Assis sur un siège raide, Simon observait silencieusement les trois écrans qui se trouvaient sur le bureau. Pour le moment, ceux-ci étaient noirs ; cependant, Simon savait que bientôt, ils s’animeraient. Indirectement, l’expert en informatique rencontrerait son collègue — un certain Jackson, si on en croyait ce que son supérieur venait de lui dire. Ce dernier, toujours présent dans la pièce, posa une main timide et maladroite sur son épaule. Il la serra légèrement et, une fois de plus, l’ancien agent de terrain se demanda les raisons pour lesquelles il était là. « Je compte sur vous, Johnson. » La voix était ferme, assurée. Comme si son supérieur savait qu’il ne commettrait pas la moindre erreur. Mais comment pouvait-il en être aussi sûr ? La dangerosité du terrain et les imprévus pouvaient venir tout foutre en l’air, si rapidement. « Mais eux comptent encore plus sur vous que moi. » Ajouta-t-il en pointant du doigt ses écrans. Simon déglutit difficilement, encaissant comme il le pouvait la pression qu’on venait de lui mettre sur les épaules. N’était-ce pas à la fois idiot et inquiétant, de confier tant de responsabilités à un homme qui sortait à peine de six mois d’arrêt ? Les unités d’élite étaient-elles à ce point sur le déclin ? A moins qu’elles ne soient désespérément en quête de personnel ? Simon n’avait pas les réponses à ces questions et, à vrai dire, il s’en fichait. Parce que clairement, elles ne l’aideraient pas à accomplir sereinement ce pour quoi il était désormais rémunéré. Il mit son casque, qu’il fit glisser sur ses épaules. « Nous nous reverrons. » Le Brun acquiesça et, une dernière fois, il regarda son supérieur s’éloigner dans le couloir. Une fois n’est pas coutume, ses sempiternelles questions revinrent le hanter. Était-ce bien raisonnable d’être là ? Était-ce bien sérieux, de leur part, d’avoir approché un homme dont la situation psychologique restait instable après un drame survenu sur le terrain ? Dire qu’il n’en était pas sûr relevait de l’euphémisme. Pourtant, il appuya sur les boutons de ses écrans et vit apparaître ce qui semblait être un entrepôt. Machinalement, il scanna du regard son nouveau paysage, et un léger bourdonnement au bout de l’oreillette lui fit savoir qu’ils étaient désormais plusieurs à utiliser ce canal.


« C’est Matrix, bébé. » Répondit aussitôt le spécialiste des écrans. Un sourire espiègle étira ses lèvres, et il sentit une vague de chaleur se faufiler dans l’ensemble de son corps. Il connaissait bien cette sensation, qu’il avait appris à appréhender avec le temps et dans le cadre de l’exercice de ses fonctions— il s’agissait d’un brin d’adrénaline, qui voguait dans chacune de ses veines. « Connaisseur ? » Demanda Simon, alors qu’il scannait mécaniquement les alentours. Il voyait son coéquipier, mais préférait s’assurer qu’il était seul et qu’aucune menace ne planait dans les parages. Une fois, il s’était trompé et son collègue avait perdu la vie. Il ne reproduirait pas cette même erreur deux fois. « Affirmatif. » Déclara le brun, alors que Jackson lui demandait s’il le voyait. Ses réponses étaient brèves, et pouvaient sembler abruptes — mais c’était mal connaître Simon. Celui-ci savait se montrer volubile quand le temps était venu ; cependant, lorsqu’il était au travail, il savait être sérieux. Et il comptait bien le prouver, même s’il s’accordait quelques commentaires bien placés. « En grand, et en couleur. » D’une certaine façon, c’était presque trop beau pour être vrai. Leurs supérieurs avaient vraiment mis des moyens dans cette unité ; ils bénéficiaient du matériel dernier cri. Cela prouvait aussi le sérieux et le caractère très solennel des Epsilon ; on n’investissait rarement dans le vent, en Australie. « Avant que tu ne bouges, je tiens à te préciser que je ne suis pas très bavard. » Simon préférait planter le décor, d’emblée.  Histoire que cet individu, Jackson si sa mémoire était bonne, ne soit pas surpris. « Mais je suis là, tout le temps. Je suis tes oreilles, tes yeux, et je devrais aussi pouvoir me glisser dans ta tête de temps à autre. »

« D’accord, je vois. Niveau expert. » Commenta Simon, désormais pleinement concentré sur sa tâche. A peine avait-il été mis en contact avec l’agent de terrain que, déjà, les deux hommes s’adonnaient à une joute verbale bien sentie. Il n’y avait aucune animosité ; simplement, ils apprenaient à se connaître par vocaux interposés. Difficile de cerner une personne tant qu’on ne l’a pas vue, tant qu’on ne l’a pas approchée, tant qu’on n’a pas pris le temps de lui poser des dizaines de questions. Nul doute que, si Jackson et Simon avaient eu l’occasion de se rencontrer au préalable, leur mission aurait été plus simple. Mais le nerd savait aussi qu’il s’agissait, pour leurs supérieurs, de les tester. Savoir comment ils pourraient interagir dans des conditions difficiles. Quelles solutions ils seraient capables de trouver. Quelle alchimie ils allaient avoir — ou pas, d’ailleurs. « Doucement… Il ne faudrait pas que nos statistiques soient trop bonnes, ou tu risquerais de ne plus avoir droit à un seul jour de repos. » Et Simon non plus, par conséquence. Ce dernier, pourtant, s’activait déjà sur son clavier. Ses doigts glissaient avec une facilité déconcertante sur les touches, tandis qu’il ne quittait pas son écran des yeux. « Tu peux y aller. » Déclara la potentielle nouvelle recrue de l’équipe, après avoir vérifié les alentours. À sa connaissance, il n’y avait pas d’âme qui vive dans les parages. Mais Simon savait que, tôt ou tard, les deux hommes seraient confrontés à des intrus ou autres éléments perturbateurs. Pendant les quelques secondes qui passèrent, Simon eut tout le loisir d’observer Jackson à l’oeuvre. Il constata d’emblée que l’agent était vif et agile, discret et silencieux. Il avançait à pas de loups, gardant son arme précieusement contre son flanc. Prêt à dégainer, si le besoin se présentait.


Bien que le terrain soit dégagé, Jackson restait sur ses gardes à chaque pas qu’il faisait. Ainsi, l’expert en informatique eut tout le loisir de voir le professionnalisme dont l’agent de terrain faisait preuve. Il avait de l’expérience, c’était indéniable. Et il put constater, une fraction de seconde plus tard, que ses réflexes étaient exemplaires ; après avoir croisé trois agents, il se recula jusqu’au mur et tenta de se fondre dans le décor. « Je vais te trouver ça. » Demanda Simon, dont le regard glissait sur son écran de gauche. Il pianota sur son clavier, entra une combinaison particulière, et constata que les agents ennemis mettaient en place une sorte de filet pour cueillir Jackson. « Fais trois pas sur ta gauche, et tourne immédiatement à droite. » Ça faisait reculer l’Australien — ce qui, à première vue, n’était pas logique. Mais Simon avait de la suite dans les idées. « Tu verras une échelle. Grimpe, et serpente jusqu’au bord du container. » Il expliqua ensuite les raisons de son choix. « Ceux qu’on voie ne m’inquiètent pas. Ce sont les invisibles, qu’on a besoin d’identifier. » En confiance — à moins que ce soit parce qu’il n’ait pas d’autre choix — Jackson obéit à la petite voix qui lui soufflait dans l’oreillette. Dès qu’il serait installé, leur vision serait plus nette, plus globale. Et ils pourraient sereinement observer le déploiement des agents — à moins qu’un élément perturbateur ne vienne contrecarrer leur plan. Ce qui ne manquerait pas d'arriver, Simon en était convaincu.

Les lèvres de Simon s’étirèrent en un sourire malicieux lorsqu’il vit Jackson suivre ses recommandations. Ils ne se connaissaient pas encore, mais le fait que l’agent de terrain suive les indications de l’homme qui lui parlait dans l’oreillette était un excellent point. Désormais hissé sur un container, les deux hommes avaient une vision plus large de leur terrain de jeu. Ils suivirent les gardes s’infiltrer dans la salle, et s’éparpiller dans l’entrepôt. Si Simon s’attendait à ce qu’ils se mettent en quête de Jackson, il n’en fut rien — et ça le laissa perplexe. Mais bientôt, il comprit. « Putain ! » S’exclama Simon, surpris par la soudaine obscurité des lieux. Il avait trouvé l’inaction des gardes surprenante, et avait pressenti que quelque chose se tramait — sans jamais réellement mettre le doigt dessus. Le noir l’empêcha momentanément de voir ce qui se passait, et il pianota à la vitesse de la lumière sur son clavier. Une succession de chiffres, de lettres, et d’autres caractères qui formaient des combinaisons gagnantes. Simon s’infiltra dans le système à pas de loups, couvrant ses arrières pour ne pas être aperçus — ou en tout cas, pour être aperçue par ses ennemis d’un jour une fois qu’il serait trop tard. « Donne-moi encore une seconde. » Murmura l’informaticien, perdu dans ses pensées. Il cliqua à divers endroits, jeta un coup d’oeil machinal sur les deux autres écrans pour s’assurer qu’il ne percevait aucun mouvement, et appuya finalement sur la touche « entrée » de son clavier. Une fraction de seconde plus tard, la vision infrarouge lui permit d’y voir plus clair. Les gardes s’étaient déployés dans la salle, et Simon soupçonnait que certains se soient greffés à la première équipe rentrée. « C’est bon ici. » Confia-t-il à son homologue de terrain. « Ils ont sorti l’artillerie lourde. » Avoua l’ancien agent de terrain en faisant la moue. Certains gardes étaient statiques, quand d’autres se déplaçaient dans le bâtiment. La valse des assaillants lui sembla d’abord aléatoire, avant que Simon ne constate un schéma savamment étudié. Des déplacements qu’il s’empressa de décrire à Jackson, afin que le spécialiste puisse, lui aussi, analyser au mieux la situation. « Il y a des gardes à chaque coin de la salle. » Commença Simon, avant de resserrer progressivement sa description. « Les agents tournent autour des containers. Une fois qu’ils se sont assurés que c’est clean, ils se rassemblent et font un tour plus large sur l’ensemble des containers. » Déclara le brun, en passant une main dans ses cheveux. « C’est un schéma qui te parle ? » Demanda Simon, qui était peu familier de ce type d’action. Il comptait sur l’expérience et l’expertise de Jackson, qui évoluait sur des terrains dangereux depuis longtemps. Simon n’était qu’un simple flic ; il n’était pas aguerri aux techniques de combat et autres stratégies militaires. Ce n’était pas son domaine — même si ça ne l’empêchait pas d’avoir de la suite dans les idées. « Les gardes dans les angles ne sont pas la première menace. Je te propose qu’on s’en charge à la fin, quand on approchera du but. » Immobiles, il ne représentait aucun danger. Pour le moment, en tout cas ; par la suite, la situation pourrait évoluer. « Le meilleur moment pour bouger, à mon sens, c’est quand ils sont tous ensemble. » Déclara l’Australien. Simon était persuadé qu’avec toute la discrétion dont Jackson pouvait faire preuve, il pourrait les éviter dans le plus grand silence. « Ils forment une colonne, et sont tous regroupés. » La description était sommaire, mais suffisante pour que Jackson se représente correctement la scène. « T’en penses quoi ? » Demanda l’informaticien. « Si tu valides, je te guide dès qu’ils commencent leur prochaine rotation. » Proposa Simon, qui voulait faire sortir Jackson de cet entrepôt dans les meilleurs délais et sans la moindre égratignure.

« C’est poétique. » Commenta distraitement Simon, en entendant Jackson lui dévoiler le nom qui était donné à cette tactique particulière. Le spécialiste en informatique n’était pas, contrairement à son binôme de terrain, un spécialiste en stratégie militaire. Mais au vu de ses nouvelles fonctions, il allait probablement très rapidement évoluer dans ce domaine ; il assimilerait progressivement le jargon, les habitudes, les attitudes. À ce petit jeu là, Simon n’était pas mauvais ; il savait prendre du recul, prendre de la hauteur pour évaluer au mieux une situation. Ainsi, il proposa à Jackson une solution pour résoudre leur équation commune — que l’agent, qui l’avait studieusement écouté, accepta. « Affirmatif. » Confirma Simon, alors qu’il voyait effectivement une croix sur ledit drapeau. Il eut un rire sans joie, qui témoignait plutôt de l’ironie de la situation. Sans grande surprise, le Saint-Graal se trouvait au centre de la pièce. Il était extrêmement visible, et c’était bien ça qui posait problème à l’Australien : cela signifiait que son collègue allait devoir, tôt ou tard, être à découvert pour récupérer cet élément qui signerait le succès de leur mission d’entraînement. « Trois blocs sur ta droite, puis deux en avant. » Précisa le spécialiste en informatique. Inutile de préciser à Jackson que la configuration n’était pas idéale ; il devait l’avoir déjà compris. « Il faudra être vif, une fois que tu seras sur ce bloc. » Commenta l’informaticien, avant de pianoter avec vitesse sur les touches de son clavier. Il avait eu une idée, et avant de l’exposer, il voulait s’assurer de sa faisabilité. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire malicieux après avoir eu la confirmation que son plan pourrait être réalisable. « Je peux éventuellement essayer de te faire gagner du temps en rallumant les lumières. » Suggéra-t-il, avant d’expliquer les avantages que cette action soudaine pourrait leur apporter. « Ils ne s’y attendent pas, ils vont forcément être surpris. Ça ne durera pas longtemps, peut-être une ou deux secondes… Mais ce sera toujours une avance que nous aurons sur eux. » En attendant que Jackson lui fasse un retour à ce sujet, Simon lui indiqua que les autres hommes venaient de commencer leur tour de terrain. « C’est ton moment, vas-y. » Déclara Simon, alors que son rythme cardiaque augmentait légèrement. Il savait, au fond, que Jackson ne risquait rien ; mais malgré cela, une petite dose d’adrénaline glissa dans ses veines. Ça lui avait manqué évidemment ; pourtant, retourner sur le terrain n'était même pas concevable, pour lui. Être derrière son écran le rassurait, et savoir que son talent en informatique pouvait aider ses collaborateurs lui suffisait.

Le casque vissé aux oreilles, l’Australien scannait chaque recoin de la pièce avec une rapidité étonnante. Derrière ses écrans, Simon se sentait à l’aise : il était au milieu du champ d’action, mais sans être physiquement exposé. Il participait activement, savait que son rôle était essentiel, mais était soulagé de ne pas avoir à porter une arme à la main. « Nord-Est… » Répéta machinalement le tatoué, alors qu’il zoomait sur différent bloc, tout en gardant un oeil sur la configuration générale des lieux. Jackson longea avec agilité les blocs qui se trouvaient sur son chemin, tout en veillant à ce que son arme ne vienne pas trahir sa présence. Il avançait comme un félin, à la fois discret et rapide, avant de s’arrêter brutalement. Simon fronça les sourcils, et comprit une demi-seconde plus tard que Jackson avait flairé un danger imminent. Était-ce son instinct, ou un de ses sens qui l’avait mis en garde ? Quoiqu’il en soit, le résultat était spectaculaire. Il observa le garde avancer prudemment et, au vu de son rythme et de sa trajectoire, il supposa que Jackson et lui ne tarderaient pas à se rencontre. « Recule de deux pas. » Prendre du recul lui permettrait de ne pas avoir à le gérer frontalement ; il pourrait arriver par derrière, et lui régler son compte plus facilement. L’agent de terrain obtempéra, et attendit patiemment, prêt à bondir. « Quatre secondes avant collision. » Estima l’informaticien à voix basse. Peut-être une seconde de moins, peut-être une seconde de plus. Difficile d’être juste, dans ce genre de situation — surtout quand le garde pouvait, à tout moment, accélérer la cadence ou au contraire faire demi-tour sans avoir eu conscience de la présence physique d’un ennemi. Mais, probablement trop confiant et trop certain de ses capacités, le garde se jeta dans la gueule du loup. Et celui-ci mordit, au sens figuré du terme. Une main plaquée sur la bouche, l’autre sur le traceur, , et voilà qu’il en était fini de cet agent perdu. « Bien joué. » Commenta Simon dans l’oreillette de son collaborateur. Ils étaient séparés et n’avaient pas encore eu l’occasion de se rencontrer, et pourtant : ils jouaient déjà dans la même équipe. Ils se faisaient confiance, s’écoutaient, se nourrissaient de l’expérience et du savoir de l’autre. Il n’y avait pas de guerre d’orgueil ou de muscles ; ils avaient embarqué dans le même bateau, et devaient en sortir ensemble. Parce que c’était ça, un travail d’équipe : c’était être ensemble, ne jamais s’abandonner, se soutenir face à l’adversité, unir ses forces pour atteindre un objectif commun. « C’était un solitaire. Les autres sont restés groupés. » Tant mieux pour Jackson, ça lui simplifierait le travail sur le terrain. Malheureusement pour lui, son répit allait être de courte durée : les autres gardes ne manqueraient pas de remarquer que l’un d’entre eux était désormais hors service. Nul doute que l’organisation de leur traque allait être revue, afin de coincer l’agent d’élite. « Va tout droit, et passe deux blocks. » Ordonna Simon. Puisque la voie était libre, autant en profiter dans les grandes largeurs. Il savait que la sortie serait plus sportive. « Tu pourras récupérer le drapeau. » Il fit la moue, et demanda : « Quelles sont nos chances pour qu’une fois que tu t’en sois emparé, un signal lumineux ou sonore prévienne tes poursuivants ? »

« Je ne savais pas que le jardinage faisait parti de tes hobbies. » De l’autre côté de son écran, Simon se moquait gentiment de son collaborateur, tout en veillant à ce qu’il n’encourt aucun risque. Il s’agissait de leur première pseudo mission ensemble, et l’ancien agent de terrain était déterminé à montrer qu’il n’était pas déméritant. Qui l’eut-crû ? Quelques jours plus tôt, il avait presque été désespéré qu’on vienne le tirer de son mutisme, de sa discrétion, de son anonymat, de son apparente tranquillité. Il était en arrêt maladie, merde. De quel droit osait-on l’importuner, et lui parler de reprendre du service ? De quel droit avait-on osé venir mettre un coup de pied dans la petite vie bien rangée qu’il menait désormais, loin de la police ? Il avait senti son sang se glacer, et était resté pensif durant de longues heures. Bien après son entrevue avec cet inconnu, qui avait mis un coup de pied dans la fourmilière. « Accroupis-toi. » Conseilla Simon, alors que ses yeux allaient d’un écran à l’autre pour zieuter les moindres mouvements des combattants et autres anomalies qu’il pourrait identifier. La position de Mills n’était peut-être pas la plus idéale, mais elle était celle qui lui donnerait le plus de temps avant d’être repéré. Hors de question d’être visible au premier coup d’oeil ; ce serait prendre un risque inconsidéré, et aux répercussions qui pourraient être dramatiques. L’expert en informatique voyait une autre échappatoire, que celle de jouer les têtes brûlées. « A vos ordres, chef. » Répondit le brun, alors que l’agent de terrain se mettait en position pour exécuter son plan. S’il lui avait demandé de rallumer la lumière qu’au dernier moment, c’était parce qu’il sentait que c’était ce qu’il fallait faire. Simon n’était pas dupe ; la perception des éléments sur le terrain était différente de sa perception, à lui. Les décharges d’adrénaline n’étaient pas les mêmes. Il fallait savoir faire confiance à son instinct. « Go. » Déclara Simon, alors qu’il voyait que les gardes entamaient un énième tour. Aussitôt dit, aussitôt fait : Jackson dévala le long de l’allée, et s’empara du drapeau. Afin d’accorder une ou deux secondes d’avance à son binôme, Simon enclencha la lumière — qui eut tôt fait d’aveugler les différents protagonistes. À travers l’oreillette de Jackson, il entendit les plaintes et autres vulgarités de la part des combattants, et sourit de malice. Ils s’étaient faits avoir, momentanément. Mais déjà, les tirs fusaient. « Dans quatre foulées, à gauche ! » S’exclama Simon, alors qu’il faisait éviter de justesse à Mills un roulement de gardes. La rencontre aurait pu faire des étincelles, mais l’enjeu était trop important. « Tout droit, puis droite au prochain. » Et, alors qu’il ne s’y attendait pas, le pirate informatique constata qu’une dalle sur le chemin de Mills s’abaissait. Droit devant lui.  S’il ne réagissait pas dans la seconde, son collègue sur le terrain se blesserait probablement… Et surtout, serait fait comme un rat. « Saute ! » S’exclama-t-il avec force et vigueur, tout en retenant son souffle. Il soupira de soulagement en constatant que Jackson avait exécuté son ordre sans réfléchir, et commenta : « Quelle bande de bâtards… » Il pouvait aller tout droit, encore quelques secondes. « Droite, puis encore droite. » Précisa Simon, qui n’avait pas perdu de vue sa mission. « Bouton à déclencher sur le dernier bloc, afin d’ouvrir la porte. À toi de jouer, dude. »

Comment pouvez-vous savoir d’un homme a complètement confiance en vous ? Qu’est-ce qui vous en assure, qu’est-ce qui vous le confirme, qu’est-ce vous le fait dire avec certitude ? L’expérience de Simon lui avait permis de trouver une réponse à toutes ces questions, et elle se résumait en deux mots : situations d’urgence. Tant que deux comparses (ou plusieurs) n’avaient pas eu l’occasion d’être confrontés à des difficultés plus ou moins sévères, tant qu’ils n’avaient pas été obligés de faire des choix cornéliens ou potentiellement dangereux, tant qu’ils n’avaient pas pris de risque ou été projetés face à une menace, rien ne permettait de parler de confiance. Assis derrière son ordinateur, l’expert en informatique sentit son palpitant s’emballer lorsque son compère tira une rafale. Les billes de peinture rouge volèrent les unes après les autres, et convergèrent vers un point unique : l’interrupteur, que Jackson parvint à atteindre. Simon tressaillit, et sentit ses mains devenir moites. Tous deux étaient en passe de réussir cette mission, et d’établir un nouveau record. Ensemble, ils avaient franchi une première étape — mais Simon savait que le plus dur restait peut-être à faire, pour Jackson. Ils étaient si près du but ! La victoire était à portée de bras — ou plus exactement, à quelques foulées. Boosté par une décharge d’adrénaline, l’agent de terrain fonça à toute allure en direction de la lumière. Une ultime pirouette plus tard, il abattit son poing sur le buzzer. Le chronomètre s’arrêta, gravant dans le marbre le nouveau record que les deux hommes venaient d’établir. Le drapeau en main, Jackson paradait fièrement devant l’une des caméras et un rire amusé s’échappa des lèvres de l’informaticien. Simon exulta. Il s’était propulsé sur ses jambes, le poing victorieux fièrement dressé, alors qu’un sourire éclatant venait illuminer son visage. Seul face à ses écrans, il avait éructé un « putain ! » de joie et de satisfaction bien senti, que quiconque aurait pu pardonner en raison du succès éclatant de son binôme avec Jackson. Sans parler du fait que l’Australien semblait avoir été tiré de sa léthargie, comme par miracle. C’était bien simple : il y avait des mois maintenant qu’il n’avait pas ressenti une émotion aussi forte, aussi transcendante. Il était encore bien trop transporté pour s’en rendre compte ; à cet instant précis, rien ne comptait plus que son succès, leur succès. Ils ne se connaissaient pas, ne s’étaient jamais vus, et n’avaient jamais eu l’occasion d’échanger le moindre mot — en tout cas avant cette mission d’entraînement. Et pourtant, leur duo avait fonctionné à merveille. Jackson, en première ligne parce que sur le terrain, s’était laissé guider par la voix qui lui murmurait dans l’oreillette. Quant à Simon, il avait fait fi de ses angoisses pour se concentrer uniquement sur cet homme, qui attendait ses instructions pour avancer. Les mots n’avaient jamais été superflus, et toujours précis ; si tel n’avait pas été le cas, ils n’auraient pas été capables d’accomplir leur mission. Il retira son oreillette, qu’il déposa devant son clavier, et passa ses mains dans ses cheveux désordonnés. « Monsieur Johnson ? » Il se pensait encore seul, mais ce n’était vraisemblablement plus le cas. Avait-il été observé, tout au long de cet entraînement ? Il n’en avait pas eu l’impression, mais peut-être s’était-il fourvoyé. À la réflexion, ça n’aurait pas été surprenant ; on ne laissait pas rentrer n’importe qui dans les rangs du PSI. Et certainement pas des gamins traumatisés, suite à une terrible expérience vécue sur le terrain. « Il est temps que vous rencontriez l’agent Mills. En vrai, j’entends. » Précisa l’homme qui était venu le chercher. Simon hocha la tête, presque intimidé. Et pourtant… Il emboita le pas du gradé qui le précédait, et déambula dans les couloirs, la tête baissée. Il entra dans une pièce vitrée, et s’assit là où on le lui indiqua — et attendit, patiemment, que Jackson vienne à sa rencontre.


Quelques minutes plus tard, il entendit la voix (désormais familière) de son coéquipier raisonner dans le couloir. La porte de la salle s’ouvrit avec fracas, et bientôt, les pieds de Simon décollèrent du sol le temps d’une seconde. « C’est peut-être un peu trop. » Répliqua Simon, dont les doigts serrèrent avec douceur le tissu du drapeau. Il était fier, satisfait, soulagé. Il avait envie de prendre l’étoffe et d’y plonger sa tête, mais s’en empêcha — l’élu, comme Jackson l’appelait, aurait franchement eu l’air dérangé s’il s’était laissé aller à une telle démonstration. Les deux hommes échangèrent un sourire complice, malicieux. Simon aurait voulu échanger avec l’agent de terrain, mais une tierce personne fit irruption dans la pièce. Une femme, la tête haute, qui dégageait une autorité naturelle, réclama qu’on les laisse seuls. Le pirate informatique ne l’avait jamais vue auparavant, mais il comprit qu’elle jouait un rôle important, voire essentiel, dans la hiérarchie. Il leva la tête vers celle qui se présenta à lui sous le surnom de Widow, et écouta attentivement le discours qu’elle lui débita. Travail d’équipe, sacrifice, coopération, missions complexes et déterminantes. Les mots étaient forts, mais disaient surtout l’urgence et la dangerosité du monde dans lequel ils vivaient. De temps à autres, Simon hocha la tête, acquiesçant. « Je ne vais pas y aller par quatre chemins. On a besoin d’un petit génie de l’informatique pour couvrir nos arrières et effacer nos traces, et tu as le profil idéal. Alors si c’est bon pour toi, bienvenue dans le projet Epsilon, Neo. » Elle lui tendit une main, qu’il serra après une fraction de seconde de réflexion, officialisant son intégration au projet secret. Sa carrière venait de prendre un nouveau tournant. Inattendu, certes. Mais un tournant quand même.