Rhett n’est pas du genre à s’emporter. Ou alors, oui, peut-être bien que si il l’est, mais seulement pour des sujets qui lui tiennent réellement à coeur, parce qu’il sait qu’il a tendance à ne plus réfléchir dès qu’il est trop impliqué, raison pour laquelle l’ancien sportif s’efforce de rester en retrait la plupart du temps. C’est aussi le meilleur moyen de ne pas se retrouver blessé, émotionnellement bien plus que physiquement, et la preuve qu’il semble donc apprendre de ses erreurs avec quelques vingt années de retard sur ses amis. Récemment, un sujet sur lequel il ne souhaite pourtant pas passer l’éponge, c’est le cas de conscience que lui procure le quotidien de Lexie. Il n’est pas assez émotif pour ressentir un vide profond à l’idée de ne (momentanément) plus être en contact avec la jeune femme, mais cela ne l’empêche pas pour autant de chercher à veiller sur elle, faux Walker d’adoption qu’il croit parfois être. Etant la cadette, il est évident qu’elle se doit d’être surveillée par ses aînés, comme il le fait à peu près bien avec Ethel. Au moins, sa propre sœur ne trempe pas dans des histoires aussi louches et illégales que Lexie, raison pour laquelle il n’a pas autant à être sur son dos.
“Hey, Walker.” Il l’apostrophe déjà, utilisant le nom le plus commun qui soit et qui aurait tout aussi bien pu désigner l’un ou l’autre de ses frères. Avec eux, il se serait simplement montré plus chaleureux. Sans doute parce qu’il n’aurait rien eu à leur reprocher, pas comme Lexie qui recommence déjà à arriver en retard au travail, des cernes sous les yeux, la mine blafarde. Les seuls termes qui lui viennent à l’esprit sont toutes autant de façons différentes de la houspiller, avec ou sans insultes, avec ou sans retenue, avec ou sans témoins. Elle ne mérite pas une chance supplémentaire, pas si elle est déjà retournée dans ses travers après avoir passé aussi peu de temps clean. Il ne demande pas à ce qu’elle lui rende des comptes, simplement qu’elle prenne enfin le temps de prouver à autrui qu’elle vaut bien mieux que ce que les gens peuvent en penser. Passer pour un raté est bien trop facile dans la société actuelle, c’est prouver sa valeur qui l’est bien moins. Après l’avoir apostrophée pour la faire s’arrêter, c’est à grandes enjambées qu’il gomme toute distance entre eux. Il devrait occuper sa pause à aller se chercher un café, pas jouer au gendarme. “Tu sais quoi ? J’ai même pas envie d’entendre tes explications, sache simplement que c’était la dernière fois que je couvrais tes arrières.” Les mots sont bas ; cette histoire ne regarde qu’eux. Pour autant, l’intonation de sa voix est sans appel: Rhett est furieux, agacé, lassé. Il a déjà bien trop perdu de temps à essayer de la ramener dans le droit chemin, il ne peut pas se permettre de ruiner sa carrière à cause d’une Lexie ne voulant pas faire le moindre effort pour lancer la sienne. Si elle veut un avenir, alors elle n’a qu’à se le forger seule.
Lexie va être en retard, elle le sent. Et pourtant, elle se retrouve dans la cuisine de Noah à se battre avec la bouilloire et à chercher partout les sachets de tisane. Elle peste, trouve au moins le placard des tasses, et fourre une brioche dans sa bouche le temps de poursuivre ses recherches pour le thé. Elle avale son petit déjeuner sur le pouce, se dépêche d’enfiler un jean blanc et une chemise bleu marine, puis quitte le domaine Lehmann. Evidemment, elle tombe dans les bouchons, et peste encore plus. Vivre chez Noah était sans doute nécessaire pour qu’ils puissent voir s’ils étaient capables d’élever ensemble un enfant, mais ça éloignait la brunette de son boulot. Si elle n’était déjà pas une professionnelle de la gestion du temps avant son déménagement, c’était pire depuis. Et les nausées matinales ne faisaient qu’allonger son temps de préparation. Elle débarqua bien trop en retard aux studios pour passer inaperçue, même si elle longeait les murs, tentant d’être discrète. Son objectif ? Atteindre l’open space sans croiser l’un de ses supérieurs, puis rejoindre l’un ou l’autre journaliste pour se greffer sur un sujet. Elle avait encore environ deux heures à faire un travail journalistique avant de devoir aller réaliser des enregistrements pour la météo. Elle comptait bien mettre ce temps à profit pour progresser et apprendre, espérant toujours pouvoir animer un jour sa propre émission politique. Mais la brunette voit ses rêves s’éloigner lorsqu’elle est apostrophée par une voix forte et pas très aimable.
« Hey, Walker. »
Pour la discrétion, on repassera, car tout le monde dans le couloir se retourner pour regarder Rhett et Lexie, cette dernière ayant toujours son sac en bandoulière et sa petite veste sur le dos. La brunette lève les yeux au ciel, exaspérée, mais ne s’arrête pas pour autant avant d’avoir rejoint le petit bureau qu’elle occupe au milieu d’autres collègues. Rhett la rejoint alors qu’elle dépose ses affaires et récupère de quoi noter, prête à aller bosser.
« Tu sais quoi ? J’ai même pas envie d’entendre tes explications, sache simplement que c’était la dernière fois que je couvrais tes arrières. »
Il a l’air furieux, mais en réalité, Lexie l’est également. Elle en a marre qu’il lui fasse sans cesse la morale, et qu’il lui tombe dessus dès qu’il en a l’occasion. Elle tente de mesurer elle aussi son volume sonore, mais son ton est tout aussi cassant que celui de Rhett.
« Tu sais quoi ? Va te faire foutre. De quel droit tu me parles comme ça ? Parce que tu t’es inventé une sorte de pseudo lien avec mon frère, tu penses pouvoir venir m’emmerder ? J’ai pas besoin d’un baby-sitter pour … »
Elle est interrompue par Stacey, l’assistante d’un des journalistes, qui porte un plateau rempli de café et les leur fourre sous le nez.
« Un café ? »
Lexie est pâle, Lexie a des énormes cernes, les joues creusées, et a sans doute perdu quelques kilos ces dernières semaines. Mais l’odeur de café la fait encore pâlir davantage et lui retourne l’estomac. Elle secoue la tête pour refuser la proposition de Stacey, et la blonde a tout juste le temps de s’éloigner que Lexie rend son petit déjeuner dans le sac de sa corbeille à papiers.
« Putain ! Je peux avoir un mouchoir ? Dans mon sac. »
Elle espère que les autres collègues n’ont pas assisté à ça, et se relève déjà pour se donner un peu de prestance, même si elle est toujours livide.
Rhett a un regard dure, froid. Ses yeux prennent rapidement la couleur de la glace alors qu’il s’adresse à Lexie, plus que jamais excédé à l’idée qu’elle lui fasse perdre autant de son temps et lui demande tant d’énergie. Il est le seul à faire des efforts pour eux deux, signe que les choses ne peuvent qu’être vouées à l’échec avec une telle dynamique. Alors aujourd’hui, il se moque bien de la discrétion, tout comme il n’a aucune envie de couvrir un énième retard de sa part - surtout pas alors qu’il ne connaît trop bien les raisons de ces derniers. Il l’observe lever les yeux, pas décontenancé pour un sou: il a grandi en ayant une petite sœur, il connaît bien ce genre de rébellion enfantine. Lever les yeux au ciel, c’est bien le pire dont soit capable Ethel, ça. Lexie aussi, sûrement. Il n’en doute pas une seule seconde alors qu’il devient son ombre l’espace d’un instant, la suivant jusqu’à l’open space. Cette fois-ci, malgré sa colère, il baisse le ton de sa voix ans le simple but de ne pas déranger leurs collègues en plein travail.
« Tu sais quoi ? Va te faire foutre. De quel droit tu me parles comme ça ? Parce que tu t’es inventé une sorte de pseudo lien avec mon frère, tu penses pouvoir venir m’emmerder ? J’ai pas besoin d’un baby-sitter pour … » Rhett a le temps d’étouffer un rire amer alors que Lexie est interrompue dans son discours. Comme si le fait qu’ils soient collègues et amis ait quelque chose à voir avec Elijah, ou même avec Channing. Ils se sont connus jeunes, ils se sont vus grandir, et cela a joué uniquement en la faveur de Lexie, jamais le contraire, quand bien même elle semble avoir une certaine tendance à se poser en victime. Rhett lui pardonne toujours tout, il passe l’éponge sur chaque frasque, il trouve des circonstances atténuantes à ses erreurs successives. Mais aujourd’hui, pourtant, ce n’est plus un jeu auquel il souhaite prendre part. Sa stratégie n’est pas la bonne, elle ne fait que les mener droits dans le mur: lui, autant qu’elle. Parce qu’un jour sera la fois de trop, et c’est un avis de décès qu’il amènera pour expliquer son absence à ABC. Bien sûr, il ne le lui souhaite pas, sa colère se voulant uniquement retenue par l’intervention soudaine d’une jeune collaboratrice. « Un café ? » C’est encore Lexie qu’il dévisage, n’en ayant que faire de la caféine. Il tourne à bien pire, de toute façon. Finalement, il est surtout au premier plan pour l’observer vomir dans un sac attrapé en hâte. Le brun roule des yeux à son tour et souffle longuement. La journée sera encore plus longue que ce qu’il pensait.
« Putain ! Je peux avoir un mouchoir ? Dans mon sac. » Mouchoir que Jake lui donne quand Rhett, lui, semble avoir perdu toute forme de réflexe. La seule chose qu’il fait, c’est s’interposer entre le reste de l’open space et elle, cachant par sa stature le spectacle qu’elle offre à tous les autres journalistes. De la pulpe de ses doigts posée contre le dos de la jeune femme, il la guide finalement en direction des toilettes des femmes. Elle aura sûrement besoin de bien plus qu’un simple mouchoir pour reprendre contenance. “Sérieux, t’as abusé à quel point pour encore vomir le lendemain matin ? Tu tournes à quoi, là ?” Plus que jamais, les mots sont bas, audibles uniquement par la principale (et seule) intéressée.
Cette journée commence mal, comme toutes ces journées depuis quelques semaines. Les nausées matinales sont accentuées par l’environnement nouveau dans lequel elle évolue, visiblement sans Noah. Il lui a demandé d’emménager avec lui afin qu’ils discutent du bébé, de la suite, des décisions à prendre. Mais depuis, on a l’impression qu’il fuit le domicile, et se réfugie dans le travail. Lexie et lui ne font que se croiser, et la brunette souhaiterait retrouver la solitude de son appartement : au moins, elle est chez elle et sait où est rangé le thé. Et comme quand on croit que rien ne peut être pire, la journée se dégrade encore quand la voix d’un Rhett en colère se fait entendre, ne manquant pas de faire remarquer à tous le retard plus qu’exagéré de la brunette. Le ton du journaliste est glacial, et la réponse de la brunette l’est tout autant, avec de la vulgarité en plus. Elle en a assez qu’il lui rabâche les oreilles avec sa moralité professionnelle, et n’en peut plus de supporter ses discours paternalistes. C’en est trop, au moins pour aujourd’hui. Parce que si elle est en retard, ce n’est pas parce qu’elle a trop forcé sur la boisson ou la cocaïne. D’ailleurs, elle aurait mille fois préféré, et jurerait qu’elle aurait écouté la leçon de morale de l’ancien rugbyman sans broncher, ou presque. Au lieu de ça, le truc le plus déprimant de sa vie de ces dernières semaines se manifeste instantanément lorsqu’une collègue vient agiter un plateau empli de cafés sous son nez. Lexie ne peut empêcher son corps de rejeter l’odeur qui lui remplit les narines en renvoyant la brioche qu’elle a pu avaler ce matin dans le sac de la corbeille à papiers. Elle espérait être discrète, se relever rapidement pour tenter de se redonner un minimum de constance, mais visiblement, son comportement classe et raffiné n’a pas échappé aux yeux et aux oreilles des collègues les plus proches. En effet, alors qu’elle demande un mouchoir, s’attendant à ce que Rhett le lui tende, c’est Jake qui fait le nécessaire. La brunette fusille l’ancien rugbyman du regard, comme s’il y était pour quelque chose dans cette situation. Il semble enfin reprendre ses esprits et la guide jusqu’aux toilettes.
« Sérieux, t’as abusé à quel point pour encore vomir le lendemain matin ? Tu tournes à quoi, là ? »
Lexie a juste le temps de lui jeter un nouveau regard noir avant de s’éclipser dans une cabine. De là-bas, elle lui crie.
« Aux hormones. Je suis enceinte, connard ! »
Elle ressort de la cabine quelques minutes plus tard, s’asperge le visage d’eau et se rince la bouche. Elle a une mine affreuse, plus qu’affreuse. Ses cernes sont visibles malgré la tonne de maquillage qu’elle s’est appliquée ce matin. Ses joues sont creusées. Son teint est pâle. Elle se pince les joues pour tenter de leur redonner un peu de couleur, puis se tourne enfin vers Rhett, les bras croisés, son regard bleuté glacial plongé dans celui du journaliste.
« Je te préviens, je suis pas d’humeur pour un sermon. »
Parce que si elle peut difficilement supporter les remarques sur sa prise de cocaïne, elle est incapable de tolérer celles sur sa vie sexuelle.
Elle ressemble à un chien renifleur de drogue qui se serait trop rapproché de ladite marchandise d’un peu trop près. En somme, aux yeux d’un Rhett soudainement intransigeant, elle tourne à la cocaïne en plein milieu de la journée et c’est là la seule chose qui explique son état, ses yeux dans le vide, ses sourcils froncés alors qu’elle semble lutter contre son propre corps. Sa grâce s’est envolée, elle n’a plus rien d’une gazelle dans son environnement naturel, les yeux gracieusement maquillés d’un trait de liner noir et son cou élancé, mis en avant par des tenues choisies avec soin, sans jamais se vouloir tape à l’oeil. Lexie passe devant la caméra tous les jours ou presque, son allure se doit être irréprochable, mais aujourd’hui ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, comme bien trop d’autres jours avant et tout autant d’autres exemples que Rhett aurait aimé ne pas avoir en tête. Elle se tue à petit feu et elle en fait de même pour sa carrière ; l’observer se fusiller elle-même est difficile pour un homme qui se bat à chaque instant pour retrouver la moindre once passion dans le regard d’autrui lorsqu’ils le posent sur lui. Si n’importe qui le voit à ABC comme un poisson dans l’eau, ce n’est pourtant pas la vie qu’il souhaite mener. Il a un jour été un requin et il veut retrouver ce statut autant que toute la renommée qui va avec, toute l’attention qu’on accorde aux personnes de son genre. Son ancien genre, parce qu’aujourd’hui il en est réduit à faire la police à son tour et pointer du doigt une Lexie habituée à franchir les lignes rouges.
Ses pas saccadés s’accrochent à ceux de la jeune femme, sa blessure étant reléguée bien loin dans son esprit pour le ralentir. Même lorsqu’elle lui tend un dernier regard noir avant de s’enfermer dans une cabine (oh, elle n’a pas intérêt à prendre une ligne sur la cuvette), il ne pense pas un seul instant à reculer et lui laisser l’intimité qui devrait être la sienne, ici, dans les toilettes des femmes. Il n’en fait rien, se contentant de se poser contre la porte d’entrée pour empêcher quiconque de venir les déranger dans une discussion qui s’annonce aussi douloureuse que nécessaire. « Aux hormones. Je suis enceinte, connard ! » Putain. Au moins, elle n’aura pas à observer ses yeux s’agrandir sous l’effet de la surprise. De tout ce qu’il aurait pu imaginer, le fait qu’elle soit enceinte n’en faisait pas partie. Il l’imaginait bien plus aisément camée que vache à lait, si jamais vous voulez vraiment des précisions à ce sujet - et oui, bien sûr qu’il sait qu’on ne compare pas une femme enceinte à une vache à lait, c’est bien pour ça qu’il garde ses sombres pensées à propos de la maternité pour sa seule personne. Il mentira en lui disant qu’elle est resplendissante, sous ses yeux cernés, son corps douloureux, son ventre immense. Il mentira, comme tout le monde, sauf qu’il ne sera pas capable de jouer le jeu bien longtemps, au contraire du reste du monde. Le sportif lui impose un certain silence, n’ayant rien à redire suite à cette annonce. Il ne veut pas dire quoi que ce soit, ni même avouer qu’il puisse être dans le tort.
Les bras croisés, il l’observe se rincer le visage d’un air dur, défigurant chacun de ses mouvements de ses yeux clairs et intransigeants. Sa mine est dure et ne laisse aucune place au doute face à ce qu’il pense de toute cette situation. Ce n’est pas parce qu’elle est enceinte qu’elle peut se permettre d’arriver en retard, le problème reste le même. « Je te préviens, je suis pas d’humeur pour un sermon. » Il avait pensé à bien d’autres choses pour occuper sa journée, en réalité. “Tu le sais depuis quand ?” Il ne sait pas quoi faire, le journaliste du dimanche. Il ne sait pas s’il lui en veut davantage encore, il ne sait pas s’il veut la féliciter, il ne sait pas s’il veut mettre en lumière le fait qu’elle soit tout sauf dans une situation à même de faire une personne capable d’élever un enfant dans les meilleures conditions. “Je te ferai pas un sermon.” Il désamorce pourtant rapidement, sans doute passablement agacé de la capacité de Lexie à toujours se placer en bouc émissaire - chose que Ruben lui reproche constamment en retour. Les histoires de famille. “Je comprends juste pas comment t’en es arrivée là.” Qu’il annonce finalement, mine de rien, sachant pertinemment que ses paroles vagues peuvent sous entendre bien des choses, notamment que sa grossesse soit quelque chose de pathétique qu’elle ferait pour attirer l’attention. Il ne pense pas les choses aussi frontalement, mais l’idée lui a peut-être traversé l’esprit, oui.
Lexie n’est pas bien. Elle aurait aimé pouvoir dissimuler son retard, et maintenant, elle va devoir se battre pour cacher un autre secret, bien plus gros, bien plus embarrassant, et bien plus important. Elle laisse Rhett la conduire jusqu’aux toilettes, y vomit à nouveau et balance la nouvelle au journaliste : elle est enceinte. Elle sait qu’il ne dira rien. Parce que finalement, il est toujours dans cette optique de la protéger. Et parce que si elle est en retard et a une tête de déterrée, il y a des explications à son comportement. Elle mise sur l’indulgence de Rhett, ou à défaut, sur son amitié pour ses frères. Elle tire sans doute sur la corde, mais pour le coup, elle a réellement besoin de lui pour survivre aux prochaines semaines, voire aux prochains mois, si Noah et elle décident de garder le bébé. Le silence qui suit l’annonce de sa grossesse était prévisible. La brunette n’en veut pas à Rhett. Elle pense pouvoir deviner ce qui se passe dans sa tête : la surprise, le choc, puis la consternation : comment a-t-elle pu faire ça ? Comment pourrait-elle faire une bonne mère ? Elle se contente d’éviter son regard empli de jugement lorsqu’elle sort de la cabine pour s’asperger le visage d’eau, avant de finalement décider de lui faire face, l’avertissant qu’elle n’est pas d’humeur pour un sermon.
« Tu le sais depuis quand ? »
Elle hausse les épaules, se demande ce que ça peut changer.
« Juste avant Noël. »
Un mois et demi en enfer. La brunette observe le journaliste, tel un tigre en cage dans cet espace réduit. Elle sait qu’il pourrait être un dangereux carnivore, et la dévorer toute crue. Il s’agit après tout du plus grand et du plus puissant des félins. Animal rapide, il fond sur sa proie à une vitesse de 50 km/h, et ne ferait qu’une bouchée de Lexie. Le tigre est indiscutablement un chasseur, un animal solitaire qui ne témoigne aucune pitié vis-à-vis de sa proie. Et si les similitudes entre Rhett et cet animal sauvage sont frappantes, à cet instant précis, c’est bien sur la clémence d’une journaliste qu’elle compte pour s’en sortir.
« Je te ferai pas un sermon. »
Contre toute attente, il semble capituler, et Lexie sent ses épaules se relâcher.
« Je comprends juste pas comment t’en es arrivée là. »
Elle hausse les sourcils, surprise. Qu’elle est la question ? Elle devine les reproches dans la voix de Rhett, peut-être à tort, et se crispe instantanément. Elle se sent comme un serpent : souvent considéré comme une créature redoutable, crainte, le serpent est chassé par de nombreux prédateurs. Il utilise alors le sifflement comme tactique de défense pour intimider les prédateurs potentiels. Siffler est également un avertissement du fait qu’il est agacé ou contrarié. Si vous voulez éviter de vous faire attaquer, il faut le laisser tranquille jusqu’à ce qu’il se soit calmé. Sinon, vous risquez d’être mordu. Et c’est exactement sur cette pente glissante que se situe Rhett avec la brunette. En réalité, siffler est une technique pour éviter l’affrontement, surtout utilisée par les serpents qui ne sont venimeux, afin de se protéger. Lexie n’est pas un dangereux reptile. Elle ne siffle, plus qu’elle n’attaque, sauf quand le danger est imminent. Alors, elle passe à l’attaque.
« Tu veux quoi, un cours sur comment on fait les bébés, et que je t’explique comment le papa met la petite graine dans la maman ? »
Elle montre les crocs, semble prête à bondir, mais lève finalement les mains en signe d’apaisement, ne désirant pas se lancer dans un affrontement stérile avec Rhett. Elle baisse finalement les yeux, secouant la tête, sa voix trahissant son désespoir.
« Une connerie, un rapport non protégé, et des regrets. »
Elle hésite, mais poursuit.
« Le père voudrait le garder. »
Sous-entendu, elle non. Elle s’apprête à s’expliquer davantage lorsque Jason, un des chefs de la programmation, pénètre dans les toilettes, ouvrant la porte à la volée. Son regard passe de Lexie à Rhett, puis se reporte sur la brunette.
« Lexie ! On m’a dit que vous étiez malade ? Vous allez bien ? »
Il avance dans cet espace réduit dans lequel on est de plus en plus à l’étroit, et se pavane tel un coq, le chef de la basse-cour, désireux d’asseoir son autorité. Sa chemise blanche à motifs rouges rappelle immédiatement à la brunette les couleurs types du coq, son plumage blanc et sa crête rouge. Jason empli le petit espace, et alors qu’il se trouve dans les toilettes des femmes, il se comporte tel un coq en pâte, semblant à l’aise en toute circonstance. Soudain, il semble se souvenir de l’endroit où il se trouve et sauf du coq à l’âne en dévisageant Rhett.
« Que faites-vous ici ? C’est les toilettes des femmes ? »
Lexie se retient de lever les yeux au ciel. Elle doit maintenant faire une grande prestation théâtrale. Alors elle prend sa voix la plus douce et faible, et esquisse un minuscule sourire.
« Une intoxication alimentaire depuis cette nuit, un plat chinois qui passe mal. J’ai hésité à rester chez moi, mais je ne voulais pas vous embarrasser avec la présentation de la météo. Ca ira, ça va passer d’ici à ce qu’on soit à l’antenne, je vous assure. »
La journée avait bien commencé pour Antone qui s'était levé en pleine forme et avait déjeuné le reste des crêpes de la veille en toute sérénité, assis à la table de la cuisine, café à la main, lunettes sur le bout du nez, parfaitement indifférent au bordel perpétuel qui avait lieu sous son toit depuis que sa vie s'était vue chamboulée par l'arrivée quasi simultanée de 4 membres de sa famille à Brisbane. A dire vrai, le corse s'adaptait plutôt bien à ces changements et devait reconnaître qu'avoir autant de vie dans sa maison le gardait plus actif et plus éveillé qu'il n'avait pris l'habitude de l'être depuis quelques années, confortablement encré dans sa routine de professeur et de consultant pour la chaine ABC.
C'était d'ailleurs aux studios de la chaîne qu'il se rendait, ce matin là. On avait besoin de lui pour un exercice de vulgarisation concernant le phénomène d'inflation dans la rubrique économique. N'ayant à intervenir qu'en deuxième partie d'émission, il était parfaitement à l'heure, pour ne pas dire en avance, au moment de remonter le couloir menant à l'open space. « Aux hormones. Je suis enceinte, connard ! » Antone pila net, son casque de moto à la main, interpellé à la fois par le contenu de la phrase mais aussi - et surtout - par l'origine de la voix qui tenait ces propos. Sa dernière partie de jambes en l'air avec Walker était suffisamment récente pour qu'il soit encore capable de reconnaître sa voix instantanément, quand bien même il était ici question de cris et non de gémissements ... Tachant de ne pas paniquer (le retour inattendu de sa plus grande fille dans sa vie, fin décembre, et la découverte de son lien de paternité avec Clément, en janvier, suffisaient à le rendre nerveux concernant le sujet de la progéniture), Sisco se fit tout petit et tendit l'oreille. Son expérience en matière d'espionnage était validée par plusieurs tentatives similaires à la porte de la chambre sa plus jeune fille, qu'il soupçonnait de faire plus que de réviser avec le fils de la voisine.
Concentré, il tâcha de capter la nature de la conversation se tenant de l'autre côté de la porte et fit mine de refaire son lacet en voyant Jason approcher à pas vifs. Il fut surpris lorsque le chef de programmation pénétra dans les toilettes des femmes mais en profita pour jeter un coup d'œil à l'intérieur. Rhett Hartfield, qu'Antone se souvenait avoir vu entraîner l'équipe universitaire et déjà aperçu sur le campus, faisait face à Lexie dont l'anatomie n'avait plus de secrets pour le corse mais qu'il n'avait plus croisée depuis l'automne 2021. Il n'avait pas souvenir d'elle avec une mine si fatiguée et fut interpellé par la noirceur de ses cernes. Jason et Rhett lui tournaient le dos, tous deux focalisés sur la jeune femme. Walker était donc la seule à apercevoir Sisco dans le couloir.
Ce dernier, ne souhaitant pas venir grossir les rangs de leur trio déjà collés serrés dans les toilettes, se contenta de mimer son message à l'attention de Lexie. Dans un premier temps, Antone passa son index gauche à travers un cercle qu'il créa à l'aide de son pouce et son index droits. Le mouvement de va et vient de son doigt à travers le cercle ne laissait aucun doute sur la référence qu'il faisait tout comme le gros ventre qu'il mima à la suite servit à faire passer l'idée qu'il avait besoin d'en avoir le cœur net : cette grossesse coïncidait-elle avec la date de leur dernier rapport ... ou pas ? Pour finir, il mima de passer un coup de téléphone et termina son monologue silencieux d'un geste qu'il réservait d'ordinaire à ceux de ses étudiants qu'il savait disposés à tricher lors des contrôles :
Avant que Rhett et Jason n'aient relancé la conversation, Antone avait disparu, le casque sous le bras et l'esprit beaucoup moins détendu qu'à son arrivée aux studios. Le corse n'était pas sûr de pouvoir assumer une paternité supplémentaire. Se découvrir un nouveau gosse par mois, c'était trop, même pour un don juan comme lui.
« Juste avant Noël. » Tout ce à quoi il pense en cet instant, c’est à quel point les fêtes ont pu avoir un arrière goût amer si elle n’a pas pu les célébrer comme il se doit, avec le champagne et le poisson adéquat. Quelle idée, aussi, que de tomber enceinte - et surtout à cette période de l’année. Beaucoup de personnes se focalisent sur les neuf mois de grossesse, bien souvent difficiles, mais aux yeux de l’australien ce ne sont qu’un aperçu du reste de la vie qui l’attend désormais: être mère va bien plus loin que quelques mois de contraintes et des kilos en plus. C’est perpétuité, qu’elle vient de prendre. Peut-être qu’il aurait tenu un avis différent sur le sujet s’il avait lui même été père, Rhett, mais c’est une possibilité qui n’aurait été imaginable qu’après de Jenna, et personne d’autre.
« Tu veux quoi, un cours sur comment on fait les bébés, et que je t’explique comment le papa met la petite graine dans la maman ? » “Si tu fais pas d’efforts j’en ferai pas non plus, Lexie.”
Il gronde à son tour, n’ayant pas envie de la suivre dans son jeu aussi bas que stupide. S’il y a justement bien un sujet qu’il ne veut pas aborder plus en profondeur avec elle, c’est celui-ci, et le fait qu’elle tente de retrourner sa question contre lui a le don d’agacer l’australien. Son état n’est en rien un bouclier lui donnant tous les droits à ses yeux. Elle est enceinte ; et c’est tout. A cela il n’y a aucune conséquence, si ce n’est un enfant qui pointera le bout de son nez d’ici sept mois, s’il en croit les dires de la jeune femme. Peut-être qu’à cet instant, elle sera assez occupé avec son marmot pour l’oublier, lui. S’ils peuvent garder une attitude cordiale l’un envers l’autre, tels des collègues plus ou moins normaux, alors c’est tout ce qu’il demande. « Une connerie, un rapport non protégé, et des regrets. » Ainsi donc, l’enfant n’est pas désiré. Il se retient du moindre commentaire, de la moindre remarque, du moindre roulement d’yeux aussi. Tout ce qu’il se demande, c’est comment est-ce qu’elle compte gérer sa carrière, maintenant. « Le père voudrait le garder. » - “Et toi ?” Il se moque bien de ce père qu’il ne connaît pas ; c’est l’avis de son amie qu’il veut connaître, surtout alors qu’elle est la première concernée par cet enfant, surtout alors que le père pourra toujours s’enfuir dès que les choses deviendront trop sérieuses et, par conséquent, trop contraignantes.
Jason interrompt un temps la conversation, permettant sans doute à Rhett de faire un pas en arrière pour reprendre son souffle et remettre en ordre ses idées. « Lexie ! On m’a dit que vous étiez malade ? Vous allez bien ? » Il écoute à peine le discours entre les deux employés d’ABC, sans doute parce qu’il n’en a justement rien à faire que de savoir ce qu’ils peuvent se dire, et à quel point elle peut être douée pour mentir. “On discutait. Je m’occupe d’elle, regardez là, elle reprend déjà un peu de couleurs.” Il annonce donc calmement, ses yeux clairs posés dans ceux de Jason à qui il n’offre pas vraiment de considération. D’ici à ce qu’elle soit à l’antenne, tout sera réglé, bien sûr. Sauf le fait qu’elle soit toujours enceinte. “Ou peut-être que je peux vous laisser discuter tous les deux si tu préfères, Lexie. On se reparlera plus tard.” Ou peut-être pas. Rhett n’est pas certain d’avoir envie de continuer cette discussion.
Lexie se sent acculée, elle se sent jugée, alors elle montre les dents. Pourtant, elle l’a bien mérité. C’est elle qui n’a pas su résister à ses pulsions et a eu un rapport non protégé. Pour être honnête, ce n’était pas la première fois. Elle aurait pu choper une MST, et franchement, elle aurait préféré. Mais la voilà enceinte, à devoir assumer pour la première fois de sa vie les conséquences de ses actes. Et le pire, c’est que cette conséquence-là, quand on décide de l’assumer, c’est pour toute la vie.
« Si tu fais pas d’efforts j’en ferai pas non plus, Lexie. »
Elle lève les mains en signe de reddition, s’apaise rapidement, parce qu’elle sait qu’il a raison. Et puis, il est son seul allié ici, le seul à être au courant, le seul qui pourra l’aider à dissimuler son secret pour les prochaines semaines. Elle a besoin de lui, même si elle ne l’avouera jamais à voix haute. Elle avoue que Noah voudrait garder cet enfant, l’élever, former une famille, même avec elle. Pas pour elle, loin de là, mais parce qu’il a toujours voulu en avoir une.
« Et toi ? »
Elle hausse les épaules.
« Tu me vois, moi, élever un enfant ? »
Elle secoue la tête en laissant échapper un rire froid.
« Je fais tout le temps la fête, je me drogue, je sais à peine m’occuper de moi … Et tu connais notre mère … Je vois pas comment je pourrais y arriver. »
Et pourtant, elle a promis à Noah de réfléchir à la question, de prendre en considération ses désirs, ses arguments et ses promesses. Ils ont encore quelques semaines pour se décider, et si elle doit supporter quelques semaines en plus de nausées matinales, elle le fera. Elle sursaute presque quand Jason entre dans les toilettes, et l’écoute d’une oreille alors que, depuis le couloir, Antone lui fait des gestes obscènes. Visiblement, il a tout entendu, et elle espère sincèrement qu’il est le seul de la chaîne, parce qu’à ce rythme-là, tous les journalistes seront au courant avant demain. Elle lève les yeux au ciel en secouant la tête, puis reporte son attention sur ce qui se passe directement devant elle.
« On discutait. Je m’occupe d’elle, regardez la, elle reprend déjà un peu des couleurs. »
Ho, c’est le moment où elle doit jouer la comédie et tout donner ? Alors elle sort son plus beau sourire, comme pour assurer à son chef que oui, tout ira bien.
« Ou peut-être que je peux vous laisser discuter tous les deux si tu préfères, Lexie. On se reparlera plus tard. »
Ses yeux s’écarquillent, alors qu’elle secoue lentement la tête. Elle aimerait qu’il fasse marche arrière, qu’il ne la laisse pas dans les griffes du chef. Pourtant, elle sourit, et se tourne vers Jason.
« Tout va bien ! J’ai encore besoin de cinq minutes, mais si vous voulez, Jason, je pourrais vous rejoindre dans votre bureau ensuite. Mais je dois bientôt filer au maquillage. »
Il jette un coup d’œil à sa montre, se rend compte qu’elle dit la vérité : en réalité, elle devrait déjà y être.
« Ok, dépêchez-vous, et laissez les maquilleuses arranger tout ça. »
Sympa … Si elle pouvait, elle s’égorgerait volontiers. Elle attend qu’il soit parti pour se retourner vers Rhett.
« Je sais que j’ai merdé, cette fois-ci beaucoup plus que d’habitude, mais … tu voudrais bien garder ça pour toi et m’aider à le cacher encore quelques semaines ? »