J'arrive Ben, j'arrive. Peu importe ce qui est arrivé à Jackson, peu importe ce qu’il s’apprête à voir en arrivant à l’hôpital, Rhett sait déjà qu’il n’aimera pas ce qu’il s’apprête à arriver. Il n’a pas aimé devoir attendre son putain de taxi, il n’a pas aimé avoir à calmer sa jambe rebondissant nerveusement contre le siège, il n’a pas aimé ne pas avoir davantage de messages de la part de son frère, ni même davantage d’informations tout simplement. Il n’aime rien de ce qu’il se passe, qu’il entend, qu’il ressent. Un mauvais pressentiment l’habite et grandit en lui, chose qui ne lui arrive pourtant jamais d’habitude. Il n’est pas du genre à s’inquiéter pour rien, encore moins à s’inquiéter pour autrui. Même sa famille, à part du reste de la population mondiale, n’est pas tant une exception à la règle qu’on pourrait le croire. Ses doigts arrachent des peaux autour de ses ongles, habitude qui n’est en rien la sienne. Lorsque sa manie s’arrête, ce sont finalement ses dents qui prennent le relais alors qu’il reste muet face à toutes les questions envahissantes du taxiste face à lui. Il n’a pas envie de parler, et certainement pas à un inconnu. La vie de son frère est possiblement menacée - et il dit encore ‘possiblement’ parce qu’il refuse d’entendre la vérité, alors ce n’est pas le moment pour lui de parler de la pluie et du beau temps pour correspondre à l’image qu’il partage généralement au public.

“Je cherche Ruben Hartfield, il travaille ici.”
“Je cherche Jackson Hartfield, il a été admis ici.”

Les questions sont toujours les mêmes finalement, avancées sans une salutation et dans la précipitation la plus absolue, son éternel self control (qui n’existe pas) ne sachant pas comment gérer une situation aussi nouvelle. L’inquiétude ranime ses douleurs, il a l’impression de ne plus savoir comment marcher. C’est pathétique, et c’est ce qu’il se répète en boucle. Il est pathétique. Son frère a besoin de lui, son petit frère l’a appelé pour la première fois depuis des années. Il lui doit bien ça, il doit être là pour lui, il doit être là pour Jackson qui l’a toujours supporté, aidé, aimé. Il doit faire des efforts, non pas pour lui mais bien pour sa famille qu’il aime sincèrement, à défaut de savoir leur montrer. “Ben ?” Il demande finalement au détour d’un couloir, après avoir été baladé d’allées en allées, son réseau téléphone étant absent à l’intérieur des murs de l’hôpital. Il reconnait la silhouette de son frère, mais il ne reconnait pas son attitude générale, sa tête penchée en avant, ses épaules ayant apparemment perdu toute force. C’est comme s’il avait déjà abandonné, Ruben, et cela ne lui ressemble pas le moins du monde. “Hey, Bennie. Je suis là.” A sa hauteur, il se permet maintenant de souffler plus doucement, lui signalant sa présence en posant sa main contre son épaule, certain qu’il n’entend de toute façon pas le monde extérieur. Cela ne lui dit absolument rien qui vaille.

Heure du décès: 19h47.
Jackson était parti.

C’était là une information qui lui avait été transmise à peine une dizaine de minutes plus tôt, alors qu’il faisait en sorte de se tenir à l’écart dans un coin de la salle de décochage dans laquelle son frère avait été installé. Ses yeux étaient restés bloqués sur l’image d’une ligne plate sur l’écran lumineux, alors que le bruit autour de lui s’était peu à peu effacé. Il avait senti la main d’un de ses collègues se poser sur son épaule - main qu’il avait immédiatement retiré, ne supportant pas d’être touché de la sorte alors qu’il avait l’impression que toutes ses émotions étaient en train de fuir son être par tous les pores de sa peau. Plusieurs visages s’étaient imposés à lui, passant dans son champ de vision devenu flou, alors qu’il lui semblait que ses jambes avaient de plus en plus de mal à le porter. Et puis, quelque-chose de froid, de chaud par la même occasion, mais surtout d’humide avait parcouru ses joues de haut en bas; il avait mis une bonne minute avant de se rendre compte que ce n’était pas un facteur externe, mais des larmes qu’il n’avait su retenir plus longtemps.

Jackson était parti.

Il était parti avec grand mal de la salle des urgences, alors en proie à une envie de vomir lui déchirant les tripes et le foudroyant de part en part. Il avait atteint les toilettes de justesse. Son coeur cognait à tout instant contre ses tempes, ses oreilles sifflaient à lui faire perdre la raison, et il lui semblait que le monde avait arrêté de tourner rond. Cependant, s’il avait l’impression de perdre le contrôle en cet instant, ce n’était rien comparé à ce qui allait se passer pour Ruben par la suite.

Parce-que Jackson était parti, et pour le moment il était le seul à être au courant de cette nouvelle.

Lorsque les pas de Rhett se mirent à résonner dans le couloir désert de l’hôpital où Ben s’était arrêté sans même s’en rendre compte, ce dernier n’entendit pas son frère lui adresser la parole. Ses pensées allaient encore trop vite, comme un train lancé à pleine vitesse auquel on aurait oublié d’ajouter un bouton d’arrêt d’urgence. Les lumières du couloir brulaient sa rétine, tant ses yeux étaient irrités par le sel des larmes qui avaient coulé - également parce-qu’il ne savait les maintenir autrement qu’écarquillés, l’effrois enrobant chaque parcelle de peau de son visage. Dans cet état de stupeur, ce ne fut que lorsque la main de Garrett se fit sentir sur son épaule que le gamin Hartfield remarqua qu’il n’était plus seul. « Hey, Bennie. Je suis là. » Son premier réflexe fut quand même de tourner son visage vers l’origine du trouble apporté à la bulle dans laquelle il s’était plongé sans s’en rendre compte, les yeux bouffis et rougis d’avoir déjà trop pleuré. Cependant, lorsqu’il s’aperçut que c’était son frère qui était à ses côtés, ce fut comme si la dernière volonté permettant de garder une certaine constance s’envola sous une fine brise. Et, chose qui n’était guère une habitude dans le comportement du jeune homme: il s’effondra dans les bras de Rhett. Des sanglots, soulevant sa poitrine et secouant son corps de part en part, se faisaient surement entendre d’un bout à l’autre du couloir mais en cet instant, c’était bien là le cadet des soucis du médecin. Il aurait toute une vie ensuite pour se refaire une image d’homme solide; en cet instant il avait besoin de pleurer l’être cher qui avait rendu son dernier souffle à quelques pièces de là où se tenaient désormais les deux derniers garçons du couple Hartfield.

Si Garrett n’était pas au courant exactement de ce qu’il s’était passé durant la dernière heure - l’appel de Ben n’ayant pas contenu bien de détails ou de renseignements, si ce n’était que l’heure était grave -, la réaction qu’avait son petit frère en cet instant allait rapidement lui mettre la puce à l’oreille, puisque ce dernier ne s’était jamais montré blessé devant cet ainé qu’il avait au contraire passé sa vie à essayer d’impressionner en silence. Mais aujourd’hui, tout était différent.

Aujourd’hui, Jackson était parti.

Ce n’est pas Ruben qu’il tient dans ses bras. C’est un gamin de cinq ans qu’il connaît bien, lui qui est un grand garçon l’immense majorité du temps mais qui fond en larmes quand une contrariété s’immisce dans son quotidien. Pourtant, aujourd’hui cela n’a rien d’une simple contrariété. Personne ne le lui a dit, personne n’a même rien dit tout court, mais Rhett comprend bien malgré lui la seule conclusion qu’il y a à tirer de ces appels et de cette réaction: Jackson est mort. Il n’est pas simplement malade, il n’a pas fait une chute, il n’a pas eu un accident. Il est mort et ils ne le reverront plus jamais, leur grand frère qui a toujours fait l’unanimité. Il aurait aimé lui dire tant de choses, le remercier pour tout ce qu’il a fait pour lui, lui dire qu’il sait que c’est lui qui a volé son stylo favori quand il avait six ans. Le remercier de toujours avoir été ce modèle qu’il a tenté de reproduire, le remercier d’avoir fait de lui un homme meilleur, à défaut d’être aussi bon qu’il l’est. Etait.

Jackson n’est plus mais Ruben si. Ruben qui s’accroche à lui comme à une bouée de sauvetage, Ruben qu’il n’a jamais vu dans une telle détresse. Ruben qu’il laisse pleurer parce qu’il en a besoin, ce soir, la main de son aîné reposant fermement contre l’arrière de son crâne, sans doute de peur que ses jambes finissent par le lâcher à force de trembler autant. Rhett le tient de ses bras autour de ses épaules avec force, lui aussi, autant pour lui prouver qu’il est là pour lui que parce que lui aussi, il vient de perdre son frère. Il n’a pas le temps de s’effondrer, il n’a pas le temps de penser à lui, il n’a pas le temps de penser à tout ce que cette perte représente pour sa vie, sa famille, tout le monde. Pour l’heure, il doit penser à Ruben, il ne peut qu’imaginer la façon dont il a appris la chose et comment il a géré, tout ce temps, seul dans l’immensité de ce bâtiment. Maladroitement, ses doigts caressent ses mèches brunes en sachant que c’est une bonne chose à faire. Il n’a pas les mots pour l’aider, son propre cœur battant la chamade et menaçant d’exploser, mais il peut au moins lui faire comprendre qu’il lui reste un frère et qu’il lui restera toujours un frère, quoi qu’il arrive. “Je suis là.” Il annonce, sa voix autant mise à mal par l’émotion qu’étouffée par la proximité de sa bouche avec la chevelure de Ruben dont il refuse de s’éloigner. Il n’a pas peur pour lui-même, mais pour Ben. “Tout ira bien Ben.” Pas maintenant, pas demain, mais bientôt. Il ne sait pas quand, mais bientôt. Il veut avoir raison. “Tout ira bien.” Il répète, pour se persuader autant que le faire avec son petit frère qu’il veut protéger et convaincre que la vie reste toujours belle, malgré tout.

« Je suis là. » Les mots de Garrett avaient mis un petit temps avant de se faire entendre, là où au contraire ses bras avaient rattrapé Ruben sans hésiter un seul instant. Ce dernier était, pour une fois, on ne pouvait plus reconnaissant de la présence de Rhett à ses côtés, ne pensant plus à un seul des différents qu’ils pouvaient avoir en cours. Ce n’était pas le moment de compter les points ou de faire un état des lieux des batailles en cours, car le meilleur d’eux tous ne pourrait de toutes façons plus jouer l’arbitre. Et rien que d’imaginer que le monde allait devoir tourner sans le plus vieux des enfants Hartfield brisait une fois de plus le coeur du jeune médecin. Pourquoi était forcément la question qui emplissait le plus son esprit, qui lui brouillait le plus les idées. Pourquoi Jackson, alors qu’il faisait partie des rares personnes ne portant que lumière et bienveillance sur son prochain. Pourquoi ôter la vie d’un être qui améliorait le quotidien de ses proches. Pourquoi, pourquoi, pourquoi. Merde, aussi, surtout. « Tout ira bien Ben. » Tout n’irait pas bien. « Tout ira bien. » Tout serait différent désormais. Rien ne tournerait plus vraiment rond. Et à défaut, si les choses finiraient par effectivement s’améliorer, ce serait à coup d’efforts considérables et d’émotions malmenées. Ruben le savait déjà d’avance: il y aurait, au moins pour lui, un avant et un après cette date fatidique.

Ce ne fut qu’après plusieurs minutes que le jeune homme réussit à calmer quelque peu ses sanglots, ces derniers se muant en larmes silencieuses, alors qu’il restait accroché à son frère. Pour une fois, il se permettait d’agir de nouveau comme lorsqu’il avait six ans et qu’il s’était écorché le genoux trop fort contre le sol après une mauvaise chute à vélo - même s’il avait toujours été là pour se moquer gentiment de lui, Rhett s’était aussi de nombreuses fois tenu à ses côtés pour l’aider à se relever et pour essuyer ses larmes, lorsque leurs parents n’étaient pas dans les parages - ou que ces derniers ne devaient pas être au courant de l’incident car il était responsable de la chute de son frère. Ce ne fut que lorsqu’il se rendit compte qu’il n’avait mis aucun mot sur les maux que chantaient son coeur qu’il prit enfin la parole: même s’il savait parfaitement que Rhett avait compris ce qu’il s’était passé, il se devait de lui exprimer la situation à haute voix. Il savait parfaitement comment le deuil fonctionnait, et même si c’était une vérité qui était bien dure à entendre, le fait d’apprendre la perte d’un proche de façon claire et précise finissait forcément par aider à aller de l’avant. Juste avant de prendre la parole, la voix enrayée par les émotions et par les larmes, Ruben se recula de Garrett - et le regarda dans les yeux. « Jackson est mort, Rhett. » Ses mot ressemblaient davantage à des murmures incertains qu’à des mots affirmés, mais au moins il transmettait le message dont il avait malheureusement était témoin - la lèvre inférieure entre tremblante. « Il a eu un accident de la route, et ils l’ont transporté ici le plus rapidement possible… Mais apparement, ça a pas suffi, et… Et il est toujours là si tu veux aller le voir, on… Je peux t’emmener le voir si tu veux. » Il était hasardeux dans ses propositions et tout ce qu’il avait pu apprendre lors de ses études s’était fait la malle. Lui qui savait pourtant si bien gérer les annonces de décès d’ordinaire se retrouvait complètement sous le choc et déboussolé. Surtout qu’il avançait des choses dont il n’était en rien certain: comment savoir que ses collègues les laisseraient effectivement se rassembler autour d’un homme venant à peine de rendre son dernier souffle, dans l’état dans lequel l’accident l’avait laissé ? Si Ruben avait pu être à ses côtés, autant que possible, pendant ces derniers instants s’était simplement parce-qu’il aurait bouffé la moindre personne qui se serait mise en travers de son chemin. A ce moment là cependant, il avait déjà perdu la notion de la réalité. Et cette dernière n’était pas des plus sympathiques à côtoyer désormais.

« Mon Dieu, papa et maman sont pas au courant… » Cette réalité qui le frappait désormais de plein fouet, alors que devant lui il se rendait enfin compte, avec plus de détails et les pensées se remettent plus facilement en fonctionnement, que sa famille au grand complet allait se retrouver affectée par cet incident et cet instant de vie. « Et y’a Ethel, et oh merde Margot… » Ses yeux semblaient regarder partout et nulle part à la fois, chercher un point d’ancrage afin de ne pas perdre le rivage de nouveau du regard; il avait lâché ses larmes, permis à ses émotions de prendre le dessus, mais ne pouvait rester hagard de la sorte alors que ses iris accrochèrent celle de son frère: merde, Rhett. « Oh Rhett, putain merde pardon Rhett… » Et même si ce dernier n’admettrait pas en avoir besoin, même s’il en venait à le repousser par la suite, ce n’était pas un élément qui allait arrêter Ruben: il reprit son frère dans ses bras, toujours les larmes barbouillant ses joues, cette fois ci en se rendant compte qu’ils étaient exactement sur la même longueur d’onde pour la première fois depuis trop de temps, et ce n’était pas pour une raison qu’ils auraient aimé pouvoir espérer. Garrett aussi, venait de perdre Jackson.

Il lui manque les mots pour aider son petit-frère, mais il peut encore continuer de le serrer contre lui pour lui prouver qu’il est toujours à ses côtés et qu’il peut les tenir debout pour deux, aujourd’hui au moins. Ruben est un colosse aux pieds d’argile et quelqu’un a aujourd’hui trouvé sa faille ; jamais aucun Hartfield n’aurait cru qu’un tel jour viendrait. Jackson aurait logiquement dû être le premier de la fratrie à passer l’arme à gauche, mais ça n’était pas supposé arriver avant cinquante ans au moins. Il aurait dû voir sa fille se marier, il aurait dû vivre un millier d’aventures encore. Les doigts du nouvel aîné de la fratrie ont trouvé leur place entre les mèches bouclées de Ruben, pour caresser doucement le haut de son crâne alors que son visage se trouve toujours aussi près du sien que possible. Ce soir, la gêne n’existe plus tant elle est le dernier de leur soucis autant que la dernière chose à laquelle les deux hommes peuvent penser. La mort de Jackson, elle aussi, n’avait jamais été pensée et certainement pas anticipée non plus. Ils ont perdu un frère mais il leur en reste un chacun, encore ; Rhett lui promet d’être présent. Malgré sa propre détresse, à peine supportable, c’est à son petit-frère qu’il pense avant toutes choses, lui qui sombre au point d’abandonner toutes ses barrières sans la moindre retenue. Rhett a barré le dos du médecin avec son bras, pour ne pas risquer de le voir s’effondrer ou au moins pouvoir le rattraper si tel était le cas.

Lorsqu’il sent Ruben bouger sous ses doigts, il s’écarte légèrement pour lui laisser un minimum d’amplitude, sans pour autant déjà accepter de le lâcher. Ses yeux et lèvres sont gonflés, son visage a tourné au rouge. Si Rhett n’a pas pleuré pour l’heure, il n’en mène pas large pour autant, le contrôle qu’il s’impose le consumant de l’intérieur. Ils sont deux, encore. Ils sont toujours deux, à défaut de pouvoir être trois. « Jackson est mort, Rhett. » Je sais. Pour autant, l’entendre dire résonne bien différemment. L’entendre dire, c’est ne plus pouvoir se rassurer ni même s’accrocher à un mensonge ou à un autre, encore moins pouvoir croire qu’il n’est pas mort mais simplement blessé, ou Dieu sait quoi d’autre. Sa mâchoire se serre au point de lui faire mal, maintenant, alors que c’est à son tour d’observer avec détresse les prunelles de son cadet, à la recherche d’une autre vérité bien moins difficile à supporter. Comment ? Il a des questions égoïstes qu’il ne peut pas lui imposer pour l’heure, son besoin de réponse surpassant son besoin de faire son deuil. Ou alors justement, il a besoin de toutes les informations et de tout le schéma pour pouvoir accepter la fin d’une ère qui aurait dû être éternelle. Les larmes lui montent à son tour, petit à petit, sans qu’il accepte de les laisser couler. Il redresse subitement le menton et renifle donc, incorrigible. « Il a eu un accident de la route, et ils l’ont transporté ici le plus rapidement possible… Mais apparemment, ça a pas suffi, et… Et il est toujours là si tu veux aller le voir, on… Je peux t’emmener le voir si tu veux. » - “Je…” Il n’en est pas certain, justement, de le vouloir. Parce qu’il n’a aucune idée de ce à quoi peut ressembler le corps de son frère maintenant et qu’il refuse de tâcher les souvenirs qu’il a de lui avec un pantin désarticulé, sans vie, qui hantera ses nuits pour les années à venir. “Non, non…” Il viendra avec Ruben s’il veut le voir et ne l’a pas déjà fait ; il viendra avec Ruben pour l’accompagner quel que soit le cas de figure mais lui, seul, ne prendra pas le choix d’entrer dans cette pièce tout en sachant pertinemment ce qu’il y trouvera. Jackson était plein de vie il y a quelques heures encore, il veut que cette image ne change jamais. La réalité des choses terrifie toujours autant le sportif. “Tu veux aller le voir ?” Mais aujourd’hui, c’est à Ben qu’il pense, avant toutes choses, avant quoi que ce soit d’autre. Ben a besoin de lui, parce qu’il n’a plus son grand frère. Ne reste plus que Rhett.

« Mon Dieu, papa et maman sont pas au courant… » Et il réalise à son tour cette information, comprenant uniquement malgré lui que le monde ne se résume pas aux deux frères. Leurs parents seront dévastés, effondrés. Eux qui aimaient Jackson autant que leurs autres fils, il ne sait même pas s’ils réussiront à faire leur deuil et à passer outre. “Je m’en occuperai. Je leur annoncerai la nouvelle.” Il prend les devants, accepte bien malgré lui son rôle de nouvel aîné de la famille. Ruben a déjà eu à le prévenir, lui, alors il lui évitera la peine de le faire à nouveau avec les parents. Il trouvera quoi leur dire, il trouvera comment leur dire. Bientôt, très bientôt, quand il en aura terminé avec Ruben. « Et y’a Ethel, et oh merde Margot… » Oh, Margot… Il laisse derrière lui une fille sans modèle, lui qui était pourtant si doué dans ce rôle là. La réponse tarde un peu plus, maintenant, mais Rhett lui offre de nouveau la même proposition. “Ne t’en fais pas.” Il parlera de lui-même à Ethel et pour Margot,… merde, il n’en sait rien. Sans doute que sa mère lui apprendra plus facilement la nouvelle ; sans doute qu’il devrait être moins égoïste et lui annoncer de sa propre voix. Il n’en sait rien et il ne peut pas réfléchir alors que Ruben devient l’ombre de lui même au fur et à mesure de la discussion. Il pose une main contre son épaule pour le ramener à lui, espérant par la même occasion qu’il fixera son regard dans le sien plutôt que de chercher du réconfort dans le mobilier imparfait d’un hôpital aseptisé.

Finalement, le médecin retrouve avec force l’étreinte initialement arrêtée avec son frère, geste que ce dernier accueille une nouvelle fois avec empathie, en ayant lui-même terriblement besoin. « Oh Rhett, putain merde pardon Rhett… » Ce n’est pas de sa faute, ça n’est en rien de sa faute et ça ne le sera jamais. Rhett abaisse ses barrières un peu plus largement cette fois-ci, concédant à son corps une longue expiration nécessaire mais rien de plus. Il embrasse le crâne de son frère, ses yeux fermés voués à le rester. Même la lumière semble l’accabler, maintenant. “Viens Ben, on va faire un tour dehors.” Parce qu’ils ont besoin d’un peu d’air, parce qu’ils ont besoin d’intimité aussi. Les médecins les dévisagent autant que les visiteurs de l’hôpital et si lui n’a pas de mal à accepter ce regard sur sa personne, il ne le tolère pas dès lors qu’il s’agit de son petit frère. Petit frère qu’il accompagne donc dehors sans le lâcher, son bras autour de son torse alors qu’ils avancent à un rythme pathétique, clopin-clopant.

Ce n’est qu’une fois sous la lueur de la lune que Rhett semble enfin réaliser la chose, à savoir que la prochaine fois qu’il rentrera dans ce bâtiment, il ne pourra pas s’entourer d’espoirs impossible: la prochaine fois qu’il y rentrera, ce sera en sachant que son frère est mort et qu’il ne le reverra plus jamais. Les larmes silencieuses perlent enfin le long de ses yeux, de ces yeux qu’il refuse d’ouvrir maintenant qu’il a replacé ses bras autour des épaules du cadet. “Je suis désolé que t’aies du gérer ça tout seul.” Depuis combien de temps, au juste ? Quand a eu lieu l’accident ? Quand est-ce que Jackson a été amené à l’hôpital ? Quand est-ce que Ben a été prévenu ? Quand est-ce qu’il est mort ? “Je m’occupe du reste. Je m’occupe de tout. Tu peux compter sur moi, tu m’entends ?” Il impose à ses yeux de se loger dans les siens, relevant la tête de Ben par un geste artificiel alors qu’il place ses pouces contre ses joues. “Il était très fier de toi. Il le sera toujours.” Ainsi, pour la première fois et jusqu’à la fin de sa propre existence, il parle et parlera de son frère bien aimé au passé.

Alors qu’il finit par se reculer un brin pour observer tout autant son frère que tout et n’importe quoi autour d’eux, plusieurs informations se mirent à s’imposer à lui - et pas de celles qu’il aurait aimé comprendre, intégrer, digérer. Jackson n’était plus de ce monde, et ne pourrait plus se trouver à leurs côtés - que ce soit aujourd’hui ou pour tous les autres jours à venir. Il les avait quitté, laissant derrière lui un Ruben encore garçon, devenant homme ce soir par la force des choses. S’il avait toujours eu un caractère très affirmé, déterminé, depuis qu’il était petit, Ben avait toujours ce côté douceur innée au coeur un brin fragile, qu’il tentait au mieux de cacher. A partir de cette journée, en revanche, ce n’était plus des choses qui lui resteraient - et c’était là un événement qui le changerait à jamais, qui ne cesserait de le ronger de l’intérieur avant bien des années. Et s’il s’était laissé aller à se donner en spectacle de la sorte devant son frère, sortant doucement la tête de cette sorte de brume lui prenant les pensées en otage, il se rendit compte que le jeune homme qui le soutenait de tout son corps avait lui aussi surement besoin que la vérité lui soit dictée. Le deuil était un processus compliqué, difficile, mais qui pouvait se trouver un brin plus acceptable si la réalité était contée. Alors, il fallait à Ruben le courage de mettre les mots sur les maux, de prendre un peu plus les devants, d’imaginer les moyens dont Rhett allait avoir besoin pour guérir de son côté aussi. Lorsque cela était écrit dans les bouquins, c’était bien plus facile que lorsque la vérité s’appliquait à vous-même. « Je… » La question n’était pas simple à réponse, Ruben le savait. Cela pouvait représentait une étape cruciale ou déchirante, selon les personnes; mais il voulait s’assurer tout de même que Rhett puisse bénéficier de toutes les options disponibles. « Non, non… » Le cadet hocha doucement la tête: il comprenait, sans qu’il n’ait besoin d’expliquer quoi que ce soit. « Tu veux aller le voir ? » Les yeux de Ruben accrochèrent un instant, un seul, ceux de son frère avant de détourner le regard presque aussi rapidement. Oh, Garrett… « J’étais là-bas quand… Je… » Un sanglot qu’il peina à retenir lui coupa un instant la parole, alors qu’il reprenait sa respiration comme il le boulot. « J’étais à côté quand il est mort, j’étais là, je… » Il avait déjà vu, il avait déjà tout vu puisqu’il avait été aux premières loges. Les choses n’étaient pas supposées se passer de cette sorte; pourtant, elles avaient été imposées aux Hartfield et il n’y avait rien de possiblement faisable pour que la situation aille en arrangeant.

Car si les deux frères Hartfield étaient désormais au courant de la tragédie qui s’imposait lentement mais surement à leur famille, ce n’était pas le cas du reste de leurs proches et ces derniers ne le seraient pas tant que l’un des deux - voire les deux - jeunes hommes peinant à tenir encore debout ne leur annonceraient pas la nouvelle. Et le coeur de Ruben se serrait d’avance de devoir prévenir tout ce petit monde de l’accident qui s’était produit, ôtant la vie à celui qui était incontestablement le meilleur Hartfield. « Je m’en occuperai. Je leur annoncerai la nouvelle. » La détresse présente dans le regard de Ruben était incontestable et inévitable, même avec tous les efforts du monde. « Ne t’en fais pas. » Là résidait tout le soucis cependant: il s’en faisait, Ben, de savoir comment les personnes qui lui étaient proches allaient apprendre la nouvelle. Peut-être n’était-ce pas de cette façon là qu’il se comportait et se montrait en temps normal, mais il s’inquiétait pour sa famille, qu’importe ce qu’il pouvait en être dit. C’était malheureusement lors de moment comme celui que les deux frères étaient en train de traverser plutôt que de partager qu’il était possible de voir à quel point le reste du clan Hartfield importait aux yeux du jeune médecin. Tout comme c’était le cas pour Rhett, qu’importe ce que l’histoire et son comportement pouvaient également dire; en temps normal, Ruben aurait été le premier à avoir un commentaire - ou plusieurs - à faire sur son frère et sur sa façon d’agir la plupart du temps avec ses proches. Aujourd’hui ne se conformait pas aux critères de moquerie habituelle. Garrett avait également perdu son frère, il venait d’être amputé d’une personne de qui il était proche, et instinctivement alors Ben prit de nouveau son frère dans ses bras - mais cette fois-ci parce-qu’il réalisait qu’il n’était pas le seul à avoir le coeur en berne. « Viens Ben, on va faire un tour dehors. » Il n’eut aucun geste de résistance et rapidement, l’air un peu plus frais de ce début de soirée d’été se fit ressentir sur leurs visages.

« Je suis désolé que t’aies du gérer ça tout seul. » Rhett et lui n’avaient jamais été tactiles l’un envers l’autre. Ils avaient grandi avec une différence d’âge assez conséquente pour que les souvenirs n’aient pas les mêmes saveurs alors que pourtant partagés. Ils avaient passé plus de temps à faire en sorte de devenir le meilleur, même de façon implicite, aux yeux de leurs parents plutôt qu’à s’inquiéter de comment se portait l’autre. Si bien qu’à les voir aujourd’hui, c’était à douter de leur relation réelle; car, pour une fois, ils agissaient réellement entre frères. Peu importait les choses qui les empêchaient d’ordinaire d’agir comme tels, car ils avaient besoin de la présence de l’autre pour traverser cette épreuve. Demain, Ruben redeviendrait Ruben et n’aurait plus de temps à consacrer à ce type d’émotions - le boulot reprendrait le dessus et il savait que ses parents auraient besoin de tous les esprits en pleine possessions de leurs moyens afin d’organiser la suite des événements. Mais ce soir, alors qu’ils se trouvaient tous les deux à l’écart des regards un peu trop curieux, ils pouvaient se laisser aller à être émotifs dans les bras de leur frère. « C’est comme ça. » Il n’en voulait pas à Garrett de ne pas avoir été présent plus tôt, pour une fois: il savait qu’il avait comme il avait pu, qu’il l’avait rejoint aussi rapidement que cela lui avait été permis. Pour une fois - la première, peut-être -, il ne remettait pas en question la bonne foi de son aîné. Et puis, c’était un concours de circonstances que Ben se soit retrouvé à gérer ça tout seul; il s’était trouvé être encore présent dans les locaux de l’hôpital lorsque l’ambulance avait amené leur frère aux urgences, et quelqu’un de garde sur place savait que le futur brillant chirurgien n’était pas encore parti. Les choses auraient pu être bien différentes - ils auraient pu apprendre bien trop tard la tournure des événements, et Jackson aurait pu rendre son dernier souffle sans personne aux alentours pour savoir à quel point il était aimé et soutenu par le reste de sa famille. « Je m’occupe du reste. Je m’occupe de tout. Tu peux compter sur moi, tu m’entends ? » Les pouces de Rhett s’apposant sur les joues de son cadet, lui faisant relever le visage et le regard, permirent à Ben d’enfin apercevoir que les larmes s’étaient également mises à couler sur les joues de l’homme face à lui - de l’ainé désormais de la famille. Oh, qu’il sentit de nouveau son coeur se briser - si cela était possible d’arriver autant de fois en une seule soirée. « Il était très fier de toi. Il le sera toujours. » Un nouveau sanglot lui échappa. Il avait su, il avait toujours su que c’était le cas. Mais entendre Rhett le lui dire, à une formulation qui n’aurait jamais du arriver - ou pas avant bien des années - résonnait désormais différemment. S’il faisait le grand garçon tout le reste du temps, Ruben n’était en réalité qu’un gamin qui apprenait encore à naviguer à travers les étapes de la vie, ces dernières parfois rudes. « Je sais Rhett, je sais, je sais… » Le Rhett avait la même intonation que lorsqu’il le prononçait enfant. Il s’en voulait, également, de pleurer de la sorte - comme un enfant - alors que son frère avait tout besoin de réconfort que lui. « Il était fier de toi aussi, tu sais. Super fier. » Jackson avait ce don de trouver les choses incroyables chez les autres et de les mettre en avant, quoi qu’il puisse arriver, de façon à redonner confiance à son interlocuteur. Il avait également cette force de la nature qui lui avait permis jusque maintenant d’affronter n’importe quel type d’événement. Avait. « Il le disait tout le temps, tu sais, quand t’étais en Angleterre. Qu’on pouvait être fiers de toi, tous. » Parce-que c’était le genre de choses qu’il n’avait pu entendre, Rhett, exilé à l’autre bout de la planète. C’était pourtant le genre de choses qui avait fait lever les yeux au ciel plus d’une fois à Ruben - et qui avait valu un commentaire pour le remettre à sa place de la part de Jackson.

Si au fil des années, Ben avait placé Garrett en position d’adversaire, avait accepté lentement l’espèce de compétition qui s’était installée entre eux, avec Jackson tout avait été différent. Il avait respecté dès le plus jeune âge la voix de l’ainé Hartfield sans broncher, sans le contredire, comme il l’avait toujours fait avec son propre père. Il avait lentement accepté le fait qu’il fallait parfois se montrer bien plus humble devant ses proches, devant les personnes qui comptaient - et c’était de cette façon là qu’il avait l’intention d’agir aujourd’hui. Demain, les choses seraient différentes; aujourd’hui il pouvait se permettre de en pas être au meilleur de sa forme, de sa concentration, de ses compétences. Il ferait au mieux pour être présent auprès de ses proches, à commencer par Garrett dont il attrapa les deux épaules de ses mains. « Il était fier de toi, et il le disait tout le temps. Il nous aimait tous, tu sais. » Ruben aussi les aimait tous, mais le dire à haute voix coutait malheureusement beaucoup. « Je suis désolé, Rhett. J’ai rien pu faire, et Jackson est mort, et je suis tellement désolé. » Il prit une inspiration tremblante, afin de garder la face encore un peu. « Je sais qu’il comptait beaucoup pour toi, et je suis désolé que ça fasse mal comme ça… » Demain, les choses seraient très différentes mais ce soir, il montrait qu’il n’était pas tout le temps ce jeune homme un brin prétentieux ne sachant mettre que sa carrière au premier plan.

Non, Rhett ne veut pas aller le voir. Il veut toujours aller voir Jackson, mais certainement pas son corps sans vie. Il a trop peur que cette dernière rencontre entre eux altère de façon définitive l’image qu’il se fait de ce grand-frère éternellement parfait sous tous rapports, lui l’homme qu’il n’a jamais jalousé d’aucune façon. Pourtant, ce soir il pense aux autres et surtout à Ben, raison pour laquelle il lui repose la question en retour, espérant pourtant que sa réponse soit négative, pour qu’ils n’aient pas à entrer dans la pièce tous les deux. Et elle l’est ; pour une raison qu’il n’avait cependant pas su anticiper. « J’étais là-bas quand… Je… J’étais à côté quand il est mort, j’étais là, je… » Ses mots sont coupés par un sanglot, suffisant pour que Rhett devine la finalité de ses mots avant qu’il ne les entende. Il l’a déjà vu. Il l’a déjà vu et il n’a sûrement fait que ça, seul à son chevet pendant de longues minutes, de longues heures peut-être même. Instinctivement, il referme un peu plus son étreinte autour de son cadet, le protégeant après coup des affres du monde. Bien trop tard pour qu’il n’en soit pas affecté, cependant, et Rhett en est le premier désolé, là où Ruben est le premier à en payer les conséquences.

Parce qu’il n’a rien d’autre à proposer et parce qu’il ne sait de toute façon pas quoi faire, il les emmène finalement tous les deux dehors, à la recherche d’air nouveau et frais. Jackson sera toujours là à leur retour, dans l’éternelle même position, et avec tout aussi peu de choses à leur dire. Lui qui parlait tant, lui qui avait toujours des anecdotes intéressantes à leur raconter, même après des décennies de vie ensemble. Ils pourraient ressembler à un jeune couple tant Rhett refuse de faire autre chose que le serrer tout contre lui ; ils pourraient être mignons, si les larmes abondantes de l’un ne faisaient pas face aux yeux peu à peu rougis de l’autre. Ils n’ont rien d’un couple, ils sont deux frères vivant le deuil pour la première fois, et de façon frontale. Au moins, l’ancien sportif tente de jouer le rôle de grand-frère qui est le sien, prenant l’initiative d’être celui qui annonce encore et encore la mauvaise nouvelle, parce que le reste de leur famille mérite de l’apprendre de sa bouche. Les faits sont déjà assez douloureux ainsi, le prouvent les larmes sur le visage de Ben, lesquelles sont aîné chasse difficilement de ses pouces appuyés contre sa joue. « Il était fier de toi aussi, tu sais. Super fier. » Ce n’est pas ce qu’il cherchait à entendre. Il n’a pas partagé ces mots avec Ruben pour qu’il les lui rende en retour, et pourtant il ne peut nier à quel point ils sont bénéfiques. Jackson était toujours avenant avec tout le monde, Jackson était toujours celui qui aimait tous ses proches sans aucune exception, sa fratrie la première. Rhett sourit maigrement, relâchant le visage de son cadet uniquement pour essuyer le sien à la place. Rendre sa famille fière, c’est tout ce qu’il a toujours voulu faire. « Il le disait tout le temps, tu sais, quand t’étais en Angleterre. Qu’on pouvait être fiers de toi, tous. » C’est à son tour de renifler, à son tour aussi de crever de chaud sous son seul t-shirt tant l’émotion est trop importante. “Arrête Ben.” Il souffle donc, demande sans amertume. Ces mots font bien plus de mal que de bien et s’il aurait été capable de payer cher pour les entendre dans n’importe quel autre contexte, celui-ci n’en fait pas partie. Parler de leur frère au passé le tue à son tour, il n’arrive pas à se faire à l’idée, tout comme il refuse de croire que ce sont autant de mots qu’il n’entendre jamais de sa bouche à lui ; tout comme Jackson ne l’entendra jamais le remercier d’avoir toujours été un frère exceptionnel. Ben aussi fait au mieux, mais chaque chemin semble de toute façon être le mauvais. « Il était fier de toi, et il le disait tout le temps. Il nous aimait tous, tu sais. » Je sais, je sais. Il voudrait le répéter à son tour mais n’en a pas la force.

« Je suis désolé, Rhett. J’ai rien pu faire, et Jackson est mort, et je suis tellement désolé. » Sa lèvre tremble encore sous le coup de l’émotion, Rhett tente de prendre une inspiration un peu plus large pour reprendre contenance. “T’aurais rien pu faire, Ben. Te sens pas coupable.” Il était sûrement déjà mort en arrivant à l’hôpital, voilà ce que tous les autres médecins diront et ce que Ben refusera de croire, parce qu’il est de ceux qui veulent sauver le monde entier. Ça sert à quoi d’être médecin si je peux même pas sauver mon propre frère ? qu’il l’entend déjà demander, amer, et lui de ne rien avoir à rétorquer en retour. Ça sert à bien plus de choses que d’être un ancien rugbyman boiteux, sans doute. Et dire que tout ceci aurait pu arriver alors qu’il se trouvait encore à l’autre bout du monde. « Je sais qu’il comptait beaucoup pour toi, et je suis désolé que ça fasse mal comme ça… » - “Pour toi aussi. On vit la même chose.” Il ne peut pas se sentir désolé pour Rhett, pas alors qu’il vit la même chose et que tout est sûrement bien pire pour lui qui n’a jamais coupé le moindre lien avec Jackson, qui ne s’est même jamais éloigné de plus de cent kilomètres de lui. “Tu me laisses jusqu’à demain pour en parler aux parents et à Ethel ?” La question est rhétorique mais il veut s’assurer, d’une voix aussi douce que possible, que son petit frère ne ressentira pas le besoin d’en parler à un des trois avant qu’il l’ait lui-même fait, de crainte qu’il doive finalement se charger de l’annonce. “Reste chez moi ce soir. On mangera des glaces et on regardera des films à chier, comme avant.” Et ils boiront pour oublier, surtout, ce qui n’a rien à voir avec leur enfance mais qui sera sans doute nécessaire pour les adultes qu’ils sont aujourd’hui. Il a déjà perdu un frère, il ne veut pas qu’il en soit de même avec le second, lui qu’il a même du mal à lâcher maintenant, son regard éternellement ancré dans le sien. Il retournera bien vite à l’hôpital, pour l’heure il veut l’en tenir loin et l’en préserver.

« Arrête Ben. » Et dans un autre contexte, il n’aurait pas pris Rhett au pied de la lettre et n’aurait jamais arrêté de parler, surtout pour transmettre des paroles telles que celles qu’il avait en cet instant en tête. Si la situation n’avait pas déjà été assez complexe, il se serait joué de son grand frère afin de lui montrer qu’il était, des deux, celui qui avait raison. Aujourd’hui il n’en ferait rien, il n’agirait pas comme le parfait petit frère qu’il savait être - une parfaite épine dans le pied, donc - et se contenterait de continuer de regarder cet ainé qui était désormais le seul homme à venir avant lui dans l’arbre généalogique. Comment les choses avaient-elles pu tourner de la sorte et une fraction de seconde ? Comment leur vie avait-elle pu basculer sans préavis de la sorte ? Comment avaient-ils pu être réduits simplement à deux hommes pleurant à chaudes larmes dans les bras l’un de l’autre, là où ils s’adressaient à peine la parole encore quelques jours plus tôt ? De l’eau avait beau couler sous les ponts tous les jours, ce n’était pas pour autant que la réalité du quotidien s’améliorait entre les deux Hartfield - et ni l’un ni l’autre pouvait anticiper cette partie là de leur histoire.

Tout comme Ruben n’avait pu anticiper ce qui se passerait pour Jackson, et n’avait donc pas pu faire grand chose pour sauver son frère. « T’aurais rien pu faire, Ben. Te sens pas coupable. » Fronçant les sourcils, haussant un brin les épaules comme il le pouvait, il pourrait mimer autant qu’il voulait l’indifférence cette dernière ne serait jamais réelle. Il aurait surement pu en faire, des choses, Ben. Il aurait peut-être pu sauver leur frère, faire en sorte que la vie de ce dernier ne s’échappa pas de son corps, qu’il soit encore présent au prochain déjeuner de famille. Une partie de Ruben lui soufflait que Garrett avait raison et qu’il n’y avait effectivement rien qu’il aurait pu faire pour changer la situation; cette partie là du jeune homme était malheureusement trop discrète ce soir pour faire entendre raison au brun qui sentait déjà la culpabilité le ronger de l’intérieur. Culpabilité qui le suivrait pendant des années, et des années, bien après ce moment. Pour lui, il aurait forcément faire plus, faire mieux, peut-être même faire un miracle. Il n’aurait cependant aucunement l’occasion de montrer qu’il avait raison, une fois de plus, puisque de toutes façons cela était trop tard désormais: Jackson n’était plus. Ils n’avaient plus que l’un, l’autre, pour tenter de consoler un chagrin qui les rongerait de l’intérieur des années durant. « Pour toi aussi. On vit la même chose. » Pour la première fois depuis des années, si ce n’était pour la première fois depuis qu’ils faisaient partie de la même fratrie, ils vivaient quelque-chose en commun. Leur ainé avait toujours voulu qu’ils aient plus de choses à partager; Ben était cependant intimement persuadé qu’il n’aurait pas mis autant du sien pour voir ces choses là se réaliser - pas à ce point là. « Tu me laisses jusqu’à demain pour en parler aux parents et à Ethel ? » Essuyant l’une de ses joues d’un revers de la main, il hocha lentement la tête. On aurait dit un enfant, Ruben, à agir de la sorte. Un enfant ayant du mal à passer un gros chagrin et laissant son grand frère prendre les rênes de la situation. Et même s’il ne le disait pas, il était reconnaissant que les choses se déroulent de cette façon: s’il avait fallu annoncer la nouvelle à sa famille, il l’aurait fait; mais il ne savait pas s’il aurait réussi à se relever d’une quelconque manière si la situation avait tourné de cette façon. « Faudra prévenir les gars, qu’ils appellent pas maman sans nous… » Les gars, ses collègues, les médecins qui devaient encore à l’heure actuelle s’affairer autour de feu-Jackson Hartfield.

« Reste chez moi ce soir. On mangera des glaces et on regardera des films à chier, comme avant. » Et si ses yeux avaient papillonné entre les prunelles de son frère et tout autre élément autour d’eux, désormais ils évitaient avec précision de croiser le regard de Rhett. C’était là une suggestion qu’avait pu anticiper Ruben - comme si le reste du contexte dans lequel il évoluait aurait pu l’être de son côté -, et il sentait déjà en son sein que la réponse qu’il allait fournir à son frère n’était pas celle qui allait permettre d’apaiser quoi que ce soit. « Je… » Car, s’il avait envie de (re)trouver son frère afin de se soutenir dans cette épreuve qui les touchait tous les deux, ce n’était malheureusement pas auprès de lui qu’il avait envie de déverser le reste de cette peine et cette colère qui bouillonnait à l’intérieur de lui. Ce n’était pas en restant avec son ainé qu’il verrait un quelque-chose s’améliorer de son côté car, en rentrant chez lui plutôt que chez Garrett, il pourrait retrouver Grace et la réassurance de sentir ses bras se resserrer autour de lui. Il pourrait retrouver celle qui lui permettait de se sentir en sécurité tout le reste de l’année, et il pourrait laisser libre cours à sa tristesse, à son embarras, à sa frustration. Elle était là où il se sentirait le mieux pour essuyer cette vague de tristesse et surmènent toutes les autres ensuite, mais cela voulait dire qu’il laissait Rhett seul faec à la sienne. Et avant même qu’il ne s’en rende compte, avant même qu’il ne puisse être témoin des dégâts que sa réponse pourrait donner sur leur relation future, il fronçait déjà les sourcils quelque-peu, entendant sa voix bien avant de se rendre compte qu’il avait pris la parole. « J’ai besoin de rentrer chez moi, Rhett, je… j’ai besoin de voir Grace. » Il avait presque murmuré ses mots, comme s’il avait du mal à les assumer - et c’était effectivement le cas. Son aîné pourrait lui en vouloir autant qu’il le pouvait, de toutes façons, Ruben s’en voulait déjà pour eux deux depuis que Jackson avait rendu son dernier souffle. « J’ai besoin d’elle, je… » Et il aurait voulu donner une meilleure explication, mais il n’en existait tout simplement pas: la vérité était toute aussi simple et limpide que auprès d’elle, il se sentait en sécurité ce qui n’avait pas été le cas depuis trop d’années désormais auprès de Rhett. Et que c’était ce ressenti là qui prenait le pas sur tout le reste.

« Faudra prévenir les gars, qu’ils appellent pas maman sans nous… » Il pense toujours à tout, Ben. Même dans les pires moments, il est toujours celui qui arrive à penser à l’avenir, aux autres, à tout ce qui pourrait tourner un peu plus mal encore. Alors, c’est son grand-frère qui hoche la tête une fois de plus pour souligner la justesse de ses mots. Les gars aussi, il les préviendra. Quand il aura terminé de s’occuper de son petit-frère, c’est du reste du monde qu’il tentera de s’occuper. Ruben, justement, qu’il veut avoir à l’oeil pour les heures à venir mais surtout la nuit, qui s’annonce longue, difficile et sans le moindre sommeil, raison pour laquelle il lui propose (demande) de rester dormir dans son loft. « Je… » Mais la proposition semble se heurter à un refus qu’il n’avait pas su anticiper, en témoigne le regard étonné de son aîné, derrière cette cascade de tristesse. « J’ai besoin de rentrer chez moi, Rhett, je… j’ai besoin de voir Grace. » En somme, ce n’est pas de son frère dont il a besoin, mais bien de sa petite-amie. Conscient que le contexte est plus que jamais inadapté à une dispute fraternelle, Rhett encaisse donc la nouvelle en hochant la tête, gorge serrée mais assuré que Ruben sait encore ce qui est le mieux pour lui, surtout dans une situation aussi particulière et difficile.

Et s’il a pour réflexe de faire un pas en arrière et de prendre une distance avec lui, ne serait-ce minime, il se reprend assez rapidement pour de nouveau placer une main rassurante contre ses cheveux. Ce n’est pas le moment de l’abandonner et c’est encore moins l’heure pour penser à lui et à son petit ego. « J’ai besoin d’elle, je… » - “Je comprends, Ben, je te le jure.” Parce que s’il avait pu appeler Jenna, en cet instant, il aurait déjà sauté sur son téléphone il y a longtemps et se serait noyé dans ses bras. Alors oui, plus que quiconque, il comprend à quel point il peut avoir besoin de la femme qu’il aime pour passer cette épreuve et tenter de s’en sortir, indemne ou non. Il se débrouillera seul, ce soir, il saura gérer. Il saura être fort, ce n’est pas grave, il préparera ses mots pour toutes les personnes à qui il doit annoncer la terrible nouvelle pour qu’eux aussi commencent à se faire à l’idée d’un monde sans Jackson. “On s'assoit et je t’appelle un taxi pour aller voir Grace.” Ses jambes vont lâcher, bientôt. Ses nerfs l’ont déjà fait, eux. “Tu as raison de vouloir être avec elle.” Il tente d’ajouter pour faire déculpabiliser son petit-frère, non seulement il le comprend mais surtout il le soutient, parce que c’est plus que jamais le moment pour lui montrer qu’il n’est pas tout seul, même en la désormais absence de Jackson. Rhett est revenu et il ne s’en ira plus, c’est promis.