Antone avait cessé d'écouter après cette phrase balancée lors de leur dispute matinale, deux semaines auparavant, dans la même cuisine familiale que celle ou il se tenait les manches relevées et le regard concentré sur les dernières finitions de son plat de lasagnes. Autour de lui, éclats de sauce tomate et farine éparpillée en fine couche de neige sur tout le plan de travail témoignaient du mal qu'il s'était donné pour que ce plat goutte toutes les saveurs de l'Italie. Il y avait vécu suffisamment longtemps pour en saisir les subtilités culinaire mais aussi et surtout pour savoir qu'un plat de pâtes était plus efficace qu'un drapeau blanc dans ce maudit pays. Et puisqu'il s'agissait ce soir là de célébrer l'anniversaire de sa fille, quoi de plus approprié ?
Mila l'avait blessé au moins autant que lui-même l'avait fait lorsqu'elle était enfant. Il s'en était rendu compte en l'entendant claquer la porte puis en réalisant le vide laissée derrière elle, quelque part dans sa poitrine, entre ses côtes et ses poumons. Son cœur de père, écorché vif, s'était alors contenté du mode pilote automatique pour 1) avoir une explication avec Soo concernant l'eau chaude, 2) tenter de connaître un peu plus Clément et 3) laisser Bianca vivre sa vie sans plus chercher à communiquer avec elle. Cette dernière avait de toute évidence hérité des mêmes gênes car, miraculeusement, ils ne s'étaient plus croisés au lendemain de la dispute. Comme si cette baraque que l'italienne râlait d'être trop petite pour elle était soudainement devenue bien assez grande pour ne plus en croiser le propriétaire.
Deux semaines, c'est le temps que cela avait duré. Puis Antone s'était bien évidemment souvenu de l'anniversaire de sa fille et, pour la première fois depuis sa majorité, s'était à nouveau cassé la tête afin de lui trouver un cadeau digne de ce nom. Outre le repas savoureux qu'il avait préparé en hommage à ses origines, il avait également décoré le salon de ballons et de rubans multicolores. Dans l'impossibilité d'inviter les amis de sa fille (qu'il ne les connaissait pas), il avait néanmoins réuni tous les Sisco et exigé sans détour de chacun d'entre eux que cette soirée se déroule sans cris et sans coups bas. De son côté, Antone avait fait l'effort de repenser à leur conversation houleuse et de chercher des explications aux accusations sans fondement proférées par Mila. Il lui en avait coûté de se replonger dans toute cette souffrance et de fouiller ses papiers à la recherche de dates et de preuves capables de lui rafraîchir la mémoire en plus de lui confirmer qu'il n'était pas fou et qu'il avait bel et bien fait tout ce qu'il prétendait avoir fait pour elle. Accusés de réception, courriers du tribunal et preuves de virements bancaires avaient tous été rangés dans une boîte poussiéreuse qu'il n'avait jamais pu se résigner à jeter. L'ouvrir à nouveau après toutes ces années s'était avéré plus difficile qu'il ne l'aurait cru mais une certitude était sortie de tout cela : Il devait avoir une conversation avec Caterina.
Aux alentours de 20 heures, Toni enfourna les lasagnes et tendit le cou au pied de l'escalier pour appeler le reste de la tribu. Tous vinrent se réunir dans le salon afin d'accueillir Mila qui ne devait plus tarder. Antone fut surpris de voir Soo vêtue de son pyjama et lorsqu'il lui demanda la raison de cette fantaisie vestimentaire, la plus jeune de ses filles se contenta de lui répondre qu'elle ne resterait pas des heures à la fête, qu'un examen l'attendait le lendemain et qu'elle ne voulait pas arriver fatiguée. L'excuse passa moyennement auprès du corse qui secoua la tête, pris au piège entre son envie de voir Soo réussir ses études et celle de voir Mila heureuse que tous se soient montrés présents pour elle en ce jour si particulier.
Enfin, ils entendirent un tour de clé dans la serrure de la porte d'entrée et, lorsque le battant s'ouvrit, c'est d'une seule et même voix qu'ils s'exclamèrent '' Joyeux anniversaire ! ''.
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Dernière édition par Antone Sisco le Jeu 05 Mai 2022, 05:37, édité 1 fois
Mila salue Chan avant de quitter le bureau, plus tôt qu’habituellement. Lui n’a pas oublié la date, sait que c’est son anniversaire, et lui souhaite une bonne soirée, l’imaginant sans doute aller boire un verre avec des amis, ou plusieurs même, et fêter jusqu’au bout de la nuit. Mais c’est dans une maison de repos que la brunette se rend, afin de retrouver sa mère. Elle pâlit sur le seuil de sa chambre : les volets sont baissés, la pièce sent le renfermé, et Caterina est allongée sous les couvertures, fixant un point sur le mur. Un membre du personnel fait sursauter Mila en passant dans le couloir.
« Bonjour Mila. C’est un jour sans, aujourd’hui. Elle a refusé de quitter le lit, ou même qu’on aère un peu. Elle a arrêté de sangloter il y a environ deux heures. »
La jeune femme remercie le salarié puis s’avance doucement dans la chambre, parlant à voix basse.
« Maman ? »
Mais sa mère ne réagit pas, et la gorge de la brunette se serre un peu plus.
« Maman ? »
La brunette mobilise toute son énergie pour ne pas pleurer. Elle esquisse un sourire forcé alors qu’elle s’assied sur le lit de Caterina, qui tourne enfin la tête vers sa fille. Elle a envie de la secouer, de lui crier de lui revenir, et d’oublier Rodney. Ce n’était qu’un homme, un homme qui lui a brisé le cœur, certes, mais un homme. Un amour de passage, qui a expiré après presque quinze ans de mariage. Il est parti, il n’est plus là, mais elle, sa fille, elle est là, et elle a besoin de sa mère. Pourtant, elle se contente de lui prendre la main et de lui sourire, en lui racontant sa journée, et réussit à négocier quelques cuillères de soupe.
Deux heures plus tard, Mila gare sa Chevrolet devant la maison des Sisco. Elle regarde un instant la maison depuis l’extérieur, et laisse échapper un soupire. La journée a été épuisante, et loin de ressembler à ses autres anniversaires. Ce soir, il n’y aura pas de sorties entre amis ou de fête. Elle veut juste avaler un truc à manger et aller se blottir sous sa couette, en regardant Netflix. Avec un peu de chance, elle arrivera même à éviter Antone et Soo. Elle pénètre finalement dans la maison, ôte ses escarpins en secouant ses pieds, puis avance vers le salon.
« Joyeux anniversaire ! »
Elle sursaute et recule d’un pas, surprise. Son regard passe rapidement sur les visages de sa « famille », ceux qu’elle a du mal à accepter comme tels, puis se portent sur la décoration de la pièce : ballons et rubans multicolores. Elle ne peut retenir la grimace qui prend place sur son visage, alors que son regard bleuté glacial plonge dans celui de son paternel. Elle desserre la mâchoire pour prononcer quelques mots, en secouant la tête.
« On ne va pas faire ça, alors vous pouvez tous retourner à vos petites occupations insignifiantes. »
Mila dans toute splendeur, Mila qui en rajoute exprès pour vexer et blesser dans l’espoir de les faire fuir, alors qu’elle quitte elle-même le salon pour rejoindre la cuisine, dans l’espoir de trouver quelque chose à manger. Elle n’a pas le moral ce soir. Parce qu’elle n’a pas d’argent, alors qu’elle a vécu pendant presque quinze dans un luxe outrageant. Parce que sa mère, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, ne s’est pas rappelé de son anniversaire. Parce que son père est un menteur qui refuse d’admettre ses torts. Elle n’a pas oublié leur dernière dispute, a tout fait pour l’éviter depuis et avait plutôt bien réussi, jusqu’à ce soir. En venant habiter chez Antone, elle n’avait aucune attente, n’osait pas espérer : au pire, il serait indifférent à son tour, au mieux, ils réussiraient à nouer des liens au fur et à mesure. Mais elle n'avait jamais imaginé qu’il aurait pu lui mentir sur les circonstances de son départ, les raisons de son abandon et son absence des vingt-deux dernières années.
Le contraste n'aurait pu être plus saisissant. Là où Antone affichait un sourire sincère et rayonnant sensé inciter Mila à mettre leurs rancœurs de côté le temps de célébrer le jour de sa naissance, l'italienne, elle, répondait par un regard plus glacial qu'un igloo. « On ne va pas faire ça, alors vous pouvez tous retourner à vos petites occupations insignifiantes. » Silence dans l'assemblée tandis que l'ingrate leur faisait faux bond, trouvant refuge dans la cuisine. « Délicieuse enfant. » Ironisa Maeva, provoquant le rire étouffé de Doumé. Soo, quant à elle, préféra s'exprimer en coréen. Elle était ainsi certaine que son père comprenait que c'était bien à lui qu'elle s'adressait : « Tu verras que bientôt, elle nous invitera à dégager d'ici pour lui faire un peu d'air. » L'ainé répondit par un soupire exaspéré. S'il ne pouvait contredire la plus jeune de ses filles c'était parce que la plus âgée des deux se comportait effectivement comme la dernière des pestes mais encourager ce genre de dénigrement sous le toit familial n'aiderait pas le clan à prospérer, bien au contraire. Les conflits ne faisaient qu'affaiblir les familles, surtout celles qui, comme la leur, étaient recomposées. « Je m'en occupe. » Répondit-il en prenant la direction de la cuisine. « Restez bienveillants. » Un ordre plus qu'un conseil, son air sérieux ne laissait aucun doute la dessus.
Lorsqu'il pénétra dans la cuisine, Mila était à moitié dissimulée par la porte du réfrigérateur à l'intérieur duquel elle fouillait. Pas de chance pour elle, Antone n'avait pas encore eu le temps de faire les courses et les victuailles que lui proposait le frigo ne faisaient décemment pas le poids face au menu prévu pour la soirée. Sans un mot, le corse contourna l'îlot central, attrapa une paire de gants isothermes puis s'accroupit face au four afin d'en sortir le plat de lasagnes parfaitement gratinées. Instantanément, une odeur de tomate, de basilic et d'Italie se répandit dans la pièce. « Madame me fera-t-elle l'honneur de goûter aux lasagnes préparées spécialement pour elle ou faut-il se convaincre que rien ne sera jamais suffisant pour satisfaire ses désirs ? » Lui montrer qu'il s'était donné bien du mal afin de lui offrir un repas de qualité oui, laisser passer la condescendance dont elle venait de faire preuve vis à vis des autres non.
Déposant le plat sur le plan de travail, Antone sortit un couteau et entreprit de découper des parts pour chacun des Sisco. Il tâchait de ne pas laisser la déception prendre le dessus sur ses bonnes résolutions, quand bien même, en agissant de la sorte, sa fille lui rappelait plus que jamais les défauts qu'il avait fini par ne plus supporter chez son ex-femme.
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Dernière édition par Antone Sisco le Jeu 19 Mai 2022, 17:46, édité 1 fois
Ce n’est pas ainsi que la brunette espérait passer son 26ème anniversaire : dans une maison de repos, avec une mère dont l’esprit se trouvait à 10 lieues de là, emmurée dans son chagrin. Il y a quelques années, elle aurait dîné avec sa mère, Rodney, et la fille de ce dernier, dans un restaurant chic. Puis elle serait sortie avec ses amis, sans doute dans une boîte de nuit sélect. Peut-être que Freddy aurait été là, et qu’ils auraient passé la nuit ensemble, à enchaîner les défis et les parties de jambes en l’air. Mais ce soir, elle se sent désespérément seule. Et ce ne sont pas les têtes presque étrangères des Sisco, ceux qu’elle doit maintenant considérer comme sa famille, qui y changeront quelque chose. Ils rappellent à la brunette qu’elle n’a que cette maison, plus aucun bien, et que la grande vie est derrière elle. Ils lui rappellent qu’elle n’a plus qu’eux, alors qu’elle ne les connaît même pas. Ils lui rappellent qu’elle aurait pu les connaître, pourtant, si son père ne l’avait pas abandonné, il y a plus de 22 ans. Alors elle fait ce qu’elle sait faire de mieux, elle joue la fille hautaine et supérieure pour les repousser, et pouvoir rejoindre sa couette. Pourtant, une fois dans la cuisine, elle s’évertue à fouiller dans un frigo désespérément vide. Antone la rejoint rapidement, sort du four des lasagnes qui sentent divinement bon, et le vendre de Mila grogne.
« Madame me fera-t-elle l’honneur de goûter aux lasagnes préparées spécialement pour elle ou faut-il se convaincre que rien ne sera jamais suffisant pour satisfaire ses désirs ? »
Elle pince les lèvres à cette remarque, mais elle l’a bien cherché. Pour autant, elle ne cèdera pas si facilement, même si son corps l’a trahi en révélant la faim qui la tenaille. Elle s’installe sur une chaise en laissant échapper un soupire.
« Tu as suivi une vraie recette Italienne, au moins ? »
Elle plonge son regard bleuté dans celui de son père et, pendant quelques secondes, ne desserre pas les dents. Elle ne cille pas, ne flanche pas, refuse de céder. Pourtant, la voilà qui laisse échapper un nouveau soupire en levant les yeux au ciel, et sa voix qui tremble laisse transparaître toutes ses fragilités lorsqu’elle reprend la parole.
« Pourquoi tu fais ça ? »
Ca ne semble pas suffisant, comme question, parce que son interrogation ne se limite pas à la préparation des lasagnes et aux ballons, dignes de l’enfant de trois ans qu’elle était lorsqu’il est parti.
« Tu m’as abandonné, puis tu n’as donné aucun signe de vie pendant 22 ans. Finalement, tu racontes des mensonges pour justifier ton absence, prouvant bien que tu n’en as rien faire de moi … Et maintenant, ces lasagnes ? »
Elle pince les lèvres. Sa tristesse semble réussir à s’effacer au profit de la colère, et elle se sent bien plus à l’aise sur ce terrain-là : quand elle peut attaquer, et non ôter son armure et dévoiler ses fêlures.
« C’est juste pour te donner bonne conscience, c’est ça ? »
Les mensonges, l’hébergement, les repas … ce n’était sans doute que pour se racheter une conscience. Peut-être qu’à son âge, on se posait des questions sur l’au-delà, et que le Sisco aspirait encore à finir au Paradis, au lieu d’atterrir en Enfer.
« Tu as suivi une vraie recette Italienne, au moins ? »« Bien entendu. » Répondit-il dans le même italien condescendant qu’utilisait Mila pour mettre en doute son niveau d’exigence quant à la préparation du repas. Tant qu’à se casser la tête pour que ce soit bon, autant que cela soit dans les règles de l’Art ! Après avoir découpé les lasagnes, Antone sortit une pile d’assiettes d’un placard et entreprit de répartir les parts pour toute la famille sous le regard de son ainée. Il avait parfaitement conscience d’être jugé par ses billes inquisitrices mais ne se démontait pas, trop habitué à être le centre de l’attention lorsqu’il donnait ses cours. « Pourquoi tu fais ça ? » Toni lui adressa un regard pontifiant. Il ne pouvait pas croire qu’elle n’avait pas déjà la réponse à cette question. Pourtant, l’italienne enchaina sur de nouvelles accusations fallacieuses qui le détournèrent de sa distribution de couverts dans les assiettes.
« C’est juste pour te donner bonne conscience, c’est ça ? » Il fallut quelques secondes à Antone pour répondre à cette question. Secondes durant lesquelles il s’appliqua sur la présentation des assiettes, venant placer quelques feuilles de basilic frais au sommet des lasagnes. Entendre son enfant l’accuser de la sorte le blessait profondément mais la finance et les années d’expérience lui avaient appris à ne pas l’afficher ouvertement. Il se devait de contrôler les émotions fébriles provoquées par ces reproches infondés et le fait de s’appliquer l’aidait à rester calme. Préférant la voie diplomatique à celle de la confrontation stérile, Toni s’éloigna de l’îlot central afin d’attraper un paquet cadeau caché dans un coin de la cuisine. Il n’avait pas prévu de le lui offrir si tôt dans la soirée : le plan initial était de le tendre à Mila après qu’elle ait soufflé les bougies de son tiramisu d’anniversaire, mais le comportement de la jeune femme réticente à célébrer en famille l’obligeait à revoir son approche.
Lorsqu’il revint vers sa progéniture, ce fut pour pousser dans la direction de Mila d’une main l’assiette de lasagnes qui lui était destinée et, de l’autre, le cadeau joliment emballé. « Je ne sais pas ce que tu crois savoir ou non, Mila, mais je soupçonne que ta version de l’histoire ne prenne pas en compte certains détails … » Des détails auxquels elle allait se trouver confrontée dés l’ouverture du paquet car ce dernier contenait les preuves de l’engagement de Toni, aussi insatisfaisant pouvait-il être aux yeux de Mila, à son encontre. Le père avait longuement réfléchi à l’idée de lui donner cette boîte et aux conséquences que cela aurait sur leurs relations mais aussi sur celle avec sa mère. En définitive, Toni avait tranché pour la transparence, gardant à l’esprit qu’il était celui des deux qui hébergeait, nourrissait et prenait soin de Mila depuis qu’elle avait débarqué chez lui sans vouloir s’expliquer sur les raisons de sa présence et que cela suffisait à justifier de remettre en question le récit tenu par Caterina, quelles qu’en soient les remises en question engendrées …