jamais croisés car il aurait eu à cœur de vérifier le planning des événements que le gymnase accueille pour s’assurer de ne jamais être présent au même moment qu’une stupide réunion d’anciens élèves. Son humeur aurait été impactée par cette rencontre fortuite pendant quelques jours avant qu’il ne se force à passer à autre chose et, en fin de compte, il aurait fini par l’oublier et n’avoir qu’une pointe d’amertume de temps à autre quand quelque chose lui aurait rappelé l’existence de la jeune femme. Oui, elle aurait dû s’en tenir aux excuses, plutôt que d’émettre un jugement sur une situation qu’elle ne connait pas plus aujourd’hui qu’elle ne la connaissait par le passé quand elle a décidé de faire de lui sa cible. Il y a des milliers de raisons pour lesquelles il est figé dans le passé et ce n’est certainement pas à Louisa de les entendre ni auprès d’elle qu’il doit se justifier. Mais elle a gagné ; même des années après, elle reprend l’avantage. Parce que ses mots ne sauront quitter son esprit, parce qu’il continuera de les faire raisonner à la moindre occasion, au moindre échec, à la moindre déception, seulement pour attester qu’elle avait raison depuis tout ce temps. Qu’il ne vaut pas grand-chose et puisqu’il est focalisé sur le passé ; c’est une vérité toujours universelle. La voix insidieuse de Louisa se fera une place dans son esprit et ne cessera de le déstabiliser à la moindre occasion – à l’inverse de ses excuses qui auraient pu presque être un réconfort temporaire. Et si Kieran se caractérise par son sang-froid (ou sa neutralité, ça dépend du point de vue) quand il se sent attaqué, à cet instant il ne peut réprimer le rire cynique qui s’échappe d’entre ses lèvres. Ce sera tout. Elle n’aura pas d’explication quant à cette attitude, pas plus qu’elle n’obtiendra de réponse quant à son conseil. Seulement une invitation à prendre la porte comme elle l’aurait dû le faire il y a de longues minutes de cela.  «Je vais le faire » Et les secondes semblent des heures jusqu’à ce qu’elle daigne lui faire cadeau de son absence. « Je vais quitter cette pièce et ta vie, définitivement. Mais sache que je te comprends, je sais ce que ça fait. » Si cette fois-ci aucun rire ne s’échappe d’entre ses lèvres, il ne peut empêcher le sourire pincé qui prend possession de ses lèvres. Vraiment ? Qu’il a envie de lui demander, de la mettre au défi de lui expliquer pour quelles raisons leurs situations sont similaires, au juste, alors que toutes ce années durant elle n’a cessé de lui faire comprendre qu’ils étaient inégaux et qu’elle serait toujours au-dessus de lui. À quel moment les rôles se sont inversés ? À quel moment est-il supposé s’attendrir de son sort qui, c’est surprenant venant de l’éponge qu’est Kieran, ne le touche pas le moins du monde ? Est-ce que cela fait de lui un monstre que de se réjouir qu’elle ait pu goûter à sa propre médecine ? «Je suis désolé Kieran, du fond du cœur. » La sincérité semble reprendre le pas dans ses propos, mais toujours brusqué par ses mots passés – d’il y a quinze ans comme d’il y a quinze minutes – Kieran ne lui offre pas la moindre réaction. Ni acquiescement, ni parole qui saurait lui confirmer qu’il les accepte réellement, ces excuses qu’il a attendues des années et qui, pourtant, ne sont d’aucun effet pour panser les plaies alors même qu’il espérait que ce soit la solution. « Je te souhaite encore une bonne soirée » Une bonne soirée, une bonne vie ; il s’en fiche bien de ce qu’elle peut vouloir pour lui alors qu’elle n’a jamais cessé de lui faire comprendre qu’il ne serait jamais à la hauteur de ses moindres espérances. Lui, tout ce qu’il lui souhaite désormais, c’est que cette médecine retournée contre elle continue de faire son effet – et tant pis si cela fait désormais de lui le bourreau.

@Louisa Fleming