Les dernières heures ont été plus qu’intenses. Quand il a commencé à croire qu’il pourrait avoir des enfants – lors de son histoire avec Lena – il s’est longuement imaginé les instants passés dans la salle d’attente. Il y voyait déjà Cesar et Sara qui ne voulaient pas être ici mais qui restaient quand même – parce que c’est la famille, parce que c’est ce qu’il faut faire. Il voyait Alma plus émue que jamais et Diego voulant être le premier à le voir pour le câliner le premier – l’ausculter, en vérité. Il voyait sa mère faire les cent pas, impatiente de rencontrer son premier petit enfant. Et il se voyait lui, faire des allers-retours entre eux et sa petite amie pour pouvoir les tenir au courant. S’extasier de la naissance imminente de son premier enfant, enlacer Maritza et repartir auprès de sa compagne. Il voyait tout un tas de choses ; ce qui s’est véritablement passé ne ressemble en rien à tout cela. Pas de Gutiérrez dans la salle d’attente, si ce n’est lui : père ou non, il n’a pas pu rester jusqu’à la fin de l’accouchement dans la salle prévue à cet effet. Ce n’est pas qu’Erika ne voulait pas de lui, non, c’est qu’il n’était pas sûr d’y avoir sa place. Il lui a laissé l’espace nécessaire et, quand les médecins l’ont appelé, ce n’est pas elle qu’il a retrouvée. Ce sont eux. Sa famille. Il n’a pas envie de lui laisser cette place, à elle, mais il n’a pas le choix : elle est la mère de son enfant. Et son fils, lui, est plus que merveilleux. C’est ce qu’il a eu l’occasion de se répéter durant des heures, quand Erika se reposait et qu’il pouvait le garder dans ses bras sans qu’elle le fusille du regard. Il n’a qu’un jour et ce petit bout le complète totalement. Il ne pensait pas ressentir ça un jour – et si on lui avait dit à sa sortie de prison, il aurait bien ri. Il pense que c’est ça, être père : reconnaître son enfant dès les premiers instants, se sentir entier qu’en sa présence, refuser de le relâcher. Il y aura tout le reste, plus tard, quand il deviendra grand et qu’il aura tout un tas de questions. Les premières blessures à panser, les premiers émois à calmer, les premières disputes à effacer d’un revers de la main. Il a accepté son rôle dès qu’il a compris que l’enfant qu’Erika portait est le sien et maintenant qu’il peut le tenir contre lui, il ne fait que confirmer ce qu’il pensait déjà : il va exceller, dans ce rôle, parce que c’est le seul qui lui tienne réellement à cœur. Seul dans la chambre d’hôpital, assis sur la chaise à côté du lit, il fixe son fils qui est installé sur ses genoux. Du moins, son corps l’est : il fait en sorte de bien maintenir sa tête de ses deux mains, même si une seule serait nécessaire tellement il paraît petit. La porte s’ouvre, Rudy relève les yeux en pensant qu’il s’agit d’Erika qui revient de sa promenade – l’infirmière lui a dit qu’il était nécessaire de marcher après un accouchement. Ses yeux effleurent Sergio puis se reposent sur son fils, avant qu’il ne percute. Il relève le menton en direction de son père, fronce les sourcils et secoue légèrement son visage de gauche à droite. « Qu’est-ce que tu fais là ? » Il demande sur un ton partagé entre la défensive et une véritable interrogation. Il n’a prévenu personne de sa famille qu’il venait de devenir père, Sergio n’a pas pu l’entendre dans la bouche de l’un de ses frangins. « Tu m’suis ou… ? » Il s’imagine tout un tas de choses, incapable de croire que la personne qu’il vient visiter n'est pas Rudy mais Erika.

@Sergio Gutiérrez

Rudy n’en revient pas de voir Sergio ici. Il se pose tout un tas de questions, de quoi se faire des nœuds au cerveau. Qu’est-ce qu’il fait ici ? Est-ce qu’il l’a suivi ? Comment est-ce qu’il a appris pour la naissance de son fils ? Est-ce qu’il connaît Erika ? Est-ce qu’il est au courant de leur liaison, de leur histoire, de la raison de son séjour derrière les barreaux ? Il regarde son fils, puis son père. La confusion peut se lire dans son regard, elle est la même dans les yeux du géniteur qui n’a pas l’air de comprendre la présence de son aîné ici. « Qu’est-ce que TU fais là ? T’as un sacré culot. » Les mots résonnent dans le crâne de Rudy mais n'entrent pas réellement. Il ne les prend pas en considération, tout simplement parce qu’il en comprend pas pourquoi il aurait du culot de se pointer ici. C’est juste normal, il s’agit de son enfant. Si ça avait été celui de Ian, il ne serait pas venu et aurait fait de son mieux pour ne plus jamais entendre parler d’Erika. Mais ce n’est pas le cas et il n’a besoin d’aucun test de paternité pour le prouver : le petit qu’il tient dans ses bras est le sien. « Dime que es una broma. » Rudy fronce les sourcils et se lève de la chaise dans laquelle il est installé pour faire quelques pas dans la pièce et poser son fils dans la couveuse, installée à côté du lit où est normalement Erika. « J’comprends pas. » Il le dit d’un ton las en haussant ses épaules. Il a fait de son mieux pour ne pas agresser – verbalement ou physiquement – Sergio à l’anniversaire d’Alma, il s’est également retenu à Noël. Mais ici, il n’y a aucun autre membre de sa famille pour le convaincre de ne rien dire, de ne rien faire. Jaime est un argument suffisant pour ranger ses poings et n’armer que ses mots : il ne veut pas que la sécurité de l’hôpital vienne l’enlever d’auprès de son gamin. « Tu m’suis ? » Il redemande, avant de regarder le lit toujours vide. Ce serait bien qu’elle se ramène et qu’elle lui explique, mais elle vient tout juste de partir : elle ne reviendra pas avant de longues minutes et Rudy ne va pas pouvoir supporter un long silence en présence de son père. Quand il y a un questionnement, peu importe lequel, il a besoin de réponses dans la foulée. « Tu connais Erika ? » Il dit son prénom, se fout des conséquences. S’il est là, c’est soit pour la première hypothèse, soit pour la deuxième. Il caresse la joue de Jaime du bout de son index puis se dégage enfin d’à côté de lui pour se rapprocher de son père. Il reste à quelques pas de distance, malgré tout. L’envie de lui sauter à la gorge serait trop forte s’il s’approchait davantage. « C’est mon fils. » Il se passe une main sur le visage, embêté que ce soit le premier à qui il le dise. Il aurait aimé que ce soit Maritza, pas lui. « Pourquoi j’devrais avoir un sacré culot, dis-moi ? Qu’est-ce que tu sais ? » Il revient sur cette phrase prononcée un peu plus tôt. Sergio doit savoir des choses que Rudy n’a pas envie qu’il sache. Autant qu’il parle, maintenant. Parce qu’Erika ne va pas tarder à revenir et elle, il arrive toujours à la faire parler – avec les bonnes ou les mauvaises méthodes, qu’importe. « Tu comptes être un grand-père aussi minable que tu l’as été en père ou t’as envie d’faire des efforts ? » La question est posée avant d’être pensée : il ne veut pas forcément de Sergio dans la vie de son enfant mais si celui-ci s’implique dans celles des siens, il va forcément voir Jaime de temps en temps. A savoir maintenant si ça vaut le coup dès le départ ou s’il peut l’épargner d’un futur abandon.

@Sergio Gutiérrez

« Je préférerais sincèrement mettre toute la distance possible entre nous deux. » Les mots de Sergio ne sont pas faciles à entendre. Du moins, ils ne le seraient pas si Rudy était toujours un enfant délaissé par son père. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, il s’est fait une raison il y a bien des années : et la réciprocité de ces propos est glaçante. Il ne veut pas le voir, lui non plus. Il ne veut pas le savoir dans la même ville que lui. Et plus encore, il ne supporte pas l’idée de le savoir proche des siens. Ça dure depuis plusieurs années avec sa petite sœur et, depuis juin dernier, il n’a de cesse de se pointer aux événements où il n’était jamais invité avant. Il ne peut pas se racheter. Pas aux yeux de l’aîné, en tout cas. Il espère que ses frangins finiront par ouvrir les yeux et fermer leurs bras, les uns après les autres. Parce que s’ils ne peuvent pas faire l’effort de le pardonner lui pour ses erreurs, ils ne devraient pas être capables d’excuser un si grand abandon. Sergio n’a plus sa place parmi les Gutiérrez, même s’il est le premier à avoir porté ce nom de famille. « Tu penses que je t’aurais apporté un bouquet de fleurs ? » Il connaît Erika, donc. Il ne sait pas comment il est supposé réagir. A ce stade, il se dit même qu’il aurait préféré qu’il lui apporte ce bouquet à lui, oui. « C’était donc ça. » Il apprend qu’il s’agit de son fils et ne réagit pas plus que cela. Juste une phrase, prononcée sur un ton qui ne dégage rien de positif. Rudy n’a jamais fait la fierté de son père et continue sur cette lancée : il a un enfant illégitime avec la femme qu’il a tenté d’arnaquer. S’il est ami avec elle, est-ce qu’il est au courant de toute cette histoire ? Sergio semblait espérer tomber sur Erika, sur Ian ou sur n’importe quel homme ; il y a une possibilité qu’il ne sache rien. Très infime, cela dit. Rudy n’a pas envie de jouer aux devinettes et lui demande ce qu’il sait, directement. « Je sais ce que tu as fait à Erika, la raison pour laquelle tu aurais encore dû retourner en prison. Je suis même surpris qu’elle t’ait autorisé à revenir. » Il n’a pas son mot à dire là-dessus. Sur ça, comme sur le reste. « J’ai fait c’qui me semblait juste. On a pas tous un père qui a d’la thune… Ah, si, pardon. » Parce que ce qu’il a fait, ce n’était que pour payer les frais médicaux de sa petite sœur. Aujourd’hui le problème n’en est plus un, mais ça l’était à l’époque. Et Sergio n’était pas là pour aider qui que ce soit financièrement. « Si les charges ont été abandonnées c’est parce que Jaime était là, j’suppose. » Il serait resté derrière les barreaux bien plus de temps s’il ne l’avait pas mise enceinte. « Mais j’vais faire au mieux pour m’rattraper. » Il n’y aura rien entre lui et Erika. Elle lui a fait comprendre et, de son côté, il n’est pas capable de lui pardonner ce qu’elle a fait. C’est le monde à l’envers, oui. Rudy a envie de faire un effort – ou du moins, il pense le lui devoir – et lui demande s’il compte en faire, de son côté, et être présent dans la vie de son petit-fils. « Je n’ai pas déserté cette famille pendant que tu étais derrière les barreaux. Je ne compte pas le faire maintenant non plus. » « Tu veux une médaille ? » Il répond plus vite qu’il ne pense. Il se pince les lèvres, il sait qu’il n’aurait pas dû réagir là-dessus. « J’espère pour lui que tu vas te reprendre en main. » Il hoche doucement sa tête de haut en bas. « T’en fais pas. J’ai eu l’parfait exemple du père que je n’veux surtout pas devenir. » Parce que Rudy n’a pas oublié, lui, pourquoi ils ont quitté Acapulco. Il n’y a pas que eu l’abandon. Sergio peut se la jouer homme parfait autant qu’il le veut, il a eu ses failles et ses problèmes, lui aussi. On peut se racheter auprès des uns et des autres, évoluer tant qu’on le souhaite : le passé ne s’efface pas, jamais. « J’vais jamais être parfait. Mais au moins il aura un père présent. » Et il espère que le reste de la famille suivra, Sergio y compris. Ça contraste avec la haine qu’il lui porte et l’envie de ne plus jamais le voir, oui. Mais il sait qu’il faut savoir faire des concessions pour son enfant, lorsqu’on devient parent. Prendre sur lui et supporter son géniteur est un sacrifice qu’il est prêt à faire, si ça peut aider Jaime à grandir paisiblement. Les conflits familiaux sont les pires boulets à se traîner, Rudy est bien placé pour le savoir.

@Sergio Gutiérrez

Le cathéter dans son bras pique, mord la chair et gratte. Murphy est allongée dans un hôpital qu'elle connaît bien, désormais. Ce sont les mêmes murs blancs, les mêmes odeurs de lessive et de produits de santé. Ce sont les mêmes visages rassurants et pleins d'empathie. Ce ne sont pas les mêmes soignants mais c'est du pareil au même. Ils ont tous le même discours. Ils parlent de cure de désintoxication comme si c'était facile, comme si c'était la seule option. Plusieurs fois, Murphy a passé son doigt sous son nez comme pour en ôter l'excédant de poudre. Un geste, vestige de mois de consommation intensive. Ses grands yeux ont contemplé les médecins qui ne relevaient parfois pas le regard de leur papier, peut-être trop gênés de se heurter à une gamine de son âge. Ils doivent avoir l'habitude, pourtant. N'est-ce pas à son âge que la consommation récréative est la plus élevée ?

Et pourtant, elle n'a rien senti d'autre que le jugement chez ses pairs. Le type qui est dans la même chambre qu'elle ne cesse de la dévisager, à croire que c'est une maladie. Elle l'a presque agressé un matin, alors qu'il lui lançait un énième regard plein de fausses croyances, après avoir entendu le discours du médecin. Et puis, le second matin, Murphy en eu assez. Elle a décidé d'aller déambuler dans l'hôpital comme si l'endroit lui appartenait. C'est fou ce que les soignants sont débordés, dans les hôpitaux. Ils ne remarquent pas cette gamine qui marche en chaussettes à crampons en silicone. Ils ont peut-être trop peur qu'elle se pende avec ses lacets. Dans les couloirs, elle finit par se perdre. Faute de trouver une sortie potable - le jardin n'est pas très joli - elle se dirige vers la maternité.

Cet endroit sent autre chose. C'est peut-être la faute de l'amour qui règne dans l'air. Murphy croise des mères qui portent leur enfant, accompagnées d'un mari parfois trop collant. Parfois, il n'y a personne. Parfois, elles sont juste seules. Et Murphy pense à Seth, à ces messages dans lesquels elle lui a fait croire à une grossesse. S'arrêtant devant la pouponnière, Murphy pose une main sur son bas-ventre. Ce ventre là n'accueillera jamais de bébé. Elle n'en veut pas, jamais. Ce n'est pas Seth qui lui fera changer d'avis, bien qu'il n'en ait pas l'envie ni les moyens. Murphy reprend sa déambulation dans les couloirs et s'arrête devant une porte. Elle y entend la rumeur d'une dispute dite à voix basse, comme si la tranquillité de la maternité ne pouvait pas être dérangée. Alors, puisque la porte n'est pas fermée, Murphy ose y glisser un œil. Il y a là un père, de face, avec son enfant. Et un autre type, que le froissement d'un papier caractérise. Il dépose un bouquet. Deux hommes ? Alors, qui est le père ?

« Que faites vous ici ? » « Je prends une leçon d'empowerment. » qu'elle lâche, remarquant soudain que sa blouse n'a pas la même couleur que celle des autres patientes. Avant que quiconque n'appelle la sécurité, Murphy se détourne, escortée par une personne compétente. Elle retourne à sa chambre aseptisée, au voisin acariâtre. Et soudain, elle prie pour que Ruben la sorte d'ici.

bonchour, au revoir

« Parce qu’aucun de vous n’a eu la fierté d’au moins demander. » Le problème est là, en effet. Selon Rudy, ils n’auraient jamais dû avoir à demander quelque chose comme ça. Il aurait dû être présent. Et c’est pour ça qu’il a tant de mal à le voir revenir comme s’il ne s’était rien passé. Toute sa famille a souffert, durant son absence. Il ne peut pas débarquer et espérer que tout le monde l’accueille à bras ouverts. Il y a eu bien trop de souffrances. Et les cicatrices à l’intérieur sont encore plus moches qu’à l’extérieur, plus dures à camoufler, plus dures à oublier. Si Sara a accepté de le faire, si Alma est en bonne voie pour et si Maritza a décidé de lui donner une chance auprès de ses plus petits, Rudy, Cesar et Diego ne sont pas de cet avis. C’est étrange comme seuls les hommes de la famille se méfient – est-ce seulement une histoire de testostérone, tout ça ? Le mexicain en doute. Si c’était le cas, ils auraient réglé le problème depuis bien longtemps en se tapant sur la gueule. Ils ont essayé, d’ailleurs. Ça n’a rien donné. « Tu vas avoir beaucoup à faire pour te faire pardonner. » Auprès d’Erika, certainement. « Toi aussi. » Auprès de sa famille, lui. Tout comme Rudy, en fait. Les deux hommes sont à égalité sur beaucoup de points, c’est assez étrange. Lui qui ne veut absolument pas ressembler à son père a nourri la même colère dans les esprits de ses frères et sœurs, jusqu’au point où il ne savait plus s’ils préféraient Sergio à lui. Rudy n’a pas l’intention de se faire pardonner auprès d’Erika. Lui aussi, il doit prendre le temps de l’excuser pour ce qu’elle a fait. Que Sergio le voie de cet œil ou non, il a été privé de sa liberté – et de mois de vie de Maria – pour une raison qui, finalement, n’était pas si grave. Du point de vue de Rudy, en tout cas.

« Être présent ne suffira pas si tu lui donnes des raisons de te mépriser. » « Tu sais de quoi tu parles. » Il répond plus vite qu’il ne pense, à chaque fois. Mais Rudy sait à quel point son père a raison : Jaime a un paternel dont il ne peut pas être fier, quelques heures seulement après sa naissance. Ancien taulard, ancien drogué. Et ce qu’il a fait à sa mère… Il ne devra jamais l’apprendre, ça. « Mais oui, je sais. » Les yeux de son père se posent sur son fils. Il s’attend à un geste tendre de sa part, à quelque chose. Mais à la place de ça, il préfère reculer. « Prends soin d’eux. Et dis à Erika que je suis passé, je l’appellerai plus tard. » Paie ton implication. Il hoche son visage de haut en bas, incapable de dire quoi que ce soit, sur le moment. Il regarde Sergio quitter la pièce, ne rajoute rien. Et pour se soulager de cet échange, pour se consoler lui-même, il revient prendre son fils dans ses bras. S’il n’a pas eu l’amour de son père, et si ce dernier ne veut pas non plus le donner à son enfant, Rudy le fera à sa place. Il ne le serre pas, conscient de sa fragilité, se contente de le bercer doucement. Peu importe ce qu’il en pense, peu importe ce qu’il en dit. Il y a un nouveau Gutiérrez dans la famille, que ça plaise ou non.

fin