A chaque fois, je me demande quelle folie m’est passée par la tête. Puis je passe devant une vitrine de Louis Vuitton dans cette grande rue commerçante chic de Brisbane et je me rappelle ; les chiffres de ces sacs dépassent largement ceux qu’il y a sur mon compte. J’ai épuisé mes dernières économies, les plus récentes, les seules que j’ai réussi à faire depuis de nombreuses années, dans une paire d’escarpins et une somptueuse robe griffée d’un grand créateur. L’excuse est que j’avais une jolie réception à me rendre. Si je suis discrète par mon caractère, mes vêtements se doivent d’être à la perfection. Seulement, le constat est sans appel ; j’ai beau participé à des réceptions, je ne peux toujours pas vivre convenablement en tant qu’influenceuse. Et mon boulot à la Fondation, même s’il est satisfaisant et rempli d’honorables objectifs qui redorent mon karma bien foireux, ne me suffit pas non plus. Les charges et le loyer mensuel prennent quasiment la moitié et je suis à chaque fois dépitée à m’en ronger les ongles en analysant l’état des comptes.

Alors la folie qui est passée dans ma tête, elle est justifiée. Elle est cohérente. Mes travers m’ont repris peu à peu sans que je m’en sois rendue compte. J’ai réussi à tout canaliser pendant un an, par le soutien et l’amour innocent de Tim qui m’a comblé comme je ne l’ai jamais été dans ma vie. Suis-je pitoyable ? Je n’en sais rien. Mais il se trouve que je ressens le besoin de combler ce manque d’affection par du matériel. Le matériel reste. Il dure. Il est solide. Il ne s’enfuira pas sans mot, sans égard, sans rien dire. Mais le matériel ne se paie pas en baisers ni en câlins. Il se paie à la sueur du front et aux mouvements lascifs du bassin. Intégrer le CherryBomb de la Ruche n’est qu’une preuve parmi d’autres que je suis capable de tout pour me faire quelques billets de plus. Notamment de retourner à mes anciens travers - mais sans retourner à mon ancien club. Cela ferait bien trop plaisir au patron qui pensait déjà quand je suis partie que j’allais revenir car “tu es une insatiable, Poppy.” J’ai un minimum de fierté alors me voilà dans les sous sol obscures du Bowling et Billard 8 - surnommé BB8, ce qui prête à sourire surtout quand on a, comme moi, un colocataire geek fan de ce genre de choses. L’avantage des locaux est aussi son désinconvénient ; il se situe dans mon quartier d’habitation. Mais je me rassure en me disant qu’il n’y a pas de risque à ce que l’on me poursuive par ici car, tout simplement, la sécurité a l’air d’y être plus forte.

Cependant, l’heure est l’heure et je suis en retard. Je me fraye un chemin parmi les filles déjà présentes mais je suis surprise de voir qu’un homme se tient parmi elles. La clope au bec, il a l’air de les regarder et de parler à certaines mais sans avoir ce regard lubrique des clients qui viennent nous voir. Il a l’air plutôt blasé ou détaché, tirant sur son mégot avec une certaine nonchalance. Est-ce que ce ne serait pas un gars de la sécurité ? Dans mon ancien club, il y en avait plusieurs ; les seuls hommes vers qui les filles peuvent se tourner pour retrouver un minimum de respect masculine. Nos regards finissent par se croiser et je le vois me faire un signe de la tête à travers les filets de fumée qui s’évaporent. Je regarde autour de moi en mordant ma lèvre, pour voir s’il n’interpelle pas quelqu’un d’autre ; mais forcé de constater que non, c’est bien moi. Alors je m’approche en serrant un peu mes doigts sur la lanière de mon sac en bandoulière rempli de mes affaires, le cœur battant comme à chaque fois que Primrose doit rencontrer quelqu’un de nouveau. On pourrait croire que je suis dégourdie et habituée vu les milieux dans lequel j’évolue mais absolument pas - la nouveauté me terrifie et je ne le connais pas encore pour être à l’aise. Quand j’arrive à sa hauteur, je me retiens de grimacer car l’odeur de la nicotine est vraiment dégueulasse. Mais une grimace en guise de première approche n’est pas la meilleure des entrées et j’aimerai qu’il se fasse une bonne opinion de moi malgré tout. “Mmh… Salut ?” Cependant, je ne sais pas comment m’introduire ni quoi dire alors je bredouille maladroitement. Ça passe ou ça casse, n’est-ce pas ?

@joseph keegan

Le flingue n’est chargé que par des balles à blanc. Et pourtant, il semble dangereux. Il est lourd dans la main frêle de Joseph. Il est froid, aussi, comme dans ses souvenirs. Il n’a pas souvent tenu d’armes dans sa vie mais les quelques fois où on lui a imposé ce poids n’ont jamais pu s’échapper de sa mémoire. Comme tous les souvenirs, les bons et les mauvais, qui font de lui aujourd’hui une énorme boîte remplie jusqu’au rebord. Cicatrices, traumatismes, il ne peut plus tous les nommer même si la liste est bien claire dans son esprit qui l’est tout autant.

« C’est un vrai ? » La voix de Tulip s’élève comme une question qu’un simple élève aurait posée à son enseignant devant la classe. Joseph détourne les yeux du flingue en opinant. Le soupir qui s’échappe de ses lèvres emporte toutes les pensées du garçon avec lui. Il relève la tête, esquisse un sourire pour le rendre à Tulip qui l’observe en tressant sa longue chevelure dorée. Une autre perruque parmi son énorme collection qui s’éparpille de part et d’autre de la salle sans jamais accumuler la poussière. « Ouaip. Mais c'est pas des vraies balles. » Joseph répond en rangeant l’arme à sa ceinture. Dans le même mouvement, il récupère son paquet de clopes et il en glisse une à ses lèvres après l’avoir proposée à la jeune femme. « Je ne veux pas mourir d’un cancer du poumon. » Elle prétend en se tournant devant le miroir pour admirer sa coiffure, passant sans arrêt ses mains dans les mèches en plastique rebelles qui refusent de rester en place. Elle est belle, très sexy même, montée au bout de ses escarpins argent. Mais, malgré ses fesses rebondies et moulées par la fine ligne de sa culotte argentée elle aussi, et malgré sa taille délicate et sa poitrine généreuse, Joseph n’accorde aucun intérêt pervers à son égard. Ce n’est pas seulement l’habitude qui le rend aussi respectueux. Il n’a tout simplement jamais été comme l’un des clients qui fréquentent le bar de danseuses de temps en temps (ou très souvent). Sa destinée n’a jamais vraiment été la sienne. On la lui a imposée et il n’a jamais eu son mot à dire. « Tu sais qu’il y a une nouvelle ce soir ? Je ne l’ai pas encore rencontrée mais Maya, si. Elle dit qu’elle ressemble à une prude. » Tulip se moque doucement en se tournant à nouveau vers Joseph qui ricane en soufflant un nuage de fumée grise vers le haut. Il est au courant, oui, mais il n’a pas obtenu bien des détails à propos de cette nouvelle danseuse. Il se contentera de garder les yeux ouverts et à l’affut d’un nouveau visage. « Prude… » Il répète, comme pour noter l’information dans un coin de sa tête. Tulip acquiesce avant de lui fausser compagnie en le contournant. Au passage, elle glisse sa main dans ses cheveux et il laisse sa tête tomber vers l’arrière pour la voir disparaître à la sortie des loges. À peine quelques secondes plus tard, une silhouette sépare le cadre de porte en deux et Joseph reporte sa cigarette à ses lèvres pour l’observer silencieusement. En parlant du loup. Restant discret, il se contente d’analyser son comportement tandis qu’elle se fraie un chemin entre les autres filles sans les saluer. Lorsqu’il capte son regard, il lui fait un signe de la tête pour l’intercepter.

Prude… Ouais. Aux premiers abords, le terme semble bien la décrire, mais Joseph est le premier à savoir qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Elle ne ressemble pas à toutes les autres danseuses qui traversent la pièce en coup de vent à chaque fois, laissant tomber derrière elles des paillettes. “Mmh… Salut ?” Le garçon tente de cacher sa surprise derrière sa clope. « Salut. » Il répond avant d’enfin se lever pour arriver à sa hauteur. Par respect, et parce qu’il a bien vu que la fumée dérangeait les narines de la nouvelle, il éteint le bout de sa clope sur la table. « Primrose, c’est ça ? » Il demande avant de tout de suite enchaîner sans la laisser répondre : « Tu t’es trouvé un nom de scène ? J’te promets qu’tu veux pas donner ton vrai aux clients ici. » Il cherche à obtenir une réaction de sa part. S’assurer qu’elle sait dans quel genre d’endroit elle a mis les pieds. Il est vrai que la clientèle de ce bar peut parfois être… effrayante. Même si Joseph n’a pas récupéré un flingue dans l’unique but de protéger les danseuses dans une situation qui requiert ce genre d’intervention, il compte les jours avant de devoir le pointer entre les deux yeux d’un mec obsessif. « J’suis Jo. C’est moi qu’tu viens voir en criant si un mec te fait la vie dure. T’as déjà fait ce genre de boulot avant ou t’entres pour la première fois dans l’merveilleux monde des hommes bandés jusqu’aux dents ? » Vaut mieux apporter le sujet avec une petite pointe d’humour. Il sait bien que les filles qui arrivent ici, ça n’a pas été leur premier choix. Comme lui n’a pas consciemment choisi de devenir un rat qui fréquente les égouts de la ville.          

« Salut. » Je reconnais autour de nous l’effervescence avant le lever du rideau. Les bombes de laque dans les cheveux, de déodorants, de parfum. Celles qui pestent que les douches sont prises, celles qui demandent si quelqu’un a un rouge à lèvres dans la teinte qu’elle souhaite. Ça a été mon domaine pendant presque dix ans et après avoir osé espérer que c’était derrière moi, me voilà à replonger dedans. J’appréhende ce nouvel environnement qui est bien plus secret que celui d’avant. Ici, j’ai l’impression de ne pas être en règle. D’être une hors la loi. Au moins, non seulement j’ai une raison supplémentaire pour ne pas me vanter de ce retour en arrière (comme si je l’aurai fait après avoir vu le visage fier de mon frère quand je lui ai dit que j’avais trouvé un job honorable), mais non seulement Jamie ne pourra jamais savoir que je suis retombée dans mes anciens travers. On ne me trouvera pas ici - et le destin a voulu que je tombe sur un lieu où les danseuses s’appellent comme des noms de fleurs. Dans mon ancien club, mon nom étant Poppy, j’y ai vu là comme un signe de l’univers. Lugubre, malsain, pas très correct mais il faut bien que je cherche des excuses et des coupables pour mes choix douteux.

Le brun en face de moi éteint sa clope contre la table et je me dis que je n’ai pas été très discrète à retenir ma grimace face à la nicotine. « Primrose, c’est ça ? » Je hoche la tête. Je ne m’attendais pas à ce qu’il sache mon vrai prénom alors que je ne sais même pas qui il est. Est-ce que c’est la boss qui l’a prévenu ? Ou une des danseuses ? Mais comment elles auraient su ? « Tu t’es trouvé un nom de scène ? J’te promets qu’tu veux pas donner ton vrai aux clients ici. » Là, j’ai un léger sourire de coin ; s’il pense que je suis novice - et j’en donne toute l’apparence, c’est certain - il se trompe lourdement. “J’en ai déjà un. Poppy.” Qui colle parfaitement aux attentes du club, le monde est parfois bien foutu. « J’suis Jo. C’est moi qu’tu viens voir en criant si un mec te fait la vie dure. T’as déjà fait ce genre de boulot avant ou t’entres pour la première fois dans l’merveilleux monde des hommes bandés jusqu’aux dents ? » Okay, donc Jo est un garde du corps, un vigile, un des gars de protection. C’est très bon à savoir, même si c’est ce dont je me doutais. Il n’y a que les gars de sécurité qui sont présents dans la salle pendant que les filles se préparent. “C’est noté. Enchantée, Jo.” Me montrer polie, alliant avec le sourire qui va avec, quoiqu’un peu timide parce que ça reste tout nouveau ici, aussi bien le lieu que les visages, et que je n’ai pas encore bu les gouttes nécessaires pour trouver une certaine sérénité. “J’ai déjà fait ça avant. Pendant huit ou neuf ans.” On peut même dire que je suis une professionnelle à ce stade. J’ai connu toute sorte d'expériences, mais il n’y a pas de quoi s’en vanter. “Mais c’est la première fois dans un… Une atmosphère comme ça.” De secret, d’illégalité, d’être dans les dessous sombres de la ville. J’ignore si Jo va comprendre ce que je veux dire mais je ne veux pas froisser ni m’afficher d’entrée de jeu. “Est-ce que tu travailles depuis longtemps ici ?” J’ose quand même m’informer pour savoir s’il n’est que récent ou s’il est vraiment implanté dans le coin depuis un moment. Une valeur non négligeable à mon sens.

“J’en ai déjà un. Poppy.” Parfait, alors. Il n’aura pas besoin de faire un brainstorming avec elle pour lui trouver une identité à donner à ces hommes qui voudront la toucher ici. Elle est plus préparée qu’il ne l’aurait cru, comme si elle connaissait déjà la routine que toutes les autres ici ont écrit dans le fond de leur paume.

Et pourtant, même si Joseph tourne lui aussi autour de cet univers depuis qu’il a vingt-ans, il a encore l’impression de ne pas avoir trouvé sa place. Ce bar, cette loge, le bureau de Lou, tous ces endroits lui sont à la fois familiers et étrangers. Il ne croit pas qu’il est possible de s’habituer à tout cela ; mais il ne saurait dire si les autres se sont tous habitués à leurs métiers légaux. Le problème est peut-être juste dans sa tête. « J’aime beaucoup. Le rouge, c’est certainement ta couleur. » Joseph répond d’un ton bienveillant, sourire sincère sur ses lèvres étirées et gercées par le manque d’attention qu’il leur porte. Inutile de la couvrir davantage de compliments : il se doute qu’elle s’attend déjà à en entendre de toutes les couleurs ici. Pour ne pas tourner autour du pot, il se présente immédiatement et décrit le rôle qu’il tient au sein de cette maison de la fantaisie. “C’est noté. Enchantée, Jo.” Il hoche de la tête par respect mais ne reprend pas la parole avant elle. “J’ai déjà fait ça avant. Pendant huit ou neuf ans.” La surprise se lit comme une histoire dans le bleu de ses yeux. Il passe sa main dans sa barbe en faisant les calculs dans sa tête. Elle ne parait pas bien vieille, cette Poppy. Est-elle entrée au même âge que lui dans les souterrains de la ville ? « Huit ou neuf ? Rassure-moi, t’étais majeure quand t’as commencé ? » Il demande en lâchant un ricanement hébété, espérant que ce soit une question rhétorique qui obtiendra une réponse négative. Joseph, vaillant protecteur déjà prêt à sauter dans le passé pour sortir une Primrose trop jeune des griffes de pervers qui ne demandent qu’à arracher la chair interdite. Comme s’ils se connaissaient depuis des années et qu’il n’a jamais cessé de veiller sur elle. “Mais c’est la première fois dans un… Une atmosphère comme ça.” Jetant un coup d’œil autour d’eux, il ne voit pas immédiatement à quoi elle fait allusion mais son regard capte l’angle de son flingue sur la table, puis la fumée de sa clope l’aveugle juste assez longtemps pour qu’il lie A et B. « Tu veux dire… Une place clandestine comme celle-là ? » Il lui suffit de voir sa réaction pour que son hypothèse soit confirmée. « T’inquiète. Ça n’change rien pour toi. Si un jour les flics débarquent par surprise, tu seras la dernière à t’faire plaquer au sol. » Il esquisse un sourire amusé et se rectifie pour ne pas tout de suite la terroriser, bien qu’elle ne paraisse pas aussi prude qu’il ne l’aurait imaginé après avoir entendu la description que leur avait donné les autres danseuses. « J’plaisante. Personne n’débarquera ici, sauf des clients un peu chauds qui savent bien s’tenir, la plupart du temps. » Il termine de fumer sa cigarette et écrase l’embout dans son petit cendrier qui accumule encore plus de poussière depuis qu’il ne peut plus se piquer. Remplacer une addiction par une autre ; c’est la meilleure façon de gérer ses pensées. Les occuper avec quelque chose d’autre puisque, s’il a les mains occupées à faire craquer un briquet sous ses clopes, elles ne peuvent pas s’emparer d’un sachet de poudre et d’une seringue. “Est-ce que tu travailles depuis longtemps ici ?” Il entrouvre les lèvres en laissant sa tête basculer vers l’arrière pour fixer le mur à l’envers. Les calculs ne sont pas bien longs à effectuer. Il redresse la tête en soufflant dans son élan : « Environ deux ans. » Il lui faudra apporter plus de précision pour éviter que Poppy, ici présente, ne s’imagine qu’elle est entre les mains d’un homme qui a moins d’expérience qu’elle : « Mais j’ai fait un tas d’autres trucs pas légaux avant d’arriver ici. » Il s’approche un peu de la jeune femme, comme s’il avait besoin de lui susurrer un secret : « Lou m’a supplié pour que j’me joigne à elle. » Puis il rigole en retrouvant le confort de son dossier : « Mais dis-lui pas qu’t’ai dit ça, elle risquerait d’se vexer et d'me traiter d'menteur, c'que je ne suis pas. » Il la contemple silencieusement un moment en grattant le paquet de cigarettes dans le fond de sa poche, terriblement tenté d’en choper une autre ; mais il résiste, et occupe son esprit autrement.

« Comment ? » Il demande, les yeux sérieux, le visage impassible. « Comment t’es tombée dans c’piège à vingt ans ? » Lui, il avait ses raisons. Elle avait certainement les siennes, elle aussi. Il ne la croira jamais si elle lui avoue qu’il ne s’agissait d’une question d’argent.

« J’aime beaucoup. Le rouge, c’est certainement ta couleur. » Je ne pense pas, c’est beaucoup trop ardent, passionnel, intense pour moi. Le rouge représente beaucoup de choses, autant de choses que je ne suis pas. Mais je me contente de sourire en hochant brièvement la tête. "Ça va avec mon prénom en tout cas.” Le vrai. J’ai peut-être fait une gaffe. J’ignore si je suis censée dire ce genre de choses. Il ne faut pas être personnelle, ni familière. Ce n’est pas une famille, ici. Ce sont des gens qui travaillent sous couvert de la loi pour faire fonctionner une entreprise qui n’a rien de légal. Je n’oublie pas que ça n’a rien avoir avec mon club d’avant - de toute façon, je ne suis pas d’une nature très ouverte ni bavarde et encore moins sociable de base. Le pourcentage que je me fasse des amis dans le coin est très minimum, d’autant plus que je reste sur mes gardes. Chaque regard donne l’impression d’être épié et j’ignore si c’est mon statut de nouvelle qui me fait ça ou seulement le fait que je sais que personne n’est fiable ici. En tout cas, c’est ce que je ressens. Parce que je suis nouvelle et que je n’ai jamais évolué dans un monde pareil. Donc oui, je suis sur mes gardes, quitte à avoir l’air d’une pauvre créature apeurée. J’ai l’habitude d’avoir ce rôle-là de toute façon.

« Huit ou neuf ? Rassure-moi, t’étais majeure quand t’as commencé ? » J’arque un sourcil, un sourire maladroit au coin de mes lèvres, alors que je me demande si Jo est sincère dans sa question ou non. Je sais que je manque de courbe et d’assurance, qu’il y a des adolescentes avec plus d’aplomb que moi, mais quand même. Décidant que la question est rhétorique, d’une façon ou d’une autre, je me contente de garder mon clapet fermé. Je serai curieuse de savoir quel âge Jo pense que j’ai. Ce n’est pas pour rien que je me coltine souvent les rôles d’étudiantes prudes lors de soirées à thème. « Tu veux dire… Une place clandestine comme celle-là ? » Je déglutis tout en secouant la tête. Un silencieux oui car je n’ose pas affirmer à voix haute à quel point c’est dégradant après avoir fait de si beaux efforts l’an dernier. Là où je pensais que je reprenais ma vie en main, me voilà dans ce lieu sordide avec un des gardes du corps muni d’une arme. J’imagine que ce ne sont pas des M&M en guise de balles. Si Caleb l’apprenait, si Jamie l’apprenait… Je ne préfère même pas y penser. Je suis douée pour mentir, ceci dit. On ne peut pas me l’enlever. « T’inquiète. Ça n’change rien pour toi. Si un jour les flics débarquent par surprise, tu seras la dernière à t’faire plaquer au sol. » Si Jo compte me faire peur… C’est réussi. Mon visage se tord dans une expression mi dubitative mi effrayée car, si je prends note de ce que j’ai déjà vu dans les films, ça serait probable que ça arrive. Je n’ai pas envie de me faire plaquer au sol, que ce soit la dernière, la première ou celle du milieu, nope. « J’plaisante. Personne n’débarquera ici, sauf des clients un peu chauds qui savent bien s’tenir, la plupart du temps. » Oh, ça. “C’est déjà plus habituel.” Un club de stripteases sans clients “un peu chauds”, ça manquerait de saveur, n’est-ce pas ?

« Environ deux ans. » De ce que j’ai compris, le lieu est jeune. Jo doit être là depuis le début. Je ne vais pas demander plus de détails, ça me paraît inconvenant - même si franchement, dans des conditions pareilles, je ne sais plus trop ce qui peut être dit ou non. « Mais j’ai fait un tas d’autres trucs pas légaux avant d’arriver ici. » Je ne retiens pas le bref ricanement alors que je camoufle ma bouche de mes doigts. “C’est censé être rassurant ?” Parce que franchement, ça ne l’est pas. Ou alors, ça l’est mais du point de vue je suis un gros dur, je te protégera. C’est sûrement pour ça que Jo le souligne, ce que je trouve à la fois audacieux et étrange. Qui se vante d’avoir fait “un tas d’autres trucs pas légaux” ? Jo, apparemment. Autant dire qu’il est une belle entrée au club. Il n’a pas l’air d’être de ces gros blocs de glace qui font mine, en tout cas. Le voilà qu’il commence à s’approcher un peu plus et je fronce le front. « Lou m’a supplié pour que j’me joigne à elle. » Suivi d’un rire qui suffit à ôter toute crédibilité à ses propos. Ça m'aurait étonné de la part de la boss. Elle n’a pas l’air de supplier les gens. On ne supplie pas les gens quand on est à la tête d’une telle organisation. « Mais dis-lui pas qu’t’ai dit ça, elle risquerait d’se vexer et d'me traiter d'menteur, c'que je ne suis pas. » Je plisse les yeux parce que j’ai quand même du mal à le croire. “C’est ce que dirait un menteur.” Que ce soit la vérité ou non, je préfère ne pas me prononcer. Ce n’est pas comme si ce détail m’intéresse.

« Comment ? » “De quoi ?” « Comment t’es tombée dans c’piège à vingt ans ? » Je lève un doigt pour aller me gratter l’arrière de l’oreille en naviguant mes prunelles claires dans la salle qui s’éveille doucement mais sûrement. “Histoire typique d’une gamine de petite ville qui débarque dans la grande ville et qui avait besoin d’argent rapidement. Rien de très palpitant.” Je raconte d’une voix monotone car c’est la vérité. Dans le fond. Seulement, dans la forme, j’ai besoin de plus d’argent que le commun des mortels. Pas pour payer un loyer, non, mais pour être apprêtée de façon à faire jalouser les gens autour. Vivre une vie de luxe que je ne désespère pas avoir un jour, moi qui suis obligée de regarder mon frère et sa foutue femme vivre leur meilleure vie dans leur belle maison en plein coeur du quartier luxueux de Brisbane. Les voir parcourir l’Europe mille fois s’ils veulent, s’offrir le plus beau mariage du monde et se payer une couturière pour une robe sur mesure. Je suis prête à beaucoup pour avoir le même train de vie. Seulement, contrairement à mon frère, je préfère me contenter des bas fonds et de la facilité. “Quand tu dis que t’as fait des trucs pas légaux… On parle à quel degré, exactement ?” Car il y a une différence entre du vol à l’étalage et tuer des gens - même si Jo ne me paraît pas être dans la deuxième catégorie. Mais il porte un flingue, alors sait-on jamais. Je ne le connais pas et je reste sur mes gardes. Je m’attends aussi au pire car c’est plus simple de cette façon. Pour éviter les mauvaises surprises. Surtout dans un lieu pareil.

Comment dire ? Joseph manque un peu de tact. S’il priorise l’honnêteté, il oublie de censurer certains détails qui pourraient effrayer la nouvelle. Il ne sait pas d’où elle vient. Il ne sait pas par quoi elle est passée pour se retrouver dans un bar clandestin. Il s’inquiète même de l’entendre dire qu’elle pratique l’activité depuis presque dix ans : il ne reçoit pas de réponse quand il lui demande si elle était majeure avant de commencer. Il se contentera d’espérer que c’était le cas et qu’aucun pervers n’a posé ses yeux ou pire, ses mains, sur le corps d’une adolescente. Elle fait peut-être partie de ces gens dont l’apparence ne change pas avec l’âge. Coincée dans une jeunesse dont elle pourra se ravir lorsqu’elle atteindra la barre des quarante ans. Joseph, lui, il a l’impression d’avoir soixante ans depuis longtemps. Ce n’est pas seulement son physique marqué par les excès, mais aussi son âme qui parfois part en vrille. Il pense à la mort, de temps en temps, et il sait que ce n’est pas la véritable vieillesse qui l’emportera mais plutôt le résultat de tous ces mauvais choix qu’il a faits dans sa vie.

Une balle dans la tête ? Des doigts autour de son cou ? Une overdose plus virulente que les autres ? Mystère. Est-ce qu’il a peur ? Non. Il a offert son corps à toutes ces possibilités et si l’une d’elles vient à lui, tant pis. Il pensera une dernière fois aux quelques personnes qui se sont soucié de lui au fil de sa vie puis il s’éteindra dans un semblant de réconfort artificiel. Il a l’habitude de trouver son plaisir là où personne d’autre n’oserait chercher.

“C’est déjà plus habituel.” Prétend Poppy lorsque Joseph lui présente le type de clients qu’elle trouvera ici. « J’imagine. Mais si t’as l’moindre souci, tu cries. Et plus personne t’touchera. » Il promet, appuyant sa main contre le flingue qu’il a posé sur la table basse. Il ne lui dira pas qu’il est vide et complètement inoffensif. Si elle croit que son garde du corps est réellement armé, elle se sentira plus en sécurité.

Ni Lily, ni Alfie ne seront au courant non plus. Joseph frissonne, se passe la main dans les cheveux et les tire à leur racine pour se secouer. Pas question de devenir fou. La science serait bien trop contente de récupérer le cerveau d’un malade comme lui pour le disséquer. Regardez, ici, et prenez note mes chers élèves ; le cerveau d’un homme qui est viré complètement débile avant de mettre fin à ses jours en s’injectant une trop importante dose de cocaïne. On ne sait pas s’il l’a fait involontairement.

Il n’a plus beaucoup de choses à cacher, Joseph. La justice l’a déjà chopé et lui a fait regretter certains des chemins qu’il a empruntés alors il n’a plus l’impression d’avoir besoin de taire ses méfaits. “C’est censé être rassurant ?” Il ricane. « Pour toi, oui. Pour les clients, non. » Ça veut dire qu’il n’a pas peur de faire certaines choses insensées si, à la fin, les danseuses s’en tirent indemne. Il n’a pas besoin de se protéger. Ça fait longtemps qu’il a arrêté de se soucier de son futur. Il ne fait plus les choses par satisfaction personnelle. Il a d’ailleurs l’impression de n’avoir jamais pensé à lui-même en premier. Quand on s’occupe de lui, il se crispe. Quand on s’occupe de lui, il se cache le visage, honteux. C’est ainsi. Il n’a jamais voulu croire à tout ce que disait son père à son encontre mais les insultes l’ont marqué inconsciemment. Vaurien – il n’a jamais cherché à valoir quelque chose. “Histoire typique d’une gamine de petite ville qui débarque dans la grande ville et qui avait besoin d’argent rapidement. Rien de très palpitant.” À cette histoire, Joseph laisse ses lèvres s’étirer à l’horizontale mais il perd rapidement son sourire. Oui, il se reconnait dans ce qu’elle raconte. Non, il ne veut pas qu’elle choisisse le même parcours que lui. « Et tu comptes arrêter quand t’auras assez d’argent ? » Il demande, se frottant la barbe, hébété. Une fois que la roue tourne, il est difficile de l’arrêter. « C’pas une question piège pour savoir si Lou a fait l’bon choix d’t’engager. J’veux juste m’assurer qu’t’es au courant qu’il y a une limite qu’il vaut mieux n’pas franchir pour pas s’retrouver comme moi. » Il n’a pas besoin de se faire dire qu’il a mal tourné pour le réaliser. Il se voit tous les matins dans le miroir et c’est déjà bien assez.

“Quand tu dis que t’as fait des trucs pas légaux… On parle à quel degré, exactement ?” Il jette un coup d’œil derrière Poppy, croisant le regard d’une autre danseuse qui lui fait un signe de la main pour le prévenir que la salle ouvrira bientôt. « J’crois bien qu’il faudra qu’tu t’prépares si tu veux pas être en r’tard pour ta première journée. » Il dit à l’intention de la brune devant lui. Il se lève, glisse le flingue à sa taille sous son t-shirt. Pour ne pas la laisser flotter sans réponse, il marmonne : « Si j’avais commis un truc dont tu devrais t’inquiéter, j’serais pas ici aujourd’hui. » Il ment, cette fois. Il a besoin de le faire. Il n’a jamais voulu tuer Callum. Ni défigurer Alfie. Il l’a cherché. Ce dernier a ri en voyant la douleur dans les yeux de celui qui était supposé être son meilleur ami. Il l’a manipulé. C’était l’idée de Lily de tuer leur père… Hum… Vraiment ? Ils sont fous, tous les trois. Trois délicieux cerveaux à disséquer. Il vaudrait mieux éviter d’en façonner un quatrième. « J’suis un ange, ils m’ont laissé partir d’prison deux ans plus tôt. » Il ajoute en papillonnant des cils. « T’as pas à t’inquiéter. » Il la rassure une dernière fois avant de la contourner pour la laisser se préparer seule. « J’crois pas qu’t’auras b’soin d’moi pour t’dénuder et te couvrir d’paillettes. Bonne chance, Poppy. » Il termine en lui glissant un clin d’œil complice.    

« J’imagine. Mais si t’as l’moindre souci, tu cries. Et plus personne t’touchera. » j’espère ne pas en arriver là mais il y a des chances pour que ça arrive quand même car les gens ont du mal à comprendre le principe de regarder avec les yeux sans toucher, surtout quand on parle d’un public masculin qui s’enivre en même temps. Mes yeux suivent le mouvement de sa main sans y faire attention, je le remarque juste assez pour les rediriger directement vers son visage. Comme si ce n'était pas poli de regarder une arme. Je ne préfère pas m’y attarder trop dessus. Mon attention est déjà préoccupée par ce simple fait, inutile d’en rajouter. « Pour toi, oui. Pour les clients, non. » et puis, voilà, je dois penser que c’est pour ma - nôtre - sécurité. Evidemment que je mets les pieds là où il ne faut pas. Que penseraient Caleb, Jamie, mes parents, mes sœurs, Amaya, de me savoir dans un lieu aussi sordide ? Ce n’est pas qu’un club, c’est un club dans un club. Un jeu de cache-cache même si la deventure a tout de légal. Ouais, ça aussi je préfère ne pas trop y penser - beaucoup de choses à ne pas penser, autant dire que je vais en être presque obsédée du coup. Y repenser à chaque fois que je francherai le seuil de BB8. Je ne pourrai même plus passer devant en faisant mine de rien. Will s’était extasié du nom, je ne pensais pas qu’un nom si mignon pouvait cacher une réalité aussi loin de l’être.

« Et tu comptes arrêter quand t’auras assez d’argent ? » j’hoche la tête.« C’pas une question piège pour savoir si Lou a fait l’bon choix d’t’engager. J’veux juste m’assurer qu’t’es au courant qu’il y a une limite qu’il vaut mieux n’pas franchir pour pas s’retrouver comme moi. » je mords ma joue en haussant une épaule. “Est-ce que c’est pas pour ça que les gens travaillent dans des endroits comme ça ?” non, je ne cherche pas forcément à avoir la réponse pour son cas à lui, je mets plus l’accent sur une généralité. Je tente de me rassurer que je ne suis pas la seule à être aussi pitoyable - mais je dois être la seule pour qui ça n’est jamais. Et non pas pour pouvoir acheter de la drogue, non. Mes envies sont ailleurs. Je ne serai pas comme Jo, à me trimbaler avec une arme sur moi, oh ça non. Je n’ai pas non plus d’antécédent judiciaire. Mais je n’ai pas une ardoise très clean et cela depuis mon arrivée à Brisbane. Malheureusement et malgré les bonnes intentions de Jo, j’ai déjà commencé de ce côté-là bien avant d’arriver ici.

« J’crois bien qu’il faudra qu’tu t’prépares si tu veux pas être en r’tard pour ta première journée. » il se dérobe, Jo, alors que je tourne la tête par-dessus mon épaule pour voir une autre danseuse. Les portes vont sûrement bientôt ouvrir. « Si j’avais commis un truc dont tu devrais t’inquiéter, j’serais pas ici aujourd’hui. » cette phrase est une source de curiosité à elle toute seule, je me dis en regardant Jo se lever et ranger son arme. « J’suis un ange, ils m’ont laissé partir d’prison deux ans plus tôt. » je reste stoïque en le fixant, ne sachant pas vraiment s’il dit la vérité ou non. Je ne serai pas si surprise que ça si c’était la vérité. Mais ça remettrait en question sa phrase d’avant, c’est certain. « T’as pas à t’inquiéter. » Jo le répète beaucoup trop mais il n’a pas l’air de mentir sur ça. Il y a du lard et du cochon dans ce qu’il m’a dit, à moi de savoir quoi en faire. « J’crois pas qu’t’auras b’soin d’moi pour t’dénuder et te couvrir d’paillettes. Bonne chance, Poppy. » mais plus tard. Pour l’instant, je dois filer dans les loges pour me préparer. Je suis Jo des yeux pendant quelques minutes, ayant l’impression que je viens d’avoir mon petit comité d’accueil, avant de redresser le sac sur mon épaule et de me diriger vers les salles de derrière. J’ai l’impression que je ne vais pas être au bout de mes surprises ici.