C’est loin d’être une soirée palpitante. C’est même tout le contraire, alors que t’es affalée devant la télé, bol de chips dans une main, bière dans l’autre. C’est un programme tout ce qu’il y a de plus ordinaire, mais tu n’avais pas le courage pour plus ce soir. Pas envie d’aller te perdre en ville. Pas envie d’aller te poudrer le nez dans une soirée quelconque. Ce n’est pas que tu n’avais pas reçu d’invitations dans ce genre. Tu avais quelques messages sur ton portable auxquels tu n’avais pas répondu, quelques uns de la part d’Arthur que tu t’amusais toujours particulièrement à faire attendre, ou même jusqu’à disparaître quelques jours, juste parce que tu pouvais le faire. Il avait l’habitude de bien te le rendre de toute façon, le Coventry. Qu’importe. Ce soir, tu n’allais pas le rejoindre dans un quelconque party de gosses riches qui croient que tout dans la vie leur est due. Tu allais rester avec ton programme pourri de Netflix et la bière que tu avais si poliment empruntée (on va dire) à Albane. Des semaines maintenant que tu restais à l’appartement avec elle, des semaines que vous n’aviez pas vraiment statué sur ce qui en était. Tu allais sûrement avoir ta première paye du vignoble prochainement, ça pourrait même être une idée de lui donner un peu d’argent pour la bouffe, et pour le loyer aussi. Ce n’est pas comme si tu avais l’intention de remettre les pieds dans ce taudis que tu partageais avec Seth après tout. Vous deviez plusieurs mois de loyers que tu n’avais pas les moyens de payer, et lui non plus, et tu refusais de faire face au Moriarty qui allait très certainement te faire chier quand bien même il était incapable de faire mieux que toi. Rester ici, donner une partie de ton salaire à la française, ça sonnait comme une bien meilleure idée de toute façon. Ou une fausse bonne idée du moins, vu que vous sembliez incapables d’avoir la moindre interaction qui ne finissait pas dans un extrême ou un autre.
T’es peut-être en train de somnoler plus qu’autre chose devant ce qui se passe sur l’écran de la télévision. Tu n’as pas suivi le moindrement l’histoire des personnages qui défilent dans des couleurs qui te feraient presque mal aux yeux. Tu ne sais pas trop quel heure il est, tu t’en fiches en réalité. Tu pourrais te bouger du canapé jusqu’à l’ancienne chambre de Reese, mais ça aussi, c’est plus d’effort que tu n’as envie d’en faire. Tu ne sais pas si Albane doit rentrer bientôt, ni même si elle va rentrer cette nuit. T’as l’impression qu’elle travaille tout le temps, mais c’est peut-être autre chose. T’as appris à la dure qu’avec elle, le mieux c’était parfois de ne pas poser de questions. Vous êtes jamais très douées pour vous offrir des réponses que vous voulez vraiment entendre. Quand ça frappe à la porte, t’assumes que c’est pour elle, parce que personne sait que tu es là et tu as bien l’intention de garder ça ainsi aussi longtemps que possible. T’es trop douée pour te faire des ennemies pour que tu aies envie d’être facilement retracée dans tes déplacements. Tu déposes ta bière encore à moitié pleine sur la table basse du salon, te frotte les yeux machinalement et fais les quelques pas qui te séparent de la porte d’entrée. « Albane est pas là. » que tu lâches d’une voix endormie avant même d’avoir ouvert, et peut-être que si tu avais su qui se trouvait derrière le panneau de bois, t’aurais prétendu ne pas avoir entendu les coups portés. C’est comme un coup de massue que de voir les traits de Reese se dessiner sous tes yeux, toute ta fatigue disparaît d’un seul coup, tout comme ta colère elle qui gronde férocement sans crier gare. « Qu’est-ce que tu fous là? » que tu lui craches au visage, avec une hargne que tu ne tentes même pas de dissimuler. Il s’était poussé sans un mot, n’avait donné aucun signe de vie pendant des mois, qu’il ne s’imagine pas simplement pouvoir revenir juste là, comme si de rien était.
Dix heures se sont déjà écoulées depuis qu’il a démarré sa voiture, après l’avoir chargé de ses quelques affaires, sans se soucier le moins du monde d’un potentiel oubli. Son corps est engourdi, ses yeux rougis par ses insomnies répétées, depuis déjà quelques jours. Si ses heures de sommeil se comptent déjà d’ordinaire sur les doigts d’une main, ces dernières nuits n’en ont pratiquement compté aucune. L’esprit trop occupé pour s'abandonner dans les bras de Morphée. Il s’est contenté d’un sms envoyé à sa soeur pour lui dire qu’il rentrait, sans préciser ni jour ni heure. Depuis, les messages d’inquiétude se sont multipliés, lui demandant de s’accorder des pauses régulières sur le trajet, dont une pour une nuit entière — sa peur de voir son cadet subir le même sort que leur paternel plus que perceptible. Un conseil qu’il n’a évidemment pas écouté, sans lui faire savoir. Les seuls arrêts ont été faits pour remplir le réservoir, rien de plus. Il se pense certainement immortel, Grigson. Mais ça, il le pensait aussi de son père. Alors, lorsque le trajet semble arriver à son terme, le soulagement, autant que l’angoisse l’assaillent. Les musiques bien trop fortes qu’il a écouté jusque là dans l’espoir de faire taire ses pensées ne suffisent plus, lorsqu’il aperçoit le panneau de Brisbane. Sans réfléchir, il s’arrête sur le premier parking qu’il trouve, claquant la portière derrière lui. Son souffle est lourd, alors que ses opales épuisées se dirigent vers le ciel nuageux. Il s’en rend bien compte, qu’il ne sera pas capable d’aller chez sa mère — dans cette maison qui l’abritait autrefois, lui, sa soeur, et ses parents. Ses amis, quant à eux, n’ont même pas été mis au courant de son retour. Il ne réalise que maintenant, Reese, qu’il ne sait pas vers qui se diriger. Ils voudront probablement des explications qu’il n’a égoïstement aucune envie de fournir. Il s’allume nerveusement une cigarette, ignorant la hausse de sa consommation, et par un raisonnement qu’il ne saurait expliquer, il finit par penser à Albane. Son ancienne colocataire, et certainement l’une des rares personnes qui pourraient lui épargner un interrogatoire. Avec un peu de chance, en trois mois, elle n’avait trouvé aucun colocataire pour prendre sa place. Alors, une fois sa clope finie, il ne tergiverse pas plus et regagne sa voiture.
Il ne sait pas quelle heure il est, exactement, lorsqu’il se retrouve face à son ancien appartement. Sa voiture est garée en bas, avec ses affaires délaissées à l’intérieur, préférant vérifier qu’Albane est là, et surtout, qu’elle est seule avant d’en faire quoique ce soit — il ne les a couvert que laborieusement avec un drap, comme si ça dissuaderait un voleur. Il n’attend pas plus, et toque, fourrant la seconde suivante ses poings dans la poche de son hoodie. Son regard s’attarde sur le sol, alors qu’il tente de discerner un potentiel bruit à l’intérieur. Il croit entendre des bruits de pas, avant qu’une voix ne s’élève. « Albane est pas là. » Lorsque les mots résonnent à travers la porte, il redresse brusquement la tête, ses sourcils se fronçant instinctivement. Il reconnaît cette voix. Seulement, il n’a pas le temps d’assimiler l’information, que la porte s’ouvre à la volée pour lui dévoiler le visage de Leo. Ses opales s’agrandissent légèrement sous la surprise, avant qu’il ne jette un bref coup d’oeil confus sur le numéro de l’appartement, comme si la retrouver dans un autre du même immeuble aurait eu plus de sens. « Qu- - Qu’est-ce que tu fous là? » Il se ravise aussitôt de poser la même question, demeurant quelques instants interdit face à sa colère. Ce n’est pas de cette façon qu’il imaginait ses retrouvailles avec la blonde — ô sa colère, il la visualisait très bien, mais chez Albane ? Certainement pas. Alors, pris de court, il la dévisage de longues secondes, esquissant une légère grimace aussi hésitante que perplexe, qui ne parvient pas à le convaincre lui-même. « Surprise ? » Il s’en rend bien compte Reese, que parmi toutes les approches qu’il aurait pu tenter, celle-ci était probablement la pire. Alors il soupire, reprenant difficilement de la contenance. La question de savoir où est Albane lui brûle les lèvres, mais il la ravale, sachant parfaitement que dans son entourage, Leo était celle avec qui il rencontrerait le plus de difficultés pour passer outre son départ. Un mot de travers de sa part pourrait lui coûter cher. Pour autant, Reese n’a pas le réflexe d’adopter la stratégie de la douceur et des excuses, qui ne lui ressemblent pas le moins du monde. Ses mains demeurent dans la poche de son hoodie, laissant suggérer malgré lui un certain détachement. « Je venais voir Albane pour mes affaires et pour l’appart. » Il opte pour l’honnêteté, malgré le risque de s’enfoncer plus encore. Parce qu’il n’est pas allé voir Leo ou Winston. Il est allé toquer chez Albane. Et il préfère laisser penser qu’il l’a fait par pur je-m’en-foutisme, plutôt que d’avouer qu’il n’était pas en état pour des confrontations, préférant les esquiver pour sa première soirée à Brisbane. Malheureusement pour lui, il n’avait visiblement pas le choix, et il allait devoir débuter avec la pire d’entre elles. « Tu vis ici, maintenant ? » Il ne voit pas d’autre raison à sa présence en l’absence d’Albane — de quoi le faire douter sur l’état des quelques affaires qu’il avait oublié dans sa chambre. « Win est au courant ? » Le simple fait de formuler cette question est une mauvaise idée. Il devrait lui dire qu’il est heureux de la revoir, qu’elle lui a manqué. Mais rien ne sort. Seulement cette question, qui pourrait presque sonner comme du jugement, et qui n’en est pourtant pas. Il se tire lui-même sous terre, Reese. Et il est incapable de se hisser à la surface.
Il y avait longtemps que tu avais arrêté – ou du moins essayé – de donner de l’importance à qui que ce soit se faisant un chemin dans ta vie. Longtemps que tu avais compris que les gens n’étaient que passagers, des chapitres éphémères dans le bordel de ton histoire et tu t’étais bâtie cette carapace derrière laquelle tu préférais te cacher pour ne pas avoir à gérer avec un énième abandon. Ça te réussissait plutôt bien, de manière générale. Mais dernièrement, les quelques attaches que tu avais depuis longtemps, ceux avec qui tu avais baissé ta garde, ceux sur lesquels tu comptais le plus au monde, s’étaient défiler les uns après les autres sans que tu ne puisses rien dire ou rien faire pour les retenir. Voir Ariane disparaître du jour au lendemain pas une, mais bien deux fois n’avait au final, plus rien de surprenant. Ça avait fait mal, la première fois plus que la deuxième, mais tu t’étais convaincue avec peine et misère que tu étais mieux sans. Quand Reese avait disparu toutefois, cessant toute communication, quittant son appartement en catimini, tu n’avais rien compris. Tu ne l’avais pas vu venir, tu n’avais pas su trouver les raisons derrière une décision si impulsive et irrationnelle à tes yeux. Le Grigson avait toujours eu un pied à terre à Brisbane, et s’il n’était pas le meilleur ami le plus rejoignable du monde, tu avais toujours su où le trouver, et ce depuis l’école primaire. Alors quand soudainement ce ne fut plus le cas, quand la ligne semblait s’être coupée sans préavis, tu l’avais mal pris. Encore aujourd’hui, trois mois plus tard, tu avais du mal à avaler cet abandon que tu ne t’expliquais pas.
Son retour, comme son départ, ne faisait pas de sens alors que la surprise et la colère se faisaient combat en toi, tes yeux ne lâchant jamais son portrait fatigué. Tu connaissais les tendances insomniaques de Reese, mais jamais il ne t’avait paru plus épuisé qu’en ce moment. L’inquiétude se tait toutefois alors que tu attends une réaction quelconque de sa part, des excuses peut-être, une explication, mais tu devrais le connaître assez pour savoir que ce ne serait pas la première chose qu’il chercherait à t’offrir. « Surprise? » Oui, ça en est une, mais pas une bonne et son petit air à la con te donne seulement envie de serrer les poings et de lui en coller une, pulsion que tu retiens encore difficilement dans l’immédiat. « Je venais voir Albane pour mes affaires et pour l’appart. » « Y’a plus rien, j’ai tout fait brûler. » Pire encore qu’une ex-copine jalouse, si seulement c’était la vérité. Non, ce n’est pas vrai, mais ça fait plusieurs fois que tu y penses et en ce moment, l’envie est grande. Rien qui ne peut garantir que ce n’est pas exactement ce que tu vas faire dès la seconde où il aura de nouveau disparu dans la nature, puisqu’une chose est certaine dans ton esprit : il n’est certainement pas là pour rester. « Tu vis ici, maintenant? » Tu hausses les épaules. Oui, non, tu ne sais pas trop et ce n’est certainement pas avec lui que tu allais établir la question. « Qu’est-ce que ça peut bien te faire à toi? » Qu’est-ce qu’il en a encore à foutre, d’où tu vis et de ce que tu fais? Pas un message pour te dire qu’il va bien en trois mois, pas un appel pour te dire où il est et ce qu’il fait, malgré les centaines de textos que tu lui as envoyés et les dizaines de messages vocaux pleins d’insultes qui doivent encore traîner sur sa boîte vocale. « Win est au courant? » La simple mention du prénom de Win suffit à ce que tes nerfs te lâchent et que ce poing serré que tu tenais contre ta hanche ne finisse contre son nez, de la plus brutale et surprenante des façons. Ton poing t’élance, mais c’est rapidement oublié contre la colère qui ne cesse de gronder de plus en plus fort dans le fond de ton ventre. « T’es sérieux là? » que tu t’exclames, la voix qui porte sans doute bien trop fort dans tout le corridor. « Tu fais le mort pendant trois mois et la première chose que tu m’sors c’est un reproche? Tu t’fous de ma gueule. » Tu continues de le dévisager, te fichant bien de savoir s’il a mal ou non. Ce n’est pas la première fois que tu lui casses le nez, et honnêtement, ce n’est sûrement pas la dernière non plus.
Il n’aurait pas pu plus mal tomber, Reese. Posté face à sa meilleure amie, un simple coup d’oeil lui suffit pour comprendre que ces retrouvailles n’auront rien d’agréable. La colère nullement dissimulée de Leo fait contraste avec sa mine fatiguée, qui ne laisse entrevoir qu’une certaine confusion mêlée à de la perplexité. En l’espace de quelques mois, les choses avaient visiblement bien évolué, et certainement pas dans le bon sens. « Y’a plus rien, j’ai tout fait brûler. » Il la dévisage, quelques instants. Si d’ordinaire, il lui aurait balancé combien elle fait chier, cette fois-ci, il est anormalement silencieux. Il n’a pas l’énergie de pester comme il en a l’habitude. « J’suis étonné que t’aies pas plutôt tout vendu. » qu’il finit par répondre, sans un éclat dans la voix. Il s’en contre-fout, de ses affaires, à cet instant précis. Sa préoccupation se dirige plutôt vers la présence de Leo dans cet appartement. Il ignore tout des tenants et des aboutissants de cet emménagement. Si elle s’installe définitivement, ou si c’est temporaire, laissant supposer une situation toujours aussi précaire. Aucune de ces deux options ne le réjouit. « Qu’est-ce que ça peut bien te faire à toi? » Cette fois-ci, il ne peut s’empêcher de tiquer, ses sourcils se fronçant sitôt sa question formulée. A défaut d’avoir une véritable réponse, il peut la deviner positive. « Arrête. Comme si ça m’intéresserait pas. » qu’il siffle, sèchement. Malgré ce que les derniers évènements pourraient laisser supposer, il se soucie de Leo. Il sait combien il est facile pour elle de s’attirer des ennuis, des plus légers aux plus catastrophiques. Auparavant, il était toujours là pour l’aider à se relever. Il a du mal à réaliser que cette fois-ci, il est le responsable de sa chute.
Et puis, dans un élan d’inconscience, il se risque à poser la question fâcheuse. Un impair dont il prend conscience face aux traits de la blonde se déformant sous la colère. Seulement, il ne réalise l’ampleur de son erreur que lorsque le poing de Leo se précipite sur son visage, sans qu’il n’y soit préparé. Il n’a qu’à peine un mouvement de recul, qui ne lui permet pas d’esquiver les phalanges de la blonde s’abattant sur son nez, le poussant en arrière. La douleur est vive, le fait chanceler un bref instant pour conserver son équilibre. « T’es sérieux là? » Il ne la regarde pas tout de suite, encore sonné par l’impact. Seule sa voix résonne, probablement suffisamment pour alerter le voisinage. « Tu fais le mort pendant trois mois et la première chose que tu m’sors c’est un reproche? Tu t’fous de ma gueule. » Ses prunelles orageuses reviennent se planter sur elle, aussitôt. Le choc se mêle à la colère, et il ne saurait en expliquer l’intensité. Leo n’en est probablement pas la seule source, pourtant elle en est la seule cible. Les émotions du Grigson sont en vrac, et son épuisement ne fait que les exacerber. Il ne s’est pas laissé suffisamment de temps pour les ordonner, était loin d’être préparé à cette confrontation plus explosive encore qu’il ne l’imaginait. « C’est quoi ton problème ? » qu’il siffle entre ses dents, si serrées qu’elles lui donnent la sensation de pouvoir se briser à tout instant. Il pose la question, en sachant pourtant parfaitement la réponse. Par réflexe, il vient passer son pouce contre ses narines, et d’un coup d’oeil, constate avec un certain soulagement l’absence d’hémoglobine. Il n’en laisse rien paraître pour autant, son regard revenant aussitôt transpercer celui tout aussi noir de son amie. « Quel putain de reproche Leo, j’te retrouve chez Albane, tu t’attends à quoi ? » Sa voix s’élève, à son tour. Malgré tout, il n’y a que le surnom de la blonde pour filer de ses lèvres. Elle aurait pu s’attendre à bien d’autres choses de sa part. Mais il fait semblant de ne pas les voir. « Pourquoi j’te pose la question à ton avis ? Tu fais de la merde et tu vas me casser les couilles parce que j’te demande s’il sait pour pas te balancer dès que je le verrai ? » Il regrette instantanément. Sa respiration se fait sifflante, sous le palpitant tambourinant dans sa cage thoracique. Il est pourtant incapable de faire machine arrière, Reese. Ses prunelles continuent de la dévisager, ne se plissant qu’à peine, trahissant un instant de doute qu’il ravale, la mâchoire serrée. « Tu fais chier. » C’est plus simple à dire que tu m’as manqué.
« J’suis étonné que t’aies pas plutôt tout vendu. » « Elles valent rien, tes guenilles. » Tu utilises le présent parce qu’elles ne sont pas vraiment brûlées, ces affaires, ni vendues, ni jetées. Elles sont dans un coin du garde-robe de cette chambre que tu occupes depuis quelques temps maintenant, lieu de vie que tu ne te vantes pas habiter pour éviter que ça tombe dans les mauvaises oreilles, celles de Winston ou de ceux à qui tu dois de l’argent. C’est un malheureux hasard - quoique pas si surprenant quand on y réfléchit vraiment - que de te retrouver face à face avec le fantôme de l’appartement, ton meilleur ami porté disparu depuis bien trop longtemps à tes yeux. Assez longtemps pour que l’inquiétude des premières semaines se transforme en une colère qui rafle tout sur son passage, qui lui revient en pleine figure. Sur sa tronche encore plus fatiguée qu’à l’habitude, mais ça, c’est loin de t’empêcher de cracher exactement tout ce que tu penses. « Arrête. Comme si ça m’intéressait pas. » Tu souffles du nez et roule des yeux. « Si ça t’intéressait vraiment, t’aurais retourné mes appels ou répondu à mes textos dans les trois derniers mois. » que tu rétorques aussitôt. S’il s’inquiétait moindrement pour toi, il ne t’aurait jamais abandonné, comme les autres. Tu n’aurais jamais cru ajouter son nom à cette liste et pourtant, vous en êtes bel et bien là.
Le poing sur son nez, ta main qui élance, tu ne l’as pas vu venir autant que tu n’aurais pas pu le retenir. Ça prend quelques secondes avant que son regard ne vienne retrouver le tien et il est difficile de dire qui a le plus envie de tuer l’autre dans l’immédiat tant les éclairs dans ses yeux doivent faire l’écho des tiens. « C’est quoi ton problème? » Lui, bien évidemment. Et puis toi aussi. T’es ton propre problème, quand tu sais que d’être ici te fait paraître encore plus coupable que tu ne l’es vraiment. « Quel putain de reproche Leo, j’te retrouve chez Albane, tu t’attends à quoi? » « À ce que tu me donnes le bénéfice du doute! » Tu ne le mérites pas, mais tu le demandes quand même. Ça ne surprendra personne, surtout pas Reese. « Pourquoi j’te pose la question à ton avis? Tu fais de la merde et tu vas me casser les couilles parce que j’te demande s’il sait pour pas te balancer dès que je le verrai? » Tu en comprends deux choses: il n’a pas encore vu Winston, et étonnamment, il n’a pas l’intention de te balancer dès qu’il en aura la chance. Tu échappes un long soupir, mais ça n’aide pas vraiment à te calmer. Vous êtes toujours dans le cadre de porte à vous gueuler dessus comme des idiots, manquerait plus que Hugo decide d’ouvrir sa porte et de se joindre à la partie. Plutôt que de prendre le risque, tu te recules légèrement, juste assez pour le laisser rentrer. Mieux vaut faire ça à l’abris des regards trop curieux. « Tu fais chier. » « Ferme-là et rentre. » Ça sonne comme un ordre, ça en est un. La porte se referme derrière lui et tu vas chercher la bière que tu as délaissé sur la table basse du salon et viens la porter à tes lèvres. Dans un autre contexte, tu lui en offrirais une, vous pourriez vous faire chier devant une mauvaise série sur Netflix et juste faire comme si rien des derniers mois n’étaient arrivé. Mais c’est loin d’être aussi simple, malheureusement. « J’ai rien dit à Winston parce que y’a rien à dire. Albane fait que me dépanner, c’est tout. » Ou presque. « J’ai un boulot grâce à elle, la chambre était libre. Ça te va comme réponse? » Tu passes une main dans tes cheveux, tu peines a soutenir ton regard. Il te connaît assez pour savoir que tu mens, mais tu ne peux pas discuter de ça avec lui. Pas comme ça, pas maintenant. « Qu’est-ce que tu fais là? » Mais surtout: pourquoi est-ce que t’es parti, Reese?
« Elles valent rien, tes guenilles. » Certainement. Les quelques fringues de valeur qu’il peut avoir ont été emportées — sans se révéler si nombreuses. Il n’a probablement laissé derrière lui que des broutilles dont il s’est facilement passé en l’espace de trois mois. La seule chose qui aurait pu attiser l’intérêt, c’est le chargeur qu’il avait laissé branché à une des prises de la chambre. « Parce que t’as quand même vérifié ? » qu’il souffle, d’un sourcil arqué. Comme il pouvait s’y attendre, Leo est sur la défensive, rejetant chacun de ses mots, refusant d’offrir une réponse à sa question. Ce serait déjà trop lui accorder. « Si ça t’intéressait vraiment, t’aurais retourné mes appels ou répondu à mes textos dans les trois derniers mois. » Il est tenté de lui répondre que dans son esprit tordu, l’un et l’autre ne sont pas incompatibles. Mais il demeure silencieux, ses prunelles fixées aux siennes. La seconde question de sa part, à la place, n’est pas plus judicieuse. A tel point que ce ne sont pas des mots incendiaires qu’il reçoit en retour — ou du moins, pas tout de suite —, mais bien le poing de la blonde. Il n’aurait pas cru qu’ils en arriveraient là, ou du moins, pas aussi vite. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’il a droit à un coup de sang pareil de la blonde. Il n’a pas eu besoin de se montrer si désagréable que ça, finalement. La douleur l’arrache brusquement de son flegme, comme un réveil des plus violents. Il lui faut quelques secondes avant que ses prunelles, dorénavant aussi noires que celles de Leo, reviennent se planter sur les siennes. Il n’a pas un tempérament aussi volcanique que le sien, ou celui de Winston. Plus partisan des mots que des gestes, il est rarement celui qui porte le premier coup, n’en a tout simplement jamais adressé un à Leo. Et s’il n’apprécie déjà pas qu’on le touche pour une accolade — bien que Leo soit exemptée de ce trait de caractère, un poing dans le visage est d’autant moins apprécié. « À ce que tu me donnes le bénéfice du doute! » Il fronce les sourcils, et aussitôt, souffle du nez dans un rictus incrédule — non sans ressentir une pointe de douleur. « Dis moi que j’ai tort. » qu’il crache d’un air de défi. Leur premier échange depuis ces derniers mois se révèle particulièrement chaotique, et il en oublierait presque qu’ils sont encore sur le palier, à la vue de n’importe quel voisin qui voudrait se payer le luxe d’assister à ce qui s’apparente à une scène de ménage. « Ferme-là et rentre. » Il tique, l’avisant un instant de ses prunelles plissées avec une pointe de méfiance. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle daigne s’écarter. Il serait tenté de ne pas le faire, par simple orgueil. Seulement, à la place, il laisse échapper un soupir avant de s’exécuter. La porte claque derrière lui, et il profite de l’absence brève de Leo pour passer son pouce sur l’arête de son nez dans une légère grimace. Elle n’y a pas été de main morte, malgré tout. Il espère simplement que ça ne laissera pas trop de traces. Après quelques instants, il finit par suivre ses pas jusqu’au salon, où il la trouve goulot aux lèvres. Il ne peut s’empêcher de s’attarder sur sa bière. Une bière premier prix, mais qui attise toute sa convoitise, à cet instant précis. Il se pince les lèvres, refoule l’envie de taper dans les stocks. Non pas pour être raisonnable, seulement parce que la situation ne lui permet pas. Autrement, il rêverait de noyer tous ses maux dans le premier alcool venu. « J’ai rien dit à Winston parce que y’a rien à dire. Albane fait que me dépanner, c’est tout. » Son regard se reporte sur elle, aussitôt. « J’ai un boulot grâce à elle, la chambre était libre. Ça te va comme réponse? » Il l’observe longuement, ses prunelles suivant brièvement ses doigts glissant dans ses cheveux blonds avant de vouloir retrouver les siennes, quelque peu fuyantes. Il ne la croit pas. Il aimerait le croire pourtant, que c’est tout. Mais ce dont il est au courant suffit déjà à remettre ses paroles en doute. « Ça me va. » qu’il lâche malgré tout. Pas parce qu’elle l’a convaincu, mais parce qu’il ne veut pas en savoir plus. Elle aussi, doit facilement pouvoir s’en apercevoir. Malgré leurs multiples mensonges traçant une expérience dérangeante, tous deux savent depuis longtemps déceler la vérité dans les mots de l’autre — ou du moins, la plupart du temps. Ce n’est pas pour autant qu’il s’offusque de ne pas avoir droit à une constante transparence de la part de sa meilleure amie. Lui-même se permet cachoteries et omissions, encore aujourd’hui. Moins qu’avec le reste du monde, sans aucun doute. Mais toujours, tout de même. « Qu’est-ce que tu fais là? » Il ne peut s’empêcher de la toiser. Qu’ils reviennent à une discussion à peu près civilisée après ça le déroute quelque peu. « Je reviens vivre ici. » Il répond sur le même ton, s’empêchant de prononcer les milles réflexions qui régissent son esprit. « A Brisbane, en tout cas. » qu’il précise malgré tout, avec une pointe d’ironie. Pas dans cet appartement dorénavant occupé, visiblement. Et si la présence de Leo dans un autre contexte n’aurait été qu’un argument de plus pour poser ses valises le temps d’un squat, elle est dorénavant un détail qui le pousse à penser à un plan B. « J’avais pas prévu de rester à Sydney. » Il ne sait même pas si elle a appris sa destination de la bouche de Winston. C’est ce qu’il a supposé, sans en avoir la certitude, dans une théorie qu’il vérifie au passage. Il avait également précisé à ce dernier que ce n’était qu’un aller-retour. D’une durée de trois mois, en l’occurence, mais l’idée d’un emménagement provisoire n’a pas changé. « J’te demanderai pas de t’en réjouir, t’en fais pas. » Ce n’est pas comme si elle l’aurait fait dans le cas contraire. Son attitude se fait de plus en plus cynique, se confondant avec un épuisement palpable. Et derrière l’ironie de ses mots, ça lui fait mal, Reese, de constater l’état déplorable de leur amitié. « Tu peux me filer de la glace ? » qu’il finit par soupirer, avec une certaine amertume. « J’aimerais bien être un minimum présentable pour chercher un job. » Ou pour l’enterrement de son père, qu’il se garde bien de préciser. La première excuse est pour autant crédible. Sa gueule a toujours été un meilleur atout que son CV. « S’il te plaît. » Ça le fait chier de le dire, et ça se voit. Il n’a aucune envie d’être poli, ou cordial, ou n’importe quel autre terme plaisant qui pourrait permettre à l’atmosphère de s’alléger. Il n’a jamais fait dans le politiquement correct avec Leo, de toute façon. Et ça lui coûte, de reprendre sur lui.
« Parce que t’as quand même vérifié? » Tu roules des yeux. Tu as toujours détesté cette façon que Reese avait de toujours avoir le dernier mot, mais aujourd’hui, c’est pire que jamais quand la conversation tourne si loin de ce que tu veux réellement savoir, de ce que tu as besoin de comprendre. Non, tu n’as pas vérifié ce qu’ils valaient, les quelques trucs qu’il a laissés derrière, tu t’en fous, tu n’as pas besoin de fric à ce point-là. Tu voulais juste le faire chier et comme d’habitude, c’est le monde en entier qui semble lui passer au-dessus de la tête, au Grigson, alors qu’il garde un sang froid qui ne fait que bouillir ton sang un peu plus. Il reste silencieux quand tu lui fais remarquer que s’il tenait vraiment à savoir ce qui se passe avec toi, il aurait pris le temps de te répondre, de te parler, de te mettre au courant de son plan à la con de se tirer à Sydney plutôt que de t’obliger à faire face à un silence bien trop lourd pendant plusieurs mois. C’est qu’il se fout de tout, ou presque, quand il mentionne le nom de Winston et que tu perds le contrôle dans un coup sur son nez qui est plus que mérité, si on te demande ton avis. « Dis-moi que j’ai tort. » Le poing sur son nez devrait servir de toute réponse, mais il ne te croit pas et il a raison de le faire. Alors tu te contentes de le dévisager, silencieuse, consciente que toute vérité n’est pas bonne à dire, surtout pas en ce moment, surtout pas après tout ce qui s’est passé. Tu devrais lui dire de se tirer, qu’il n’a plus sa place ici et que tu n’en as rien à foutre de lui, mais tu n’en fais rien, l’invitant plutôt à rentrer dans l’appartement sans trop savoir ce que tu espères de sa part désormais, si ce n’est que des reproches qu’il ne s’est pas tardé à t’offrir. C’est toi qui devrais lui faire des reproches, lui dire que t’en as chier, de ne pas avoir de ses nouvelles, de t’imaginer le pire pendant des jours avant d’apprendre de la bouche d’Albane qu’il était parti à Sydney. Pourquoi elle avait su et pas toi? Win aussi, avait été mis au courant – chose que tu avais appris plus tard – et ça n’avait fait qu’enfoncer le couteau dans la plaie.
Tu es la première à parler, quand tu lui offres des explications bancales sur ta présence ici, comme si ça excusait tout ce que tu avais pu faire dans le dos de Win dans les six derniers mois. Ça ne suffit pas, ni à toi ni à Reese, mais vous ferez comme si encore un peu, parce que faire semblant, ça a toujours été le choix facile. « Ça me va. » Alors pour ce soir, ça fera l’affaire. Vous ne parlerez plus d’Albane et de Winston, surtout pas quand il y a bien plus important à aborder à ton avis. « Je reviens vivre ici. » C’est loin d’être suffisant ou complet comme explication et le regard noir que tu n’as de cesse de lui lancer lui fait comprendre que tu attends plus. Il pense quoi, qu’il peut simplement aller et venir selon ses envies et que cela n’aura aucun impact sur ceux autour de lui? Que tu vas lui redonner sa chambre simplement parce qu’il la demande gentiment? « À Brisbane, en tout cas. » Au moins il n’est pas gonflé au point de s’imaginer que tu vas lui redonner sa chambre, c’est déjà ça. « Pourquoi? » Pourquoi il revient? Ou plutôt pourquoi il est parti? Il te donne les faits Reese, mais jamais les explications qui viennent avec. « J’avais pas prévu de rester à Sydney. » Alors pourquoi y être allé tout simplement? Pourquoi n’avoir rien dit? Pourquoi, pourquoi, pourquoi? Elles vont arriver quand, les putain de réponses? « Y’a fallut que je l’apprenne par Albane, que t’étais à Sydney. Même Winston savait que t’étais parti là-bas, mais pas moi. » POURQUOI? C’est ce qu’il cri ton regard, alors que tu te pinces les lèvres, que tu te mords l’intérieur des joues, que tu te pinces la peau des doigts dans des gestes qui se témoignent bien trop fort du mal qui t’envahit à être là, en face de lui, à vouloir garder un semblant de contenance qui pourtant s’est déjà fait la malle dès l’instant où tu as posé les yeux sur lui. « C’est quoi, j’valais même pas un simple coup de fil à tes yeux? » Un simple j’ai besoin d’espace, je te tiens au courant, peu importe. T’aurais sûrement gueulé, mais t’aurais fini par comprendre. Tu n’es pas sans cœur, malgré ce que tu peux laisser croire parfois. « J’te demanderai pas de t’en réjouir, t’en fais pas. » Il y a des foutues larmes qui te montent aux yeux, et tu t’en veux, de le laisser t’atteindre à ce point-là. D’avoir placé autant d’importance en votre amitié, en toutes ces années où ta vie ne te semblait tolérable qu’à cause de sa présence et puis fuck, tu ne comprends pas ce qui a pu changer, ce qui peut expliquer le comment du pourquoi. Tu ramènes tout à toi sans jamais penser qu’il a peut-être ses raisons qui te dépassent, qu’il n’ose pas te dire parce que tu es tellement blessée que tu en perds la moindre once de logique que tu possèdes normalement. C’est d’un geste rageux que tu effaces toute trace de vulnérabilité de sur ton visage, évitant quelques instants de croiser son regard. « J’avais pas l’intention. » que tu marmonnes finalement, la gorge bien trop serrée pour être moindrement crédible. « Tu peux me filer de la glace? » Tu relèves les yeux sur lui alors qu’il semble continuer d’en douiller suite au coup porter contre son nez et que si tu ne lui offres pas ladite glace assez vite, ça risque d’enfler. « J’aimerais bien être un minimum présentable pour chercher un job. » Donc c’est vrai, il reste vraiment dans le coin? « S’il te plaît. » À contre-cœur, tu quittes le salon pour la cuisine, sort une poche de glace que tu lances dans la direction du Grigson, te fichant bien de savoir s’il l’attrape ou non. « Tu leur as dit, que t’étais revenu? » À Winston et à Albane, ceux qui avaient le droit à au moins quelques mots de sa part quand tu ne t’étais pris que silence et indifférence. « Tu m’dois plus que ça. » Plus que des réponses à demi-mots et des explications qui n’en sont pas vraiment. S’il refuse de te parler, alors tu sais ce qu’il te restera à faire : réellement mettre un terme sur l’une des seules amitiés qui a su survivre à l’épreuve du temps et des maintes conneries que vous avez pu faire depuis l’école primaire.
Leurs deux silhouettes se confrontent entre les murs qui les ont déjà trop souvent accueilli, les opales orgueilleuses défiant leurs comparses comme un réflexe, lorsque la tension vient les étreindre. Sa lucidité oubliée pour des heures d’insomnie cumulées, Reese ferme les yeux sur le mal qu’il a pu faire, ne voit que la colère en voile sur les peines. D’un détachement exacerbé, il passe à l’aigreur avec trop de facilité. Il voit en Leo une attaque, un courroux qu’il ne voulait pas recevoir, encore moins ce soir. Egocentrique comme à son habitude, ou plus encore, il se focalise sur sa propre personne, ses propres émotions qu’il souhaite trop enfouir pour saisir celles de sa meilleure amie à peine dissimulées sous son agressivité, qu’il suffirait de gratter. Il n’en a peut-être pas envie, parce que c’est plus simple de s’arrêter au ressentiment de la blonde pour s’ôter la culpabilité des épaules. Alors, lorsqu’elle lui demande pourquoi il revient vivre dans leur ville natale, il se montre encore évasif, tirant dangereusement sur la corde tant qu’elle lui permet d’échapper aux confidences qu’elle exige. Lorsqu’elles ne sortent pas de sa propre volonté, Reese devient tout-à-coup muet. Il ne se sent jamais moins en sécurité que lorsqu’il doit se révéler sous une facette vulnérable. Et ce soir, il sent la situation lui échapper un peu plus à chaque minute écoulée. Acculé, il ne parvient pas à se raisonner en voyant en Eleonora l’alliée qu’elle a toujours été. Il a déjà bien trop merdé pour imaginer la blonde panser ses plaies. « Y’a fallut que je l’apprenne par Albane, que t’étais à Sydney. Même Winston savait que t’étais parti là-bas, mais pas moi. » Il roule nerveusement sa langue au creux de sa joue. Une vérité qu’il ne peut pas nier. Leo n’a eu droit qu’à son silence. Comme beaucoup, mais pas comme tous. Pourtant, elle n'a rien à faire dans la masse majoritaire. « C’est quoi, j’valais même pas un simple coup de fil à tes yeux? » Il fronce les sourcils, un peu plus fortement, brièvement. La réalité de Leo vient subitement envahir la sienne, se personnifiant en une main venant presser son palpitant contre sa paume. « C’est pas ça. » qu’il souffle. Alors c’est quoi ? Il ne dit rien, Reese. Toujours rien. Pourtant dans ses prunelles résident une sincère incompréhension, parce que l’importance de Leo lui semble indiscutable. N’importe laquelle de ses décisions ne renierait jamais la place qu’elle s’est faite dans sa vie, et qu’elle gardera toujours. Il s’est attaché à la gamine teigneuse qu’elle était déjà, se laissant aller à ce lien rapidement devenu indéfectible au fil des années. C’est ce dont il s’est persuadé, tout du moins. C’est pourtant lui qui a tout risqué, et lorsque les yeux océan se mettent à briller, les siens s’affolent pour jongler entre eux, dans l’espoir vain d’empêcher la moindre larme d’en tomber. Si la culpabilité est tardive, elle n’en est que plus forte, attrapant sa carcasse fatiguée. « J’avais pas l’intention. » Il baisse le regard, instinctivement. Il se sent honteux de constater les blessures qu’il a infligé et qu'il inflige encore, sans être capable de l’exprimer. Alors il fuit son regard, quelques instants, le temps qu’elle se reprenne — parce qu’elle le fera. Aucun d’eux ne semble prêt à rendre les armes. Ils sont dans un état pitoyable, plantés sur les débris de leur amitié entretenue depuis plus d’une vingtaine d’années. Leurs visages gamins sont troqués pour des yeux rougis, pour une barbe mal taillée et un nez abimé. L’aller-retour de Leo à la cuisine lui permet de respirer. Il ne sait plus quoi penser, ni comment agir. Ses nerfs sont en pelote, ses émotions à la dérive. L’attention détournée, il reçoit la poche de glace contre son torse, qu’il rattrape maladroitement, non sans un regard à l’égard de l’australienne. Ses sourcils se haussent, alors qu’il tire la manche de son hoodie sur sa paume pour y nicher la glace. Il la dépose contre l’arête de son nez, dans une légère grimace, venant glisser sa seconde main dans la poche de son sweat. « Tu leur as dit, que t’étais revenu? » L’interrogatoire ne cesse pas pour autant. Il a cessé de la regarder, Reese. Les prunelles perdues dans le vague, dirigées vers un point abstrait sur le parquet. Il voit déjà chaque porte de sortie se fermer. « Non. » Ce n’est pas plus cohérent que le reste. Il n’a adressé un message qu’à sa soeur aînée, sans pour autant aller la voir à son retour. Un tissu d’absurdité auquel personne ne parvient à donner du sens, pas même lui. « Tu m’dois plus que ça. » Il se mord les lèvres, se mord les joues. « Je sais. » Même s’il déteste cette idée, même s’il aimerait un scénario différent. Il hésite un instant, avant de relever lentement son regard sur Leo. De longues secondes, ses opales s’accrochent aux siennes, les redécouvrent. Il ne pourra pas esquiver. Pas s’il veut espérer un jour arranger les choses. « J’avais pas prévu de partir. » Un imprévu, autant pour son départ que pour son retour, avec toujours la même personne pour responsable. Il soupire, retire quelques instants la glace qui lui brûle la peau. « C’était par rapport à mon père. » Il sent sa gorge se serrer, sa trachée se nouer. Malgré tout, et étonnamment, ses yeux demeurent fixés à ceux de son amie. Il s’en sert comme point d’ancrage, comme il l’a souvent fait par le passé. Le silence qui suit n’est probablement pas si long — pour lui, il dure une éternité. Il déglutit difficilement, pour libérer sa gorge encombrée. « On s’est engueulés. Plus que d’habitude. » Elle sait plus que quiconque qu’ils n’en sont pas à leur premier conflit. Au contraire, ils les ont multiplié, les deux hommes Grigson. Quand il était adolescent, ça faisait parfois pleurer sa mère. S’il a déjà reçu quelques gifles, à l’époque, cette fois-ci, ce sont les mots qui ont fait le plus mal. « Ça allait déjà pas forcément, avant ça. » qu’il avoue. Rien qu’il pensait nécessaire de confier. Une passade, qu’il s’imaginait. Et pourtant, couplé à cette soirée, tout s’est accéléré. « J’suis parti le lendemain. » Il énonce les faits, en tâchant de s’en détacher le plus possible. Chaque détail ajouté pourrait faire basculer son récit dans une direction qu’il ne souhaite pas prendre. D’un geste lent, il revient porter la poche contre son nez, sentant le froid traverser le tissu de sa manche au fil des minutes. Il donne à ses explications une neutralité facilitée par son épuisement, mais ne peut pas s’empêcher de se sentir nauséeux, en ne frôlant pourtant qu’à peine le sujet. « J’avais pas envie d’en parler. » Une fois de plus, il a pensé à lui, et à ce dont il pensait avoir besoin. Une coupure, bien trop brutale. Il n’a toujours pas envie d’en parler, d’ailleurs. Encore moins de la raison principale de son retour précipité. Mais il se force à amorcer un premier pas vers elle. « Et j’voulais pas que tu me fasses changer d’avis. » Parce qu'il est persuadé qu'elle aurait pu, Leo. Ses prunelles plantées dans les siennes, il y cherche la moindre pensée trahie, les moindres prémices d'une réaction qu'il n'arrive pas à anticiper. Il se pince les lèvres, détourne le regard brièvement pour le diriger un court instant sur la porte d'entrée, avant de le reporter sur la blonde. L'idée qu'elle le fasse partir lui semble largement envisageable. « C'est pas parce que tu comptes moins que j'ai rien dit, Leo. » Au contraire. Elle compte bien plus que ce qu'il a pu lui faire croire, dernièrement. Bien plus que la majorité des gens. Il aimerait être capable de l'en convaincre, Reese.
« C’est pas ça. » Il tourne autour du pot et c’est en train de te rendre complètement folle. Tu ne sais pas pourquoi tu persistes à lui poser des questions quand il est de plus en plus évident qu’il n’a pas l’intention de te dire quoique ce soit, comme le soir où il est parti et puis les jours qui ont suivi. Un silence qui, tu en es persuadée, que n’importe quelle autre vérité. Alors pourquoi te l’imposer? Tu ne comprends pas. Tu ne veux pas comprendre non plus. Tu es pleine de colère et de ressentiment contre le Grigson, mais tu ne sais pas comment simplement rayer ta relation la plus ancienne sans avoir le moindre doute qui persiste face à tous les non-dits. Qu’est-ce qu’il ne te dit pas? Qu’est-ce qu’il te cache? Pourquoi est-ce que tu es tombé dans la catégorie des gens qui n’ont eu droit à rien du tout de sa part? Tu ne lui dois pas la poche de glace que tu lui offres pourtant. Tu ne lui dois pas des minutes de plus, mais tu les lui offres quand même parce que tu ne sais pas faire autrement. Et si les réponses n’arrivent toujours pas, tu lui montreras la porte. Tu lui diras d’aller dormir ailleurs. Qu’il n’y a plus de place pour lui ici de toute façon. « Non. » qu’il répond et tu ne sais pas si tu te sens mieux ou pire encore. « Je sais. » qu’il acquiesce, mais il y a encore une hésitation qui persiste, un silence qui s’étire sans que tu ne saches pourquoi. Le temps semble s’arrêter mille fois avant qu’il n’ose enfin relever les yeux vers toi, et tu soutiens son regard, y cherchant une réponse sans vraiment la trouver. « Prouve-le. » C’est tout ce que tu attends, tout ce que tu veux. Tu n’es pas chiante comme ça, normalement, à lui demander des comptes et attendre des miracles de sa part. Mais c’est allé trop loin, avec la fuite et le silence. Et ce n’est pas le genre de choses que tu peux excuser après quelques insultes et la prétention que rien ne s’est passé.
« J’avais pas prévu de partir. » Premier morceau du casse-tête. Tu ne lui offres rien du tout, qu’un regard complètement stoïque alors que tu attends pour plus. Tu mérites plus, tu l’as déjà dit, et il le sait. « C’était par rapport à mon père. On s’est engueulés. Plus que d’habitude. » Tu soupires. Ça n’a rien de nouveau, ni de surprenant, tu sais que la dynamique entre les Grigson a toujours été complexe et que la relation entre père et fils a connu son lot de problèmes, des problèmes que tu ne savais pas encore si prenant dans la réalité de ton meilleur ami. « Ça allait déjà pas forcément, avant ça. J’suis parti le lendemain. » « Qu’est-ce qui s’est passé? » Est-ce qu’il compte en rester là, alors qu’il effleure à peine la surface, ou bien est-ce qu’il réellement te parler, réellement donner une chance que ta colère et ton ressentiment s’efface un peu, avec le temps? « J’avais pas envie d’en parler. » Il est bien là le problème avec Reese. Il ne veut jamais parler des choses qui comptent réellement. Il ne parle jamais de ses problèmes, prétend que tout va bien jusqu’au moment où il n’a pas été en mesure de prétendre plus longtemps. « Et j’voulais pas que tu me fasses changer d’idée. » C’est ce que t’aurais fait, ou du moins essayer de faire, vous le savez tous les deux. Tu peux en convenir, de ça au moins. « T’aurais au moins pu répondre à mes textos, après. » Il y en avait d’autres solutions, moins brutale qu’un silence absolu pendant plusieurs mois. « C’est pas parce que tu comptes moins que j’ai rien dit, Leo. » « Qu’est-ce que tu me dis pas? » Il y a quelque chose. Tu le sais, tu le sens. « Tu m’fais pas confiance? » C’est ça, qui fait le plus mal de tout ça. L’impression que toutes ces années, tu avais au moins une personne en qui tu pouvais avoir toute la confiance du monde et que finalement, cette confiance n’était pas réciproque comme tu l’avais toujours cru.
« Prouve-le. » Ses prunelles se plissent légèrement, ne laissant qu’à peine percevoir qu’il reçoit mal cet ordre. Reese doit se faire violence pour ne pas laisser ses mauvais réflexes ressurgir, pourtant son regard est encore témoin de ses limites trop facilement atteignables. Il doit les reculer au vu de sa position, mais peine malgré tout à le faire. Il n’a pas envie de mettre Leo à mal, mais n’a pas envie de s’infliger quoique ce soit non plus. Malheureusement pour lui, ses deux souhaits ne semblent pas compatibles. « Qu’est-ce qui s’est passé? » Don’t push it. Il ferme brièvement les yeux, pour se donner toute la contenance dont il peut disposer aujourd’hui — c’est-à-dire bien trop peu. « Les détails peuvent pas attendre ? » qu’il souffle, alors que ses prunelles reviennent confronter les siennes, dans une demande sincère. Est-ce qu’ils ne peuvent pas repousser ces confidences à un autre jour, quand il se sentira capable de les livrer ? « T’aurais au moins pu répondre à mes textos, après. » « J’avais besoin d’espace. » Il ressent toujours le besoin de se défendre, plutôt que simplement admettre avoir eu tort. Un réflexe primitif qu’il réalise presque aussitôt, le ravalant difficilement. Alors après quelques secondes, durant lesquelles il se mord nerveusement les lèvres, il s’efforce de baisser sa garde. « Mais j’aurais dû répondre, au moins aux premiers. C’est vrai. » Il soupire, passant sa main dans sa nuque. Ses ongles viennent s’y frotter un peu trop fortement, témoins de son inconfort à chaque minute un peu plus prononcé. « Je commençais juste à étouffer ici, et cette histoire, elle était de trop. J’ai eu besoin d’air. C’est tout. J’dis pas que j’ai géré ça comme il le fallait. » Personne ne pourrait le lui accorder. Alors il ne nie pas. Il admet ses torts, à demi-mots — et c’est déjà bien trop rare de sa part. « Qu’est-ce que tu me dis pas? » Son coeur se met à cogner plus fort, alors que son regard demeure accroché au sien. Cette fois, ses yeux le lui hurlent : don’t push it. La patience est d’or, avec Reese. Faire parti de son cercle le plus proche n’est pas chose facile, et s’il l’a déjà réalisé, ça ne lui permet pas pour autant de s’assouplir. Il ne dit rien. Il déteste partager ses soucis personnels, ou ses émotions. Il ne le fait que trop rarement, n’ouvrant sa coquille que lorsqu’il s’y sent prêt, et la refermant brutalement à la moindre contrariété. Et il le sent, que ce cas-ci est sur le point de se présenter. « Tu m’fais pas confiance? » Une simple question, et pourtant elle a l’effet d’une goupille violemment arrachée. « C’est pas une question de confiance. » qu’il répond du tac au tac, sans parvenir à cacher sa perte subite de patience. C’est une question de courage, et à cet instant précis, Reese n’en a aucun. « J’ai juste pas envie d’en parler maintenant. Alors arrête d’essayer de m’y forcer. » Le voilà de nouveau sur la défensive, et cette fois, il n’est pas certain de pouvoir faire un pas en arrière. En seulement quelques mots crachés, il balaye ses précédents efforts, sans se soucier des regrets qu’il ressentira probablement ensuite. Il agit impulsivement, pour échapper à une situation qui lui déplaît. Repousser subitement la blonde semble être l’unique option qu’il voit, à cet instant. « C’est mon problème, et le fait que j’me sois barré veut pas dire que je dois absolument tout te dire dans l'immédiat, y compris ce qui te concerne pas, sous prétexte que j'te dois quelque chose. » Au fond, il sait qu’il exagère, Reese. Elle ne lui a rien exigé d’illégitime. Mais il n’arrive plus à gérer les sentiments qui se débattent dans sa poitrine. Alors il les extériorise avec le plus facile : une colère taisant la culpabilité venue s’y mêler. « Ça remet pas en question ce que je pense de toi. » Même ça, il est incapable de le dire — il se persuade qu’elle n’a pas besoin de l’entendre, qu’elle sait très bien la place qu’elle occupe dans sa vie. « Désolé si tu penses le contraire. Mais je suis comme ça, j’ai besoin de plus de temps. » A prendre ou à laisser. C’est ce qu’il sous-entend, finalement. Sa volonté de trouver un terrain d’entente n’aura visiblement pas fait long feu. Si ses timides pas en avant ne suffisent pas, il peut toujours faire le choix de reculer. « J’peux m’en aller, si ça te convient pas. » Peut-être que c’est ce qu’il cherche à faire, pousser la blonde à le faire partir. Pourtant, cette simple pensée lui noue l’estomac.
« Les détails peuvent pas attendre? » Il appelle ça attendre. Toi, tu juges que tu as déjà attendu, trop attendu. Parce que ça fait des mois que tu es sans nouvelle, des mois que tu te demandes ce qui se passe avec lui, des mois que tu n’as pas la moindre idée de comment il va et la douleur qui était venue avec la réalisation que tu étais la dernière à avoir eu le moindre détail sur l’endroit où il se trouvait rend ta patience encore plus mince. Patience que tu ne possèdes déjà pas à la base, évidemment. « Attendre quoi? Que tu disparaisses encore pendant des mois? Excuse-moi de pas avoir envie de prendre la chance. » Même si franchement, tu doutes qu’il puisse te dire quoique ce soit qui te permettrait de lui pardonner le silence et l’abandon en un simple claquement de doigt. Tu ne sais pas ce que tu espères ou ce que tu attends de sa part, tu sais seulement que tu risques de sortir de cette conversation encore plus blessée et brisée qu’au moment où tu lui as ouvert la porte. « J’avais besoin d’espace. » Depuis quand est-ce que vous avez besoin d’espace l’un de l’autre, à cet extrême là du moins? Comment ça se fait qu’il ne pouvait pas juste te dire ça, dans un simple message, ou un court appel? Tu n’aurais peut-être pas compris, sans doute même que tu aurais insisté, mais au moins, tu aurais su que ce n’était pas toi, le problème. Que ce n’était pas toi qu’il fuyait, qu’il n’était pas en train de mettre à mal volontairement l’amitié de toute une vie. L’une des seules qui compte réellement pour toi. « Mais j’aurais dû répondre, au moins aux premiers. C’est vrai. » Étonnamment, tu ne trouves aucune satisfaction à l’entendre admettre ce simple fait. « Je commençais juste à étouffer ici, et cette histoire, elle était de trop. J’ai eu besoin d’air. C’est tout. J’dis pas que j’ai géré ça comme il fallait. » Encore heureux parce que s’il fallait qu’il ait le culot de dire une telle connerie, tu n’aurais pas pu te retenir de vouloir le frapper à nouveau et cette fois tu te serais assurée qu’il y ait du sang – beaucoup de sang.
Tu continues à le défier du regard, éternellement insatisfaite de ses réponses, des trous dans son histoire qu’il se refuse à remplir et plus il se rétracte, plus tu ressens le besoin de savoir, de comprendre. Mais il est décidé à te laisser dans l’ombre le Grigson, et c’est en train de te rendre complètement folle. « C’est pas une question de confiance. J’ai juste pas envie d’en parler maintenant. Alors arrête d’essayer de m’y forcer. » « Personne peut te forcer à rien de toute manière Reese. Tout se fait selon ce que tu veux, quand tu le veux. » que tu craches, toujours aussi venimeuse. « T’es qu’un putain d’égoïste. » Et tu lui en veux, tu lui en veux tellement, et tu n'es pas certaine que ce qui se passe ce soir, que cette discussion puisse arranger quoique ce soit entre vous deux. « C’est mon problème, et le fait que j’me sois barré veut pas dire que je dois tout te dire dans l’immédiat, y compris ce qui te concerne pas, sous prétexte que j’te dois quelque chose. » Un air mauvais prend place de manière permanente sur tes traits. Il ne te doit rien? Alors tu ne lui dois rien non plus. « Ça remet pas en question ce que je pense de toi. » Un ricanement t’échappe, c’est plus fort que toi. « Tu vas vraiment essayer de me faire croire que t’en as quelque chose à foutre de moi? » Non, tu n’y crois pas, tu n’y crois plus et Reese sait exactement pourquoi; c’est bien ça le pire. « Garde ta bullshit pour quelqu’un qui veut bien l’entendre. »Tu mets toute une vie à accorder ta confiance à qui que ce soit, mais tu n’es pas le genre à te faire avoir par deux fois. « Désolé si tu penses le contraire. Mais je suis comme ça, j’ai besoin de plus de temps. » De toutes les choses pour lesquelles Reese doit s’excuser, celle-là est sans aucun doute la pire. « Bah j’en ai plus à te donner. » Et si tu gardes un air hautain, le simple fait de dire ces mots te brisent de l’intérieur bien plus que tu ne voudras jamais l’admettre. « J’peux m’en aller, si ça te convient pas. » « C’est ton move après tout. » Et cette fois-ci au moins, il part en toute connaissance de cause et tu ne seras pas la dernière mise au courant. Tu ne lui ouvres pas la porte toutefois, tu ne bouges pas de l’endroit où tu t’es plantée quelques minutes plus tôt, au beau milieu du salon. La décision lui appartient et malgré tout, tu n’es pas prête à le supplier pour une place dans sa vie.
Le dialogue semble rompu, entre eux. Ces retrouvailles n’en ont que le nom, puisqu’au fil des minutes, ils ne s’éloignent de l’un et de l’autre que davantage. C’était prévisible, mais ça n’en est pas moins difficile à constater. « Attendre quoi? Que tu disparaisses encore pendant des mois? Excuse-moi de pas avoir envie de prendre la chance. » « Arrête de faire comme si c’était la dixième fois. » qu’il s’agace. Ils s’aboient dessus, à défaut de savoir comment communiquer. Reese n’a jamais pu s’octroyer cette qualité, mais ce soir, il ne le démontre qu’un peu plus. « Personne peut te forcer à rien de toute manière Reese. Tout se fait selon ce que tu veux, quand tu le veux. » Il arque les sourcils, dans des airs d’indifférence. Elle énonce des faits qu’il n’a pas l’intention de nier. Une fois qu’il est décidé à ne rien céder, tirer quelque chose de lui relève effectivement de l’impossible. Il ne fait exception ni pour sa famille, ni pour ses supérieurs — ni pour Eleonora. Son émancipation précoce pourrait laisser croire qu’il n’a rien du petit prince qu’on imagine sortir d’une famille comme la sienne. Pourtant, il a bel et bien hérité d’un tempérament capricieux. Il n’exige pas le luxe qu’il exècre, mais il exige bien un traitement de faveur, d’une certaine façon. N’importe qui se doit de faire des concessions, des sacrifices, et lui semble encore persuadé de pouvoir s’y soustraire, s’octroyant une liberté démesurée. Les faibles efforts qu’il a fourni auprès de Leo représentent déjà une montagne pour lui. Et ça l’irrite, qu’ils ne soient pas perçus de la même manière par cette dernière. Pourtant, il devrait savoir qu’être mieux traité que les autres ne signifie pas être bien traité tout court. « T’es qu’un putain d’égoïste. » Cette fois, un rire lui échappe, sans qu’il ne tente même de le retenir. Au contraire, il se montre dédaigneux, le Grigson. Il entre dans cette mauvaise phase, celle qui lui permet de se protéger aux dépens des autres. « Qui l’eût cru. » qu’il se moque ouvertement, venimeux. Il ne s’en est jamais caché — pas auprès d’elle, en tout cas. Il s’est montré tel qu’il est, avec tous les défauts dont il regorge. Seulement, ce défaut n’était jamais tant en défaveur de la blonde, jusqu’à aujourd’hui. Parce qu’elle a toujours été importante à ses yeux, malgré ce qu’elle s’évertue à croire, dorénavant. « Tu vas vraiment essayer de me faire croire que t’en as quelque chose à foutre de moi? » Son sourire s’efface, aussitôt. « Pourquoi je serais encore là, si j’en avais rien à foutre ? » qu’il siffle, tandis que ses prunelles se plissent, témoins de son incompréhension. Il sait que le passif de Leo l’a rendu particulièrement méfiante. Mais il ne parvient pas à saisir comment elle peut se méfier de lui, et encore moins aussi obstinément. Les vingt dernières années devraient suffire comme garantie. Elles le devraient. « Pourquoi je me ferais chier à te le répéter ? » Ce n’est pas comme si c’était son genre, de s’entêter à convaincre une personne qu’elle compte pour lui. Dans son cas, ce serait plutôt l’inverse. S’il ne s’agissait pas de Leo, il aurait déjà répondu depuis longtemps qu’en effet, il n’en a absolument rien à faire. Qu’importe s’il le pense ou non, si c’est ce qu’elle souhaite entendre. Mais il s’agit bel et bien de Leo. Et il peine à simplement lâcher l’affaire, avec elle. « J’ai fait une putain d’erreur, Leo. Au bout de vingt ans. Si t’es pas capable de passer au-dessus j’ai peut-être des questions à me poser aussi. » Le voilà qui retourne la situation, comme il se plaît tant à le faire. C’est toujours plus simple de se défendre quand on a quelque chose à reprocher en retour. Pourtant, cette réflexion a autant de sens que lorsqu’on remet en doute l’amour de son partenaire refusant de nous pardonner aussitôt après une tromperie — c’est-à-dire, aucun. « Garde ta bullshit pour quelqu’un qui veut bien l’entendre. » Doucement, chaque possible issue à cette conversation se ferme, pour ne bientôt plus laisser que la pire d’entre elles. Il les ressent comme des portes claquées, Reese, et sans vouloir en montrer une once, il sent l’inquiétude grimper jusque dans sa gorge. La peur de perdre sa plus vieille amie devient trop réelle. « Bah j’en ai plus à te donner. » Cette fois, l’impact est plus difficile à encaisser. Il fronce doucement les sourcils, et ne rétorque rien sur le coup — légèrement sonné par la fermeté de son ton. De longues secondes, il la sonde du regard, comme s’il s’assurait qu’elle le pense bel et bien, qu’il ne s’agit pas là d’une simple couche ajoutée à cette joute, dans l’unique objectif d’obtenir le dernier mot. Et moins il semble trouver ne serait-ce qu’un éclat de doute au fond de ses prunelles, plus la blessure que cette absence provoque grossit, jusqu’à se muer en rancoeur. Soudain il lui en veut. Il lui en veut d’en venir à cette conclusion, de ne pas faire plus d’efforts, lui qui est pourtant incapable d’en fournir. C’est sa façon de gérer sa peine. Pas la bonne, sans aucun doute, mais la sienne. « C’est ton move après tout. » Il lui faut de longues secondes, avant qu'un léger sourire ne vienne finalement habiller ses lèvres, ironique, seulement moins convaincant que celui dont il s’est paré plus tôt. Il est résigné devant l’issue qui lui semble dorénavant plus claire, et inévitable. Le fait qu’elle ne lui ouvre pas directement la porte ne change rien à ses yeux. « Ouais. Faut croire. » Il lâche la poche de glace sur la table basse, et dans un dernier regard à l’égard de celle qu’il n’est plus sûr de pouvoir qualifier comme sa meilleure amie, il le confirme en lui tournant le dos. Chaque pas est difficile, et pourtant il les amorce avec une détermination feinte jusqu'à la porte d’entrée, qu'il referme derrière lui sans se retourner.