Il ne peut pas expliquer le sentiment qu’il a ressenti lorsque Diego lui a envoyé ce message. « Sergio a eu un accident. Il va bien. » Quelques mots, totalement détachés de la situation, seulement pour le prévenir. Il a eu envie de lui répondre qu’il n’en avait rien à foutre, il s’est surpris à ne pas savoir pianoter sur son téléphone et à simplement soupirer de soulagement. Il va bien. Rudy a rêvé de voir son père amoché à de nombreuses reprises et, la plupart du temps, c’était lui-même qui lui infligeait ses blessures. Il s’est revu le couteau à la main, non pas pour le menacer mais pour finir le travail. Sa haine surpassait tout le reste et imaginer son père six pieds sous terre était bien plus simple qu’accepter son abandon. Ces pensées ne sont plus d’actualité. Elles l’étaient encore il y a deux mois, quand il a quitté sa cellule pour retrouver le confort d’une vraie chambre à coucher. Il avait rangé Erika et Sergio dans la même case et hésitait entre lequel des deux il aurait aimé faire la peau en premier. Quand il a appris qu’il allait devenir père, que son propre père allait devenir grand-père, toutes ses certitudes se sont envolées. Il a commencé à penser différemment, à le regarder sous un autre angle : son père n’était pas que cet être abominable, il était bien plus que cela. Et un mois et demi plus tard, sa nouvelle perception est toujours la même. Sergio n’a rien fait pour attiser sa haine, depuis sa sortie, bien au contraire. Il a offert une maison à sa famille – cadeau qui n’a rien de très correct mais qui a fait son petit effet auprès de sa mère - et a rencontré Jaime. Il ne peut pas lui attribuer énormément de gloires, mais il ne peut pas non plus le blâmer pour tous les malheurs de ce monde. Il a mis une femme enceinte, paraît-il, mais Rudy ne se sent pas concerné par cette affaire. Tant que sa mère est loin de toutes ces conneries, il se fout bien de qui il a envie d’engrosser. Il vient d’arriver à l’hôpital et s’avance vers l’accueil, sans trop savoir ce qu’il fabrique ici. Il n’a pas osé demander plus d’informations à son frère et espère ne pas le croiser : son inquiétude ne regarde personne d’autre que lui-même. Rudy n’aime pas exprimer ses émotions, encore moins quand il lui est impossible de les comprendre lui-même. Il n’arrivait pas à mettre de mots sur son amour pour Erika, il est encore plus incapable d’en mettre sur ce qu’il ressent quand il pense à Sergio dans un lit d’hôpital. « Salut. » Il dit à la femme derrière l’accueil, qui détourne ses yeux de son écran pour le regarder. « J’viens voir Sergio Gutiérrez, vous pouvez m’donner sa chambre ? C’est… » Il ne peut pas dire si ce soupir est parce que ça l’emmerde ou parce que ça faisait longtemps qu’il ne l’avait pas admis à voix haute. « Mon père. » La femme hoche son visage de haut en bas, regarde son écran, clique deux ou trois fois sur sa souris et lui indique enfin le chemin. Les quelques minutes du trajet ne sont pas suffisantes pour qu’il arrive à s’expliquer la raison de sa venue ici, ni pour qu’il parvienne à savoir ce qu’il dira quand il lui fera face. La chambre n’est plus qu’à deux pas de lui : il avance, toque, ouvre, entre. Ses yeux se posent sur son géniteur, bien là, bien blessé, bien alité. Il se pince les lèvres et referme la porte derrière lui. « T’as pas l’droit d’leur faire ça. » De mourir, de les abandonner une nouvelle fois – et de manière définitive. Il essaie de ne pas s’inclure, du moins de ne pas le faire à voix haute. Intérieurement, il s’est déjà mis dans le même panier. « Il s’est passé quoi ? » Il n’a pas eu plus de détails, c’est à lui qu’il vient les demander directement.

@Sergio Gutiérrez

« Tu dis ça comme si ça aurait eu une quelconque importance. » Son père le regarde quelques instants avant de reporter son attention sur le plafond. Rudy ne doute pas que celui-ci soit beaucoup plus intéressant à regarder que lui-même. Il reste collé à la porte de la chambre, comme s’il était déjà sur le point de repartir. Mais ce n’est pas le cas, il a l’intention de rester. Il ne compte pas demander aux infirmières d’installer un lit d’appoint et rester pour la nuit, loin de là. Mais il compte rester quelques minutes et lui prouver que oui, ça a de l’importance. Il fait un pas dans la chambre, s’éloigne de la porte, de son issue de secours. « Pourquoi ça en aurait pas ? » Il demande tout en connaissant la réponse. Il a toujours détesté Sergio. Il y a eu une époque, très lointaine, où il l’aimait comme tous les fils aiment leur père. Et puis ça s’est éteint. Il y a eu de la déception et de la tristesse, jusqu’à ce que ça se transforme en rage et en haine. Il ne l’a jamais haï suffisamment pour que cette colère se mue en indifférence, cela dit. Ça indique sûrement quelque chose sur le lien qu’il espérait avoir avec son père, ça. Parce qu’il y a bien une chose qui caractérise Rudy, c’est le fait qu’il se fiche de tout. Quand il ne veut plus entendre parler de quelque chose ou de quelqu’un, il fait comme si la chose ou la personne n’avait jamais existé. Il a préféré détester son père que l’oublier, et oui, ça veut dire beaucoup. « Accident de moto. Je ne sais pas qui était en tort. » Motard depuis toujours – enfin, plus depuis quelques temps – Rudy connaît les dangers de la route. Il a conduit sa moto en étant bourré, drogué et n’a jamais eu le moindre accident. Il a toujours dit qu’il allait mourir dans un accident, il ne pensait pas que ce serait son père qui allait risquer de le faire avant lui. « J’imagine que tu es là par rapport à Cesar ? » Effectivement, il a eu une discussion avec Cesar vis-à-vis de Sergio et de ce nouvel enfant. « Nan. » Il s’approche encore et s’assoit finalement dans la chaise à côté du lit. Peu importe s’il ne le regarde pas. Rudy, lui, ne lâche pas son père du regard. Le fixer l’aide à se dire qu’il est bien là, ça a un côté rassurant. « Il m’a dit c’que t’avais fait, ouais. » Un huitième gosse. « Et j’m’en tape, ça m’concerne pas. » Ce sera son demi-frère ou sa demi-sœur, évidemment qu’il est concerné. Mais il l’est quand même beaucoup moins que lorsqu’il s’agissait de sa propre mère. Là, ce n’est pas un enfant qui va atterrir sous le toit des Gutiérrez. « J’espère juste qu’tu sais c’que tu fais. » Autrement dit, qu’il n’a pas l’intention de l’abandonner, lui aussi. « Mais j’viens pas pour ça, nan. Diego m’a envoyé un message et j’suis venu, c’est tout. » Il aurait pu se contenter de lire le message et d’accepter la nouvelle sans broncher, il a préféré venir et le voir de ses propres yeux. « J’voulais voir si ça va pour d’vrai. » Il croise ses bras et a subitement l’impression d’être redevenu un gosse. Il ne sait pas quoi dire, ne sait pas comment le dire. C’est le moment de détourner ses yeux, de fixer le mur et de faire comme si les prochaines paroles n’étaient pas prononcées par lui. « J’me suis inquiété, on va dire. » On va dire, quelques mots rajoutés pour que ça ne semble pas trop direct, trop honnête. « Tu vas t’remettre facilement tu penses ? » Certaines victimes d’accidents ont des séquelles à vie, surtout quand il s’agit d’un deux-roues. Est-ce que son père a été puni par on ne sait quelle force supérieure ou est-ce qu’il va se relever comme s’il ne s’était rien passé ?

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« Ce que j’ai fait ? C’est le seul pan de l’histoire qu’il t’a raconté. Evidemment que c’est ce qu’il va retenir. » Ces quelques mots ont tendance à piquer la curiosité de Rudy. Il ne cherche pourtant pas à en savoir plus. Ce qu’il s’est passé entre Cesar et leur père les regarde tous les deux. Il a retrouvé son petit frère dans un état de colère totalement inédit, il se doute bien que ça ne s’est pas passé dans le calme plat. Mais l’aîné de la fratrie ne peut pas jeter la première pierre ; si ses frères cherchent à s’en prendre à Sergio, ils ne font que de le recopier avec quelques années de retard. Au moins, ce dont est sûr le mexicain, c’est que ce n’est pas lui qui l’a envoyé à l’hôpital. Et c’est déjà beaucoup. C’est pour ça qu’il ne demande pas, qu’il se contente de lui dire espérer qu’il sache ce qu’il est en train de faire. « Je suis parfaitement au courant de ce que cela représente. » Avoir un enfant à vingt ans et en avoir un à cinquante ans ne doit pas être similaire. Il était amoureux de Maritza, à l’époque. Est-ce qu’il apprécie seulement un minimum cette Maddy ? Rudy ne la connaît pas et préfère que ça reste ainsi – du moins pour l’instant. Il ne veut pas chercher à juger la situation, il préfère ignorer tous les détails et seulement effleurer la surface. Ils auront bientôt un petit frère ou une petite sœur. Un Gutiérrez, qu’importe que ce soit l’enfant de leurs deux parents ou non. Il s’est fait la promesse que Jaime ne se ferait jamais rejeter de la famille pour avoir un père aussi naze, il est bien obligé de se faire la même vis-à-vis de cet enfant. Peu importe ce qu’il se passera, ce sera un membre de la fratrie aussi important que les autres. Près de trente ans d’écart avec son frère ou sa sœur, ce n’est pas rien. « Ok. » Il ne sait pas tellement quoi dire de plus. Rudy n’a pas choisi mettre enceinte Erika, tout comme Sergio n’a visiblement pas choisi d’enfanter une huitième fois. Ils ont fait des erreurs, ils se ressemblent plus qu’ils ne l’auraient imaginé. « Ce ne sont que quelques fractures. D’ici un mois, il n’y aura plus lieu d’en parler. Les choses pourront retourner à la normale. » Il entend : tu n’auras plus à t’inquiéter pour moi. Et franchement, Rudy aimerait bien. C’est une nouveauté avec laquelle il ne sait pas vraiment composer. Ça le gonfle de lui porter de l’intérêt, parce que ça va l’encontre de tout ce qu’il s’est dit ces dernières années. « C’est… gentil d’être passé. Tu peux leur faire savoir que tout va bien. » Cette dernière phrase le fait sourire. Il n’a l’intention de dire à qui que ce soit être venu ici. C’est un petit secret qui sera bien gardé. Il se lève du fauteuil, regarde son père encore quelques secondes. Il essaie de graver cette image dans sa tête pour toutes les fois où il le détestera encore, dans le futur – parce que c’est sûr que ça arrivera. Pour ne pas oublier qu’il est humain, lui aussi, qu’il a ses failles et qu’il était pas loin d’y passer. Il peut se la jouer surhomme autant qu’il veut, il ne vaut pas plus que tous les autres. « Prochaine fois qu’t’achètes une moto, tu peux m’la filer. C’est plus sûr pour tout l’monde. » Il a offert une maison aux autres, il peut bien tenter le coup. « Allez, euh… Salut. » Il secoue son visage et quitte la chambre, aussi chamboulé qu’à son arrivée. Il n’a pas été particulièrement rassuré de le voir en forme, ça a même été plus compliqué à accepter qu’autre chose. Il n’y a qu’une certitude, dans toute cette histoire, c’est qu’il est complètement perdu dans ses ressentis vis-à-vis de son père.

@Sergio Gutiérrez