Corey s’en voulait un peu d’avoir fait sursauter Amy. C’est vrai qu’il s’était manifesté dans son dos en sortant de nulle part. Il écoute ce qu’elle dit, sur les appels de la journée et comprend parfaitement ce qu’elle veut dire. Dans les faits, les blagues débiles sont terribles parce qu’elles font perdre du temps et que les petits farceurs n’ont pas l’air de se rendre compte qu’ils empêchent peut-être quelqu’un de réaliser un appel qui pourrait littéralement sauver une vie. Mais au moins ces appels, ne nécessite pas d’appeler la police, les pompiers, ni même d’enregistrer des cris ou d’indiquer quels gestes accomplir pour éviter un étouffement ou stopper une hémorragie. Puis certains ont parfois tellement d’imagination, que malgré l’agacement qu’ils provoquent, ils réussissent à tirer un sourire et permettent d’alimenter les conversations de la salle de pause quelquefois pour plusieurs jours. Alors il acquiesce d’un signe de tête et l’invite à venir discuter en salle de pause où ils seront plus tranquilles. Elle accepte car elle n’a pas sa fille à aller chercher et ils se mettent en route. « Quel âge à ta fille déjà ? 1 an ?» Amy est revenue après sa grossesse au cours de l’année passée, donc il ne doit pas être trop loin de la vérité. Corey n’a pas une mémoire infaillible dès qu’il s’agit des données personnelles de ses collègues, puis bon c’est leur vie privée après tout. « Elle est avec une nounou ? » demande il soucieux. Il ne voudrait pas retenir Amy trop longtemps si jamais, la garde de petite était tarifée à l’heure. Il n’y connait rien en garde d’enfant mais il ne veut pas causer des tracas supplémentaires à Amy.

Il lui tend le jus d’ananas tandis qu’elle exprime son ressentit de la journée. A priori, comme le dit Amy, c’est juste une mauvaise journée. Elle a géré. « Ouai, il y a des jours comme ça…Mais le plus dur, je ne suis pas sûr que ce soit tant que ça de gérer les appels. Oui bien sûr certains sont plus durs que d’autres mais… » Il laisse sa phrase en suspens. Oui parfois, on les appelle pour des choses terribles, parfois aussi il y a plus de peurs que de mal. Mais sur le moment, lorsqu’on a la personne au bout de la ligne, il n’est plus vraiment temps de réfléchir, il faut agir en gardant son sang-froid. C’est parfois frustrant, car leur seule façon d’agir c’est par leur voix et en moindre mesure en transmettant les informations adéquates aux forces capables d’intervenir. « Mais parfois je pense, et c’est peut-être seulement mon avis personnel, que la confidentialité de notre métier n’est pas évidente. » Il y a le fait, bien sûr de ne pas pouvoir communiquer à l’extérieur toutes informations se rapportant aux appels (après tout, ils ont accès la plupart du temps, aux noms et aux adresses des appelants) mais aussi le fait que de toutes façons, personne n’a vraiment envie d’entendre parler de blessés, d’incendie, de violence et autres autour du repas du soir. « C’est pourquoi il me paraît important d’en parler entre nous. Ce n’était peut-être qu’une mauvaise journée. Mais, ces journées, elles s’accumulent les unes aux autres et finalement, on a dans la tête un triste éventail de situations pénibles. » Et eux ne faisait qu’entendre. Parfois Corey s’imaginait la vie des policiers et des pompiers qui devaient intervenir ou des médecins qui devaient « réparer » les dégâts qu’eux ne faisaient que tenter de minimiser. Dans ces cas-là, il était heureux d’avoir abandonner la médecine en deuxième année, parce que leur job devait être bien plus terrible que le leur. « Je peux te demander comment tu t’es retrouvée à travailler ici ? et si ça te plaît ?»

Dix neuf mois  déjà, ce que le temps passait vite. Au fonds, sûrement rien de pire que les enfants pour faire prendre conscience que les années avancent. Et pourtant, un jour Corey aussi aimerait fonder sa propre famille. La petite était avec sa grand-mère donc pas de problématique d’horaires à craindre. Tant mieux. Pas que Corey pensait que la conversation serait longue, mais c’était juste qu’elle devait avoir lieu pour être sûr que tout allait bien. Parce que veillait au moral de ses équipes c’était une partie intégrante de son job, une partie qui lui tenait à cœur.

Elle évoque l’idée qu’il y a certain jours où on ferait mieux de se faire porter absent. Corey lui sourit avec compréhension. Il sait que c’est une façon de parler, presque une plaisanterie. Comme quand on rêve de sécher un devoir à l’école mais qu’on le révise quand même, parce qu’il faut bien le faire. Il n’a pas à se plaindre d’Amy. Pas du tout même. Ses absences ont toujours était justifié, son travail est bien fait et son comportement sans reproches. Elle semble assez d’accord avec lui, sur le fait qu’ils ne peuvent pas trop s’étendre sur leurs journées. Mais il est surtout content de l’entendre dire que passer la porte, elle tourne, si on peu dire, la page sur sa journée. « Tu fais bien. C’est important de savoir compartimenter les choses. Ramener nos appels à la maison ne servirait à rien. Une fois que l’on raccroche, notre rôle est terminé. » Et c’était entièrement vrai. Quand ils raccrochaient, c’était que, où dans le meilleur des cas, l’appelant était pris en charge par les autorités compétentes ou sortis de sa situation délicate. Et dans le pire des cas, et bien, il n’y avait plus personne au bout du fil. C’était une minorité des cas, mais ça arrivait. La personne perds le téléphone ou perds connaissance tout court. C’était le plus dur au fonds. Parce qu’ils n’apprenaient pas toujours le dénouement des faits.

Elle lui dit, qu’il faut juste que les journées pareilles ne s’enchaînent pas dans une même journée. « Non, en effet c’est compliqué dans ces cas là. Tu n’étais pas encore là lors des incendies de 2018 ? » C’était une question théorique. « C’était vraiment pas la joie et encore Brisbane n’a pas eu à être évacuée. Mais les appels avaient explosés. » Une bonne partie du Queensland était en alerte à ce moment là. Corey secoua la tête comme pour chasser ces souvenirs. Il regarda son jus de fruit puis dit à Amy en désignant leurs boissons. « Ca nous fera pas oublier, mais ça nous donnera des vitamines au moins. » C’est sûr qu’un alcool plus fort serait plus efficace, mais Corey n’était pas partisan de boire pour oublier. Pour s’amuser pourquoi pas. Mais fallait savoir être raisonnable.

Il réfléchit quand elle lui dit qu’ils avaient déjà parlé de la façon dont elle était venue à travailler ici. Oui c’était possible. « J’ai aussi commencé grâce à une petite annonce. C’était il y a 10 ans déjà ! » Pour Amy, ça ne faisait que 3 ans. Elle était aussi beaucoup plus jeune. Lui allait bientôt faire 34 ans, même si dans sa tête (et pas que) il était encore jeune, ça n’avait rien à voir avec la vingtaine encore éclatante d’Amy. « J’aime me dire qu’au moins à la fin de la journée on a pu aider quelques personnes, même si parfois il s’agit juste de rassurer. J’avais du mal à trouver ma voie et finalement c’est elle qui m’a trouvé. » C’est pour ça aussi que parfois il reprenait le téléphone. Il était content de s’être épanoui dans ce boulot et d’être monté en grade. Mais la base même du métier était ce qui l’avait fait rester au fil des années, même si parfois il avait douté et eut besoin de prendre l’air.

« Ecoute Amy, tu me sembles avoir une bonne philosophie, tu es très bonne dans ton travail, aussi si jamais un jour tu as besoin de parler, ou juste de faire une pause parce que les mauvaises journées s’enchainent, tu n’hésites pas à venir me voir. On trouvera une solution. Tu as raison, tout le monde ne reste pas. Je ne sais pas si tu as des projets de carrière précis, mais je pense qu’on a une équipe qui fonctionne plutôt bien…. » Il fit une pause. « D’ailleurs comment tu sens l’équipe ? Tout se passe bien avec les collègues ? Au niveau des horaires ? »

Non elle n’était pas là pendant les incendies puisqu’elle était encore au lycée. Corey n’ayant jamais accordé beaucoup d’importance à l’âge, se dit que ce qui fait vieillir le plus, c’est bien de côtoyer des personnes plus jeunes. Notamment ce moment particulier, où l’on s’aperçoit que l’on rencontre plus de personnes nées après soi qu’avant. Heureusement que Corey n’était pas de nature à ruminer sur les années qui passent. Peut-être un peu à tort. S’il était persuadé qu’il fallait profiter de chaque jour sans se soucier de là où, et surtout quand, on finirait, il devait bien admettre que parfois il avait la sensation de stagner un peu dans sa vie. Il confirme à Amy : « Non en effet, certains sont là depuis bien plus longtemps et feront probablement toute leur carrière ici. » C’est bon signe d’avoir des collègues qui sont là depuis plus de vingt ans. C’est vrai que le poste d’opérateur correspond bien aux jeunes qui ont besoin d’un job le temps de trouver ce qu’ils veulent faire de leur vie professionnelle. Ils acceptent les débutants puisqu’ils ne demandent pas de pré-requis particulier, assurant toutes les formations nécessaires en interne. Il y a donc à ce poste un turnover assez élevé. Mais il y a malgré tout quelques  « dinosaures » qui persistent et signent à ce poste. Mais on trouve d’autres anciens à d’autres postes de l’entreprise. Et c’est plutôt un signe rassurant dans une entreprise de voir que certains sont là depuis toujours et qu’ils se plaisent à leur poste. Quand elle lui demande si lui compte y rester encore longtemps, il n’a pas besoin de très longtemps pour réfléchir. « Dans l’immédiat, rien d’autre ne me tenterait. Je me plais ici. Le travail aussi me plaît. » Etre passé Manager c’était pour lui, la preuve que son investissement avait payé. Corey était du genre à s’impliquer dans tout ce qu’il faisait, y compris le travail. Il prenait ses obligations salariales très à cœur. En tant qu’opérateur, il avait été consciencieux, toujours. En tant que manager, il était rigoureux. C’était un poste qui lui convenait plutôt bien à lui qui aimait tout gérer et tout planifier. « Oui je pense que je pourrais faire toute ma carrière ici. » Il faudrait probablement une cause extérieure pour le faire changer de job, tout ici lui convenait. « Je n’ai certes pas énormément de points de comparaisons vu que ce fût mon premier vrai boulot, mais je ne vois pas l’intérêt de chercher autre chose, si cela me convient. Et toi ? Tu as déjà réfléchit à ce que tu pourrais faire d’autre ? »

Les horaires 9/17h étaient sûrement ce qu’il y avait de mieux pour une jeune femme/maman. Cela laissait pas mal de temps libre sur des horaires classiques, tant pour répondre aux obligations de parents qu’avait Amy mais aussi pour profitez d’une vie sociale normale. A 22 ans c’était important. Après chacun avait ses préférences. Heureusement que certains préféraient le travail de nuit dans son équipe, cela avait permis d’éviter d’imposer des rotations pour assurer l’équité entre les collègues. Il fut rassuré qu’Amy apprécie ses collègues. « Tant mieux. Il faudrait peut-être envisager de faire un repas d’équipe un de ces jours. » Cela permettrait de voir peut-être un peu mieux la complémentarité de l’équipe. Parfois on peu apprendre des choses via une simple conversation informelle, loin du cadre normé des entretiens annuels ou de la pression des réunions collectives. Cela impliquait de réussir à caler ça un jour où il y aurait tout le monde…Il allait y réfléchir.

Amy ajouta qu’elle s’occupait d’intégrer les nouveaux maintenant. « Et tu le fais très bien. » Corey pensait surtout que c’était une bonne chose qu’Amy chapeaute un peu les nouveaux. Ces derniers étaient souvent jeunes donc assez proche de l’âge d’Amy. Qu’on le veuille ou non, ça instaure d’office une certaine proximité et une certaine confiance. « A ce sujet, vis-vis des nouveaux, tu penses que les formations actuelles suffisent pour les lâcher dans le bain ? » En l’occurrence, ils avaient droit à trois types de formations de bases avant de toucher au téléphone. La classique sur le matériel évidemment, une autre sur la façon de régir à certains comportement ou même l’attitude à conserver tout au long d’un appel, et enfin bien sûr le minimum vital en terme de premier secours à conseiller à distance.

Corey n’était pas au fait des détails de la vie privée de ses collègues. Il était partisan de la séparation vie privée/vie professionnelle, mais il supposait qu’avoir une petite fille très jeune encore n’était pas ce qu’il y avait de plus pratique pour planifier une vie professionnelle. « Peut-être que lorsque Aby sera plus grande, tu pourras davantage te pencher sur la question. » Car c’est très important de trouver un métier où l’on s’épanouit. Après tout, c’est la grosse majorité de sa vie que l’on passe au travail. Alors avoir à le subir ce serait le pire. « Si tu n’es pas trop étude, il doit y avoir pas mal de métier qui propose l’apprentissage. » Ca permettrait à Amy d’apprendre sur le tas même si elle ne s’émanciperait pas totalement du côté étude. « Enfin si un jour tu as besoin d’une lettre de recommandation, tu sais où me trouver. » Même s’il espérait que la boîte garderait Amy encore quelques temps.

Amy semble emballer par la possibilité de faire un repas tous ensembles. Elle pousse l’idée un peu plus loin. Il y réfléchit avec attention. « Oui comme un séminaire, sur une journée, ça pourrait le faire. » L’idéal serait de le faire même avec toutes les équipes, histoire de renforcer la cohésion globale des employés de l’entreprise. Cela nécessiterait le temps d’une journée de dérouter les appels sur un autre centre. Mais c’était parfaitement réalisable. Après tout cela arrivait déjà parfois, en cas de coupure générale d’électricité lors de travaux par exemple. Activités le matin, repas le midi, peut-être conférence ou ateliers de groupe l’après-midi. C’était largement envisageable. En termes de bien être de ses employés, l’entreprise était dans la moyenne haute. Donc Corey ne pensait pas que ce soit irréalisable au contraire. Il suffirait juste de présenter un projet bien préparé. « Je vais y réfléchir et voir ça avec les autres. En attendant ça reste entre nous ». Inutile de faire de faux espoirs à tout le monde. Si l’idée se concrétisait alors ils pourraient l’annoncer. Mais une journée par an, ce pourrait être sympathique. Cela permettrait aux équipes qui ne font parfois que se croiser de mieux se connaître.

Il acquiesce au sujet des formations. Il envisage de recevoir les nouveaux individuellement pour avoir leur avis et identifier s’il y a des points qui pêcheraient plus que d’autres. Les anciens ont pris le pli maintenant. L’expérience les aide beaucoup, et pour certaines formations de bases, ils les connaissent par cœur. « Si jamais tu as des échos quelconque, n’hésites pas à m’en faire part où du moins à leur dire de venir me voir. » Il pouvait concevoir que rapporter les paroles d’un autre à un supérieur hiérarchique pouvait ni être facile, ni bien vu. Il espérait que l’ambiance soit assez bonne et qu’il était assez accessible. Mais toutes les personnalités sont différentes.

Le regard de Corey se pose alors sur l’horloge de la pièce. « Ah déjà ! C’est que le temps file. Je pense que je vais te libérer, à moins que tu n’ais autre chose à ajouter ? » Il lui paraissait avoir fait le tour des sujets qu’il voulait aborder et ils avaient même un peu extrapolé.