Ne pas pleurer. C’est facile. Archie ne pleure jamais. Depuis que ses parents lui ont demandé de rester fort cette nuit durant laquelle sa sœur ainée s’est éteinte, il ravale ses larmes avant qu’elles n’obstruent sa vision et ne salissent ses joues.

Ce n’est pas lui qui pleure, c’est son reflet dans le miroir. C’est aussi son reflet qui est amoureux de James et qui le fait souffrir aujourd’hui. Depuis trois jours, Archie évite les appels de son père en prétendant être trop absorbé par le travail mais la vérité est plus honteuse pour l’actionnaire jadis seulement motivé par l’argent : s’il n’ose pas répondre au téléphone, c’est pour éviter de devoir se justifier une nouvelle fois auprès de Charles. Ce dernier a vu son fils traîner avec James dans un café et, si à première vue, il a pensé assister à une rencontre professionnelle, il a rapidement constaté que leurs genoux se touchaient en-dessous de la table.

Leurs foutus genoux qui se sont rejoints naturellement, comme si la gravité les avaient collés par la force des choses. Les genoux de garçons qui ont décidé de se laisser une chance. Pas une fille et un garçon. Deux garçons. Et l’idée terrorise encore Archie qui essuie l’eau dans les yeux de son reflet avec sa manche. Il lâche un soupir qui raconte toutes ses craintes à sa place et il attrape son portable afin d’envoyer un message à Jo. Ils doivent se voir, ce soir. Elle lui a donné rendez-vous dans un petit restaurant très modeste (trop modeste pour Archie) et l’homme n’est pas du genre à briser ses promesses (sauf celles qui mettent son image à risque, évidemment). Et encore, il doit toujours prouver beaucoup de choses à la jeune femme qui a eu trop de bonnes raisons de lui fermer la porte au nez. Il n’est pas une bonne fréquentation ; il s’en rend compte plus les jours passent. Mais il peut changer, il l’a déjà fait dans le passé en devenant ce gros rocher dénué de sens moral. Il n’a pas toujours été comme ça, Archie. Il est né avec un cœur dans la main et on le lui a arraché « pour son bien ».

Jo confirme l’heure du dîner et Archie jette un nouveau coup d’œil au site internet du restaurant qui les attend à dix-sept heures. Une sorte de petite cantine (selon lui) qui sert des plats simples (selon lui), sans paillettes ni artifices. Il laisse son curseur glisser jusqu’aux photos prises dans la salle à manger et son nez se froisse quand il trouve ce qu’il recherchait : la norme vestimentaire de ce lieu-là. Jeans et t-shirt. Même pas de gel dans les cheveux des hommes ni trop de maquillage dans le visage des femmes. Des gens normaux dans un restaurant normal. Hum. D’un mouvement ennuyé, Archie va récupérer au fond de ses tiroirs des habits qu’il n’a pas enfilés depuis l’éternité. Son nouveau reflet, qui ne pleure plus, le fait nerveusement ricaner. Il n’a pas ressemblé à ça depuis au moins dix ans. Heureusement, ses jeans ne sont pas troués et son haut possède le logo d’une grande marque que les « pauvres » ne connaissent pas. Ça aura le don de le rassurer un peu, lui qui ne pourra pas compter sur sa cravate pour renvoyer l’image de l’homme propre et soigné qu’il est. À la dernière seconde, il referme son pot de gel et le ressert fermement pour ne pas être tenté de plaquer ses cheveux avant son départ. Il avait presque oublié, tien. À l’entrée, il enfile ses chaussures les moins brillantes, quoique. Il pose un baiser sur la truffe de Bucky qui lui renvoie tout l’amour à coup de langues bien mouillés – il aura presque mis du gel, finalement.

S’il a pu cacher son statut derrière des habits plus subtils (des habits de paysans), il ne peut pas complètement dissimuler sa richesse lorsqu’il arrive cinq minutes en retard dans le parking du restaurant de pauvres. Sa Tesla noire aux ailes d’aigle fait tache au milieu des Toyota et des Mazda et il attire quelques regards curieux lorsqu’il referme la portière derrière lui (à moins que ce ne soit seulement lui qui ait l’impression d’être le centre d’attention alors que, au contraire, on se fiche de lui). Lorsqu’il entre dans le restaurant, il glisse sa paire de lunettes fumées à son col et il s’arrête au niveau de la réception comme s’il attendait qu’on vienne le guider à sa table. Évidemment, il réalise bien rapidement qu’aucun serveur ne viendra le voir et il se racle la gorge en louvoyant entre les tables après avoir aperçu Jo au loin. Il se sent nu. C’est étrange. Il aurait préféré garder ses lunettes pour au moins camoufler son identité (même si personne ne le connait…). Un plat de spaghettis mous à gauche, un pain de viande plongé sous la sauce à droite, une salade composée de quelques feuilles de laitues et de cinquante litres de sauce césar devant. L’idée qu’il s’était faite du restaurant n’est peut-être pas si tordue que ça, finalement. Il mangeait la même chose à la cantine de son école. Peut-être qu’il aura un petit jus d’orange en boîte s’il en commande un.

« Désolé du retard… » Archie s’excuse aussitôt en prenant place devant son amie, constatant seulement maintenant la présence d’une tierce personne ridée comme une prune. Il allait énumérer toutes les raisons pour lesquelles il a pris cinq minutes de retard mais il les balaie du revers de la main pour plutôt offrir un sourire chaleureux (et pauvre) à la vieille dame installée à côté de Jo. C’est un réflexe pour lui de parler un peu plus fort parce que ses propres grands-parents sont plutôt durs d’oreille. « Oh ! C’est vous qui mangez le deuxième petit-déjeuner que je commande à Jo de temps en temps ? » Il jette un coup d’œil amusé à la jeune femme et lui fait un signe de la tête pour la saluer. Il aimerait paraître enjoué et infroissable comme il est toujours mais une sorte de mélancolie se traduit à travers le bleu de ses yeux océan. Justement, ses yeux sont plus bleus que d’habitude. Plus humides, peut-être, parce que la voix offusquée de son père parle en boucle dans sa tête pour mieux le torturer. Heureusement, ici, il n’a aucune chance de tomber sur Charles et ses goûts de luxe (desquels il a justement hérité). « C’est… Mignon comme restaurant. » Il s’efforce de dire en jouant avec le menu plastifié usé par le passage de centaines de clients (pauvres). « Tu as choisi cet endroit pour m'empêcher de te proposer de payer à la fin, c'est ça ? » Les plats ne sont pas bien chers. Pas chers du tout, en fait. Il ne pourra pas jouer les héros qui règlent l’addition avec un coup de carte de crédit diamant.        

Le rythme est rassurant, feutré comme l’impact de la gomme sur un tambour. Le rouge sur ses lèvres roulant l’une sur l’autre, le regard perdu dans un vide qu’elle ne voyait même pas finalement, transie d’une anxiété latente, trop dense dans un sens pour qu’elle ne réussisse à la maîtriser totalement. Elle avait rarement été pétrie de ce genre d’émotions Jo. C’était différent du stress, c’était différent du trac aussi ; pas qu’elle soit particulièrement stressée à l’idée de dîner avec Archie, même si emmener Ava avec elle représentait un challenge de dernière minute qu’elle se sentait la plus à même de relever. C’était autre chose qui était arrivé avec la proposition de Seven Network et de la nouvelle production de la franchise The X Factor. Ils appelaient ça un Revival, elle appelait ça faire du fric sur des valeurs sûres, et en l’occurence, les valeurs sûres dans cette histoire, c’était elle et les quelques dizaines de participants qui avaient fait les beaux jours de leur machine de divertissement. Elle se doutait qu’elle avait dû recevoir un mail type d’abord et que les invectives deviendraient plus personnelles au plus elle prendrait le temps de la réflexion, mais ça lui faisait tout de même mal au bide d’envisager cette perche tendue comme quelque chose de bénéfique pour elle. Elle avait contacté Roman, elle avait appris qu’il faisait partie de l’escouade d’anciens qu’ils voulaient pour leur grand show et ça l’avait ramené loin en arrière tandis qu’elle s’imaginait sur cette scène qu’elle avait connue, qui serait sans doute différente, qui lui apporterait pourtant les mêmes frissons ; elle sursauta "Ton rouge à lèvres est sublime, ma chérie." Ava posa ses doigts noueux dans le creux du coude de sa petite-fille, l’ancrant dans une réalité qu’elle retrouva aussitôt qu’elle tourna la tête vers elle pour enfin cesser de triturer ses lèvres en les frottant l’une sur l’autre. Le tambour s’arrêta net et le sourire qu’elle lui accorda fût aussi lumineux que ses yeux quand elle pensait à ce que ça pourrait signifier de remettre le pied à l’étrier.
Mais elle chassa cette idée de sa tête aussi vite qu’elle en était capable, remuant sur la banquette qu’elles avaient investies en arrivant au restaurant à l’heure — contrairement à Archie. Elle lui ferait la réflexion plus tard, en attendant elle empoigna le sac grand luxe que lui avait offert Megan quelques temps après son retour de sa lune de miel et déboucha le tube de rouge à lèvres rouge cerise qu’elle pointa vers sa grand-mère qui se laissa faire sans rechigner "Je me disais bien qu’on avait oublié un truc avant de partir. Tu te souviens comment on fait ?" qu’elle lui susurra, se chargeant de lui colorer les lèvres avec patience et gentillesse, deux actions qui ne lui venaient pas naturellement et qui était entièrement réservées à la vieille femme qu’elle voyait de près à ce moment-là. Ses magnifiques rides, son sourire enjôleur malgré les tremblements qu’elle observait aux extrémités quand ça lui demandait un vrai effort d’étirer sa bouche pour paraître bien, pour paraître saine d’esprit. La maladie ne reculait pas, elle ne reculerait jamais, mais elle s’était stabilisée sans doute grâce aux efforts que faisait Jo pour garder Ava dans cette réalité.

Elle apposa une dernière touche de rouge au cœur de sa bouche tandis que sans lui demander, sa grand-mère pressa l’inférieure et la supérieure l’une contre l’autre pour rendre son application homogène. Elle finit par battre des cils une nanoseconde après, haussant une épaule dans une pose de starlette qu’elle avait côtoyée quand elle était aux Etats-Unis, à habiller les talents de demain "Comment tu me trouves ?" Jo se mit à rire, confrontée à la facétie d’Ava à qui elle déposa une bise sur la pommette "Encore plus belle que moi." Elle rangea son rouge à lèvres, releva la tête pour crocheter le regard d’Archie au loin "Il arrive." qu’elle dit à sa grand-mère qui allongea le cou pour le regarder arriver et qui ne sembla rien ressentir de particulier sur le moment. Quand il s’excusa de son retard, Jo jugea bon de lui répondre avec une mauvaise humeur dissimulée sous un sourire de cinéma "Et c’est moi qu’on traite de diva." Elle était arrivée à l’heure pour une fois, un exploit qu’elle aurait aimé qu’on souligne puisque les péripéties avaient été nombreuses pour qu’elles arrivent ici saines et sauves. Entre leur taxi qui avait fait trente-six détours et sa grand-mère qui s’inquiétait de l’endroit où elles allaient atterrir, elle avait fait de son mieux pour ne pas tout envoyer bouler et annuler. Peut-être aurait-elle dû, surtout quand elle voyait Archie agir alors qu’il rencontrait Ava pour la première fois "Elle est pas sourde, du naze. Je te présente Archie, nana… il en a pas l’air, mais il est pas aussi débile que ça." Elle ne se souviendrait pas de son prénom dans quelques secondes à peine, ou peut-être que si… c’était aléatoire et ils devraient faire avec. Les lèvres rouge à l’image de celles de sa petite-fille, Ava sourit au jeune homme et l’invita à s’installer d’un geste de la main, un peu comme s’ils étaient à la maison et qu’elle se devait d’être une bonne hôte. A côté de ça, Josephine ne changea pas sa ligne de conduite ; les coudes vissés au bord de la table, le regard fixé droit devant elle, à la recherche des yeux clairs du jeune homme, elle lui dit sans même y réfléchir "J’ai choisi cet endroit pour t’ancrer dans la réalité surtout. Faudrait pas que t’oublies ce que ça engage de faire partie du peuple." Ce qu’il ne connaissait sans doute plus depuis des décennies à en juger par ses manies qui incluaient de lui faire livrer des petits-déjeuners sur le pas de sa porte alors qu’elle avait de quoi dans les placards pour le même résultat. Elle laissa un sourire en biais poindre, le voyant si peu à l’aise dans cet environnement alors qu’il avait fait un effort pour ne pas paraître hors-cadre, avec son polo à plusieurs boules et sa coupe de cheveux faussement négligée ; il faisait à peine illusion tant il puait la thune "Être pauvre, c’est pas manquer de style. T’as perdu la clef de ton dressing ou c’est comment ?" qu’elle lui demanda, harponnant du bout de ses ongles peints en bleu pailleté la carte du restaurant pour la glisser à Ava qui posa ses yeux dessus sans pour autant la lire "C’était pas prévu qu’elle vienne, j’aurais peut-être dû te le dire." qu’elle finit par murmurer presque, se penchant un peu en avant pour faire un aparté avec le jeune homme quelle regarda par-dessous ses longs cils "J’ai pas eu le choix. J’espère que ça te va." Cela dit, même si ça ne lui allait pas, elle s’en foutait royalement. Il devrait s’y faire et tant pis pour son image. Il aurait pu tomber sur bien pire. Ava était une belle femme malgré sa quatre-vingtaine et elle présentait aussi bien que lui permettait ses élans de lucidité. Grâce à sa petite-fille. Mais elle ne s’en vanterait pas pour une fois, moins loquace quand il s’agissait d’admettre que si Nana restait propre sur elle et présentable, c’était de son fait.

@Archie Kwanteen

Il s’était peut-être dit que ça lui changerait les idées de sortir dans un endroit qui ne lui est pas familier. Un environnement qu’il n’a jamais côtoyé de toute sa vie, lui qui était né dans un restaurant cinq étoiles, certainement entre un plat de caviar et un cocktail de crevettes parsemées de confettis de feuille d’or. Il ne verrait pas la tête de son père à la place de tous les hommes qui savent porter un costume bien lissé ni de celle de sa mère à la pace de toutes celles qui arborent une robe élégante et qui ne paraissent pas aussi vielles que l’annonce leur âge. Même l’odeur dans cet endroit ne lui rappelle pas grand-chose, si ce n’est que l’effluve qui s’échappait de la cafétéria jusque dans les corridors de l’école et, à cette époque, il y retournerait les yeux bandés sans hésiter. C’était sans aucun doute la période de sa vie la plus explosive. Aucune responsabilité, du succès sans trop faire d’efforts, des fanatiques qui le suivaient partout juste pour avoir la chance d’être submergé par son ombre. Il était bon viveur.

Aujourd’hui, s’il absorbe trop d’alcool, il se met à parler au fantôme de James qui lui colle à la peau même en plein jour. Si on lui avait demandé de décrire l’amour quinze ans plus tôt, il lui aurait donné une toute autre tête. Il aurait fermé les yeux et aurait imaginé la main d’une femme dans la sienne, et peut-être un gamin sur les épaules, une gamine à ses talons et un golden retriever, aussi. Tout ce dont un homme peut rêver, pas vrai ? Ses plans n’auront jamais évolué dans cette direction, au plus grand malheur de ses parents qui attendent de devenir grands-parents.

Archie arrive en retard et ce n’est pas seulement parce qu’il louvoie entre les tables en serrant les poings et en s’assurant religieusement que personne ne le touche. Il a déjà une bonne raison à offrir, et il la prononce dès le moment où Jo ouvre la bouche pour lui reprocher indirectement son manque de ponctualité : « Toutes les voitures étaient garées de travers. J’ai dû attendre qu’un mec dégage pour lui voler sa place. » Il n’aurait pas pris le risque de glisser sa voiture de luxe dans un espace trop étroit. C’est tout naturellement qu’il offre un sourire à la vieille dame qui accompagne son amie. Il n’avait pas souvenir de la mention d’une tierce personne ce soir mais ça le laissait bien indifférent. "Elle est pas sourde, du naze. Je te présente Archie, nana… il en a pas l’air, mais il est pas aussi débile que ça." Son sourire devient faux alors qu’il lance un regard provocateur à Jo. Évidemment qu’il n’est pas débile. Les débiles ne sont pas millionnaires. « Très heureux de vous rencontrer. » Il reprend en s’adressant à nouveau à la fameuse nana, la voix mielleuse. Si elle n’avait pas été là, il aurait pris un malin plaisir à lancer la sempiternelle guerre de réparties qui confronte Jo et lui mais il décide de prendre sur soi un peu et de tout de suite jeter un coup d’œil à la carte. Berk berk berk berk. Certainement des plats congelés que les soi-disant cuisiniers larguent dans le four sans faire plus d’efforts que ça. Ils sont payés au salaire minimum, ceux-là. Et avec raison. "J’ai choisi cet endroit pour t’ancrer dans la réalité surtout. Faudrait pas que t’oublies ce que ça engage de faire partie du peuple." Une charmante attention de sa part. « Si la réalité c’est un plat de lasagne fraichement sorti du congélateur, alors je ne vois pas l’intérêt de m’en contenter. » Il marmonne derrière sa barbe, sans délaisser cette lueur malicieuse dans ses yeux bleus en espérant que nana comprenne qu’il ne fait que plaisanter. Si elle partage le même sang que Jo, toutes les deux doivent bien avoir un humour similaire. Si ce n’est pas le cas, il passe pour un homme hautain et exécrable, mais c’est bien ce qu’il est, après tout. « C’est moi qui choisis le restaurant la prochaine fois. » Il précise tout de suite pour déjà marquer son territoire.

"Être pauvre, c’est pas manquer de style. T’as perdu la clef de ton dressing ou c’est comment ?" Nez froissé, il jette un coup d’œil à son accoutrement, délaissant la carte sans intérêt. « Je l’ai sûrement échappée en-dessous de toutes tes couches de maquillage. » Qu’il répond en battant des cils, comme elle le fait si bien, juste avant de faire signe à une jeune serveuse qui passe par-là. Il lui demande la carte des vins, elle glousse en affirmant qu’il s’agit d’un restaurant familial et qu’il ne trouvera pas une trace d’alcool ici. Il serre les dents, la remercie entre ses lèvres pincées et repose son regard lasse sur Jo. « Tu me veux tout sauf du bien. » Qu’il force, se sentant soudainement si ridicule dans ce milieu qui ne reflète pas sa personnalité. Il doit être trop fragile, ce soir. « Et sache que ce haut que tu critiques sans vergogne m’a coûté une petite fortune. » Comme s’il avait besoin de rappeler constamment qu’il n’appartient pas à la classe moyenne. Comme si, tout ce qu’il avait à offrir, c’était un grand compte en banque mais que, sans ce dernier, sa personnalité était aussi plate qu’une sole. Il semble commencer à oublier qui il est.

"C’était pas prévu qu’elle vienne, j’aurais peut-être dû te le dire." Il secoue la tête de droite à gauche. S’il y a une seule chose qui le dérange ici, ce n’est pas sa mamie. « Ouais, t’inquiète. Je comprends, tu n’as pas besoin de te justifier. » Archie dit à voix basse avant d’ajouter, d’un ton plus fort afin que nana puisse l’entendre : « On va passer un bon moment, tous les trois. Je le sens déjà. Le vent nous est favorable. » Qu’il plaisante en soulevant son index devant lui comme le ferait un chasseur qui vérifie la direction du vent. Hélas, son public n’est absolument pas réceptif et il se retrouve à ricaner seul comme un idiot devant une vieille dame qui laisse ses yeux partir à la découverte de tout sauf le jeune homme. « J’ai pas l’impression que je me ferai une nouvelle fan ce soir. » Il plaisante à nouveau en s’adressant à Jo avant de passer sa main dans ses cheveux, puis dans sa barbe, lâchant un soupir entre ses lèvres entrebâillées. « Je n’ai pas très faim. » Il reprend. « Une simple soupe me conviendra. J’ai hésité à annuler pour ce soir mais je me suis dit que ça me ferait du bien d’entendre tes sarcasmes et tes piques. Ça fait trop longtemps que tu ne m’as pas brusqué un peu. » Et, se faire brusquer par Jo, c’est cent fois mieux que d’entendre les reproches de son père fulminant derrière le combiné.        

Spoiler:

Ce soir, il manquait quelque chose dans le regard d’Archie. Ce n’était pas tant que d’ordinaire, Jo aimait y dénicher quoi que ce soit en le fixant avec des yeux de merlan frit, mais elle avait pris l’habitude de le voir répondre à ses invectives avec plus d’énergie que ça. Sur le coup, elle se dit que c’était peut-être la faute d’Ava. Sa présence n’avait pas été annoncée, Jo s’étant exemptée de la corvée de prévenir le jeune homme qu’ils ne seraient pas seuls pour s’adonner à leur rituel de joutes verbales bien placées, souvent prononcées pour ne pas laisser le silence s’installer. Mais elle connaissait assez Archie pour savoir que rien ne parvenait vraiment le déstabiliser, lui qui se comportait comme le Roi du Monde, à fouler le pavé comme les grands hommes foulent les tapis rouges : avec la certitude que ça leur était dû, qu’ils étaient fait pour ça et pour rien d’autre. Elle fronça discrètement les sourcils, son visage sublimé par le rouge à lèvres qu’elle avait appliqué se froissant doucement, le voyant s’installer face à elle avec la tête des mauvais jours. Et là encore, si elle mit d’abord cette apparence sur le compte de sa toilette, différente des costumes onéreux qu’il appréciait pavaner comme un pan pavane ses plumes, il y avait quelque chose qui clochait assez pour que ça la heurte. Peut-être était-elle trop sensible en ce moment, soumise à ses propres doutes et ses propres difficultés, et que ça la rendait capable de s’apercevoir de ce genre de choses sans avoir besoin de creuser.

Elle le laissa émettre l’éventualité d’une prochaine fois sans demander son reste, se calant contre le banquette en skaï en l’observant d’un regard sans nuance, non sans être insistant, droit dirigé vers lui "Merci pour l’humeur. T’aurais pu faire en sorte d’être bien luné au lieu de te pointer ici en donnant l’impression que c’est une corvée." Un peu vexée au demeurant, elle fit un bruit de bouche pour marquer sa joute. Elle ne lui avait rien demandé qui plus est, c’était lui qui avait lancé l’invitation en prétendant avoir envie de la voir. Elle rongea son frein quand l’idée de lui proposer de se tirer lui frôla l’esprit. Josephine prit sur elle, ne tenant pas à perturber Ava qui venait à peine de comprendre qu’ils seraient trois ce soir et qui mettrait encore plus de temps à suivre la conversation sans être perdue. Pour l’occuper un peu, sa petite-fille lui glissa le menu sous le nez en sachant qu’elle n’y accorderait que très peu d’importance, ses capacités de concentration, ses capacités tout court, n’étant plus ce qu’elles étaient. Mais ça ferait l’affaire pour le moment, juste le temps qu’Archie déroule le fond de sa pensée après qu’une serveuse lui ait remis les pieds sur Terre en le rancardant sur les habitudes commerciales du restaurant ; il ne se prendrait pas une mine ce soir "Tu te trompes. Tout ce que je veux, c’est que tu sois heureux." qu’elle lui servit comme une rebuffade prononcée sur un ton des plus faux , voix chevrotante en prime pour asseoir sa comédie, quand il l’accusa de ne pas avoir ses intérêts à cœur. La suivante, de rebuffade, elle fût aussi naturelle que sa façon de reprendre sa respiration tandis qu’elle se penchait sur la table, le nez froncé comme si l’un d’entre eux s’étaient laissés aller "Il peut coûter une petite fortune, il restera aussi hideux que ta coupe de cheveux. Combien elle t’a coûté, elle ?" Ava leva les yeux pour suivre ceux de sa petite-fille, posés sur l’arrangement des mèches d’Archie qui avait abusé sur la matière collante qu’elle voyait briller sous les néons crus du restaurant.
Jo se lassa vite des piques, d’autant qu’Archie semblait si peu de bonne humeur, que ça lui coupa l’envie d’être virulente. Au lieu de quoi, presque trop bien élevée pour le coup, elle s’excusa de la présence de sa grand-mère qui remua sur la banquette qu’elle partageait avec elle, perdue dans un monde qui la rendait imperméable aux tentatives d’humour d’Archie "Si tu lui dis qu’elle est belle, peut-être que t’auras tes chances de rejoindre son harem de prétendants, hein nana ?" qu’elle fit pour inclure la vieille femme dans le dialogue. Le temps d’un instant, elle sembla examiner ses options, ses yeux scrutant le visage d’Archie à distance — pour finir par froncer le nez elle aussi, et se concentrer de nouveau sur autre chose, en l’occurence sur la forme de ses ongles "T’es pas son type, c’est bête." conclut-t-elle face à la réaction d’Ava. Ça fit légèrement rire d’ailleurs, mais ce rire se perdit quand, relevant la tête vers Archie, elle le vit se rembrunir. Automatiquement, elle se rembrunit aussi "C’est l’endroit qui te rebute autant ?" qu’elle lui demanda finalement avant qu’il ne reprenne, et que haussant les sourcils pour accueillir ce qu’il était en train de lui dire, elle rétorqua du tac-au-tac "Donc, t’es venu ce soir pour que je t’en mette plein la gueule ? Tu sais qu’y a des endroits pour ça, où les gens se font maltraiter pour leur plaisir ? Je juge pas, mais je mange pas de ce pain-là." Pas le moins du monde dérangée par la présence de sa grand-mère qui en avait entendue des pires, Jo continua avec une certaine stupéfaction dans le ton "C’est quoi ton problème, t’as l’air tout triste." qu’elle statua enfin, prenant elle aussi le menu entre ses mains pour le consulter sans grande conviction, trop occupée à jeter des petits regards à Archie, le menton rentré à cause de la certitude qu’elle sentait planer au-dessus de sa tête : il était déprimé, merde.

@Archie Kwanteen

Ce n’est pas facile. Ça lui bouffe toute son énergie, de sourire ainsi alors que ses yeux sont épuisés de retenir les larmes honteuses. Il ne mesure pas les sarcasmes qui s’échappent de ses lèvres et il ne se rend pas compte que le ton de sa voix est plus irrité qu’amusé. Il s’excuserait, sortirait du restaurant et rentrerait à nouveau pour se laisser une seconde chance d’apprécier le lieu malgré son caractère… différent. Mais Archie est coincé dans une petite bulle qu’il a adoptée simplement pour se protéger de ce qu’il croit être un danger. Jo ne doit pas savoir qu’il a les genoux mous. Il a déjà merdé une fois avec elle alors il ne veut pas commettre une erreur fatale. Elle s’est frayée un chemin jusqu’à son cœur avec un peu trop d’aisance ; il ne saurait décrire ce lien qui les unie mais il est plus solide que ce qu’il entretient avec tout le reste du monde. Elle est spéciale, Jo, et elle ne doit pas savoir que le garçon devant elle a des failles. Si elle l’apprend, elle ne pourra plus s’accrocher à lui pour ne pas tomber. Elle aurait peut qu’il tombe avec elle alors qu’il s’est présenté à elle comme un personnage inébranlable. Deux étourdis qui se bouffent le carrelage en même temps.

"Merci pour l’humeur. T’aurais pu faire en sorte d’être bien luné au lieu de te pointer ici en donnant l’impression que c’est une corvée." Il comprend seulement maintenant que ses critiques ne sont pas passées comme des boutades. Accrochant son regard à la jeune femme, il se reprend aussitôt d’un ton léger : « C’est pas une corvée. Je suis content de te voir. Que ce soit dans un restaurant chic ou un endroit comme celui-ci. » Il n’accompagnera pas le mot d’un des cent adjectifs qui lui ont passé par la tête. Désolant. Triste. Ennuyeux. Modique. Pauvre. Pauvre, surtout. Ouais, c’est le mot qui décrit le mieux cette pièce remplie de clients qui ne pourraient certainement pas nommer plus de trois grandes marques. Apple ne compte pas car, malgré ses prix exorbitants, la compagnie est devenue accessible à tout le monde. C’est pour cette raison qu’il ne possède pas cette marque de téléphone d’ailleurs. Il ne veut pas être comme les autres. Encore moins comme ceux qui occupent les tables adjacentes.

En fait, ça lui fait du bien de critiquer les alentours parce que ça lui permet de se changer les idées. Il aurait pouvoir compter sur l’alcool pour l’aider à complètement oublier ses récentes mésaventures mais il se fait fermer la porte au nez aussitôt qu’il mentionne son intérêt pour la carte des vins. "Tu te trompes. Tout ce que je veux, c’est que tu sois heureux." Il y croirait presque si ses mots n’avaient pas été accompagnés d’une grimace fausse. "Il peut coûter une petite fortune, il restera aussi hideux que ta coupe de cheveux. Combien elle t’a coûté, elle ?" Il vaudrait peut-être mieux pour Archie de déjà brandir le drapeau blanc pour ne pas se faire piétiner davantage. Elle est bien meilleure que lui ce soir, et il blâmera tout sauf lui-même pour ce débalancement dans la partie. C’est la fatigue. « J’ai compris. Tu gagnes, pour cette fois. Mais sache que si je m’empêche de te répondre, c’est parce qu’il veut mieux pour un garçon d’éviter de critiquer l’apparence d’une fille pour ne pas se faire renverser par une voiture remplie de féministes brandissant des torches. » Il espère avoir parlé assez vite pour que nana ne puisse pas suivre trop aisément le fil de la conversation qu’il vaudrait mieux balayer du revers de la main.

Justement, Jo s’assure que la présence de sa grand-mère ne dérange pas et Archie répond à la négative. Il n’a aucun talent pour engager la conversation avec les personnes âgées mais, de toute façon, nana s’est perdue dans un autre monde. Elle n’écoute rien de ce qu’il se passe et la tentative de plaisanterie du garçon tombe à l’eau. "Si tu lui dis qu’elle est belle, peut-être que t’auras tes chances de rejoindre son harem de prétendants, hein nana ?" Il ne peut contenir la grimace qui lui soulève les lèvres. Heureusement, son amie avait détourné les yeux juste avant qu’il ne laisse son inconscient réagir à sa place. Il réalise à peine qu’il est en train de se faire analyser par l’expertise de nana et c’est seulement lorsque Jo reprend la parole qu’il comprend que le verdict est tombé. « Tant pis, je ne peux pas plaire à tout le monde. » Il conclue en haussant les épaules. Il aurait pu en ajouter, des choses. Demander à nana ce qui ne lui plaît pas chez lui. Recevoir une réponse, ou pas, peu importe, ça aurait été amusant.

Mais il n’a pas le cœur à s’amuser.

"C’est l’endroit qui te rebute autant ?" Il secoue la tête de droite à gauche et s’empresse de préciser que son état n’est pas relié à ce restaurant, qu’il était ainsi avant de partir. Qu’il avait même hésité à annuler leur rencontre. La prochaine vanne de Jo lui arrache à peine un gloussement mais il la remercierait d’essayer de le faire rire si les mots n’étaient pas soudainement bloqués dans sa gorge comme si des castors y avaient bâti un barrage. "C’est quoi ton problème, t’as l’air tout triste." Il suffit de demander à un peiné s’il est triste pour qu’il se mette à vomir des larmes chaudes. Mais Archie est solide, tout autant que le barrage dans sa gorge, et c’est d’un ton détaché qu’il répond : « C’est rien. » Mais, sous les yeux intransigeants de son amie, il se voit obligé d’admettre : « Une peine de cœur. Rien de grave. » Et, comme s’il s’attendait à ce que cette confession inspire de prochaines réparties acerbes à Jo, il précise aussitôt : « Oui, je sais, c’est amusant, Archie est amoureux, ahah ! » Il s’efforce de rire, mais le rire est terriblement faux et se déchire à la fin pour laisser place à une moue vide d’émotions. Aussitôt, il se referme, mal à l’aise. Qu’est-ce qui lui a pris ? Il ne parle de ça à personne. Le dire à voix haute, c’est l’officialiser. Il n’était pas réellement amoureux de James quelques secondes plus tôt ; il vient de signer de la paperasse sans prendre le temps de la lire. Avec un peu de chance, Jo se moquera de lui et la serveuse viendra les empêcher de creuser le sujet.

A deux doigts de lui dire de cacher sa joie quand il lui assura pourtant être heureux de la voir, Jo arrêta son regard sur le visage d’Archie. Et elle n’était pas fan des analyses de ce type, elle aimait faire dans le rapide, Josephine, c’était plus abordable pour sa propension à faire des conclusions hâtives que de se prendre la tête à mettre les choses dans le bon ordre. Ce n’était pas très honnête, elle qui était d’une franchise brutale, de tendre vers l’expéditif pour se faire un avis sur les autres, mais c’était plus commode ; ça l’empêchait de s’attacher aux travers des autres, de les considérer comme une excuse valable pour excuser des faiblesses et en faire une garantie de son affection "On s’en branle des féministes." Pour la délicatesse, elle n’était pas prête à repasser, et si sa verve était cinglante son regard l’était tout autant, perdu dans la contemplation des traits du jeune homme qu’elle sentait fébrile pour la première fois depuis qu’ils s’étaient rencontrés.
Ça l’emmerdait profondément, qu’il se soit pointé avec cette gueule de six pieds de long, mais pour quelqu’un qui passait son temps à ménager son enthousiasme et à faire la même chose, pas tellement connue pour être un rayon de soleil malgré le surnom que lui donnait ses frères, elle pouvait difficilement lui en vouloir. En fait, ce qui la dérangeait le plus, c’était de se dire que quelque chose n’allait pas et qu’elle devrait faire la permanence pour écouter ses conneries — pardon, ses problèmes. C’était ça devenir amie avec quelqu’un, encore qu’elle ne savait pas tellement s’ils étaient amis, mais à en juger par la définition dans le dictionnaire, ce qu’ils avaient réussi à créer de leurs petites mains malhabiles, ça y ressemblait vachement quand même. Putain, c’était bien sa veine de retomber sur des gens qui n’étaient pas capables de gérer leurs merdes eux-mêmes — entre Archie et Megan, il y avait des similitudes qui lui fit entrer dans le vif du sujet sans même s’inquiéter que ça puisse heurter le jeune homme d’être en présence d’une tierce personne.

Ava ne se soucierait pas de ce qu’il raconterait, elle était à des mètres au-dessus du sol, le visage tourné vers sa petite-fille dont elle suivait les mouvements des yeux avec un léger sourire. Parfois, Jo se demandait à quoi elle songeait en la regardant, si des souvenirs lui revenait de son enfance… elle se souvenait d’elle, c’était déjà un luxe qu’elle pouvait chérir, et elle le chérissait, même maintenant alors qu’elle avait les yeux rivés sur Archie, elle lui prit la main sous la table pour la serrer dans la sienne avec une délicatesse qu’elle lui réservait entièrement, quand de l’autre côté, elle n’en faisait preuve d’aucune face au jeune homme qui lui répondit un truc qui lui fit d’abord hausser les sourcils.
"Je savais même pas que t’avais quelqu’un dans ta vie." A peine avait-elle terminé sa phrase qu’il monta sur ses grands chevaux. Jo eut un mouvement de recul, rentrant le menton en l’entendant anticiper ses réactions avec une démesure qu’elle aurait pu lui envier si elle n’avait pas l’impression qu’il en faisait des caisses pour se protéger. Elle le fixa, sa grimace accentuée par son sarcasme qu’elle prononça d’une voix blanche "Hey, calme ta joie, j’allais pas me foutre de ta gueule. Ça te va pas de vouloir anticiper mes réactions, je suis pas aussi prévisible que tu crois." Ça pour ne pas être prévisible, elle ne l’était pas.
Elle lâcha la main de sa grand-mère à côté d’elle, posa un coude sur le bord de la table pour le regarder se dépatouiller avec ses sentiments, son menton planté dans sa paume. Elle arqua un sourcil "Amoureux, carrément ? Je la connais ?" La première fois qu’ils s’étaient vus, il était au bras d’une greluche sans saveur, alors elle ne chercha pas à démentir cette vision en l’imaginant épris d’une plantureuse blonde folle amoureuse de son porte-monnaie "T’as qu’un mot à dire, et je vais lui défoncer la gueule tu sais." Ava choisit ce moment pour faire irruption dans la conversation, posant sa main dans le creux du coude de sa petite-fille en disant à Archie qu’elle regarda avec bienveillance "Quand on a cinq frères, il faut apprendre à se défendre. Elle a un crochet du droit magistral, ce serait une erreur de ne pas accepter son offre. Même si, ma chérie, l’amour ce n’est que de la souffrance, et qu’il faut s’en accommoder." Jo quitta le visage d’Archie des yeux pour les poser sur Ava, et murmurer dans un signe de tête entendu "Preach, Nana." Pas certaine qu’Archie verrait les choses de la même façon vu la tronche qu’il tirait, mais même Jo était tentée de pencher vers le discours de sa grand-mère quand il s’agissait de déblatérer sur les sentiments amoureux ; elle en savait quelque chose, quand bien même elle prétendrait le contraire par amour propre.

@Archie Kwanteen

"On s’en branle des féministes." Voilà un commentaire qu’il n’aurait jamais imaginé s’échapper des lèvres brillantes et colorées de Jo. S’il avait le cœur à la comédie, il se laisserait prendre au jeu et testerait ses limites afin de déterminer si elle se fiche réellement des féministes. La plupart des femmes n’apprécient pas ses commentaires misogynes (et avec raison) et il aurait pensé que son amie lui aurait elle aussi tapé les doigts à la moindre parole déplacée. Mais elle n’est pas comme les autres, celle-là, et c’est pour cette raison qu’il la laisse pénétrer la bulle qui l’entoure depuis qu’il a pris conscience de l’importance de son image. C’est triste à dire mais il n’aurait pas su vers qui se tourner si elle n’était pas apparue dans sa vie comme un ange (une star aux ailes arrachées) tombé sur ciel. Elle n’est pas superficielle contrairement aux apparences qu’elle projette. C’est une façade ; il le sait parce qu’il se protège de la même façon. Les gens qui ont beaucoup à perdre ont de nombreux points en commun – même s’il a l’impression qu’il en a moins perdu que Jo jusqu’ici. Ce n’est qu’une question de temps avant que son monde à lui se mette à trembler.

Justement, les premières craquelures commencent à strier son visage de porcelaine et la jeune femme les aperçoit aussitôt. Il la déteste comme il l’adore de s’en rendre compte parce que, la vérité, c’est qu’il n’aurait jamais osé aborder le moindre sujet tabou si elle n’insistait pas. Et ce n’est pas parce qu’ils sont accompagnés ce soir par une nouvelle personne. Il pourrait bien admettre avoir accidentellement roulé un enfant traversant la rue, il ne pense pas que nana se rappellerait ces aveux d’ici cinq minutes.

Heureusement, la véritable chose qui le hante actuellement n’est pas aussi dramatique… En fait, si. Aux yeux d’Archie, c’est presque aussi grave d’être amoureux d’un garçon que de commettre un meurtre. Il préfèrerait se faire punir par la justice plutôt que de subir les yeux honteux de ses parents sur lui ; il faudrait qu’il revoie l’ordre de ses priorités. Pour l’instant, il ne peut qu’angoisser et taper ses talons contre le sol pour contrôler l’excès de sueur qui, il le sent, tend à s’accumuler sur son front. Quand il prononce la nature de ses maux, il se défend aussitôt parce qu’il préfère se moquer de lui-même plutôt que de laisser les autres le faire. "Hey, calme ta joie, j’allais pas me foutre de ta gueule. Ça te va pas de vouloir anticiper mes réactions, je suis pas aussi prévisible que tu crois." Sa mâchoire est serrée, ses poings aussi. "Amoureux, carrément ? Je la connais ?" Lui non plus, il n’est pas aussi prévisible. Il aurait lui dire qu’il s’agit effectivement d’une femme. Qu’il rêve de lui faire des enfants, de la marier, de voyager avec elle, de lui faire l’amour partout où ils peuvent, de lui concocter des petits cupcakes roses décorés de cœurs en pâte d’amande. Hélas. Non seulement il n’est pas aussi romantique, mais la cible (victime) de son intérêt se rase la barbe tous les matins, comme lui. Il porte aussi des chemises et des chaussures plates cirées. Une ceinture à la taille, des pantalons droits. Ce n’est pas naturel, d’aimer ce garçon, mais il a beau lutter à travers ses nuits blanches, il n’arrive pas à lui fermer le livre sur le nez. « Tu ne connais pas mon entourage. » Il se contente de grommeler sans la regarder. C’est une façon de répondre à la question comme une autre. Et surtout, ça lui permet de retarder le moment où il devra parler de cette personne au masculin. "T’as qu’un mot à dire, et je vais lui défoncer la gueule tu sais." Il est sincère, le sourire qui étire ses lèvres pendant une demi seconde. Seulement, il se rappelle rapidement qu’il est celui qui mériterait de bouffer les poings de Jo. Il est idiot, oui, mais assez pour ne pas se rendre compte qu’il est l’élément problématique dans l’équation. James ne fait que l’attendre et Archie le torture en ne lui donnant pas de réponses. Puis Ava se permet de vanter les talents de sa petite fille toujours sans savoir ce qu’il se passe réellement, et l’actionnaire l’écoute avec un rictus hébété. "Preach, Nana." « Preach. » Il répond à son tour, ne pouvant qu’approuver son opinion, faute d’avoir vécu d’autres relations amoureuses positives. Il n’a jamais été amoureux avant de croiser le chemin de James et, maintenant qu’il n’arrive plus à contourner ce dernier, il reste immobile devant lui, ses jambes devenant de plus en plus molles à force de supporter son poids. Et ça fait mal. Rien de plus, rien de moins. Une randonnée en montagne qui s’éternise, et il n’est pas chaussé correctement. « S’il y a une personne à qui tu devrais défoncer la gueule, c’est moi. » Il avoue enfin dans un soupir. « C’est moi qui la torture. » Mais il se mord le bout de la langue pour se punir d’avoir déjà menti. Non. Ce n’est pas une femme. Jo ne mérite pas d’entendre des mensonges. Elle lui fait confiance. Grandis, Archie. « Qui le torture. » Il reprend en ravalant la bile, enfonçant aussitôt ses ongles dans ses genoux en fixant la table et, là, il peut la sentir la sueur qui se condense sur son visage. Nouveau ricanement nerveux, parce que c’est tellement plus facile de rire de la situation que de prendre ses sentiments au sérieux. « Te gêne pas. On peut aller dans le parking pour avoir la paix pendant que tu me casses les dents. » Voilà une stratégie intéressante. En esquivant le véritable sujet qu’il vient d’apporter, elle ne se rendra peut-être pas compte qu’il a étiqueté le réceptionnaire de son amour.

Un homme.

Un homme.

Un homme.

« Fais juste éviter de casser mes palettes, j’en ai besoin pour faire bonne impression, c’est mon métier de faire bonne impression, enfin, on me fait confiance parce que je suis propre même si tu ris de mon gel je t’assure que ça aide à faire bonne impression, mais avec une palette en moins je ne serai plus du tout crédible, alors évite, vraiment, mais sinon tu peux frapper partout ailleurs tant que je peux encore me tenir droit après, oh et pas les couilles non plus, je ne veux pas avoir à me rendre à l’urgence si elles deviennent bleues demain matin, mais après tu choisis pour le reste. » Parler pour l’empêcher de parler à son tour. L'étourdir pour qu'elle oublie.

"C’est vrai. Ils sont pas assez bien pour moi." Les gens qui constituaient l’entourage d’Archie. Le contraire aurait probablement plus de sens aux oreilles du jeune homme, mais plutôt crever que d’admettre qu’elle ferait tache au milieu de la caste de bourgeois au balai profondément enfoncé là où vous savez. Elle se satisfit du sourire qu’il laissa filer quand elle, de son côté, laissa éclater cette manie qu’elle avait de croire que la violence était une solution à tout, puis elle eut l’attention détournée un instant, happée par le discours de sa grand-mère qui prit le coche pour quoi, rassurer Archie, lui ouvrir les yeux sur le fait que c’était bien fait pour sa gueule, qu’il aurait dû être plus prudent avec son coeur ? Difficile à dire, de toute façon, elle était déjà en train de battre en retraite, le regard perdu dans un détail qui lui fit tourner la tête et lâcher le bras de Jo. Cette dernière les croisa au bord de la table, les yeux posés sur Archie.
Elle ne savait pas quel genre de pouvoir la personne qu’il avait dans le coeur et dans la tête avait sur lui, mais à en juger par la suite des événements, c’était assez fort pour qu’elle se dise que ça devait ressembler à ça, l’amour. On ne pouvait pas dire qu’elle était très aguerrie sur la question, Jo ne s’attachait pas vraiment, et personne ne lui connaissait de coup de coeur, parce qu’elle ménageait ce genre de choses, anticipant toujours le pire, et se servant de ce qu’elle ressentait pour en faire des chansons. Elle avait connu des déceptions cependant, dont une qui la suivait chaque jour de sa vie depuis un bon bout de temps maintenant, mais prétendre qu’elle avait le coeur brisé, c’était admettre qu’il y avait eu quelque chose avec celui auquel elle pensait, et elle n’était pas prête à mettre son coeur sur la table ; pas comme Archie qui lui admit que c’était lui le fautif, laissant entrevoir une partie de lui que Jo n’aurait pas devinée, mais qui ne la fit faire rien d’autre que lever très brièvement les sourcils pour se figurer que dans le fond, ça devait être ça le noeud du problème.

Il aimait les hommes, et alors ? Dans quel monde ça n’était pas compatible avec ce qu’il représentait aux yeux de tous ? Si elle avait les idées bien arrêtées, Josephine, elle n’en restait pas moins tolérante — et encore, ce n’était même pas de la tolérance, c’était simplement que chacun était comme il était, qu’est-ce que ça pouvait bien foutre ? Est-ce qu’elle le verrait différemment maintenant qu’elle savait, est-ce qu’elle le traiterait à la hauteur du stéréotype qu’il pensait devoir être parce qu’il était gay ? Elle le regarda avec le genre de regard un peu triste qu’on pose sur ceux qu’on aime trop pour bousculer… et peut-être que pour la première fois dans sa vie, elle décida de faire preuve d’un peu de délicatesse, non seulement pour qu’il se calme, lui qui se sentit obligé de déclamer une tirade sortie tout droit d’elle ne savait quelle série à la con, mais surtout pour qu’il prenne conscience que ce n’était un drame pour personne, que le monde ne s’arrêterait pas de tourner parce qu’il préférait les barbus aux blondinettes.
Elle se laissa basculer en arrière, récupérant ses coudes pour placer ses mains sur ses cuisses "Déjà, tu vas prendre une grande inspiration. On est pas dans un épisode de Glee, si tu crois que ça aidera ta cause de te mettre à chanter du Celine Dion après ton petit discours, crois-moi que non." Elle tenta l’humour, mais elle ne se risqua pas à continuer sur cette voie, reprenant assez calmement pour deux "Mon frère est gay. Je crois qu’on l’a toujours su dans ma famille, il a pas eu besoin de tous nous réunir pour faire une annonce à la con. C’est pas un crime, c’est encore moins une tare." Elle savait que les Karen du coin ne seraient pas de son avis, mais les Karen du coin pouvaient bien aller se faire foutre si ça leur chantait. Elle capta le regard d’Archie, haussant les épaules en ajoutant sur le même air tranquille "J’aime bien les filles. Enfin, j’aime bien une fille, mais c’est pas le sujet." Charlie aurait les oreilles qui sifflent pendant quelques secondes au moins, et rien que pour ça, elle se félicita d’avoir parlé d’elle, même si elle ne la cita pas vraiment. Jo continua sur le même ton, prenant bien la peine de garder ses yeux dans ceux de son interlocuteur pendant qu’Ava, à ses côtés, vaquait au monde dans lequel elle s’était retirée "Et j’ai jamais considéré ça comme quelque chose de mal, ou comme quelque chose que je devais cacher. C’est comme ça, faut pas chercher, tu sais" Elle ne savait pas ce qu’elle cherchait à lui dire exactement, si ce n’était ce qu’elle ajouta ensuite "T’as pas à avoir honte de ça, et je vais sûrement pas t’en coller pour ça non plus. T’en mérites pour autre chose, pas pour être qui t’es vraiment." Encore que, tout était relatif, parce qu’à côté de ça, il restait un putain de capitaliste qui avait assez de fric pour acheter la baraque de sa grand-mère et les meubles qui allaient avec, et qui en plus de ça, se la racontait comme s'il avait formé la Terre et son système solaire. Elle inclina la tête sur le côté, prenant un léger soupir quand lui demanda "C’est la première fois que t’en parles, hmm ?"

@Archie Kwanteen

Spoiler:

C’est vrai que trop peu de gens sont assez bien pour Jo. Trop peu de gens sont assez bien pour Archie aussi. Ça explique pourquoi il peut compter ses amis sur la moitié des doigts d’une main. Le problème vient des autres, de toute façon. Ce n’est jamais sa faute à lui si personne ne le rappelle, si personne ne cherche à creuser derrière le portefeuille ambulant qu’il est et si personne ne connait la date de son anniversaire. Il n’y peut rien s’il grimpe plus rapidement les échelons et s’il sort toujours vainqueur au jeu de la vie. Il a lu tous les règlements, des grands titres aux plus petits écriteaux.

Il a seulement passé le chapitre qui traite de l’amour parce qu’il dirait que ça ne l’intéresse pas de trouver son bonheur de cette façon. Du moins, c’est ce qu’il aurait dit quelques mois plus tôt, s’il n’avait pas croisé le chemin de ce garçon qui aujourd’hui lui fait découvrir de nouvelles émotions qu’il aurait juré enterrées profondément sous terre. En temps normal, la chose la plus difficile qu’Archie puisse faire, c’est d’accepter d’être dans le tort. Même s’il se rend compte qu’il fait fausse route, il continuera d’être l’avocat du diable jusqu’à ce que l’autre s’essouffle et lui donne raison. Mais, à cet instant, au milieu d’un restaurant qui accueille la classe moyenne, de serveurs qui ne portent ni cravate ni chaussures cirées, de petits contenants de sel et de poivre en plastique et de bouteilles de ketchup, il n’a pas peur de dire la vérité à Jo, du moins, celle qui sera la plus facile à vomir : c’est lui qui fait du mal à la personne dont il est amoureux. Il est dans le tort. Oui, Archie est dans le tort. Parce que, s’il y a une seule chose dont il est certain, c’est que l’autre homme est malchanceux d’être tombé sur un homophobe alors que tout un océan d’autres poissons de toutes les couleurs s’offre à lui. Il ne mérite pas de se retrouver dans une telle situation. Il n’a pas demandé de tomber dans l’œil d’un garçon qui n’assume pas ce qu’il veut parce qu’il considère que l’opinion de son père est plus importante que la sienne.

La vérité qui lui pique un peu plus la gorge stagne un peu plus longtemps dans le fond de sa bouche mais il finit par la cracher devant pas seulement un témoin, mais bien deux (un et demi, nana n’est pas complètement là). Il ne prononcera jamais le mot maudit, mais Jo peut facilement lier A et B et comprendre qu’elle assiste à ce qui ressemble de près ou de loin à un coming out. "Déjà, tu vas prendre une grande inspiration. On est pas dans un épisode de Glee, si tu crois que ça aidera ta cause de te mettre à chanter du Celine Dion après ton petit discours, crois-moi que non." Il pose sa main sur sa bouche, frotte sa barbe nerveusement, incapable de sourire devant cette tentative de détendre l’atmosphère. Il ne regarde pas son amie puisqu’il en est incapable. Son estomac est tombé dans le fond de son ventre pour se mêler avec sa vessie et ses reins et bientôt il devra appeler une ambulance. "Mon frère est gay. Je crois qu’on l’a toujours su dans ma famille, il a pas eu besoin de tous nous réunir pour faire une annonce à la con. C’est pas un crime, c’est encore moins une tare." Il gratte le dessous de la table à en arracher le vernis. Il se mord le bout de la langue pour se faire mal et pour faire taire le mot « gay » qui réverbère dans sa boîte crânienne. Non. Nonnonnonnonnon. Archie n’est pas gay. Il n’est pas comme ça. Charles ne voudrait pas qu’il soit comme ça. Il lui fermerait la porte du placard au nez s’il décidait d’en sortir. « Je ne suis pas gay. Ne dis pas des bêtises. » Il fredonne à voix basse entre deux haut-le-cœur. Il ne veut pas entendre les histoires de son frère. Il ne veut pas entendre les histoires qui terminent bien pour ceux qui sont nés dans une famille ouverte et compréhensive. Archie n’a pas eu cette chance, et que tous ceux qui l’ont aillent bien se faire foutre. Lui, il est fortuné, et doué, et ingénieux, et… et… et… toutes les qualités qui se travaillent et qui ne viennent pas dans le berceau. Il a bossé pour en arriver là et sa famille est encore unie parce qu’il s’est sacrifié en cachant ses démons. Ses parents ne pourraient pas supporter d’apprendre que leur seul garçon n’est pas viril comme il devrait l’être, qu’il joue la comédie depuis tellement longtemps qu’il s’est imprégné du rôle.  "J’aime bien les filles. Enfin, j’aime bien une fille, mais c’est pas le sujet." Ça ne l’aide pas. Il n’avait pas peur de sa réaction à elle. De plus en plus, les nouvelles générations s’ouvrent à la diversité mais Archie est coincé en l’an 1900. Le plus gros problème dans cette histoire, c’est qu’il a envie de dire à Jo qu’elle ne devrait pas aimer une fille tellement la valeur conservatrice est ancrée dans sa peau. Mais il ravale le commentaire en grattant un peu plus la table. Il n’aiderait personne à exprimer le fond de sa pensée. Et, malheureusement, il est question de lui à cet instant. "Et j’ai jamais considéré ça comme quelque chose de mal, ou comme quelque chose que je devais cacher. C’est comme ça, faut pas chercher, tu sais" Non. Non, justement, il ne sait pas. Les mots de Jo sont comme un coup de vent : ils frôlent ses joues, ébouriffent ses cheveux, mais se font rapidement oublier quand le calme retombe après la tempête. "T’as pas à avoir honte de ça, et je vais sûrement pas t’en coller pour ça non plus. T’en mérites pour autre chose, pas pour être qui t’es vraiment." « Mais je ne veux pas être ce mec-là. » Il supplie presque, toujours sans la regarder. Il aimerait que cette lumière rose au fond de son cœur se fasse avaler par la noirceur. Il s’ouvrirait la poitrine pour aller l’écraser de sa poigne et lui faire regretter d’être apparue en lui durant sa petite adolescence. Une honteuse larme coule le long de sa joue et il l’insulte à voix haute avant de venir l’essuyer avec la serviette en papier de pauvre qui sert de lit à ses couverts. "C’est la première fois que t’en parles, hmm ?" Il a envie de taper un truc. Un sac de boxe. Ce serait parfait. Ou un des garçons, attablés à leur droite, qui discutent et rient comme si leur Terre à eux n’avait pas cessé de tourner. Privilégiés. Connards. Leurs parents les aiment certainement, ceux-là, hein ? Hein ? Toute la pression familiale ne retombe pas sur leurs épaules à eux. Qu’ils se fassent happer sur l’autoroute par un conducteur bourré. « Ça vous tuerait de baisser un peu le ton ?! On ne s’entend plus penser ici ! » Archie se plaint à l’égard des étrangers qui se taisent aussitôt pour le regarder de bas en haut. Ils détournent bien rapidement les yeux pour retourner à leurs occupations, décidant de ne pas attribuer de crédit à ce criard. Celui-ci lâche un soupir en laissant lourdement son tronc tomber contre son dossier et il répond enfin à Jo : « Ouais. Peut-être que c’est la première fois. Crois-moi, tu n’aurais pas envie d’en parler si tout ce que tu possèdes était en jeu. » Et, d’une voix pleine de reproches, il rajoute : « Il faut croire qu’on n’a pas les mêmes parents. Tant mieux si ton frère peut porter des robes sans se faire chasser de votre famille, et tant mieux si tu peux lécher une chatte sans que ça ne te laisse de goût amer. » Il ne changera jamais. Il a beau être amoureux d’un garçon, il n’arrivera jamais à démêler les stéréotypes et les préjugés de son cerveau conditionné. Lui, il est lui. Les autres sont les autres. À la fin, il sera toujours meilleur. C’est pour cette raison qu’il n’arrive pas à voir qu’il est le cœur de ses problèmes depuis toujours. Il est le seul responsable de ses relations branlantes et de toutes ses pages tournées. Et, pourtant, il pensait que Jo passerait en priorité. Il regrette déjà ses paroles mais l’égo a remis sa couronne. « Je crois que j’aurais juste dû annuler ce diner pour vous éviter tout ça. » À elle et Ava qui ne semble pas avoir capté un brin de la conversation.

Finalement, le temps sembla s’arrêter un instant, faisant plonger le trio que formait leur table dans une bulle incommode, dans laquelle Jo ne se sentit pas à son aise, sans doute autant qu’Archie qu’elle sentait s’agiter, gorgé d’une émotion qu’elle ne réussissait pas bien à comprendre, ni même à définir, ayant du mal déceler un quelconque soulagement dans la manière qu’il avait eu de lui exposer les choses, aussi crument, aussi durement. Elle le regarda, fixement, son visage se parant du marbre lisse de sa jeunesse et de sa beauté arrangée par le maquillage, ses yeux sombres se confrontant au bleu de ceux de son interlocuteur. Par intermittence en tout cas, puisqu’elle finit par remarquer qu’il l’évitait soudain, les posant n’importe où, sauf sur elle. Elle bloqua sa respiration dans sa poitrine, une inspiration l’aidant à maintenir la manoeuvre quelques secondes, juste le temps de savoir comment envisager la réaction d’Archie. Mais que pouvait-elle dire face à celle-ci ? Lui expliquer les nouvelles théories sur la fluidité de la sexualité, lui dire que s’il ne se considérait pas comme gay, c’était qu’il était peut-être autre chose… ou peut-être rien du tout, et ne pas l’encourager à chercher à coller une putain d’étiquette sur ce qui le faisait vibrer, pour ne pas dire autre chose ? Elle n’avait pas cette patience-là en sa possession, Josephine. Et elle n’avait pas envie de rentrer dans la robe de la pédagogue de base pour faire entendre à ce grand-garçon que ce n’était pas grave, que le monde ne se soucierait pas vraiment de savoir qui il baise ou non. Elle ignorait à peu près tout de lui si ce n’était cette attitude qu’il avait et qui le faisait passer pour le Roi du Monde, aussi elle ne pouvait pas se figurer à quel point c’était difficile de faire le pas qu’il venait de faire face à elle, une larme coulant sur sa joue sans que ça ne l’émeuve ; encore moins quand il reprit la parole pour souligner les faits qu’elle venait de partager avec lui pour les faire passer pour répréhensibles, et faire peser sur leur échange quelque chose qui se transforma rapidement en colère, ressentie des deux côtés.
Levant une main pour retenir les élans protestataires des jeunes hommes à qui Archie dit de se taire, Jo leur dit dans la foulée "Faites pas attention. Mauvaise journée." Comme si c’était normal que ce soit elle qui trouve des excuses à quelqu’un qui s’en prenait à d’autres pour faire passer son mal être ; d’habitude, elle était celle qui agressait, celle qu’on retenait. Elle eut un sourire pour la table d’à côté, le genre compatissant sans trop l’être quand elle reposa enfin son regard sur Archie, sa grand-mère occupée à siroter le thé glacé qu’on leur avait apporté entre deux crises existentielles de Crésus, assit en face d’elle. Jo pencha la tête sur le côté, suivant le mouvement des lèvres du jeune homme en ne réussissant pas à se dire qu’il n’exagérait pas un peu ; être homosexuel, ça passait moins bien que d’aller aux putes, dans son milieu ? C’était quel genre de principes, ça ? Est-ce que ça l’étonna vraiment, elle ne se posa même pas la question, se prenant son invective en plein visage quand il décida de s’en prendre d’abord à son frère, ensuite à elle ; et ce n’est pas ça qui la fit réagir, mais bien la mention de Leroy qui n’avait rien du cliché que lui dépeignait celui qui n’arrivait même pas à se regarder dans une glace par peur d’y voir une folle, celle qu’on servait comme stéréotype à une communauté qui ne le méritait pas.

Le coup de genou qu’elle asséna sous la table fut brutal, assez pour faire basculer le verre d’Archie qui se répandit sur lui à la vitesse d’un regard qu’elle durcit pour lui dire, les dents serrées "Barre-toi d’ici, Archie." Elle ne ferait pas preuve de tolérance face à ses propos de merde. Jo avait ses limites en la matière, et autant elle pouvait se permettre d’insulter sa famille, de les désavouer à propos de la manière dont ils l’avaient faite évoluer, autant elle n’accepterait pas que ce genre de stéréotypes soient prononcés par quelqu’un qui se cachait derrière de l’homophobie pour éviter de s’accepter "Oh, mon garçon. On va t’en commander un autre !" Bien sûr, ce fût à ce moment-là qu’Ava décida d’être un tantinet lucide, ce que Jo contra en lui disant, lui attrapant tout doucement la main pour qu’elle n’alpague pas le serveur qui passait par là "Non, il doit s’en aller de toute façon." Et il le ferait, sûrement sous les rires de ceux qu’il avait envoyé paître tout à l’heure, quand il leur avait demandé de se taire. Jo garda la main d’Ava dans la sienne, continua à fixer Archie des yeux, menace ultime pour le faire céder, et prendre la tangente, tandis qu’il n’avait pas envie d’être là toute façon. Néanmoins, quand elle pressentit qu’il allait enfin partir, elle le retint en lui chopant le poignet qu’elle plaqua sur la table, ses ongles formant un étau assez serré pour qu’il en garde les marques plusieurs jours "Tu parles encore une seule fois de mon frère comme ça, et t’es un homme mort." Et elle ne plaisantait pas. Le silence qu’elle laissa planer en étant une preuve assez tangible, qu’elle brouilla cependant en lui répétant, lâchant son poignet "Barre-toi maintenant."

@Archie Kwanteen  

"Faites pas attention. Mauvaise journée." Ah bon ? C’est ça, une mauvaise journée ? Il pensait que sa vie était plus belle que ça. Ces pensées mutilatrices, il les combat tous les jours et son répit ne vient que lorsqu’il se plonge à poings fermés dans le travail à un tel point qu’il oublie parfois de fonctionner. Son succès ne vient pas de la chance ou du seul talent : il a toute sa vie été motivé par ce besoin de s’occuper l’esprit autrement et, s’il dévouait corps et âme et se fonder un empire quand il était adolescent, aujourd’hui il mise plutôt sur la grandeur de son compte en banque. Plus l’argent entre, plus il réussit à se détacher de son cerveau qui, parfois, pense trop. Il devient un portefeuille et non un être humain doté d’émotions positives comme négatives. Un objet. Une statuette comme toutes les autres qui décorent futilement sa maison trois fois trop grande. Le personnage peint dans l’une des toiles suspendues à ses murs infinis. Une parure à la fois élégante et impassible. Rien ni personne ne peut le froisser, Archie, seulement lui-même. Alors, les regards échangés à la table voisine ne viennent pas le chercher, même, il les ignore aussi facilement que le cri des goélands à la plage.

Et, entre deux commentaires qu’il aurait dû ravaler, un tsunami d’eau glaciale se renverse sur ses jambes. Son premier réflexe est de se redresser mais il est déjà trop tard : son pantalon est trempé, peut-être autant que ses cheveux noyés dans le gel. Il émet une sorte de grommellement plaintif, bras ouverts, sourcils écarquillés par l’interrogation qui pend au bout de ses lèvres. « Putain !? » Mais, soudain, une épée se plante dans son ventre et reste coincée entre ses organes paniquant. "Barre-toi d’ici, Archie." Il ne dit pas un mot, ses yeux vissés à ceux de Jo comme s’il lui demandait en silence si elle était sérieuse. Qu’est-ce qu’il se passe ? Il a dit un truc qu’il ne fallait pas ? Il n’a pourtant pas l’impression d’avoir dépassé ses limites – probablement parce qu’il en a aucune. Il se retrouve dans la même situation qu’Ava, incapable de comprendre la source de ce soudain élan agressif. Ce n’est pas lui le problème. C’est elle. Elle n’a pas apprécié son humour, tant pis. C’est le public qui est dans le tort. "Non, il doit s’en aller de toute façon." La jeune femme insiste alors que son ainée propose de commander un autre verre d’eau. Pour que Jo le renverse lui aussi sur ses genoux ? Devant son regard fusillant, il ne dit rien, serre la mâchoire, se redresse pour de bon en faisant couiner la chaise de pauvre sur le carrelage de pauvre. Il est trop aveuglé par son égo pour se rendre véritablement compte de ce qu’il se passe mais, à sa droite, il entend quelques ricanements provenant des garçons qu’il avait fait taire quelques minutes plus tôt. Il boue mais il ne fait rien. Il n’est jamais celui qui se salit les mains*. Lâchant un dernier soupir déconcerté, il tourne des talons mais les griffes de Jo s’enroulent autour de son poignet. Il serre les dents pour s’empêcher de réagir à la douleur. Il n’a pas le temps de la regarder à nouveau qu’elle lui susurre la menace. "Tu parles encore une seule fois de mon frère comme ça, et t’es un homme mort." Son cœur cesse de battre. Il ne s’agit pas d’une menace, en fait, mais plutôt d’une promesse. Il connait assez son amie (elle est encore son amie ?) pour savoir qu’elle ne penserait pas deux fois avant de le poignarder et de le regarder se vider de son sang. Il reste muet. Il ne pourrait rien dire qui épargnerait son poignet qui commence déjà à brûler. Quand elle le lâche enfin, il l’enroule de son autre main en lâchant un juron et, cette fois, la douleur qui irradie sur toute la longueur de son radius l’empêche de canaliser ses pensées. Spectateur de lui-même, il envoie son pied valser dans la patte de la chaise d’un des voisins de table hilares. Elle se brise, parce que c’est une chaise de pauvre (on le rappelle), et son occupant s’écrase au sol comme un écureuil happé par le capot d’une voiture. Aucun regret ne s’affiche dans le visage d’Archie quand s’élance vers la sortie pour ne pas attendre les représailles. Tant pis. Il aura préservé son image et cette dernière est plus importante qu’une amitié………… pas vrai ?

*Rectifications : il ne se salissait jamais les mains.

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