@vivian irish

L’exposition n’est qu’un ramassis de conneries, des vieilles toiles que je n’ai jamais assez appréciées pour exposer jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, je n’ai qu’elles. L’inspiration me manque depuis le départ de Ginny, c’est à peine si j’arrive à décemment me concentrer lorsque je travaille avec James. Les choses avancent à ses côtés, les pièces se dessinent, mais tout reste horriblement lent et terriblement imparfait à mes yeux. Ceci dit, je n’aspire pas à mieux et je me contente encore d’espérer que pire n’arrivera pas. Je me suis habitué à mieux depuis toujours, à un tempérament bien plus guerrier aussi, mais à force des mois écoulés seule la lassitude l’emporte, la résignation avec. Cette exposition n’est là que pour rappeler au monde que j’existe et que même ce que je considère moi-même comme moyen reste bien meilleur que tout ce que les autres sont capables de faire de leurs petites mains atrophiées. Ce ne sont pas les œuvres que je suis le plus fier de présenter mais elles suffisent à faire pâlir les autres artistes de ce fichu pays à l’ego presque aussi démesuré que les Etats Unis. Manquerait plus que ça, tiens.

La première exposition d’Auden Williams depuis plus d’un an, c’est ce qu’ils ont tous à la bouche, les vautours. Ils s’attendent à quelque chose d’exceptionnel, ils s’attendent à du renouveau. Ils pensent qu’il y a une raison derrière tout ça, un quelque chose qui expliquerait pourquoi je suis resté tapi dans l’ombre durant tout ce temps alors qu’ils ignorent encore tout du travail que je fais avec Weatherton en parallèle - en parallèle de rien du tout, puisque c’est finalement la seule chose sur laquelle je travaille. La foule est plus grande que je n’aurais su l’anticiper ; ça aurait flatté mon ego, dans d’autres circonstances. Ce soir, j’ai simplement l’impression qu’ils attendent tous d’assister à la Chute de l’Empire, et jamais ô grand jamais je ne leur laisserai un tel plaisir. Mon temps n’est pas fini, j’ai simplement besoin de me renouveler et ce n’est pas quelque chose d’insurmontable. Je saurai y arriver et j’y arriverai effectivement, quoiqu’il m’en coûte. Ces toiles retourneront rapidement au fond d’un cave humide qui ne les aidera pas à passer au travers des âges et tant mieux, parce que très vite je sais que j’aurai de bien meilleures et de bien plus belles-horribles choses à présenter au public avide de nouveauté.

Bientôt.
Certainement pas de si tôt.

Loin des faux semblants, mon regard est attiré vers une artère un peu plus calme de la salle d’exposition, là où j’ai pris soin de poser la seule toile que je ne déteste pas tant que ça, comme si je pouvais ainsi la préserver du regard autrui et avec ça, de leur jugement. C’est une toile que j’ai peinte avec Ginny, il y a longtemps déjà. Avec Ginny, signifiant ici qu’elle a choisi la teinte exacte des couleurs et que j’en ai fait ce que je voulais ensuite, raison pour laquelle son nom n’est notifié nulle part. Seule la toile elle-même porte sa marque. L’étoile bleue ; personne ne comprendra, si ce n’est moi-même. C’est bien suffisant. Des yeux d’abord, d’un virement de tête juste ensuite, je pose mon regard sur la jeune femme faisant face à la toile. Elle a la même coupe qu’elle, et cela suffit à m’arracher un sourire douloureux, le temps pour moi de détourner le regard aussitôt ou presque suite à ça. “Qu’est-ce que vous en pensez ?” Je demande finalement sincèrement, comme si l’avis de cette inconnue pouvait avoir son intérêt, au point où je le lui demande expressément et attend sa réponse avec sérieux. Mains dans les poches, je jette un regard à la foule adjacente et à leurs verres de champagne, priant pour qu’ils décident de rapidement rentrer chez eux pour écrire et vanter mes mérites dans leurs prochains articles.

J’ai reçu un message me disant de bouger mon cul pour aller saluer les investisseurs. J’en ai reçu deux autres uniquement pour ajouter quelques insultes à la demande, histoire de bien faire passer le message. Pourtant, rien ne me fait bouger de ma place, mes yeux éternellement posés sur L’étoile bleue dont je remarque plus que jamais tous les défauts et que l’idée de peindre à nouveau me démange. Je sais pourtant que je ne serais pas capable de faire mieux dans l’état actuel des choses. Bientôt, j’espère, parce que l’idée d’avoir un tableau aussi important qui ne soit pas parfait a de quoi me rendre fou. A défaut, je tente de m’occuper comme je le peux, profitant de la présence de l’inconnue dans cette artère déserte pour la héler à voix basse et espérer qu’elle s’y connaisse moindrement en art et qu’elle soit pas uniquement présente ici pour le champagne, les petits fours, et l’occasion d’exhiber sa robe de soirée. Je ne me leurre pas sur ce dernier point: la majorité des personnes présentes ne le sont que pour se montrer, pas pour observer. Tant mieux, le spectacle n’est pas aussi bon qu’il a pu l’être dans le temps.

Le sourire doux, poli, délicat de la jeune femme est la première chose que je remarque, geste anodin auquel je réponds à mon tour sans même y réfléchir, encore moins m’en rendre compte. « Je ne connaissais pas l’artiste. C’est… Intéressant. » A cette remarque, pourtant, je ne sais réprimer un rire sincère. Elle n’y connaît rien en art et ne sait pas non plus traduire le fond de sa pensée lorsqu’il est négatif, voilà ce qu’il en est. Je n’ai pas besoin de tout connaître d’elle pour en déduire ces quelques traits simples. Dans un silence confortable, je l’observe avoir le regard vacillant, tantôt posé sur la toile face à elle, tantôt sur les autres que composent maigrement l’artère. Aucune ne lui dira sûrement rien, ici, et c’est pour des personnes comme elle que la collaboration avec Weatherton semble prendre un minimum de sens. Des habits, les gens normaux n’auront pas de mal à en comprendre l’intérêt, même si James n’a de cesse de me dire que les miens sont trop extravagants, trop originaux, tout sauf portables dans la vie de tous les jours - et c’est justement ça le but, non ? “C’est bizarre, hein ?” J’annonce dans un sourire, n’ayant jamais eu de mal à poser sur les choses. L’avis du grand public, je le connais par cœur, et il y a bien longtemps que j’ai passé quinze ans et l’âge d’être touché pour si peu. « Pour être honnête, je ne suis pas fan. Il manque quelque chose. » J’esquisse un sourire, presque heureux qu’elle n’aime pas. J’imagine que comme ça, au moins, cela me laisse la marge nécessaire de m’améliorer pour qu’elle puisse comprendre mon travail et surtout qu’elle l’apprécie un jour, n’est-ce pas ? C’est ce sur quoi met l’emphase le Auden d’aujourd’hui, n’ayant aucunement la force de prendre la mouche pour si peu. Cette exposition est bien trop importante, à beaucoup d’égards, pour que je me le permette. “C’est triste ?” J’avance, partageant le fond de sa pensée, tentant aussi sans doute de mettre dans sa bouche mes propres mots pour qu’enfin quelqu’un ose me dire ce que je vois de façon évidente depuis des mois. Elle ne semble pas savoir que ces œuvres sont les miennes et c’est tant mieux. Ainsi, au moins, elle n’aura pas peur de statuer les choses telles qu’elles sont. « Bien sûr, ce n'est que mon humble avis de néophyte. » - “C’est justement les avis de néophytes qui sont le plus important.” Je coupe rapidement, mon aversion pour les érudits du dimanche étant de toute façon connue du grand public. Je ne valorise pas les études, seulement l’oeil vif et l’expérience. Le reste ne sert à rien à mes yeux. “Ce n’est pas parce que d’autres ont l’habitude de voir des œuvres tous les jours qu’ils peuvent soudainement connaître la valeur d’une pièce.” Je tranche une ultime fois, n’acceptant pas réellement de nuance sur ces quelques propos. Elle dit être une néophyte, après tout, alors je ne devrais être en train de risquer de la vexer. “Je trouve qu’elle manque de quelque chose celle là.” L’étoile bleue est pointée du doigt sans ménagement, mon esprit critique n’ayant aucun mal à s’appliquer à mon propre travail, et ce peu importe ce que peuvent en penser les autres. “C’est pas un commentaire de professionnel. N’importe qui en fera l’éloge, bientôt, simplement parce que l’oeuvre est simple et qu’elle plaira un peu au grand public qui veut croire que son avis est important mais se pliera uniquement au courant général.” L’étoile bleue est une œuvre qui n’est pas violente, voilà pourquoi le grand public l’aimera et dira “oh oui, j’ai bien apprécié cette œuvre de ce Williams” sans rien avoir compris à la collection toute entière. L’inconnue, au moins, nage à contre-courant. “Je trouve ça intéressant que certains osent dire qu’ils n’aiment pas.” Mon regard se baisse un instant sur elle, sans doute avec une lueur de fierté.

« Je dirais pas ça. » Alors, mon oeuvre n’est pas triste. J’écoute son argumentation sans rien en penser, sans rien commenter non plus. Un simple hochement de tête se fait voir de ma part alors que je m’amuse sans doute un peu trop de ce jeu égoïste dans lequel j’en ignore autant sur elle que l’inverse ; à défaut que, pour ma part, je sais quelle est la tête de l’homme qui a peint le tableau sous nos yeux. Et pour cause, je l’observe dès qu’un miroir se dessine sous mes yeux. « Celle-ci l'est un peu... Les autres pas du tout. » J’esquisse un sourire triste qui passera inaperçu, ne pouvant nier à quel point L’étoile bleue est bien plus triste que n’importe quelle œuvre présentée. « Bien sûr, ce n'est que mon humble avis de néophyte. » - “Je suis d’accord avec cet avis de néophyte.” Alors que pour ma part, je n’ai justement rien d’un petit nouveau dans le domaine, encore moins de quelqu’un d’inexpérimenté. Je n’hésite d’ailleurs pas à reprendre ses mots et ses pensées, soulignant à mon tour que je reproche à ma toile maîtresse un certain goût d’inachevé, d’imperfection que je ne tolère pas.

Je l’observe passer une main dans ses cheveux, comprenant sans mal qu’elle effectue ce simple geste avant d’enfin oser dire ce qu’elle a sur le bout de la langue. J’ai beau me montrer compréhensif, la plupart des gens ont du mal à toujours dire ce qu’ils pensent, allez savoir pourquoi. « Je trouve ça stupide de se laisser aveugler par une renommée. » Je souris à nouveau, ne pouvant que tomber d’accord avec ces mots simples. J’ai beau trouver ça stupide aussi, force est de constater que j’accepte toujours des compliments lorsqu’ils sont sincères. “Mais la renommée ne tombe pas de nulle part.” J’annonce à mon tour, le menton levé mais le regard baissé vers elle, un sourire au coin des lèvres, attendant sans doute qu’elle trouve de quoi me répondre et, surtout, qu’elle le fasse. Par exemple, je n’ai pas volé la renommée qui est aujourd’hui la mienne et j’accepte tout aussi peu les compliments qui ne sont pas pensés. Mais je comprends qu’il y en a encore bien trop pour qui ce n’est pas la même chose, avides de gentils mots à leur égard, sans doute parce que maman en était avare. « J'aime à penser que chacun peut penser ce qu'il veut. Ce n'est pas parce qu'un artiste est reconnu que ce qu'il fait est forcément beau, forcément marquant. Ça ne peut pas plaire à tout le monde. » Ne pas plaire à tout le monde est un domaine que je connais bien, en effet, alors je me garde parfaitement de lui tenir le moindre reproche à ce sujet. Si je ne suis pas un homme fait pour les reproches, je n’ai pas de mal à les accepter lorsqu’ils viennent de personnes dont j’estime le travail, ou tout du moins l’oeil artistique. Tant que je peux m’améliorer, c’est à peu près tout ce qui compte et si la jeune femme sous mes yeux ne correspond pas à la définition normale d’une personne dont j’accepte les reproches, je ne la reboute pas pour autant. Elle a le droit à un certain traitement de faveur, sans doute, et sans qu’il n’y ait aucune raison à cela. « De toute façon, ce n'est pas comme si j'allais le crier à l'artiste, que ses tableaux ne sont pas vraiment à mon goût. Il n'aurait que faire de mon avis. » Et avec un echo quelque peu retardé, j’ai un rire qui répond au sien. Au moins, elle a raison sur un point: elle ne le crie pas nécessairement, mais elle statue au moins son avis de façon assez franche. “Qu’est-ce que vous faites votre métier, mis à part critique d’art une fois la journée terminée ?” Je ne réponds pas à ses commentaires, un peu trop amusé par le jeu en lui-même et pour le moment peu enclin à l’idée de lui faire connaître toute la vérité de l’histoire. Pour l’heure, mon ego tient encore le coup, alors il n’y a rien à signaler. “Vous êtes une artiste ?” Elle n’a pas l’air de quelqu’un qui en a fait son métier mais ce n’est pas ce que je demande. Je n’en ai que faire, de ça. Tout ce que je veux savoir, c’est si elle a l’audace et la créativité qui caractérisent au moins quelque peu chaque âme d’artiste.

“Auden, un acheteur veut te voir.”
“Ouais, qu’il aille se faire foutre.”

Je réponds nonchalamment, aussi peu intéressé par le sujet qu’à mon habitude. C’est à peine si je dédie un regard à Laura, qui a de toute façon l’habitude de ce genre de réaction de ma part. Il achètera l’oeuvre s’il la veut vraiment ; ce n’est pas comme si j’en avais quelque chose à foutre et encore moins l’envie de faire des courbettes pour ça. “J’imagine que maintenant que tu connais mon prénom, c’est le moment de te demander le tien.” Maintenant, elle sait au moins à qui elle a à faire, mon nom tout entier se voulant noté près des œuvres faites de ma main. Le suspens était amusant le temps qu'il a duré.

« Bien sûr que ça ne tombe pas de nulle part. Je dis juste que pour certains, elle est trop importante, ou trop permanente. Et pour d’autres, trop éphémère. » Je ne peux pas le nier bien que l’esprit de contradiction soit très important chez moi. Elle a raison, bien sûr, et je me mets finalement à me demander si elle n’y connait pas quelque chose en terme de succès et de popularité, pour avoir des mots aussi justes et précis, comme si elle avait elle-même vécu cette expérience. A défaut de poser la question de front, c’est donc son métier que je tente avant toutes choses de connaître. « Je suis architecte. » Mêler art et science, voilà un métier qui aurait pu rendre un peu plus fier mes parents. Fiers tout court, en réalité, parce qu’ils sont les premiers à avoir eu du mal avec le choix d’une carrière purement artistique. Qu’importe, ce n’est pas comme si leur avis avait moindrement compté un jour dans mon existence. Je préfère encore souligner le fait qu’elle est donc une artiste, elle aussi, et comme je l’avais déjà largement imaginé. « Je l’étais. » - “Vous n’êtes plus architecte ?” Je redemande, sincèrement curieux, avant de déjà anticiper sa réponse. “Alors vous êtes toujours une artiste.” Pas de la même façon que l’est un peintre ou un sculpteur, ou Dieu sait quoi, mais elle reste une artiste. Elle utilise cette infime partie du cerveau que le reste du monde n’a de cesse d’oublier.

L’aparté de la gérante de la galerie terminé, je donne à nouveau toute mon attention à la visiteuse à mes côtés, en profitant pour lui demander son prénom. « Vivian. » Son regard transpire l’inquiétude ce qui, à défaut de me rendre dans le même état, me fait doucement rigoler. Pour ma part, ce n’est là que le seul sentiment que me laisse vivre cette situation et les mots qu’elle a eu à mon égard. « Je m’excuserais bien mais, c’était sincère. » - “J’ai jamais compris l’utilité des excuses de toute façon.” C’est préparé, faux, poussé, artificiel. Je ne comprends pas à quoi elles peuvent bien servir et comment elles peuvent aider à quoi que ce soit, et ce même en étant devenu un adulte entre-temps. Ainsi, je réponds rapidement à sa main tendue en la serrant contre la mienne, un fin sourire au coin des lèvres. « Je suis enchantée. » Mon hochement de tête lui signifie donc que le sentiment est partagé, sans plus de cérémonie. Ça non plus, je n’en ai jamais compris l’intérêt. “On vous a déjà dit qu’un de vos projets n’était pas réussi ?” Je demande à mon tour, miroir de la situation actuelle, avec un sourire un peu plus grand et amusé que je ne cherche décidément pas à cacher.

Je l’observe d’un regard en coin - que je ne cherche pourtant pas à cacher -, déstabilisé à l’idée de ne rien avoir de négatif à dire ou penser d’elle. La jeune femme se démarque, c’est intéressant au possible. A ses côtés, et comme à mon habitude finalement, je n’hésite pas à lui poser les questions qui pourraient poser problème, qui pourraient ne pas lui plaire aussi. Si elle décide de prendre la mouche, après tout, cela ne sera en rien mon problème. Elle ne serait pas la première à prendre une telle décision, qui plus est, et je me contenterais de hausser les épaules en soufflant. Rien de nouveau, comme je le dis. "Beaucoup trop souvent à mon goût." Une seule fois correspond déjà à un “trop souvent” à mes yeux, si on parle honnêtement. Mais il est vrai que c’est par la critique qu’on s’améliore, non qu’elle soit généralement constructive mais bien parce qu’elle nous pousse à nous dépasser pour montrer à ces connards qu’ils ont tort. Dans les livres pour enfant, ils le disent d’une façon un peu moins colorée j’imagine. “Ce genre d’avis est toujours subjectif.” Je ne cherche pas à la rassurer ou à la caresser dans le sens du poil, là n’est pas le sujet. Simplement, je statue les faits, encore et toujours. L’art est un domaine dans lequel personne ne sait rien mieux que tout le monde, même moi je ne prétends pas à ce titre et ce n’est pourtant pas faute de le vouloir.

"Mais c'est sûrement parce que je ne suis qu'une femme, perdue dans une entreprise beaucoup trop masculine." Je grimace, n’ayant aucune envie d’aborder un tel sujet. Le talent ne se genre pas et je ne suis pas du genre à préférer mes collègues masculins aux féminins (quoi que si, mais uniquement dans un domaine bien plus intime). Pour autant, je ne peux pas nier que cela existe ailleurs, et sans doute bien plus encore dans des entreprises comme la sienne, où l’art n’est pas tout ce qui compte. “T’as jamais pensé à monter ta propre entreprise ?” Si elle n’est pas heureuse là où elle travaille, alors j’estime qu’il est toujours temps de viser plus haut. C’est prendre des risques, c’est bien vrai, mais c’est aussi s’offrir l’opportunité de briller bien plus encore. “J’ai trois sœurs, c’est un thème récurrent aux repas de famille.” Leur difficulté à se faire entendre, à atteindre les hauteurs qu’elles méritent, à être prises au sérieux, et bien plus encore. Je hausse les épaules une fois de plus, peu enclin à lancer un débat ou militer pour le bien de l’Humanité: cela m’intéresse bien moins que l’art, il faut l’avouer. “L’une d’elle sera bientôt à la tête d’une des plus grandes entreprises du pays. Je veux dire, rien n’est impossible, tu vois.” Certes, je ne précise peut-être pas qu’Ornella va être PDG uniquement parce que notre frère lui donne la place, mais elle n’a pas démérité pour autant et a longtemps travaillé dur pour le bien de Michal Hills. Elle le mérite, et pas uniquement grâce à son adn.

“Bien sûr que si. Ce n'est juste pas si simple.” Je hausse les épaules. Bien sûr que ce n’est pas si simple, sinon tout le monde se serait déjà rué sur l’occasion de vivre le rêve américain, sans même avoir à supporter la vie dans le pays en question. Je ne fais que chercher des pistes et des idées, du reste, sa vie ne me concerne en rien et son avenir non plus. Je ne sais pas ce qu’est la vie en entreprise, simplement parce que je n’ai jamais essayé, bien conscient que je ne la supporterais pas. Alors, à mes yeux, le seul moyen possible de vivre de ma passion a été de me débrouiller seul, de monter mon entreprise seul aussi. De là, les horaires de travail ne sont qu’un concept inconnu. “Tu as un peu d'expérience quant à l'ascension professionnelle des femmes?” Dit comme ça, non. Ce n’est pas que je m’en moque, mais oui, je m’en moque. Après tout, cela ne me concerne pas, et tout ce que je connais du sujet, je l’ai appris au travers des récits de mes sœurs, souvent bien plus subis qu’autre chose. Ils ont au moins le mérite d’exister et de me servir, maintenant. La jeune femme s’énerve seule, je la laisse faire, sans doute un brin amusé par ce comportement.

Face au récit de l’ascension d’Ornella, elle commente son étonnement, et sans doute que oui, je suis un peu fier de ma petite sœur, si on ne relève pas les ficelles et les dessous de cette promotion au sommet. “Impressionnant.” Et pourtant, son attention vacille déjà plus loin, sur la galerie dont j’avais presque oublié l’existence, quand bien même l’exposition tourne autour de ma personne. A force, cela ne fait plus ni chaud, ni froid, il faut bien l’avouer. “J'y ai déjà pensé. J'ai pas assez d'expériences pour le moment. Je suis pas dans le métier depuis assez longtemps. En revanche, je commence à regarder pour postuler ailleurs. Y’a une convention d'architecture dans quelques semaines. Ce sera l'occasion de jouer quelques cartes.” J’hoche la tête, comme si finalement son avenir et son épanouissement ne m’est pas totalement inintéressant. Elle dégage quelque chose de fascinant, même si moi j’en arrive à penser qu’elle est un peu trop sanguine sur ses réactions, un peu trop prédisposée à éclater au moindre problème sur son chemin. Ça aussi, paradoxalement, je le trouve intéressant, au point où je ne cesse de l’observer d’un sourire éternellement amusé, ma propre peinture reléguée au second plan.

J’ouvre la bouche pour lui donner mon avis sur la question et la referme bien malgré moi lorsque mon prénom est appelé, que dis-je, hurlé depuis l’autre bout de la pièce. Je souffle à nouveau, lance un regard noir au désigné et prends sur moi. D’un geste de la main, de mes d’un doigt levé, je lui demande une seconde de plus. “Tu sais quoi ? C’est ma carte. Dis moi comment se passe ta convention d’architecture.” Parce que oui, je suis véritablement curieux de savoir jusqu’où elle pourrait aller. Elle a la hargne, j’espère qu’elle a le talent qui va aussi avec, et je n’émets pas le moindre doute quant au fait qu’elle soit une personnalité à suivre, un talent de demain.