Aujourd’hui c’est l’anniversaire d’Alma et j’ai hâte de voir toute la famille réunie. Depuis que Rudy, Alma et Diego n’habitent plus à la maison on se voit beaucoup moins et ils me manquent énormément. La famille ça a toujours été essentiel pour moi même si je ne leur montre pas forcément au fond je les aime. J’ai pensé à ce repas toute la semaine mais à cause d’une énième insomnie j’ai décidé de faire une sieste. Sauf que je me suis endormi avant de pouvoir programmer un réveil, grossière erreur. Je me suis réveillé en sueur et avec le constat suivant : je suis plus qu’à la bourre. Je m’habille en quatrième vitesse et je vais chez Alma en sachant très bien que même si avec la meilleure volonté du monde j’arriverai le dernier, je vais encore me faire chambrer.

Lorsque j’arrive devant l’entrée de leur appartement, je croise Rudy qui quitte le repas et je ne comprends pas sa réaction. Bon il a encore dû s’engueuler avec Alma, rien de très nouveau. Je toque et je rentre avant d’avoir entendu la réponse de quelqu’un et ce que je vois me surprend au plus haut point. Il y a quelqu’un dans le salon, quelqu’un que je ne connais pas. C’est la voix de Sara qui me révèle qui est cet homme : “papa”. Papa ? Je n’en reviens pas, mon père est là. Celui que j’ai toujours imaginé sans pouvoir vraiment y mettre un visage dessus et surtout celui que je ne pensais jamais voir. “Papa ?” Je demande, histoire d’être sûr que je n’ai pas mal entendu. La suite du repas s’est déroulée calmement, l’ambiance à table était assez étrange mais pas de cris, pas de mots agressifs, rien. Je suis resté assez silencieux et j’observais Sergio, je veux apprendre à le connaître pour pouvoir me faire mon propre avis. A la fin du repas, au moment de partir nous avons un petit peu parlé et nous avons convenu d’une date pour enfin apprendre à faire connaissance, l’occasion de poser la première pierre d’une relation père fils saine bien que tardive.

***

Une semaine plus tard.

J’ai reçu un message de Sergio m’envoyant un message avec l’adresse d’un restaurant et avec l’horaire de la réservation. J’ai cherché sur google l’adresse et j’ai eu la bonne surprise de voir que c’était un bon restaurant, un très bon restaurant même. Le genre de restaurant où je ne vais pas d’habitude, le genre qui n’est absolument pas dans mes moyens. Je suis donc ravi de voir qu’il m’invite dans un endroit comme ça. J’arrive devant l’Interlude, j’ai essayé de faire un effort vestimentaire et j’ai bien fait. J’aurais fait tache en jean, baskets et sweat à capuche. A la place j’ai mis une chemise et un pantalon qui est plus élégant, j’ai envie de faire bonne impression. Je suis un peu en avance et je l’attends devant le restaurant. Je suis un peu nerveux pour ce déjeuner. J’ai accumulé beaucoup de rancœur envers lui pendant toutes ces années et le portrait très peu flatteur que les autres m’ont fait de lui n’a pas aidé à ce que je me fasse une bonne image de lui. Même si je ne comprends pas son choix et même si je reste méfiant quant à ses intentions, je veux me faire un avis par moi-même. J’ai envie de voir si le monstre qu’on m’a décrit pendant toutes ces années est en réalité quelqu’un de bien qui a fait des erreurs -et qui est prêt à se rattacher- ou s’il ne mérite pas que je lui fasse une place dans ma vie. Sergio arrive quelques minutes après et c’est très étrange de rencontrer son père pour la première fois au bout de 20 ans. “Bonjour Sergio.” Je ne sais pas quoi dire de plus, il n’y a aucune animosité dans ma voix et j’espère que le fait que je ne l’appelle pas Papa ne le gêne pas, il est encore trop tôt pour ça.

Je suis devant le restaurant et j’attends Sergio. Je suis en avance et j’ai tout le temps de cogiter à ce qui va bientôt se passer. Je me demande si c’est une bonne idée d’être là et de faire connaissance avec l’homme que la famille déteste tant. Je n’ai aucune idée de la manière dont ce repas pourrait se passer, de la manière dont je vais me comporter et dans quel état d’esprit Sergio se trouve. Ce repas est un vrai saut dans l’inconnu entre deux deux étrangers. Alors que je me repasse en revue tous les scénarios possibles et imaginables -dont certains dignes d’une telenovela- Sergio fait son apparition. Je le salue un peu timidement parce que c’est un moment très bizarre de mon côté même si je suis curieux à l’idée de faire sa connaissance. « Bonjour Cesar. Merci d’être venu. » J’essaie d’avoir l’air sympathique en répondant. “Merci pour l’invitation, ça a l’air…sympa par ici.”’ Sympa c’est pour éviter de dire “un restau de richoux carrément hors de prix et où j’ai l’impression de dépareiller”. Heureusement, je me suis renseigné avant de venir pour mettre une chemise mais j’ai quand même l’impression de ne pas être complètement à ma place. Pourtant c’est le genre d’endroits où j’aimerais aller plus tard. J’ai envie d’être quelqu’un d’important, un artiste reconnu et de brasser de l’argent alors c’est le genre de restaurants qui me fait rêver, il me faut juste un peu de temps pour m’y habituer. Est-ce que c’est le genre de restaurant où il y a 10 sortes de couverts différents ? Si c’est ça je suis mal parti mais je prendrai une fourchette au hasard avec beaucoup d’assurance et ça ira. « Je dois admettre que j’avais peur que tu changes d’avis. Alors je suis heureux que ce ne soit pas le cas. » Je n’ai jamais été un mouton. Pourtant j’aurais eu toutes les raisons de détester Sergio et de refuser de lui parler. Au fond bien sûr que je lui en veux mais je veux qu’il m’explique en face ses choix et voir s’il s’en veut ou s’il cherche à s’excuser. “Je voulais me faire un avis.” J’ai entendu ce qu’ils m’ont dit et quoiqu’il arrive à la fin de ce repas j’aurais un avis sur mon père. Bon ou mauvais, seul le temps me le dire mais je pense que le tableau final ne sera ni tout blanc ni tout noir. Je ne vais pas l’adorer et oublier tout le mal qu’il nous a fait, mais le détester complètement ce n’est pas quelque chose qui me semble plausible. Même s’il ne me convainc pas pendant ce repas il a fait la démarche d’essayer de me connaître et ça c’est un point positif. « Je sais que tes aînés sont… sur la réserve. Les petits en revanche, c’est tout le contraire. Ils insistent pour aller faire du trampoline ce week-end, alors trampoline ce sera. Tu es libre de nous rejoindre si tu le souhaites. » J’ai un petit sourire quand il prononce le mot “réserve”. C’est pas ce que j’aurais choisi pour décrire le point de vue de Rudy, de Diego ou d’Alma. Je me souviens d’avoir entendu tout un tas de noms d’oiseaux à la maison. J’ai encore les mots de Rudy pour Maman lorsqu’elle lui a annoncé être enceinte de Maria qui résonnent dans ma tête “Pero hostia Mama es un cabrón de mierda, porque lo perdonaste tu ? Que coño estabas pensando ? El solo sabe mentir”* Rudy et son don pour la poésie ne m’ont pas donné la meilleure image de Sergio ça c’est certain. “Je suis peut-être un peu grand pour le trampoline.” J’ai des trucs plus importants à faire à la maison, des commandes à faire mais voir mon frère et ma sœur s’amuser sur un trampoline et être heureux d’être avec Sergio c’est quelque chose que je n’ai pas envie de manquer. Et je reste méfiant alors je n’ai pas envie de les laisser seuls avec lui.  “Mais je veux bien vous accompagner.” J’essaie d’oublier Rudy et les autres pour me concentrer sur cette discussion. « Aucun de vous sept ne m’a encore dit vraiment ce que vous pensiez du fait que je revienne. » Le repas d’anniversaire s’est passé dans une drôle d’ambiance. Chacun a soigneusement évité le sujet et a fait comme si tout était normal alors que je voyais bien Diego se contenir pour ne pas dire à Sergio tout le mal qu’il pense de lui. Je crois que tout le monde était surpris et trop sous le choc pour oser faire un scandale. “Mmmh.” Question très délicate à laquelle je ne sais pas trop quoi répondre. “J’en sais rien en fait.” Et je suis honnête en lui disant ça, je demande à voir la suite. “Non vraiment je sais pas quoi en penser. On ne se connaît pas donc d’un côté je me dis que je suis content d’avoir un père dans ma vie.” Je ne suis pas naïf pour autant. J’essaie de laisser ma rancœur de côté, je me dis que je suis un adulte maintenant et que je dois apprendre à prendre sur moi avant de réagir de manière démesurée. “Mais de l’autre j’ai peur que tu repartes et que tu déçoives Maman ou les petits. Nous on peut encaisser mais eux j’en sais rien.” Je suis peut-être prêt à pardonner mais cela prendra du temps, Sergio a une chance de se rattraper et il a intérêt de la saisir puisque l’occasion ne se reproduira pas sinon. Ce repas c’est : ça passe ou ça casse.


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