Une fois n’était pas coutume, Maze et Evelyn avaient travaillé plus tard qu’à l’accoutumée. Ou plutôt, elles avaient travaillé plus tard que le commun des mortels. Car pour les deux jeunes femmes, avoir des journée de travail qui se finissaient aussi tard ne sortait pas vraiment de l’ordinaire. Et cela convenait parfaitement à Maze. Elle choisissait d’ailleurs elle-même de s’enterrer jusqu’à l’asphyxie sous une masse de dossiers car ces derniers constituaient sa seule échappatoire face à des pensées qu’elle ne voulait pas affronter. Elle ne connaissait pas les raisons d’Evelyn de travailler si tard si ce n’était une dévotion entière et totale envers le métier qu’elle exerçait et l’agence qu’elle était parvenue brillamment à monter. Et c’était la meilleure des raisons. Mais était-ce la seule ? Cela faisait plusieurs mois à présent que Maze la trouvait changée. Sur la défensive. Il y avait bien cette histoire de chute dans les escaliers survenue plusieurs semaines auparavant maintenant, mais de là à expliquer son humeur et ses réactions ? Si l’on considérait l’état dans lequel Maze avait retrouvé son amie suite à sa chute, il ne faisait aucun doute qu’elle avait dû être sacrément secouée physiquement. Et elle n’avait aucun mal à imaginer que cette aventure ne lui ait pas seulement laissé des bleus et des hématomes divers, mais aussi des séquelles psychiques. Pourtant il y avait quelque chose qui lui semblait clocher dans toute cette histoire. Evelyn avait su garder la tête froide mieux que personne quand elle s’était retrouvée confrontée à des appels téléphoniques angoissants et incessants, et pourtant elle se montrait aujourd’hui à fleur de peau et en retrait. Maze tenait à respecter sa vie privée et la bousculer d’une quelconque manière que ce soit était vraiment la dernière chose qu’elle souhaitait, d’autant plus qu’Evelyn avait toujours été là pour elle suite à son traumatisme. Elle ne l’avait pas forcée à parler. Elle ne l’avait pas contrainte à se ressaisir plus vite que son état ne le lui permettait. Elle ne l’avait pas jugée. Et la britannique tenait aujourd’hui à lui rendre la pareille. Mais pas au prix de sa santé mentale ou physique. Elle n’avait aucun moyen de savoir si creuser la question de son état d’esprit l’aiderait à aller mieux, mais elle restait persuadée du fait que continuer ce statut quo et ces non-dits ne faisaient que renforcer chaque jour un peu plus ce malaise inconnu qui pesait sur leur relation. Aussi avait-elle pris son courage à demain pour l’inviter à boire un verre après le travail et tenter par la même occasion d’en savoir plus de la manière la plus subtile qui soit (ce qui s’avérait déjà compliqué considérant le fait que Maze était connue pour être malheureusement dénuée de subtilité). Elle avait commandé un verre de vin rouge et rendu la carte au serveur dans un sourire absent avant de laisser les doigts de sa main droite se mettre à pianoter sur la table. Comment faire preuve d’une quelconque subtilité quand elle n’était déjà pas en mesure de contrôler son stress qui avait décidé de se manifester physiquement ? La bonne nouvelle était toutefois que, depuis son enlèvement, Maze pouvait faire passer tout geste lié à ses angoisses comme étant sa nouvelle normalité, et non comme un signe avant-coureur de la conversation qu’elle voulait initier avec Evelyn ce soir-là. Se rendant enfin compte du cinéma que ses doigts étaient en train de donner, elle se stoppa avant de venir doucement poser sa main à plat contre le bois de la table. Elle prit une profonde inspiration, le plus discrètement et silencieusement possible, et releva son visage pour poser son regard dans celui de son interlocutrice, affichant un sourire aussi rassurant que faire se pouvait. « Alors…à ton avis…laquelle de nous deux gère le dossier le plus problématique actuellement ? Peut-on parler deux secondes de ce futur marié qui pense qu’un jaguar serait un parfait porteur d’alliances ? » Les couples de futurs mariés pouvaient se montrer occasionnellement très excentriques dans leurs demandes et le secret résidait dans l’art de les recadrer sans en avoir l’air. C’était une introduction comme une autre qu’elle venait de tenter…mais qui ne lui permettrait pas d’atteindre son but. Aussi ajouta-t-elle : « Ça va…tout se passe bien pour toi ? » Son discours laissait entendre qu’elle parlait encore une fois de travail. Son regard inquiet et un peu trop insistant ne laissait quant à lui planer aucun doute quant au fait qu’elle demandait ça de manière générale. Evelyn allait-elle bien ? Vraiment ?

Tout le monde s’inquiétait pour elle, tout le monde avait son petit avis à donner sur sa prédisposition à ne pas savoir mettre son travail de côté, même quand elle avait tous les droits de le faire. Bien sûr qu’Evie avait trop vite repris le travail, seulement elle en avait eu besoin en décembre, quand sa chute était survenue. Et encore, elle-même finissait par en douter quand sortir de chez elle devenait chaque jour un peu plus une véritable épreuve qu’elle s’obstinait à surmonter toutefois, simplement parce qu’elle ne voulait pas s’attirer davantage de questions de la part de son entourage proche — ou moins proche, car les nouvelles allaient vite, et que la Fondation Pearson n’était jamais loin. Se terrer chez elle, c’était plus réjouissant que de se terrer à l’agence, là où elle avait soi disant chuté, là où chaque fois qu’elle passait la porte, elle avait l’impression de mettre les pieds sur une scène de crime; elle n’avait toujours parlé de rien à personne, elle continuait à perpétuer une comédie dont elle était la seule meneuse. Son père aurait été fière d’elle, de la voir capable de mener son jeu de la manière dont elle le faisait, en fonçant sans même douter qu’on puisse la traiter de menteuse au passage, mais son père aurait été le seul à ne pas attendre qu’elle passe aux aveux. Malheureusement, elle n’avait cette connexion avec personne de son entourage, elle n’avait pas envie de l’avoir non plus, plus à l’aise dans la préservation farouche de ses secrets, que dans le déballage impudique des souffrances qu’elle ressentait.
Elle pensait être douée, elle pensait aussi que son attitude pouvait s’expliquer à cause de l’explication qu’elle avait donné à tout le monde, alors elle ne faisait pas vraiment d’effort, Evelyn. Elle vivait ses journées parce qu’il le fallait, tout extra était considéré comme une épreuve, une autre, à surmonter. Et elle était épuisée, elle ne dormait pas beaucoup. Son entrain à faire son travail ne s’avérait pas aussi efficace. Elle s’entêtait toutefois, elle ne se laissait pas le choix. Quand Maze avait passé la tête dans son bureau en début de soirée, et qu’elle lui avait proposé de boire un verre pour célébrer la fin de leur journée, elle avait hésité… et puis elle s’était dit qu’elle ne pouvait pas prétendre bien aller si elle abandonnait ses petites habitudes, alors elle avait fini par accepter non sans sentir quelque chose se former au creux de son estomac. Elle avait insisté pour qu’elles prennent une table non loin de la porte du bar, et alors que Maze commandait son verre, Evie en commanda d’eux d’affilé sans prétendre autrement que par un haussement d’épaules que ce n’était pas habituel. Mais elle savait qu’elle dévalerait le premier pour se donner du courage à entretenir l’illusion, et le second ne seront qu’une mise en jambe; les deux autres, elle déciderait de leur fonction plus tard. En attendant, elle déporta son attention de l’entrée du bar pour mieux poser ses yeux d’abord sur la main de Bambi qui battait la mesure sur la table, puis sur son visage qui s’anima quand elle entama la conversation.

Evelyn eut un maigre sourire "Seulement si tu te sens prête à parler de la future mariée qui veut offrir des dragées de son placenta à ses invités." Elle avait entendu dire que c’était plein de bonnes vitamines "Je crois que je gagne." ajouta-t-elle dans un murmure comique sans attendre l’avis de sa collaboratrice qu’elle quitta du regard pour de nouveau s’intéresser à ce qui se passait dans le bar; il y avait du monde, peut-être un peu trop… ce qui lui fit retirer son manteau pendant qu’on venait leur apporter leur consommation. Et comme prévu, elle dévala son premier verre comme un dévale un verre d’eau après une excursion dans le désert.
Elle ne le savoura même pas, son verre de rouge, elle enchaîna rapidement avec le second qu’elle porta à ses lèvres pour le reposer une seconde plus tard, quand la question de Maze lui fit rentrer le menton et sourire de manière un peu empruntée "Je ne compte pas me renseigner si c’est possible de transformer un placenta en dragées pour une centaine de personnes, si c’est ce que tu savoir." fit-elle, légèrement sur la défensive, tout en sachant évidemment que ce n’était pas le sens de sa question. Un soupir échappa à Evie, et ses doigts trouvèrent de nouveau le pied de son verre plein qu’elle fit tourner doucement sur la table après avoir chassé une mèche de cheveux de son épaule "Tout le monde me pose cette question, ça devient redondant." Franchement, ça l’était, et la manière dont elle se hâta de prendre une longue gorgée de son verre l’exempta d’accorder une vraie réponse à la jeune femme qu’elle voyait déformée au travers des parois de son verre.

Maze avait tenté d’inviter Evelyn à aller boire un verre le plus innocemment du monde mais elle n’était certainement pas dupe. Qui l’aurait été si l’on considérait d’une part l’incapacité totale de la brune à cacher ses sentiments comme ses intentions, et d’autre part l’état de détresse morale dans lequel semblait se trouver sa mentore et amie ces derniers temps. Elle n’était pas toujours la plus perspicace pour décrypter les émotions de ses proches, mais elle avait cette fois-ci l’impression que quelque chose en elle lui hurlait que ça n’allait pas. Et cette voix ne fit que redoubler d’efforts quand elles s’installèrent dans le bar. Rêvait-elle ou retrouvait-elle en Evelyn certaines de ses réactions suite au traumatisme qu’elle avait subi ? Avait-elle rêvé ce coup d’œil à la fois inquisiteur et inquiet à travers la salle ? Elle-même avait mis du temps avant de réussir à remettre les pieds dans un endroit fréquenté. Mais Evelyn semblait donner le change. Elle avait les épaules pour ça. Maze était persuadée qu’elle était capable d’encaisser et de garder pour elle la pire des nouvelles et si elle s’avérait avoir raison, cela ne l’aiderait en rien à en savoir plus sur ce qui se passait dans sa vie et dans sa tête ces derniers temps. Elle lui avait déjà prouvé par le passé -au travers de ses histoires de coups de fil anonymes- qu’elle était capable de garder des secrets, malgré leur gravité et la façon dont ils pouvaient l’impacter elle, sa sécurité, son intégrité physique, sa santé mentale. Les deux verres qu’elle commanda ne vinrent pas plaider en la faveur d’un moral au beau fixe. Allait-elle la juger pour autant ? Certainement pas, elle était très mal placée pour ça. En revanche elle ne souhaitait pas que ce comportement soit pour échapper à ses questions ou se donner du courage quant à la discussion qui les attendait. Maze avait à cœur de pouvoir l’aider d’une manière ou d’une autre, pas de la faire se renfermer sur elle-même un peu plus ou la contraindre à quoi que ce soit. Si elle ne voulait pas parler, elle ne chercherait pas éternellement à la questionner jusqu’à la pousser dans ses retranchements…Juste suffisamment pour s’assurer qu’il n’y avait vraiment aucune information à déterrer ni aucune aide qu’elle pouvait lui apporter. Elle ne se sentait vraiment pas à sa place dans ce rôle, considérant qu’elle avait été elle-même la première à se terrer au fond de son lit et à refuser de parler à quiconque suite à son enlèvement. Mais Evelyn avait été là pour elle durant ces moments, elle l’avait portée à bout de bras quand ça n’allait pas et elle lui avait permis de retrouver aujourd’hui un semblant de normalité. Alors elle se devait au moins de tenter de mener l’enquête avant de déclarer que c’était peine perdue. "Seulement si tu te sens prête à parler de la future mariée qui veut offrir des dragées de son placenta à ses invités. " Pas vraiment prête pour ce type de révélation, les traits de son visage se tordirent immédiatement en une grimace de dégoût. « Sérieusement ? » Le pire restait le fait que lesdites dragées se vendraient certainement très bien sur le marché noir. Pourquoi les gâcher dans un mariage auprès d’invités qui ne les apprécieraient certainement pas à leur juste et dégoûtante valeur ? « Ok je range le jaguar, tu gagnes effectivement haut la main. En revanche est-ce qu’on est certaines que ce ne sont pas ces deux spécimens qu’il faudrait essayer de marier ensemble ? » Elle but une gorgée de son propre verre en essayant d’imaginer la scène, avant de se rappeler pourquoi elles étaient là et qu’il n’était pas question de déraper sur un sujet aussi futile. Aussi avait-elle laissé sa subtilité -de toute manière inexistante- de côté pour lui demander comment elle allait. "Je ne compte pas me renseigner si c’est possible de transformer un placenta en dragées pour une centaine de personnes, si c’est ce que tu savoir. " Fair enough. Elle aurait botté en touche de la même manière à sa place et lui accorda un léger sourire en coin pour l’effort, malgré la crispation qu’elle ressentait dans sa réponse. "Tout le monde me pose cette question, ça devient redondant. " Elle hocha doucement la tête, reprenant une gorgée de vin pour se donner à son tour du courage et trouver le meilleur angle d’attaque. Il n’y en avait aucun. Elle ne pouvait plus que foncer tête baissée à présent, non ? Que risquait-elle dans le pire des cas de toutes façons ? Oh well, perdre son job et une personne qui lui était chère. Des détails. « Parce que tout le monde tient à toi et se rend bien compte qu’il y a quelque chose qui cloche depuis ta chute dans les escaliers. » Autant éviter tant qu’elle le pouvait de remettre en cause cette histoire. Si cette dernière devait s’avérer fausse, elle avait bon espoir que les deux verres de son interlocutrice finissent par lui faire défaut, la poussant au mensonge de trop qui viendrait décrédibiliser ce scénario (qui restait somme toute pour l’instant très crédible). « Et je comprends bien ton agacement face à la redondance de cette question, mais je note malgré tout que tu n’y as pas répondu. » Bien volontairement évidemment. Toujours dans le plus parfait self control. Evelyn savait ériger des murs et des barrières mieux que personne, et Maze ne savait pas quelles autres armes utiliser pour les détruire que ses gros sabots et sa bonne volonté. « Est-ce que les appels dont on était victimes à l’agence ont cessé de ton côté ? » Sans transition. Et toujours sans aucune subtilité. Pour sa défense, l’idée venait vraiment à l’instant de lui traverser l’esprit en songeant qu’elle n’avait vu Evelyn aussi désemparée qu’à cette occasion. Et les téléphones de l’agence n’ayant pas pu rester débranchés éternellement, la question avait le droit d’exister.

Sérieusement, semblait dire le regard qu’Evie adressa à Maze, les yeux agrandit par la manière qu’elle eut de lui faire comprendre qu’il y avait des demandes plus étranges que ça encore. Elle se souvenait avoir partagé avec elle des dizaines d’anecdotes, mais elle en avait davantage en stock. Certainement que ça la sauverait de la conversation qu’elle sentait se profiler, Bambi n’étant pas la plus subtile pour garder ses intentions pour elle. Elle ne lui lançait pas la pierre, seulement comme elle le lui répondit quelques instants plus tard, ça devenait redondant. Elle qui avait toute sa vie voulu échapper à l’attention des autres, elle se retrouvait au milieu de la masse avec la sensation d’avoir tous les regards dirigés vers elle. Elle entendait les rumeurs, elle entendait les messes basses… et elle n’avait pas envie d’y faire quoi que ce soit, juste de les ignorer pour continuer à avancer dans la bonne direction sans asseoir l’idée qu’il y avait quelque chose qui clochait chez elle.
 Ses blessures avaient guéri, elle était redevenue elle-même quelques semaines plus tard seulement. Il y avait pourtant quelque chose en Evelyn qui refusait de fonctionner de nouveau correctement, qui la rendait plus réfractaire à la tension qu’elle sentait émaner de ceux qui, en effet, s’inquiétaient pour elle. C’était touchant, quelque part elle était reconnaissante de leur sollicitude à s’assurer que tout allait bien ; quelque part d’autre encore, il y avait cette petite voix qui lui disait de se renfermer sur elle-même pour ne pas se sentir obligée de mentir davantage quand on lui demandait si tout allait bien. Elle avait assez menti pour une vie, elle ne se sentait plus tout à fait capable de garder la face, néanmoins elle savait qu’il le fallait, alors elle s’y pliait. Pas de gaieté de cœur, sentant son humeur changer de seconde en seconde. Son verre près de ses lèvres, elle le posa sans y toucher, le glissant vers le premier qu’elle avait vidé d’une traite, pour mieux s’intéresser à l’expression du visage de Maze à qui elle répondit d’abord "On devrait peut-être ajouter une prestation à notre catalogue et se lancer dans le matchmaking. On mettrait en place des speed-dating en fonction des intérêts de nos clients, ça pourrait être fun à envisager." Une réflexion qui partait d’une farce qui ne prit pas suffisamment pour que Bambi s’y arrête, bien décidée à rebondir davantage sur la réponse qu’elle lui accorda à propos de son état. 

Evie détourna très brièvement la tête. Si elle avait eu le cœur à l’ouvrage, elle l’aurait corrigée, elle lui aurait rappelé que ce n’était pas dans les escaliers qu’elle était tombée, qu’elle s’était juste emmêlée les pieds pour se vautrer sur la table-basse du petit salon de l’agence, pas si solide qu’elle en avait l’air avec ses pieds forgés et son épaisseur. Elle avait mis du temps à peaufiner les détails, à imaginer ce qui était le plus plausible ou pas, soucieuse de ne pas se fourvoyer elle-même quand elle devait déclamer ses mensonges avec le calme olympien qui la caractérisait. Mais elle n’eut pas la force de revenir sur les paroles de la jeune femme, souriant juste de biais quand elle mit en avant l’affection pour elle qu’avaient ceux qui l’enterrait sous leurs questions. Elle doutait de ça pour certain. Il ne s’agissait que d’une curiosité malsaine, et ce n’était pas diminuer l’intérêt qu’on lui portait que de le penser. Elle était une Pearson, elle continuait à faire vendre du papier malgré la distance qu’elle avait prise avec le cirque entourant sa famille. Il n’y avait qu’à constater l’effet qu’avait eu la révélation de son histoire avec Owen. Il y avait eu un engouement autour d’elle qu’elle n’avait pas su gérer et qui l’avait mené jusqu’à aujourd’hui. C’était fou, comme les choses finissaient toujours pas s’entremêler, s’agglomérant pour retrouver les contours de l’enfer personnel dans lequel elle avançait, boulet aux pieds, depuis sa plus tendre enfance. Elle se mordit brièvement les lèvres, et puis elle tourna de nouveau la tête vers Bambi "Je n’y ai pas répondu parce que je vais bien. J’ai l’air de ne pas bien aller ?" lui fit-elle, haussant les épaules avec une désinvolture qui n’était sûrement pas elle. Elle regretterait probablement cette question renvoyée à sa collaboratrice un peu plus tard. Pour le moment, elle retrouva une nouvelle fois son verre dont elle but une longue gorgée cette fois et secoua la tête quand Maze profita de son avantage pour étendre ses interrogations "Rien à signaler depuis un moment." Depuis décembre à dire vrai. Owen avait semé les graines du doute en lui parlant de ce paroissien et de ses griefs contre elle et les trous avaient fini d’être comblés quand, trouvant difficilement le sommeil, elle avait compris que son agression et ces coups de téléphone étaient liés. Elle n’agissait pas davantage pour que justice lui soit rendue, elle avait juste la satisfaction de se dire que ce Dominic, cet homme qu’elle avait eu au-dessus d’elle et dont elle se souvenait de la force et de l’odeur, avait eu ce qu’il avait voulu.
 Sa gorge se serra, la faisant difficilement avaler quand elle demanda à la jeune femme "Et de ton côté, rien depuis qu’on a rebranché les téléphones ? Pas de coups de fils, pas de mails, pas de lettres ?" Peut-être en faisait-elle trop, peut-être qu’imaginer des courriers rédigés avec des lettres dépareillées, découpées dans les journaux, c’était semer les graines de la paranoïa chez Maze et lui mettre davantage la puce à l’oreille. Elle s’en rendit compte, Evie, alors rapidement, elle ajouta, se décalant de la table en tenant son verre par le pied, sentant une pellicule de sueur dans son dos accrocher la matière délicate de son chemisier "Je te l’avais dit que ce serait passager et qu’il ne fallait pas s’inquiéter. C’est une bonne chose à célébrer, non ?" fit-elle avec un ton faussement guilleret, tournant de nouveau la tête dans sa direction pour mieux éviter son regard tout en tendant pourtant son verre pour que le bord du sien vienne effleurer celui de la jeune femme dans un toast aussi silencieux qu’il était mortifère.

Maze avait tenté d’inviter Evelyn à aller boire un verre le plus innocemment duElles avaient beau faire bonne figure et parvenir à sauver les apparences, il aurait fallu être aveugle pour ne pas constater qu’elles étaient l’une comme l’autre mal à l’aise face à la situation, à leur discussion, ou plutôt face aux non-dits. Mais elles étaient là à présent. Maze avait bien l’intention d’aller au bout des choses, quitte à ce que la soirée prenne un tournant quelque peu dramatique pour elles qui ne s’étaient jamais disputées. Ça n’était pas ce qu’elle voulait, et elle espérait encore pouvoir obtenir calmement des informations qui lui permettraient de se rassurer quant à l’état d’Evelyn. Mais son stress et la façon peu subtile avec laquelle elle s’y prenait ne l’aidait en rien à mener à bien ce plan malheureusement. Et si Evelyn avait accepté son invitation et répondait à ses questions tout en maintenant la conversation de manière fluide et presque naturelle comme elle savait si bien le faire, elle avait malgré tout l’intime conviction qu’elle tentait de se détacher de son interrogatoire tacite. Mais n’aurait-elle pas été la première à agir de la sorte si les rôles avaient été inversés ? "On devrait peut-être ajouter une prestation à notre catalogue et se lancer dans le matchmaking. On mettrait en place des speed-dating en fonction des intérêts de nos clients, ça pourrait être fun à envisager. " Le regard posé sur son verre qu’elle faisait tourner de manière distraite entre ses doigts, Maze hocha la tête. « C’est une bonne idée, je pense qu’on tient quelque chose. » Dans d’autres circonstances, elle aurait surenchéri avec cette idée saugrenue qu’elle avait depuis quelques années qui consistait à mettre les gens en relation en fonction des dernières séries qu’ils avaient regardées, en prenant en compte le temps qu’ils leur avaient fallu pour bingewatcher ladite série. Une relation amoureuse basée sur des films et séries qu’ils avaient en commun : un gage certain de longévité, non ? Un partenariat avec Netflix, quelques codeurs, et le tour était joué. A peu près. Mais aussi convaincue qu’elle était de son idée, ça n’était clairement pas le moment de l’exposer. Elle l’avait gardée secrète durant plusieurs années, elle pouvait bien continuer sur cette lancée encore un peu. Car pour l’heure, elle avait beau vouloir détendre l’atmosphère avec des sujets plus légers, elle se faisait violence pour ne pas continuer trop longtemps et pouvoir aborder le sujet qui la préoccupait réellement. "Je n’y ai pas répondu parce que je vais bien. J’ai l’air de ne pas bien aller ? " Elle l’observa quelques secondes. Elle avait encore une fois l’air d’être parfaitement maître de ses réponses, et pourtant quelque chose clochait dans son comportement et dans son langage non verbal. Ça n’était pas la Evelyn qu’elle avait toujours connue qui était en face d’elle présentement. C’était une pâle copie abîmée par de mystérieux maux dont elle ne voulait pas parler. Mais c’était sans compter sur Maze et sa capacité à mettre les pieds dans le plat encore plus qu’en temps normal lorsqu’elle s’inquiétait pour ses proches. Elle secoua légèrement la tête avant de répondre du ton le plus neutre possible : « T’as l’air d’aller à peu près aussi bien que moi il y a quelque temps. » Elle aurait pu la comparer à elle encore aujourd’hui vu qu’elle n’était toujours pas remise de son traumatisme. Mais il lui semblait plus opportun de faire exagérément référence à l’état catastrophique dans lequel elle était encore quelques mois auparavant, pour bien signifier le fait que non…elle n’avait pas l’air d’aller bien. Et quitte à aborder les sujets sensibles, elle en avait profité pour se renseigner quant aux canulars téléphoniques reçus à l’agence quelque temps auparavant. "Rien à signaler depuis un moment. " Au moins une nouvelle rassurante pour ce soir, c’était toujours ça de pris, surtout quand elle ne savait pas quelle tournure cette discussion allait prendre. "Et de ton côté, rien depuis qu’on a rebranché les téléphones ? Pas de coups de fils, pas de mails, pas de lettres ? " « Heu… » Lui posait-elle la question parce qu’elle avait également été victime de mails et de lettres en plus des coups de fil ? La panique bien que passagère put se lire l’espace d’un instant dans le regard de Maze, ce qui n’échappa vraisemblablement pas à Evelyn qui corrigea rapidement le tir : "Je te l’avais dit que ce serait passager et qu’il ne fallait pas s’inquiéter. C’est une bonne chose à célébrer, non ? " Elle effectua un très léger mouvement du poignet pour répondre à son toast, sans grande conviction. « Oui…j’imagine ? Même s’il aurait été préférable que ça ne se produise jamais en premier lieu…C’est quand même très étrange comme histoire non ? » Toujours voir le verre à moitié vide. Une règle d’or pour Maze depuis son retour à Brisbane. « Vraiment…tant mieux que tout ça se soit arrêté…mais j’imagine mal un gamin faire ce genre de canulars. Et sa voix ? La marche nuptiale entêtante et le côté obsessionnel dans sa façon de la siffler ? Est-ce que ça peut vraiment être l’œuvre de quelqu’un d’autre que d’un adulte complètement dérangé ? » Elle en avait encore des sueurs froides. Tout comme elle avait encore des questions par rapport à toute cette histoire : pourquoi l’agence ? pourquoi à ce moment-là ? et pourquoi tout s’était soudainement arrêté ? Ce qui était certain, c’était qu’il n’y avait pas grand-chose à fêter de ce côté-là à ses yeux. Et probablement pas aux yeux d’Evelyn non plus.

"Maze." interjeta Evelyn, sans pour autant étendre sa verve, sa voix rendue à un fil qu’elle sentit vibrer sous sa volonté farouche de ne pas faire de vague en surface, de rester maîtresse de ses émotions. C’était comme une mise en garde pourtant, les fois où elle appelait Maze par son véritable prénom se comptant sur les doigts d’une main, lui préférant le sobriquet qu’elle lui avait trouvé avec Neal à l’époque de son stage en Angleterre et qui était devenu le témoignage inébranlable de l’affection qu’elle lui portait. Mais il n’était pas question d’être légère ou complaisante à ce moment précis, elle le sentait aussi désagréablement que, malgré ses efforts, elle sentait la situation lui échapper ; et que la jeune femme fasse le parallèle avec sa propre situation passée, celle dont elle avait tenté de l’extirper en lui assurant une soupape de décompression en lui remettant un travail entre les mains, ça eut le don de la faire bouillir de l’intérieur. Seulement, elle choisit de se montrer avare de mots, détournant les yeux pour les poser dans le fond de son verre et secoua la tête comme si elle n’en revenait pas qu’elle puisse oser lui dire une chose pareille.
Elle laissa couler néanmoins, le temps de lui faire prendre sens de son avis sur la manière dont elles avaient su gérer le plaisantin qui leur en avait fait voir de toutes les couleurs — surtout à elle, c’était bien le problème. Le toast qu’elle porta pour détourner l’attention, il ne fit pas illusion, et l’hésitation de Maze à lui apporter une réponse à ses questions, elle fit saillir les tendons de son cou qui s’allongea quand elle prit une profonde, trop profonde inspiration "Mais c’est du passé, non ? Il n’y a plus de raison de s’inquiéter puisque tout s’est arrêté et que tout est redevenu comme avant, pourquoi tu restes focalisée sur cette histoire ? Il faut tourner la page, on a du travail qui nous attend." Dans son ton, celui de la patronne qu’elle avait toujours été, mais qui n’agissait pas souvent comme telle, trop bienveillante pour oser pousser l’avantage que lui donnait son statut pour faire entendre son autorité à ceux qui travaillaient avec elle. Elle repoussa son verre d’une pichenette, s’attendant à ce que ses mots suffisent à convaincre Maze que ce n’était pas une bonne idée de s’attarder sur ce sujet, qu’il valait sans doute mieux qu’elles continuent à plaisanter sur leurs possibilités de business en montant celui le moins sérieux, qui ne verrait le jour que dans leur farce. Sauf qu’elle était déterminée à faire de cette histoire le sujet principal de leur conversation, poussant ainsi Evelyn à se montrer un peu plus tranchante, trop touchée dans le fond pour continuer à faire bonne figure quand elle avait été meurtrie dans sa chair. Elle leva ses mains devant elle, marquant l’entame d’une défense qu’elle n’avait pas eu le temps de préparer ; sa bouche s’ouvrit en décalée, ses yeux remontèrent pour trouver ceux de la jeune femme qu’elle gratifia d’un sourire sans joie quand elle lui dit enfin, catégorique "Qu’est-ce que ça pourrait nous apporter de plus de savoir qui était derrière tout ça ? Je ne compte pas engager de poursuites ou de mettre en garde la communauté qu’il y a un détraqué qui cible les commerces de la ville." Parce qu’elle savait que sa seule cible, c’était elle, et qu’elle n’avait pas envie d’admettre sa part de responsabilité dans toute cette affaire. Si elle avait agi bien avant, si elle avait suivi les conseils de Maze en prenant le saccage de la devanture, ainsi que les appels anonymes, au sérieux en faisant appel aux autorités compétentes, et pas uniquement à sa mère, elle aurait échappé à l’agression aussi sûrement qu’elle se sentait stupide d’avoir cru pouvoir gérer les choses sans alerter quoi que ce soit.

"Maze. " Ses sourcils se froncèrent légèrement, réalisant qu’elle n’allait arriver à rien en continuant à prendre des pincettes. Même si ça n’était plus exactement ce qu’elle était en train de faire depuis quelques minutes, et que c’était même très précisément pour ça qu’Evelyn venait de l’interpeller de la sorte. Il était temps qu’elle passe en mode full on pieds dans le plat. « Quoi ? Je suis désolée mais il n’y a pas de Maze qui tienne ici. » Malgré ses mots, elle n’était ni agressive ni même froide. « Je suis certainement pas la plus clairvoyante des personnes quand il s’agit d’analyser le comportement et les émotions de mes interlocuteurs, mais je vois bien qu’il y a quelque chose qui va pas. Et je m’inquiète. » Plus elle parlait, plus elle craignait l’issue de cette conversation. Mais elle était allée bien trop loin maintenant pour s’arrêter. Elle n’était pas prête à affronter et essuyer la tempête qu’elle s’évertuait pourtant à provoquer, mais elle ne voyait pas d’autre solution que celle de confronter directement Evelyn à présent. Elle qui minimisait ce qui s’était passé à l’agence, bien trop pragmatique pour être honnête. Ca n’était pas parce que les coups de fils avaient cessé qu’ils ne pouvaient pas encore raisonner dans leurs têtes. Maze s’accrochait fermement à son verre, comme pour se donner la force de continuer de la chercher sur un terrain sur lequel elle ne souhaitait pas aller. Trop tard pour rétropédaler à présent. « J’ai pas l’impression que tout est redevenu comme avant, c’est bien ça le problème. Il n’y a peut-être plus d’appels douteux à l’agence, mais j’ai l’intime conviction qu’il y a autre chose. » Elle était bien consciente qu’elle avait déjà mis à mal la sérénité d’Evelyn avec ses questions. Elle jouait maintenant définitivement avec le feu, et si elle avait peur de la voir hausser le ton et s’énerver contre elle, elle craignait encore plus de l’observer conserver son calme olympien tout en adoptant un ton froid et détaché pour lui répondre. "Qu’est-ce que ça pourrait nous apporter de plus de savoir qui était derrière tout ça ? Je ne compte pas engager de poursuites ou de mettre en garde la communauté qu’il y a un détraqué qui cible les commerces de la ville. " Elle secoua légèrement la tête, se sentant de plus en plus impuissante face à ce qu’elle craignait identifier comme de la mauvaise foi. « J’ai sans aucun doute développé un côté beaucoup trop prudent, borderline paranoïaque, et je suis pas la mieux placée pour juger de la gravité d’une telle situation. Mais c’est pas non plus une raison pour prendre cette histoire par-dessus la jambe. » Un appel ou deux d’accord. Mais autant ? Aussi insistants et malaisants ? Elle ne pouvait pas se résoudre à les considérer comme anodins. Loin d’elle l’idée de se prendre gratuitement la tête avec Evelyn pour une question de point de vue. Ca n’était pas ça qui la préoccupait et elle comptait bien le lui faire comprendre. Sa première priorité, c’était elle. Et sa santé tant physique que mentale. « Je suis bien consciente que c’est la dernière des façons de s’adresser à sa supérieure, mais tu sais aussi bien que moi que je te considère pas seulement comme ça. » Elle était prête à risquer son poste s’il fallait qu’elles en arrivent là. Ca n’était pas pour son employeuse qu’elle s’inquiétait, mais bel et bien pour son amie, celle qui avait toujours répondu présente quelle que soit la mésaventure dans laquelle elle s’était embarquée. Et Maze refusait de continuer à l’observer silencieusement se tourmenter. Elle aurait souhaité qu’Evelyn lui fasse suffisamment confiance pour lui faire part de ce qui la tracassait, mais elle ne se serait pas offusquée qu’elle choisisse de se confier à quelqu’un d’autre. L’important à ses yeux était simplement de s’assurer qu’elle pouvait en parler à quelqu’un. N'importe qui. Partager le poids de ce qui pesait résolument sur ses épaules depuis trop longtemps maintenant.

"Et bien, je te demande de ne pas t’inquiéter." Simple comme bonjour, non ? Une façon de lui dire qu’elle gérait, qu’en plus de ce qu’elle gardait pour elle par pudeur, elle n’avait pas besoin qu’on lui ajoute de la culpabilité, sentiment qu’elle maîtrisait assez mal pour être sereine à l’idée de le ressentir sur la durée. C’était un dialogue de sourds, Evelyn en avait conscience autant qu’elle n’était pas prête à déposer les armes pour laisser le loisir à Maze de prétendre avoir raison.
C’était le cas pourtant, elle lui cachait quelque chose. Mais elle cachait quelque chose à tout le monde "Je ne sais pas quoi te répondre. On tourne en rond, et je n'ai pas assez de patience pour te faire entendre que je vais bien, et que ce n’est pas utile de faire une histoire de tout ça." Elle s’enfonçait dans sa mauvaise foi, elle le sentait si fort comme ce n’était pas dans ses habitudes de tendre vers la déloyauté. Mais c’était nécessaire, n’est-ce pas ? C’était nécessaire pour ne laisser personne prendre des mesures qu’elle ne saurait pas supporter tant elle mettrait en lumière des pans de sa vie qu’elle ne voulait partager avec personne. Dans le fond, elle n’ignorait pas pourquoi elle était une cible, pourquoi on cherchait tant à s’en prendre à elle — pourquoi on s’en était pris à elle. Ce besoin d’intimité qu’elle ressentait, cette pudeur extrême qu’elle cultivait parce qu’elle avait toujours eu la sensation qu’on lui ravissait sa propre existence, ça la desservait plus qu’elle ne se l’imaginait . Ou alors, elle en était trop consciente justement, et que ça remettait en perspective tout son deuil, toute sa guérison, faite en dehors du cercle médiatique dressé autour de sa famille. Elle n’avait pas le courage de se dire qu’elle avait eu tort de vouloir se préserver, pas après des années à trouver un équilibre dans lequel elle se complaisait, dans lequel elle avait réussi à se faire une place sans avoir besoin de dire qui elle était.

Elle prit une profonde inspiration, sentant ses mains se tendre tandis qu’elle les avait posées à plat sur la table qu’elle partageait avec Maze "J’ai l’impression que tu es en train de me traiter de lâche. Et tu sais quoi ? Je n’ai pas de problème à admettre que je suis lâche, et je n’ai pas besoin d’expliquer pourquoi, à toi ni à personne." Parce qu’elle avait peur tout simplement. Avec ses yeux, elle trouva ceux de la jeune femme "Je n’ai jamais prétendu le contraire, et je n’ai jamais profité de ma supposée autorité dans l'entreprise pour te faire adhérer à ma cause. Malgré ce que tu penses, ce n’est pas ce que je suis en train de faire, je veux juste que tu me foutes la paix avec ça, putain." Et entendre Evie jurer, c’était comme voir ses parents s’embrasser à pleine bouche : ça n’était pas quelque chose à quoi on était supposé assister.
Elle redressa la tête, repoussant de nouveau son verre de vin vide en même temps qu’elle rompit le contact visuel avec la jeune femme. La gorge serrée, elle amorça un mouvement pour se sortir de son tabouret haut, mais elle se sentit vaciller quand elle se retrouva sur ses talons hauts, sentant le débit appliqué à sa consommation de vin lui faire défaut, et lui faire réaliser qu’elle avait la tête qui tournait. Elle se retint à la table avec l’air de ne pas y toucher, murmurant davantage qu’elle ne s’adressa vraiment à sa collaboratrice "Je devrais rentrer." Pour échapper à cette conversation, pour échapper aussi aux retombées de ce qui venait d’être semé ici : les graines de la discorde, dont les pommes seraient recueillies sans qu’elle ne veuille jamais y toucher, tenant beaucoup trop à la jeune femme pour s’entêter à préserver ses secrets. Le fait était qu’elle n’était tout simplement pas prête à parler, n’était-elle pas en mesure de le comprendre, elle qui avait vécu bien pire ?

Il était presque risible de voir à quel point les deux femmes auraient préféré être ailleurs et cherchaient pourtant malgré tout à se tenir tête coûte que coûte. "Et bien, je te demande de ne pas t’inquiéter. " « Plus facile à dire qu’à faire. » Les yeux posés sur son verre, elle avait marmonné, rendant sa phrase presque inintelligible mais son expression insatisfaite ne laissait planer aucun doute quant à la teneur de ses propos qui se devinaient facilement. Qu’aurait-elle dit si Maze lui avait servi la même demande quelques mois auparavant quand elle était réapparue ? Evelyn lui aurait certainement laissé du temps, consciente qu’il valait mieux ne pas l’attaquer de front par rapport à son traumatisme et à son comportement de l’époque. Mais Maze n’arrivait pas à en faire de même. Quand elle s’inquiétait pour les gens qu’elle aimait, elle avait besoin d’aller au fond des choses et de découvrir les tourments auxquels ils faisaient face. Peut-être aussi parce qu’elle avait une fâcheuse tendance à imaginer le pire, et que les scénarios qui tourbillonnaient dans sa tête depuis quelque temps au sujet d’Evelyn étaient tout aussi inquiétants les uns que les autres. Alors non, elle ne pouvait pas juste lui demander de ne pas s’inquiéter. Ca n’était pas une option envisageable pour elle. "Je ne sais pas quoi te répondre. On tourne en rond, et je n'ai pas assez de patience pour te faire entendre que je vais bien, et que ce n’est pas utile de faire une histoire de tout ça. " Elle releva finalement son visage vers elle, scannant son expression qui était aussi fermée que sa posture. Elle l’avait définitivement braquée. Et Maze ne savait plus quoi lui répondre non plus à présent. « Je serais tout à fait en mesure d’entendre aussi que tu ne vas pas bien, et que tu ne veux juste pas en parler. » Elle préférait encore ça plutôt que ce qui lui semblait être des mensonges qui s’échappaient des lèvres d’Evelyn. Et bien qu’elle réalisait que ce genre de réflexions n’aidait en rien et ne faisait qu’envenimer un peu plus la situation, son côté buté et inquiet ne pouvait s’empêcher de les faire. "J’ai l’impression que tu es en train de me traiter de lâche. Et tu sais quoi ? Je n’ai pas de problème à admettre que je suis lâche, et je n’ai pas besoin d’expliquer pourquoi, à toi ni à personne. " Ses sourcils se froncèrent alors que leurs regards semblaient à présent se défier, que leurs corps étaient résolument tendus, et que l’ambiance n’avait jamais été aussi lourde entre elles. « Evelyn, je t’ai jamais considérée comme lâche… » Elle ne savait pas à quel moment elle avait pu croire que c’est ce qu’elle était en train de sous-entendre. Le manque de sincérité qu’elle lui prêtait ne s’apparentait en rien à de la lâcheté pour elle, mais Maze n’eut pas le temps de se justifier davantage. "Je n’ai jamais prétendu le contraire, et je n’ai jamais profité de ma supposée autorité dans l'entreprise pour te faire adhérer à ma cause. Malgré ce que tu penses, ce n’est pas ce que je suis en train de faire, je veux juste que tu me foutes la paix avec ça, putain. " Elle eut un net mouvement de recul. Elle ne l’avait pas lâchée du regard mais sa mine était passée d’insistante à défaite en un claquement de doigts. Elle n’avait jamais entendu Evelyn s’exprimer de la sorte, encore moins quand elle lui parlait. Les limites étaient donc à ce point dépassées ? Secouant la tête, tentant de reprendre contenance et de calmer le choc que sa réaction lui avait provoqué, Maze se redressa et déclara plus froidement que ce qu’elle ne voulait : « Ok. On arrête. Je t’en reparlerai plus et on continuera de faire comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le déni, y a que ça de vrai de toutes façons n'est-ce pas ? » Elle allait finir par se le prendre ce verre à la figure. Elle faisait en tout cas tout pour le mériter. Son sentiment d’impuissance avait poussé son inquiétude à se transformer en agressivité et, bien qu’elle soit consciente que diriger cette agressivité contre Evelyn soit la dernière des choses à faire, son manque de filtre et sa capacité à réagir au quart de tour avaient parlé pour elle avant qu’elle ne puisse laisser la moindre trace de rationalité s’exprimer. La conversation avait fini par tourner court et Maze ne put que regarder Evelyn se lever et vaciller. Elle avait amorcé un semblant de geste dans sa direction pour l’aider à garder son équilibre avant de se raviser. Elle tenait encore à son bras ; il pouvait servir. "Je devrais rentrer. " Maze sortit silencieusement son portefeuille pour déposer de l’argent sur la table avant de se lever à son tour, se postant devant la brune avant de déclarer d’un ton qui ne laissait pas vraiment place à la discussion : « Je te ramène. Ou je t’appelle un taxi. Mais tu rentres pas seule dans cet état. » Son regard était sans appel : dispute ou non, il était hors de question qu’elle la laisse partir seule après les verres qu’elle venait de boire et alors même que ses talons hauts semblaient être une épreuve digne des douze travaux d’Hercule.