Le réveil sonne, tout aussi douloureux que d’habitude à cause de mon mode de vie décalé et en grande partie nocturne. J’ai tendance à me dire que le sommeil est une perte de temps et que je dormirai plus tard quand j’aurais du temps à perdre. J’ai bossé dur pendant une partie de la nuit pour avoir un résultat satisfaisant pour une peinture qu’Auden m’a demandée. C’est un peu comme si je faisais mes devoirs sauf qu’à la différence du lycée je fais ceux-ci en étant réellement intéressé, appliqué et motivé. J’ai fini tard mais ce n’est pas à cause de la procrastination, je n’ai tout simplement pas satisfait du résultat. J’ai tendance à être perfectionniste pour tout ce qui est relié à l’art. Je ne me satisfais pas d’un résultat moyen ou d’un coup de pinceau approximatif et pour moi c’est ça la clé du succès. Accepter d’être c’est un truc de looser de mon point de vue, je veux devenir un artiste reconnu et pour y arriver je dois être exigeant envers moi-même. Celui qui renonce à être le meilleur cesse d’être bon comme on dit souvent. Je sais que ce que j’ai fait n’impressionnera certainement pas Auden, ou du moins même s’il trouve que ce que j’ai fait est bon ou a du potentiel il ne me l’avouera pas. Il me dira peut-être que c’est pas mal mais sans jamais faire preuve de trop d’enthousiasme et d’un côté ça me pousse à repousser mes limites. Je bosse toujours avec l’idée dans un coin de ma tête qu’un jour je l’impressionnerai vraiment et je pourrais me dire que j’ai réussi à surprendre le grand Auden Williams.

Je prends le bus pour me rendre à la galerie, un peu tendu parce que c’est le premier cours à l’atelier depuis l’incident. Je ne sais pas si Auden a eu écho de ce qu’il s’est passé mais vu à quel point de petit con de Léo se vantait d’être dans les petits papiers de l’artiste je me doute qu’Auden sait tout. J’ai l’impression de revenir à l’époque du collège, à ce moment où après avoir fait une connerie j’étais convoqué chez la directrice pour une énième leçon de morale. Je ne sais pas qui est Léo pour Auden et en fait je m’en fous un peu, je sais que dans cette histoire même si j’ai porté le premier coup c’est lui qui m’a provoqué le premier. Je n’ai fait que me défendre même si Léo a dû donner une toute autre version de notre altercation. Et puis merde, Auden peut me virer de la galerie je m’en remettrai. Je ne regrette pas ce que j’ai fait, je ne me suis jamais laissé marcher sur les pieds, je ne vais pas commencer aujourd’hui. Le monde de l’art est un monde de requins, -ou de gros poissons dans une petite mare comme Léo- et je veux me faire une place, ce qui implique de se battre pour la gagner. Léo qui se croyait si fort n’est que le roi des fourmis, le prince des sous-fifres et on trouve toujours plus fort que soi, c’est ça la morale de l’histoire. Je suis ravi d’avoir pu fermer son clapet grâce à mes arguments à cinq phalanges.

J’arrive à la galerie et je m’installe à ma place habituelle. Je suis en avance, comme d’habitude, je suis même le premier arrivé et j’attends que les autres et surtout Auden arrivent. Je commence à déballer mon matériel quand le prof fait son apparition. Je fais comme si de rien n’était et je le salue. J’attends de voir s’il veut simplement faire cours, voir ce qu’il m’avait demandé de faire ou m’engueuler et me virer du cours devant les autres. Je suis dans le flou total, avec Auden on ne sait jamais ce qui peut arriver.

Les messages de Léo étaient amusants. Amusant, comme quand il est question de regarder la vidéo d’un chien un peu stupide ou d’un enfant au cerveau clairement pas encore développé. Amusant dans ce genre là, surtout lorsqu’il a été question qu’il se serve de moi tel d’un mercenaire pour aller venger son petit ego de garçon fragile. Oh, comme si j’avais que ça à faire de mes journées. Comme si, aussi, je n’étais pas en train de me déplacer avec un énorme plâtre à un pied et une jolie béquille que je rêve de faire brûler depuis qu’on me l’a confiée. Amusant comme ça, sans doute parce que mon quotidien est plus terne que jamais, maintenant que je crève d’envie d’enfin dessiner après six mois d’arrêt mais que mon état physique m’empêche de me concentrer. La faute aux médicaments dont je ne cesse d’espacer les doses malgré la douleur, sûrement. La douleur, elle ne m’empêche pas de penser. Elle me fait jurer dans ma barbe, certes, mais je peux tenter de dessiner ce qui me plaît, à défaut justement que le résultat final ne me plaise moindrement, à aucun moment. Ca viendra. La collection avec James doit avancer elle aussi, de toute façon, et il est hors de question que je sois un poids mort dans cette collaboration - tout autant que je n’accepterais pas qu’il en soit un. C’est donnant donnant.

En attendant de retrouver le blond pour parler strass et paillettes, c’est à la galerie que je retourne pour donner un cours, après quelques semaines d’absence dont la seule raison aura été ‘démerdez vous’. Officieusement, j’étais en train de me vider de mon sang dans une salle des fêtes, puis à l’hôpital. Charmant ; de quoi me donner des cauchemars pour une vie et tout autant d’idées de peintures. Ainsi, aucun des élèves n’a eu connaissance de la véritable raison de mon absence et puisque les quelques journaux à sensation ayant couvert l’événement parlaient d’une ‘fusillade lors d’un mariage’ et de rien de plus, personne ne peut se douter de ce qui m’a forcé à rester ainsi alité, pour la première fois de ma vie. Foutu Italien. C’est à cause de lui, que mon pas est désarticulé. C’est à cause de lui, que peu importe à quel point j’essaye de faire bonne figure, je ne peux arriver que clopin clopant dans l’atelier, mon regard sombre balayant la salle pour faire taire le moindre chuchotement. Je ne laisserai pas des gamins parler sur mon dos, peu importe à quel point j’aime généralement être le sujet de conversation, et ce peu importe l’avis qu’on porte sur ma personne. Il faut croire que les choses sont désormais différentes, et si le sujet du jour se résume à ‘dessinez moi, et démerdez vous pour les détails parce que je ne m’arrêterai pas de bouger pour vous’, c’est pour les remettre dans le droit chemin et leur rappeler que je suis là pour leur apprendre moindrement à dessiner, non pour être aimé de leur part. Moi, je sais déjà que je suis un grand artiste - et tout le monde le sait. Eux ne doivent encore qu’essayer de prouver leur valeur, si jamais ils en ont véritablement une.

Pour autant, l’exercice me lasse bien vite et après avoir jeté un regard noir et un autre, c’est éternellement vers le fond de la salle que je m’avance, après avoir retrouvé un visage familier. Monsieur amusant. “Je pensais que tu aurais fui vers le Guatemala ou quelque chose dans le genre, pour être honnête.” Parce que Léo a dû crier haut et fort qu’il me connaît, autant que je vais le protéger et venger son honneur. Conneries, oui. “Alors, ça t’a défoulé ce coup de poing, au moins ?” Je demande dans un sourire sincèrement amusé, une main fermement resserrée autour de la béquille. Elles devraient être au nombre de deux, mais je suis le patient typique que les médecins détestent.

Je suis installé à ma place habituelle, au fond de la classe comme tout élève modèle que j’ai toujours été. Auden arrive en clopinant, je l’observe discrètement et je suis curieux de savoir ce qui a pu bien se passer. Une bagarre qui a mal tourné ? Une chute dans l’escalier ? Je dois me retenir de sourire en l’imaginant faire une chute complètement ridicule. Il a l’air d’être d’une humeur massacrante, ce qui ne change absolument pas de d’habitude donc. Il nous balance les consignes du jour sans aucune délicatesse et je vois bien que ça dérange certains nouveaux qui ont l’air surpris par son attitude. De mon côté je m’en fiche pas mal, je ne suis pas ici pour me faire des amis ou pour être ménagé, ce que je veux c’est apprendre. Si les autres sont trop offusqués par son manque de douceur alors ils n’iront pas bien loin dans la vie -et tant mieux d’une part ça fait de la concurrence en moins-. Les consignes du jour sont simples en théorie, tout le monde avec un minimum de talent saurait dessiner Auden mais il n’arrête pas de bouger dans tous les sens et c’est assez insupportable. Je suis habitué à dessiner des modèles qui bougent, je dessine souvent mon petit frère et ma petite soeur qui ne savent pas rester en place ou même des personnes que je croise dans des lieux publics. Mais là c’est un peu différent, j’ai envie de faire quelque chose de bien, quelque chose qui plairait à Auden et qui me démarquerait des autres. Et puis j’aimerais aussi pouvoir lui faire oublier ce qui s’est passé dans l’atelier. Je n’ai pas vraiment envie qu’il soit au courant, pas que j’ai peur de lui mais ça m’embêterait quand même qu’il me vire des cours à cause d’un petit con.

Je le vois s’avancer vers le fond de la salle et s’arrêter à mon niveau pour me dire. “Je pensais que tu aurais fui vers le Guatemala ou quelque chose dans le genre, pour être honnête.” Et merde il est au courant. Bon ça ne m’étonne qu’à moitié, à la manière dont l’autre crevette s’est vanté de connaître le grand Auden Williams je me doutais qu’il finirait par le savoir. Cafter comme ça c’est tellement petit, j’ai l’impression d’être de retour à l’école primaire. Le Guatemala ? Mais pourquoi il parle du Guatemala ? “Je suis pas du genre à fuir.” Je n’ai pas peur de lui et je pense avoir prouvé avec Léo que mon envie de me faire respecter est plus forte que la peur des conséquences. “Alors, ça t’a défoulé ce coup de poing, au moins ?” Il a l’air vraiment amusé par la situation, absolument pas énervé ou quoique ce soit. Je ne fais pas le malin parce que je n’ai pas envie qu’il me sorte de cours comme un mal propre devant tout le monde. “Même pas. J’ai vraiment pas compris pourquoi il m’a agressé comme ça.” Parce que c’est lui qui m’a provoqué, même si je suis rentré dans sa toile sans faire exprès il n’avait pas à réagir comme ça. Il m’a cherché et il m’a trouvé c’est aussi simple que ça. Je n’allais pas laisser un type aussi épais qu’un phasme me manquer de respect. “Mais c’est qui ce type?” Est-ce qu’il est si proche d’Auden qu’il l’a laissé entendre ? Ou est-ce que c’est juste un élève lambda qui s’est senti pousser des ailes comme une Karen hystérique ?

Et à la première mention plus ou moins délicate de la dispute entre lui et Léo, j’observe le minois déjà blanchâtre du garçon tourner soudainement au livide. Il a de quoi rivaliser avec un cadavre, le César, et si cela pourrait faire paniquer le premier médecin venu, pour ma part cela m’amuse furieusement. “Je suis pas du genre à fuir.” Je le toise un instant de ma hauteur, sans doute pris de court par une telle réponse. Pourtant, il n’y a rien d’autre qu’un sourire qui se dessine sur mon visage. Fier, un peu, mais le ne dîtes pas trop fort ; ce dernier est surtout largement amusé de la bataille de coqs à laquelle j’assiste par joutes interposées sans trop savoir pourquoi. “Tu t’es déjà battu ?” Se battre contre Léo ne compte évidemment pas tant j’anticipe déjà le peu de réponses que le canadien a eu à offrir. “Simple curiosité.” Je précise rapidement, pour une fois, histoire qu’il ne pense pas que je souhaite tester ses capacités physiques en l’instant ou l’enrôler dans un club de combat illégal - ouais, ne rien pouvoir faire de mes journées me donne tout le loisir d’imaginer des scénario impossibles. Sans doute que j’aurais pu m’essayer à la première option si je ne sentais pas encore le passage de la balle à travers mon abdomen.

A défaut de vouloir me battre, j’ai un millier de questions pour assouvir ma curiosité malsaine. C’est le genre de contexte qui se présente trop peu à moi pour que je n’en profite pas. “Même pas. J’ai vraiment pas compris pourquoi il m’a agressé comme ça.” Pour peu, je serais prêt à verser une larme pour lui. Pour autant, je suis simplement déçu de sa réponse, je pense, et le fait qu’il n’ait pas tiré le moindre plaisir de ce coup de poing. Dommage, puisque c’est seulement la seule chose positive qu’il aurait pu en tirer, et le voilà qui a raté le coche. Je hausse les épaules, ne me souviens qu’après de la douleur qu’un geste aussi simple me procure, regrette, grimace. “Mais c’est qui ce type?” Son prénom devrait suffire à le présenter. Ça m'aurait arrangé, en tout cas, tant je n’ai aucune idée de ce que je pourrais bien répondre à une question pourtant simple comme bonjour. Léo, c’est juste Léo. Léo, c’est Léo. “Tu veux savoir quoi exactement ? Sois plus précis.” Son prénom, son adresse, sa fonction entre ces murs, la nature de notre relation ? Il y en aurait des choses à dire, et moi je n’ai pas tout l'après-midi devant moi. Je soutiens son regard avec amusement, déjà curieux de savoir quel chemin il choisira d’emprunter, avec plus ou moins de courage. “Et n’oublie pas ta peinture, c’est pas le café du coin ici.” Je pointe la toile vierge du doigt, n’arrêtant pour autant pas de lui tenir la conversation, éternel paradoxe qui a pour mérite de continuer à m’amuser.

Auden après avoir donné les consignes pour le travail du jour s’est approché de moi et là je me suis dis “les problèmes arrivent”. Au lieu de ça c’est un Auden amusé par la situation et pas franchement d’humeur à me faire la morale qui est venu me parler. Il me dit qu’il pensait que j’aurais fui la galerie après l’accident, ce à quoi je réponds que je ne suis pas un lâche. D’autant plus que même si j’ai pété le nez de ce connard c’est lui qui l’a cherché et qui m’a provoqué donc je ne suis pas totalement en tort. “Tu t’es déjà battu ?” La question me surprend un peu, ce n’est pas la première fois qu’il me pose des questions personnelles comme ça et c’est toujours déstabilisant. “Simple curiosité.” Bien sûr que je me suis déjà battu, pas plus tard que la veille de la bagarre avec Léo avec Sergio. “Une ou deux fois oui.” Je ne rentre pas plus dans les détails, ça ne le regarde pas vraiment et je n'ai pas envie qu'il me prenne pour une brute. Je me retiens de lui dire “Oui j’ai tenté de tuer mon père qui a mis une très bonne amie à moi enceinte et je l’ai pris pour un violeur.” C’est pas le genre de trucs dont je suis fier et je regrette mon geste. J’étais en tort, je n’aurais jamais dû faire ça mais c’était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase et la situation avec Sergio aurait dégénéré un jour ou l’autre. Je repense au regard horrifié de Maddy, à ses larmes et c’est là que je me suis dit que j’avais clairement merdé. Pourtant ça ne m’a empêché de rentrer chez moi pour briser le plus d’assiettes possibles dans la cuisine et de frapper Léo le lendemain. S’il y a bien une chose que je déteste c’est de ne pas pouvoir contrôler mes émotions et de constater qu’elles me contrôlent. Il va falloir que j’apprenne à gérer mes coups de sang avant que ça ne dégénère trop, je n’ai pas envie de finir derrière les barreaux comme Rudy pour coups et blessures. Je suis déjà étonné de constater que Léo n’a pas porté plainte pour son nez cassé. Il me demande si le coup de poing m’a défoulé, pas vraiment je me serais bien passé de cette nouvelle explosion de violence.

Je suis curieux, je sais que ça ne me regarde pas mais Auden ne se gêne pas pour me poser des questions personnelles alors je demande qui est Léo par rapport à lui. “Tu veux savoir quoi exactement ? Sois plus précis.” Qui est ce pauvre type, si c’est un artiste reconnu ou pas mais surtout est-ce qu’il est aussi proche d’Auden qu’il l’a prétendu. “Je sais pas, je me demande si c’est juste un élève un peu fayot et qui a le melon ou un ami à vous. A l’entendre vous étiez très proches.”  Je le regarde et il me coupe dans mon élan en pointant la toile qui est toujours vierge. “Et n’oublie pas ta peinture, c’est pas le café du coin ici.” Il ne manque pas d’air, j’étais en train de réfléchir à la manière dont je comptais m’y prendre quand il est venu me parler. Mais c’est Auden et je crois que je vais devoir me faire à son caractère de tête de mule. “Je n’oublie pas, j’observe le modèle.” Avec un petit sourire un brin provocateur. La consigne du jour c’est bien de le dessiner lui mais il n’arrête pas de bouger pour nous compliquer encore plus la tâche. Je prends mon pinceau et je commence à peindre en lui disant sans quitter la toile des yeux. “Je sais pas pourquoi mais je pensais que vous m’auriez viré de la galerie ou un truc du genre après ce qu’il s’est passé.”

Je me moque de savoir s’il préfère créer sa teinte de gris avec plus de bleu ou plus de jaune à l’intérieur, ce n’est pas ce qui importe. Ce n’est pas ce qui me fera davantage connaître l’homme qu’il est, pour commencer, et ce n’est pas ce qui m’intéresse le moins du monde non plus, je dois bien l’avouer. Alors, je mène la danse avec des interrogations bien plus d’actualité, bien plus intéressantes aussi. “Une ou deux fois oui.” A mon grand étonnement, il répond à la positive quant à savoir de s’il s’est déjà battu ou non. Pour être honnête, j’étais parti du postulat que non, et s’il ne m’avait pas assuré du contraire en me regardant les yeux dans les yeux, alors je ne l’aurais jamais cru. “Vraiment ? Avec un humain bien vivant ou avec un poireau ?” Éternelle référence à notre première rencontre, je ne peux pas m’empêcher de tourner ça en dérision. Je l’imagine plutôt se battre contre un poteau, encore et encore, à la façon de Karaté Kid puisque si ça suffit au gamin pour devenir un maître en son domaine dans le film, alors c’est sûrement qu’il en serait de même dans la réalité, non ? Comment ça, non ? “Qu’est-ce qu’ils ont fait pour t’énerver ? Ou alors c’est eux qui ont initié ça ?” Je veux bien le croire et partir du postulat qu’il ne me ment pas - et qu’il n’est pas question de poteau ni même de poireau - alors, une fois de plus, je passe à la suite des questions et à ce qui m’intéresse réellement, dans le but d’essayer de comprendre l’apprenti peintre.

Cesar tente finalement d’utiliser la mécanique des questions à son avantage, ce qui ne m’étonne pas autant que cela ne me dérange pas. Je n’ai rien à cacher, ou du moins rien qui puisse l’intéresse. Le fait que ses questions se résument à parler de Léo ne fait que me le confirmer davantage encore. Pourtant, j’ai besoin qu’il précise sa question pour exactement savoir ce qu’il cherche à savoir, et ainsi éviter de me perdre dans des élucubrations inutiles. “Je sais pas, je me demande si c’est juste un élève un peu fayot et qui a le melon ou un ami à vous. A l’entendre vous étiez très proches.” Je souris avant de finalement lâcher un rire bref. Si Léo a peut-être eu beaucoup de statuts à mes côtés, j’estime qu’il n’a jamais été mon ami. Un élève fayot qui a le melon, ça, par contre, c’est indéniable. Si je le réprimande sur sa toile qui ne semble pas avancer, je n’en oublie pourtant pas moins sa question, autant que les réponses que je pourrais lui apporter. Ce n’est pas comme si j’avais eu besoin de poser le moindre mot sur le cas Léo jusqu’à aujourd’hui, en réalité. “Je n’oublie pas, j’observe le modèle.” Il a une bonne répartie que je n’aurais jamais soupçonnée lors de nos premiers échanges. C’est bien. “C’est un élève un peu fayot qui a le melon parce qu’on couche ensemble.” Parce qu’il a pris la place encore chaude de ma femme dans le lit conjugal, aussi, sans doute - mais puisque ce n’est pas une partie sur laquelle ses questions se concentrent, je me garde bien de dévoiler ma vie privée. Je fais une nette distinction entre ma vie sentimentale et celle purement sexuelle, l’un étant considéré comme privé, l’autre n’étant sous aucun voile de secret ou d’intimité quelconque. “Je sais pas pourquoi mais je pensais que vous m’auriez viré de la galerie ou un truc du genre après ce qu’il s’est passé” - “Les histoires des élèves entre eux ne me regardent pas. Léo a le don de se mettre dans des situations pas possibles, j’aurais sûrement dû virer toute la galerie si je jouais au preux chevalier.” Et est-ce que j’ai une putain de tête de preux chevalier qui veut éternellement défendre sa demoiselle en détresse ? Non, absolument pas. “Je fais la différence entre l’homme et l’artiste, alors tant que c’est pas la police qui vient te chercher, je te mettrai pas dehors.” Je me moque qu’il puisse finalement être une personne exécrable, tant qu’il est capable de créer de belles choses alors c’est absolument tout ce qui m’importe. Le reste n’est pas de mon ressort. “Alors si t’as pas prévu de faire une connerie, t’as pas à t’en faire.” Il peut même continuer de jouer au coq avec Léo si ça lui chante, ce n’est pas mon problème. “Mais si tu peux éviter de viser le nez la prochaine fois, ça m’arrangerait. Il s’en plaint beaucoup.” J’ajoute finalement une ultime confidence dans un certain sourire, n’ayant aucun mal à dévoiler une partie des discussions entretenues entre Léo et moi.

Je vois bien que j’ai piqué la curiosité d’Auden en lui répondant avec honnêteté que oui je me suis déjà battu. Ce n’est pas quelque chose dont je suis particulièrement fier. Je n’ai jamais été comme les petites frappes de mon lycée qui se vantaient de leurs exploits en bagarre. Ou pire, le genre de mec qui frappe dans les machines à coups de poing des fêtes foraines pour prouver à trois pauvres clampins que je suis le plus fort. “Vraiment ? Avec un humain bien vivant ou avec un poireau ?” Je soupire et je secoue quand même légèrement la tête mais sa remarque mais sa remarque me fait un petit peu sourire. “Décidément, je pensais pas que mon poireau vous avait autant marqué.” C’est devenu le running gag d’Auden mais bon je préfère en rire aussi. Depuis ce moment j’ai réussi à m’imposer et à lui montrer de quoi je suis capable, le poireau c’est le bonus qui a marqué sa mémoire ce jour là apparemment. “Qu’est-ce qu’ils ont fait pour t’énerver ? Ou alors c’est eux qui ont initié ça ?” Je dois me contenir pour ne pas lui faire les gros yeux. Il est quand même vachement gonflé de poser des questions aussi personnelles. Je n’ai pas envie de lui parler de mon altercation avec Sergio. C’est un sujet trop sensible, trop personnel et cela ne le regarde pas. Mais je suis sûr que lui répondre “Mon père qui m’a abandonné, moi et mes six frères et sœurs a couché avec une de mes amies qui est enceinte” aurait été le genre de trucs qui l’aurait surpris. J’aurais bien aimé voir la surprise sur son visage mais je n’aime pas rentrer dans les détails de ma vie privée et familiale. A la place je lui parle de ma toute première bagarre, je devais avoir douze ou treize ans. “Y avait des gars qui me faisaient chier. Des gosses de riches qui croyaient avoir tous les droits. Y a un jour où j’en ai eu marre. Après ça ils m’ont laissé tranquille.” Je me souviens très bien de cette journée. Ces petits cons s’étaient moqués de moi, parce que je n’avais pas des vêtements de marque ou le dernier téléphone à la mode. Ils me traitaient de looser pour ça et parce que je préférais passer les récréations avec mon carnet à dessin dans mon coin. Quand j’avais raconté ça à Rudy il m’avait dit de ne pas me laisser faire et de m’imposer face à ces gars. Le lendemain j’ai mis un gros coup de genou dans les parties du mec qui revenait à la charge. Bizarrement après lui et ses sbires m’ont lâché les baskets. “J’apprécie pas qu’on me manque de respect alors on a qu’à voir ça comme de la défense.” Je hausse légèrement les épaules. Pourquoi pas après tout. Même si dans l’histoire avec Sergio c’est bien moi qui ait porté le premier coup, et ce sont bien mes mains qui ont essayé de l’étrangler avant qu’il ne se défende, mais ça Auden n’a pas à le savoir. Je lui pose des questions sur Léo, c’est ce qui m’intéresse. Ce minable ne m’intéresse pas mais j’aimerais savoir qui il est par rapport à Auden. “C’est un élève un peu fayot qui a le melon parce qu’on couche ensemble.” “Ah” Alors là, il me prend de court et je n’aurais jamais imaginé une réponse pareille. Je me fiche qu’Auden soit gay ou un truc dans le genre c’est juste que j’attendais une réponse différente. “Bon ça explique sa réaction.” Il était donc jaloux. Mais entre Auden et moi il n’y a rien et il n’y aura jamais rien. Les quarantenaires aimables comme des portes de prison et à l’égo surdimensionné ce n’est pas vraiment mon genre. “Les histoires des élèves entre eux ne me regardent pas. Léo a le don de se mettre dans des situations pas possibles, j’aurais sûrement dû virer toute la galerie si je jouais au preux chevalier.” Je vois le genre et je ne suis pas surpris quand il m’apprend que Léo est un aimant à problèmes. “Je vois le genre.” Le genre que je déteste profondément. Je n’ai pas envie de me retrouver avec des personnes qui cherchent volontairement les problèmes, si j’avais voulu faire ça j’aurais participé à une émission de téléréalité. Je souligne tout de même que j’étais inquiet qu’il me vire de la galerie après cet incident. “Je fais la différence entre l’homme et l’artiste, alors tant que c’est pas la police qui vient te chercher, je te mettrai pas dehors.” Je hoche la tête tout en continuant de peindre. “Alors si t’as pas prévu de faire une connerie, t’as pas à t’en faire.” L’illégalité ce n’est pas mon truc. Les mésaventures de Rudy avec la justice m’ont servies de leçon. “C’était pas dans mes projets non.” Enfin j’ai quand même fini au commissariat la semaine dernière à cause d’un vieux con. Une histoire de mur tagué alors que ce mur avait été recouvert à des dizaines de reprises auparavant. J’étais tout seul dans mon coin, je n'embêtais personne, une arrestation plus qu’abusive. Je suis un artiste, pas un criminel. Encore une fois, c’est le genre d’histoire qui ne regarde pas Auden. “Mais si tu peux éviter de viser le nez la prochaine fois, ça m’arrangerait. Il s’en plaint beaucoup.” Je le vois sourire et j’esquisse un petit sourire de mon côté. “Au moins il ne risque pas de m’oublier.” Il se souviendra qu’il vaut mieux éviter d’essayer de marcher sur les pieds d’un Gutiérrez. “J’avais un peu peur qu’il porte plainte ou une connerie dans le genre. Il a un peu une gueule de Karen quand même sans vouloir vous vexer.” De Karen procédurière ou d'un chihuahua enragé, j'hésite sur la manière dont je devrais le qualifier. Je ne remets pas en cause les goûts d’Auden mais je me demande quand même ce qu’il peut trouver à quelqu’un comme lui.

“Décidément, je pensais pas que mon poireau vous avait autant marqué.” Comme si beaucoup d’élèves venaient s’inscrire à ce cours après avoir fait leur petit tour de marché. Non, évidemment, il n’y a que lui pour faire ça et surtout ne pas se rendre compte de l’aspect étrange et sans doute quelque peu amusant de la chose. Ce qui m’intéresse pourtant, c’est savoir comment une personne a pu le mettre en rogne au point où il en vienne aux mains alors qu’il ne m’a certainement pas l’air d’être un bagarreur dans l’âme et encore moins un fouteur de merde. Je sais à quoi ils ressemblent, ceux de cette espèce: j’en vois un dès que je passe devant un miroir. Peu importe que cela soit sans doute un peu trop personnel, c’est ce qui attise ma curiosité. “Y avait des gars qui me faisaient chier. Des gosses de riches qui croyaient avoir tous les droits. Y a un jour où j’en ai eu marre. Après ça ils m’ont laissé tranquille.” Je souris pour moi-même, pourtant sans aucune joie. “J’aurais réagi de la même manière.” Je le sais, parce que j’ai déjà réagi de la même manière, à une époque où ma seule réponse était d’en venir aux mains - encore plus qu’aujourd’hui, je veux dire. J’étais un gamin qualifié de ‘turbulent’, autrement dit aucune école n’a fait des pieds ou des mains pour que je retourne sur leurs bancs après les avoir quittés le jour de mes seize ans. Je n’ai pourtant pas le moindre point commun avec Cesar, excepté la passion de l’art bien sûr, alors je ne l’aurais jamais imaginé avoir de telles réactions. Il est surprenant. “J’apprécie pas qu’on me manque de respect alors on a qu’à voir ça comme de la défense.” L’attaque ne sera jamais une défense, peu importe le point de vue et peu importe tous les arguments qu’on essaye de donner en ce sens. J’esquisse un rire bref, pourtant déjà bien trop sincère pour que cela ne réveille pas d’innombrables douleurs le long de mon corps abîmé.

Le sujet de Léo revient rapidement sur le tapis alors que je ne cherche pas à lui cacher quoi que ce soit à son sujet, sauf peut-être des choses un peu trop personnelles, terrain sur lequel je peux être assuré qu’il restera en retrait. “Ah” Et sûrement n’y a-t-il rien de plus à répondre que ah lorsque vous apprenez les coucheries d’inconnus, pas vrai ? Je ne m’attendais à aucune réaction particulière et ne suis pas non plus surpris de celle-ci. Ce n’est pas comme si je souhaitais son aval. “Bon ça explique sa réaction.” Il n’y a pas grand chose qui puisse expliquer Léo Ivywreath mais si cela rassure Cesar que de le croire alors je ne suis personne pour lui retirer ce petit bonheur, aussi simple soit-il. “Au moins il ne risque pas de m’oublier.” A mon tour de sourire avec une pointe d’humour. Non, Léo ne risque pas de l’oublier de si tôt. “J’avais un peu peur qu’il porte plainte ou une connerie dans le genre. Il a un peu une gueule de Karen quand même sans vouloir vous vexer.” - “Fais quand même attention où tu mets les pieds, Cesar.” Ce n’est pas une menace, loin de là, mais bien un simple conseil. Je l’apprécie, mais ce n’est pas pour autant qu’il a le droit de dire tout haut ce qu’il peut penser tout bas, surtout alors que le sujet tourne autour des rares - très rares - personnes que j’apprécie réellement en ce monde. Si quelqu’un peut critiquer Léo, c’est moi, et personne d’autre. “Je t’apprécie mais tu restes un élève, et pour le moment tu ne peux pas te permettre trop de choses au vue de ton niveau.” Niveau qui ne fait que grandir avec le temps, certes, mais il en a besoin d’un peu plus encore pour atterir dans la cour des grands. Et une fois chose faite, il aura le droit de se moquer de ce que le reste du monde pense de lui et de son talent - pas avant. Avant, cela ne ferait que le précipiter dans une chute. “Le talent, c’est pas la seule chose dont t’as besoin pour devenir quelqu’un.” Il faut manipuler son propre caractère avec plus ou moins de délicatesse, plus ou moins de finesse. Vaut mieux qu’il l'apprenne tôt plutôt que le contraire. “Ton trait manque de précision sur les cheveux.” Il a encore du chemin à faire et moi d’autres élèves à m’occuper, alors je le laisse avec ces quelques remarques et tout le temps pour se reprendre.

Auden se moque gentiment de moi par rapport au poireau qui dépassait de mon sac le jour de notre rencontre. Sa blague me fait sourire et je dois dire que je ne suis pas vraiment surpris quand il fait preuve de curiosité. Il se demande si je me suis déjà battu, je ne suis pas fier de la réponse mais oui ça m’est arrivé à plusieurs reprises. Et par deux fois la semaine dernière. Je lui parle d’une histoire qui m’est arrivée il y a longtemps et de la raclée que j’ai mise aux petites frappes qui voulaient me marcher sur les pieds. “J’aurais réagi de la même manière.” Et ça ne m’étonne pas vraiment. Je ne sais pas si à l’époque déjà il avait le caractère…difficile qu’il a aujourd’hui mais s’il y a bien une personne que je n’imagine pas se laisser marcher sur les pieds, c’est bien Auden. Je lui réponds que ces types là m’avaient manqué de respect et que c’est une chose que je ne pouvais pas laisser passer. Pour moi c’est une forme de défense, j’ai défendu mon honneur, ma réputation et ça fait fait rire Auden.

Je me mets à peindre et je demande à Auden qui est Léo par rapport à lui. Je sais que la question est plutôt osée mais il me pose tout le temps des questions -trop- personnelles alors je prends le droit de faire la même chose. Et surtout je me demande si Léo a exagéré en disant qu’il connaissait Auden ou s’il disait vrai. Auden me balance comme ça qu’il couche avec Léo et là je ne trouve rien de mieux à dire qu’un “Ah”. Je ne m’attendais absolument pas à une réponse comme ça mais ça répond à mes questions. Je l’écoute me parler de différencier l’homme de l’artiste mais bon tant qu’il ne compte pas me virer pour cette dispute ça me va. Je lui assure que non ce n’est pas dans mes projets de recommencer. J’ai beau avoir le sang un peu trop chaud quand on m’attaque, je n’attaque pas le premier. Auden blague en disant qu’il vaut mieux que je vise autre chose que le nez la prochaine fois. Je hausse les épaules en répondant qu’au moins j’ai laissé un joli souvenir à Léo qui ne risque pas de m’oublier. Et là je sors un truc complètement débile que je regrette tout de suite en voyant le visage d’Auden se fermer. “Fais quand même attention où tu mets les pieds, Cesar. Je t’apprécie mais tu restes un élève, et pour le moment tu ne peux pas te permettre trop de choses au vue de ton niveau.” Je dois avoir les joues qui se teintent de rouge, j’ai un peu honte de ce qui est en train de se passer mais il a raison. J’ai clairement abusé et là j’ai l’impression de redevenir un gamin qui se fait disputer. Je hoche la tête, mais qu’est-ce qui m’a pris sérieux ? “Le talent, c’est pas la seule chose dont t’as besoin pour devenir quelqu’un.”  Il faut vraiment que j’apprenne à la fermer à l’avenir. “C’est vrai, je suis désolé j’aurais pas dû dire ça.” Il observe la toile avant de me dire. “Ton trait manque de précision sur les cheveux.” Et je reporte mon attention sur la toile. Assez honteux de ce qui vient de se passer mais soulagé qu’il ne veuille pas me virer de la galerie. En tout cas, l’incident est clos et ça c’est une bonne chose de faite.