Le schéma commence à devenir habituel, finalement, mais jusqu’à aujourd’hui je n’avais jamais eu autant de mal pour avancer jusqu’à la maison de Savannah, une béquille dans une main, un fichu plat de lasagne bien trop grand dans la seconde. Un cadeau non prévu de la part de la matriarche Williams, voilà tout ce dont il s’agit, voilà aussi tout ce que j’abhorre parce qu’elle a l’audace de penser que parce que je me suis fait tirer dessus alors je ne suis plus foutu de m’occuper de ma propre vie. C’est nul, c’est con, et surtout je n’ai pas eu la force de décliner la chose (le plat, pas la visite de ma mère, quoique l’argent fonctionne pour les deux), ni même de le donner au chien pour qu’il se régale - désolé Pizza. Ainsi, à peine la sonnette enfoncée à trois, quatre ou cinq reprises, j’enchaîne avec des paroles aussitôt la porte ouverte. “Mamma m’a amené ça parce qu’elle pense que si je peux plus marcher, je peux plus rien faire de ma vie non plus.” Le plat se retrouve sous son nez, relevé telle une offrande faite en guise de paix ; sans doute parce que je sais ne pas être irréprochable sur le sujet, ouais, peu importe le dernier reproche qu’elle me tient encore en date. Les mots sont froids, détachés, mais rien dont ma sœur n’a jamais pris l’habitude en plus de trente ans. “J’mangerai jamais tout ça.” J’annonce comme une excuse, une proposition sous-entendue pour qu’elle m’accorde un peu de son précieux temps, peu importe ce à quoi elle l’occupe désormais - ça non plus, je dois bien avouer que je n’ai pas réellement suivi. Maintenant, au moins, j’ai l’excuse d’avoir eu une vie relativement chargée dernièrement pour excuser mes absences et mon manque d’implication dans la vie fraternelle. Personne n’a à spécifier que cela ne date pas d’hier, voilà tout.

C’est ma canne qui franchit en premier le pas de la porte, suivi de mon pied encore enroulé dans son plâtre - la faute aux morceaux d’os qu’il a fallu reconstituer et replacer, que disent les médecins. “Et j’ai plein de temps à perdre pour que tu me dises comment ça va.” Vous voyez, là, que je fais des efforts. C’est comme lui demander “comment tu vas, Sav, depuis le temps?” en organisant simplement les mots d’une manière quelque peu différente. Qui plus est, je pose mon regard dans le sien, mon expression trahissant mon sérieux et l’absence totale de moquerie de ma part. Pour une fois, je ne cherche pas l’affrontement. J'en ai bien assez connus dernièrement.

Le silence est presque inquiétant dans cette maison. Voilà bientôt une heure que Mathis a rejoint James, et pourtant, l'ennui pointe déjà le bout de son nez. Heureusement pour moi, il a tenu à me laisser un beau petit présent afin de ne pas l'oublier tout de suite, des petites voitures et autres gadgets, éparpillés sur le parquet du salon... Délicate attention, merci Mathis. Allongée sur le sol, mon bras s'étire douloureusement pour tenter d'attraper un de ces jouets qui a trouvé bon de se perdre sous le canapé. L’effort est de mise, mais perturbé alors que la sonnette de la porte résonne entre les murs, détournant un bref instant mon attention. Quelques secondes où je m’efforce de ne pas abandonner en si bon chemin, malheureusement, l’insistement qui se fait entendre met mes nerfs à rudes épreuves. Je soupire, forcée de rejoindre la porte avec un entrain digne de ce nom, prête à cracher au visage de celui qui aura osé s’immiscer dans mes plans. Ce sentiment face à l’apparition d’un membre de ma famille sur le pas de ma porte semble pourtant balayer cette rage précédente, et immédiatement, c’est comme un vent de méfiance qui s’empare de moi. Un Williams qui rend visite à un Williams, ça reste étrange dans notre famille.“Mamma m’a amené ça parce qu’elle pense que si je peux plus marcher, je peux plus rien faire de ma vie non plus.” Un rictus joue avec mes lèvres, bien malgré moi. On pouvait lui reprocher beaucoup de choses, cette bienveillance persistait chez la doyenne, malgré la disparition de notre père “T’en as d’la chance…Moi la dernière fois qu’elle m’a refourgué quelque chose, c’était un courrier à aller poster” soupirais-je. Moi, la petite chouchoute de la famille, avait visiblement ce titre en danger. Ou peut-être juste qu’elle avait réalisé que je cuisinais mieux qu’Auden.“J’mangerai jamais tout ça.” Une légère moue face au plat qui laisse entrevoir les talents culinaires de nos propres mère. Un supplice! Je l’attrape, me demandant bien si j’étais forcée de le partager avec lui, ou si c’était juste un moyen de s’en débarrasser sans éprouver une once de culpabilité. Mes yeux se baissent sur la béquille sur laquelle il prend appui, faisant naître sans plus attendre un flot de questions en moi, curiosité oblige. “Laisse-moi deviner….C’est un coup de Saül?” demandais-je, sans être vraiment certaine de cette probabilité. Je savais leurs rapports compliqués, mais étrangement, ils creusaient certainement bien plus ce lien familial que les autres membres qui la constituaient. Pour ma part, je m'évertuais régulièrement à fuir tout ça, de peur d’être mêlée à des histoires que je serais incapable de gérer sans y laisser quelques plumes. Des reproches, des jugements…il y avait certainement assez de contenu pour les pousser à me sermonner, je préférais donc garder certains aspects de ma vie sous silence.

Après une légère hésitation, je dégage le passage, lui laissant l’occasion de passer cette porte. Il n’était venu ici qu’une seule fois, lorsque j’avais traversé ce passage à vide il y a plus d’un an. Le voir s’avancer dans le hall suffit à me replonger dans ces souvenirs peu agréables qui l’avaient forcés à intervenir. La mort de notre père, mais surtout cet accident auquel j’ai assisté, qui m’avait replongé dans ce cauchemar que j’avais moi même vécu dix années plus tôt. Une période des plus rudes que Cade avait subi au premier plan, et qui l’avait poussé à contacter Auden, dans l’espoir qu’il puisse me venir en aide. Ils y étaient parvenus, et bien que je n’avais jamais eu l’occasion de le remercier, une partie de moi s’était sentie soulagée de voir qu’il m’avait épaulé, plutôt que de tenter de m’enfoncer dans le fond du trou en appuyant sur mon irresponsabilité du moment. “Et j’ai plein de temps à perdre pour que tu me dises comment ça va.” Je me racle la gorge, souriant légèrement, mais pourtant sincèrement à ce qui ressemblait de loin à une question. “Je vais bien” avouais-je, n’ayant pour une fois pas l’obligation de feindre un sourire pour y répondre. “Cade ne devrait pas tarder à rentrer, il est parti faire une balade avec la poussette.” C’est plus fort que moi. Ce besoin de provoquer, même par le biais de vieilles blagues, est féroce. Non, il n’y a pas eu de bébé depuis la dernière fois que nous nous étions vus. Bien que ce sujet avait perturbé ma relation avec l'ancien agent lorsqu’un doute s’était installé plusieurs mois auparavant. Je ne peux retenir un rire plus longtemps, plutôt fière de ma connerie. “Détends-toi, le seul enfant dont je dois m’occuper est Mathis….Et parfois Cade aussi.” repris-je après quelques secondes de réflexion. Je m'éloigne, l’invitant à me suivre jusqu’à la cuisine pour pouvoir déguster ce repas. “Sloan n’est pas avec toi?” demandais-je, n'osant risquer le sujet épineux sur Ginny. Je n'avais malheureusement pas eu l'occasion d'en parler avec lui, mais ma mère s'était chargée de me rapporter leur séparation, sans m'apporter plus de précision à ce sujet.

Le plan fonctionne jusque là, ce qui est rassurant autant que prévisible. Savannah n’est pas fait du même bois que Saül et moi, je continue de le penser, et il n’y avait finalement que très peu de doutes quant au fait qu’elle accepte ma venue autant que mon cadeau, lequel fait aussi office de pénitence. Elle n’est pas farouche, elle qui veut éternellement bien faire, quitte à s’en mordre les doigts dès la seconde suivante. Encore et encore. “T’en as d’la chance…Moi la dernière fois qu’elle m’a refourgué quelque chose, c’était un courrier à aller poster” Je souris, sans doute réellement amusé par l’anecdote. “Elle sait bien qu’à ta place, je l’aurais jamais posté.” Je rétorque pourtant, sourire au coin des lèvres. Je lui aurais dit de se débrouiller toute seule, surtout, parce que même si elle a tendance à perdre la tête, elle sait pourtant toujours marcher. Et moi, j’ai surtout d’autres choses infiniment plus importantes à faire.

Mes mains débarrassées du plat, je reprends appui contre la béquille, éveillant par la même occasion la curiosité de ma cadette. “Laisse-moi deviner….C’est un coup de Saül?” J’avance avant de prendre le temps de répondre, réellement étonné de sa question. “Ouais, on peut dire ça.” C’est surtout un fou furieux qui m’a tiré dessus mais passons, ce n’est sûrement pas un sujet de conversation digne de retrouvailles fraternelles, surtout alors qu’il dépeint pas vraiment un tableau arrangeant de ma personne. Sinon, bien sûr que j’aurais aimé être le centre de la discussion durant des heures, cela va de soi.

“Je vais bien” Je m’attendais à entendre un mais mais le sourire qu’elle enclenche dès la seconde suivante me fait revenir sur cette idée. Je l’ai vue plus rayonnante, mais je l’ai surtout observée bien plus bas que cela. “Cade ne devrait pas tarder à rentrer, il est parti faire une balade avec la poussette.” Et du haut de mes béquilles, c’est un regard soudainement immense qui l’observe avancer comme si de rien n’était, comme si ses mots n’étaient pas réellement lourds de sens. Je sais que j’ai manqué beaucoup de choses, je sais qu’on ne se voit pas souvent, mais quand même. “Détends-toi, le seul enfant dont je dois m’occuper est Mathis….Et parfois Cade aussi.” - “T’avais pas autant son prénom à la bouche, avant.” Je ne dis rien sur sa blague, sans doute parce qu’il n’y a rien à dire et que je n’ai pas le coeur à ça. Les histoires autour des enfants, cela fait bien longtemps que ça ne m’amuse plus. “Il vit avec toi maintenant ?” Une seule question qui en sous-entend un millier d’autres, à savoir si c’est sérieux, s’il n’est pas un connard, s’il mérite son attention et son amour, s’il n’est toujours pas mort écrasé par un train.

“Sloan n’est pas avec toi?” Je finis d’arpenter la demeure pour trouver ma place contre le coin d’un canapé, bien heureux de ne plus avoir à supporter les béquilles quelques minutes de plus encore. “Il est avec Ginny jusqu’à ce que j’aille mieux. Je pouvais pas m’occuper de lui.” Je ne précise pas que Ginny vit désormais à Sydney ; c’est un détail dont Savannah ne ferait rien. Elle sait que ma femme ne vit plus avec moi et c’est suffisant pour la compréhension générale de l’histoire, j’imagine. “Cade s’entend bien avec Mathis ? Je l’aurais pas imaginé proche des enfants.” Je demande à mon tour, sans aucun jugement je le jure. J’essaye de comprendre ce qu’elle peut trouver à l’américain, voilà tout.

C'est étrange, cet état de méfiance qui inévitablement s'installe dès lors qu'un Williams se retrouve devant ma porte. Un fait assez rare qui parvient toujours à me surprendre, même lorsque les rapports avec le protagonistes sont aux beaux jours aux dernières nouvelles. Rien n'est question de hasard, il y a toujours une raison particulière, et je ne peux m'empêcher de deviner la raison de sa présence aujourd'hui. J'ai surmonté la pente chaotique depuis maintenant de long mois, je me fais plutôt discrète dans la famille, et je me suis montrée plutôt raisonnable, aucune raison que mon nom est pu être évoqué dans le clan Beauregard, et donc lui être répété ensuite. Alors je suis curieuse, autant que de savoir ce qui l'a poussé à devoir  se pavaner avec cette canne. Mais c'est lui qui se charge de briser le silence, trouvant l'excuse d'un repas à partager. Et c'est plus fort que moi, je ne peux m'empêcher de faire remarquer cette vieille habitude qu'à ma mère de couver les hommes de cette famille dès qu'il s'agit de nourriture, alors que pour ma part, j'ai plutôt droit aux tâches désagréables. “Elle sait bien qu’à ta place, je l’aurais jamais posté.” Son sourire est bien vite partagé, ne pouvant que reconnaître qu'elle savait exactement à qui s'adresser. Mais voilà que ma curiosité prend le dessus, tâchant de deviner ce qui le rend dans cet état d'inactivité provisoire, j'imagine. “Ouais, on peut dire ça.” Je fronce les sourcils, il en disait trop, et pas assez à la fois, suscitant une frustration immense qu'il ne veuille pas poursuivre sur sa lancée. "Racontes, j'suis visiblement pas à jour des derniers potins de la famille." Et je dois dire que j'en étais la première responsable. Me mêler des histoires des autres, c'était avant tout des problèmes supplémentaires à gérer, et on peut pas dire que la vie m'épargnait toujours sur ce point, alors je m'évertuais à ignorer ce qui se passait autour.

“Je vais bien” Ces mots, si banales, et malaisants à la fois. J'ai peur que la moindre intonation, la moindre moue faciale ne me trahissent face à un homme qui me connait depuis toujours, et qui n'aura pas mal à capter un quelconque signal, si faible et insignifiant soit-il, alors je poursuis, par une ironie qu'il détestera probablement. “Cade ne devrait pas tarder à rentrer, il est parti faire une balade avec la poussette.” L'effet est escompté, au moins, je n'ai pas à subir un regard soutenu pour approfondir mon humeur du moment. “Détends-toi, le seul enfant dont je dois m’occuper est Mathis….Et parfois Cade aussi.” Ce qui n'est pas totalement faux. Il voulait que je parle, j'étais visiblement prête à me livrer sur certains sujets. - “T’avais pas autant son prénom à la bouche, avant.” Je le déteste. Me pointer du doigt là dessus ne fait que resserrer mes mâchoires douloureusement. Parce que c'est pourtant pas mon genre de jouer à la parfaite petite famille. Je soupire, agacée, préférant restée silencieuse et me renfermée sur moi-même, sans aucun doute. “Il vit avec toi maintenant ?” Mon regard retrouve le sien, tentant de déceler le piège dans lequel il souhaite sûrement m'embarquer . "Non. Mais il passe pas mal de temps ici". Je me tire une balle dans le pied dans toute seule. Ce sujet sensible s'est pourtant apaisé depuis nos retrouvailles avec l'ancien agent, souhaitant désormais vivre cette relation sans lui infliger une quelconque pression liée à ce besoin de m'engager. “Sloan n’est pas avec toi?” Une question qui pourrait m'indiquer ce qu'il en était de lui. “Il est avec Ginny jusqu’à ce que j’aille mieux. Je pouvais pas m’occuper de lui.” Je hoche doucement de la tête. "Et ça se passe bien entre vous? J'veux dire... C'est pas toujours facile ces histoires de garde partagée.." J'en savais quelque chose, et j'ai cru comprendre qu'ils ne s'étaient pas quitté en bons termes, sans en savoir la raison précise. Une raison qu'il ne me confiera probablement jamais. "Faudrait que j'pense à l'appeler un de ces jours..." Ginny était une femme des plus attachantes, que je prenais toujours plaisir à voir, leur séparation ne devait pas altérer cette bonne entente, bien qu'elle ne plairait pas à mon aîné. “Cade s’entend bien avec Mathis ? Je l’aurais pas imaginé proche des enfants.” Je relève légèrement les épaules, tentant de paraître détaché. "Eh bien, il semblerait que Mathis soit l'exception à la règle, ils passent pas mal de moment ensemble...Ca se passe bien."

Désolée pour l'attente

"Racontes, j'suis visiblement pas à jour des derniers potins de la famille." Et si je ne dis rien, c’est parce que je ne comprends pas comment elle ne peut pas savoir, comment elle peut en ignorer autant sur notre famille. Je suis le dernier à faire des efforts (le dernier ou presque, parce que Saül est toujours le pire à ce niveau là) pour garder le contact avec tout le monde, mais je me tiens au moins informé des grands événements, de ceux que personne n’a le droit de rater. Je ne dis pas ça parce qu’il s’agit de moi, mais j’estime que se faire tirer dessus au mariage de mon propre fils (ou le fils de Saül, selon les versions) correspond justement à la putain de description de “grand événement”. C’est pas un putain de potin, c’est pas une putain d’information qu’on peut annoncer au détour d’une conversation pour mieux l’oublier une fois cette dernière terminée. “On m’a tiré dessus.” J’annonce sèchement, l’envie de faire le moindre effort s’étant évaporée de mon corps. Ce n’est que la vérité, je ne m’attarde simplement pas sur les détails dont elle se moque de toute façon éperdument, la parfaite petite fille qui ne s’approche pas trop du reste de la famille, de peur sans doute d’être contaminée par notre médiocrité.

Lui demander comment elle se porte me demande un effort considérable, maintenant, mais je me soumets à l’exercice pour le bien de nos interactions fraternelles: pour le bien de nos interactions, tout court. Si elle soupire lorsque je souligne le fait qu’elle parle plus de Cade que de jamais, ce n’est pas de ma faute: je lui montre que je l’écoute. Je me retiens d’ailleurs du moindre commentaire à son sujet, chose que par exemple elle ne prend pas la peine de souligner. Des choses négatives à dire sur lui, j’en aurais bien des milliers encore, alors elle pourrait me remercier. Ainsi, il est normal pour moi de lui demander s’ils vivent ensemble. Non pas que j’en ai réellement quelque chose à foutre, mais encore une fois, je me tiens au courant. "Non. Mais il passe pas mal de temps ici". Je hoche la tête, notant ses propos. Notant aussi le fait d’éviter de toquer de nouveau chez elle, n’ayant aucune envie de retrouver Cade de l’autre côté de la porte.

Lorsqu’elle pose des questions au sujet de Ginny, je me soumets à l’exercice à mon tour et lui répond avec sincérité, me contentant pourtant encore une fois de ne pas m’attarder sur les détails. "Et ça se passe bien entre vous? J'veux dire... C'est pas toujours facile ces histoires de garde partagée.." J’étouffe un rire faux sans le vouloir ; c’est plus fort que moi. Savannah est douce et naïve, c’est normal qu’elle n’ait jamais eu aucun mal à s’entendre avec ma femme. Le problème n’est pas la garde partagée, le problème c’est que je lui ai cassé un os dans un accès de rage. “On s’entend quand il s’agit du bien être de Sloan.” C’est une chose sur laquelle ni elle ni moi ne faisons de compromis, et tant mieux. Il est d’ailleurs le seul sujet sur lequel nous arrivons à trouver un terrain d’entente ; sans doute d’ailleurs parce qu’il est le seul dont nous parlons, sans que ce ne soit une coïncidence d’aucune sorte. "Faudrait que j'pense à l'appeler un de ces jours..." - “Elle serait contente d’avoir de tes nouvelles.” Je ne retrouverai jamais ma vie auprès de Ginny, mais je la connais toujours. Entendre la voix de Savannah et avoir de ses nouvelles lui fera plaisir, surtout maintenant alors qu’elle habite à plusieurs milliers de kilomètres de Brisbane. Elle sera heureuse qu’on pense à elle, aussi, et que quelqu’un lui fasse au moins comprendre qu’on ne l’a pas oubliée. Ginny était une femme des plus attachantes, que je prenais toujours plaisir à voir, leur sé

Mon ton teinté d’une nouvelle curiosité, je recentre le sujet sur ce fameux Cade, lui à qui je suis encore incapable d’accorder la moindre once de confiance. "Eh bien, il semblerait que Mathis soit l'exception à la règle, ils passent pas mal de moment ensemble...Ça se passe bien." La perche étant bien trop immense pour que je ne la saisisse pas au vol, j’enchaîne avec rapidité, sans y réfléchir à deux fois. “Il veut des gamins ?” Avec Savannah, bien sûr. La question, c’est de savoir s’il veut fonder une famille et si la nôtre risque de s’agrandir, sans que je sois capable de décider si cela serait une bonne ou une mauvaise nouvelle.

L'allusion à sa blessure est bien évidemment un moyen de rattraper le temps durant lequel je reste terrée dans mon coin, prenant bien malgré moi des distances face aux problèmes de la famille que je serais incapable de savoir gérer. Une forme d'égoïsme qu'on peut s'en doute me reprocher, et particulièrement ma fratrie, cependant, je ne suis pas comme eux. Je n'ai pas la prétention de savoir gérer les conflits et de me montrer d'un optimisme sans faille. Je ne peux pas encaisser. Je n'ai pas leur force. Derrière quelques phrases ironiques et une confiance apparente, se dissimule une faiblesse à toute épreuve, capable de me dévaster, moi, et ce quotidien que je semble maîtriser. Si pour eux cette famille se résume à un parfait chaos, à la possibilité de pouvoir montrer la force de caractère face aux personnes qui partagent notre sang, la seule chose que je vois pour ma part, c'est une famille disséminée, qui ne sait que faire plus de mal en voulant la faire perdurer. Le silence qu'il m'impose démontre cependant la distance qui malgré tout réside dans nos rapports. Nous n'avions jamais été réellement de véritables confidents, pourquoi cela changerait maintenant? “On m’a tiré dessus.” Un faible soupir s'extirpe de mes lèvres. Ce genre de réflexion mériterait l'effet de surprise, et voilà la seule réaction que ça provoque en moi, une déception supplémentaire et une légère torture intérieure. Peu importe la raison, chacun des membres de cette famille semble incapable de mener une vie paisible et d'être épargné par les problèmes. M’intéresser à chaque événement qui survient dans leur vie signifierait me soumettre à une inquiétude sans fin, terrorisée par l'idée qu'ils puissent être enfermé dans une souffrance, que j'ai moi-même vécu, et de laquelle je serais incapable de les libérer. "Je vois" me contentais-je de répondre, sachant pertinemment que mon manque d’intérêt aurait le même impact que de vouloir en connaître les détails. Il détesterait ça. Et après tout, je suis comme souvent, la dernière au courant face à ce genre de chose, à se demander si l'un d'eux n'oublierait pas d'omettre de m'envoyer un certificat de décès après que l'un de nous ait décidé de passer l'arme à gauche. Ca a toujours été comme ça, qu'est ce qui pourrait changer désormais.

“Il vit avec toi maintenant ?”  Le souffle que je retiens indique presque le malaise que cette simple question soulève à elle seule. Et non, le joyeux monde des Bisounours ne m'a pas accueillie à bras ouverts, et la vie parfaite à laquelle j'aspire n'est visiblement pas pour demain. Cependant, ma relation avec Cade gagnait toujours plus en profondeur, malgré quelques points noirs qui persistaient malgré tout. J'ai l'impression que la moindre expression faciale pourrait exposer à elle seule les regrets que j'éprouve à ce sujet, alors je m'efforce de rester le plus stoïque possible. "Non. Mais il passe pas mal de temps ici". Ce qui en soit n'était pas faux, même s'il se comportait régulièrement comme s'il était quelqu'un de passage dans cette maison.

Il est bien plus facile pour moi de lui lancer la balle, cherchant à m'introduire dans sa vie sentimentale à mon tour. “On s’entend quand il s’agit du bien être de Sloan.” Je relève les sourcils, ne pouvant que comprendre ce sentiment. Moi, Mathis, James... Ce trio ne brillerait pas si nous n'avions pas en haut de l'équation un désir commun, le bonheur de notre fils. "J'imagine que c'est déjà pas si mal." Suffisant pour un couple séparé, devenir l'ami d'un ex semblait la plupart du temps impossible après un tel vécu."Faudrait que j'pense à l'appeler un de ces jours..." Ginny était l'une de ces personnes à laquelle il était difficile de ne pas s'attacher. - “Elle serait contente d’avoir de tes nouvelles.” Cette certitude était à vérifier. Garder un lien avec la famille de son ex soulevait parfois une sorte de malaise, surtout lorsque l'objet de la séparation restait encore sombre pour ces derniers... Et même si Auden s'était comporté comme le dernier des idiots, elle n'aurait pas la volonté de vouloir le descendre.

Voilà qu'il revenait à la charge concernant Cade, comme s'il cherchait à déceler le moindre détail capable de lui donner raison sur cette image négative qu'il s'est lui même construite à son sujet.  "Eh bien, il semblerait que Mathis soit l'exception à la règle, ils passent pas mal de moment ensemble...Ça se passe bien." C'était le cas. Si surprenant que ça puisse être, Cade faisait des efforts pour se rapprocher de Mathis. Nous étions peut-être bien loin de l'image parfaite de la famille reconstituée, mais je percevais chacun de ses efforts. “Il veut des gamins ?” Mon regard se fige dans le sien, marquant une légère hésitation. "Non, ce... Ca ne fait pas parti de ses projets." Un flot d'images semblent défiler sous mes yeux. Le retard que j'avais subi quelques mois auparavant, sa réaction démesurée en agitant ce test de grossesse sous mes yeux, la séparation qui avait suivi... La possibilité d'avoir un enfant était à exclure, et peu de chance que cela change. Mes mains s'affairent à sortir le plat du four, visiblement tourmentée par cet interrogatoire, qu'il tente de mener à bien avec la subtilité qu'on lui connait. "Pourquoi?" demandais-je finalement en servant chacune des parts dans nos assiettes respectives.

"Je vois" est tout ce que lui inspire la balle que j’ai reçue. Je ne dis rien, je ne réponds pas, je ne la laisse pas lire la moindre émotion sur mon visage. A quoi bon ? Je n’ai pas envie qu’elle se la joue indiscrète, tout comme je n’avais pas non plus envie qu’elle soit totalement indifférente face à une annonce de cette envergure. Peu importe, peu importe. Je ne me battrai pas sur ce sujet, je ne me battrai pas aujourd’hui non plus. Pas avec Savannah, alors qu’elle semble avoir fait l’effort de vouloir prendre de mes nouvelles en venant jusqu’ici. En retour, j’en prends moi aussi, sincèrement curieux quant aux nouveautés dans sa vie privée. En d’autres termes, je cherche à savoir si je dois tuer Cade ou s’il a le droit de voir le jour un peu plus encore. "Non. Mais il passe pas mal de temps ici." Je prends le temps d’analyser sa réaction, incapable de penser que, justement, elle n’a pas un avis sur la question. Et pour autant, il ne suffit pas de partager le même sang qu’elle pour pouvoir la comprendre autant que je le voudrais, sans avoir à me baser sur ses mots. De toute évidence, je n’ai aucune idée de si elle est heureuse ou non de cette situation. “C’est bien.” J’ose énoncer, supposant qu’il est bon pour elle d’avoir un peu de compagnie. Sa vie n’est pas de tout repos.

Lorsqu’elle me questionne au sujet de Ginny, je me contente de lui répondre par les faits: on s’entend lorsqu’il s’agit de Sloan et, finalement, c’est ce qui importe le plus. Du reste, j’ai cessé d’avoir autant d’espoir que de capacité à me battre pour un nous que, de toute évidence, nous ne retrouverons pas. "J'imagine que c'est déjà pas si mal." J’hoche la tête. C’est pas si mal, en effet. On pourra toujours dire que c’est mieux que rien et, finalement, je le pense. Tout n’est pas si pire au point où je ne reprends pas Savannah sur son idée d’appeler Ginny et prendre de ses nouvelles: je continue de vouloir le bien de l’anglaise, tout comme je continue d’avoir confiance en elle et à son envie de garder nos dernières disputes pour nous. Quand bien même Savannah venait à le savoir, cela m’importe peu. “Je veux juste pas que ça impacte Sloan.” Nos problèmes sont nos problèmes, ils ne devront jamais être ceux de notre fils. Et c’est justement parce qu’il est question de la personne que j’aime le plus en ce monde que je me permets de demander à ma sœur si son nouveau petit-ami en date a le projet de fonder une famille, et ce sans la moindre honte ou retenue. Elle est ma sœur, après tout, il n’y a pas de censure. "Non, ce... Ça ne fait pas parti de ses projets." - “Et de ton côté ?” Parce qu’elle sait bien, au fond, que ce n’est pas le bonheur ou le bien-être de Cade qui m’intéresse le moins du monde. Je veille seulement à ce qu’il n’impacte pas négativement ma sœur, tout comme je veille à ce qu’elle soit aussi heureuse que la situation le permet, la barre n’étant généralement pas bien haute. "Pourquoi?" - “Va pas chercher trop loin. Je cherche juste à savoir si je dois m’attendre à être à nouveau tonton.” Mon avis sur la question est tout simplement inexistant. Savannah est une bonne mère et si elle a envie d’agrandir sa famille, alors je ne pourrais pas le lui reprocher. Sans doute qu’avec le recul, j’aurais aimé avoir d’autres enfants, moi aussi. “Et si Sloan aura un petit cousin à apprendre plein de gros mots en italien.” Je reprends avec un sourire en coin, tentant d’alléger l’ambiance que je sens pesante entre nous. Pourtant, je n’ai même pas insulté son américain de petit-ami.