Depuis son retour de Los Angeles, Lena avait eu du mal à se replonger dans son quotidien australien. Avoir été invitée sur des festivals de musique renommés et par des marques à des soirées et shootings lui avait presque fait oublier que son métier initial consistait à organiser ce genre d'évènements, et pas à s'y faire inviter. La limite entre ses deux métiers était de plus en plus fine, et elle s'y perdait presque dans une réalité qui n'était pas la sienne. Sa réalité, elle se trouvait à Brisbane, entourée de professionnels venus pour un énième gala dont elle avait même oublié le thème. Sa réalité, elle était dans le fait de s'assurer que tout se passait bien pour ses convives : ce qu'elle était d'ailleurs en train de faire avec un groupe de clients potentiels. Elle grinçait des dents alors qu'ils furent rejoints par Sergio, ou celui qu'elle n'avait surtout aucune envie de croiser ce soir. A l'aube de leur relation, Lena s'était posée des questions sur Sergio. Son nom de famille lui avait évidemment sauté aux oreilles, et elle s'était assurée de vérifier que l'homme avec qui elle travaillait si souvent n'avait rien à voir avec son ex et sa famille. Malheureusement pour elle, il fallait bien admettre que ses talents d'enquêtrice avaient leurs limites - voir qu'elle n'en avait absolument aucun. Les stéréotypes qu'elle avait en tête et l'image que Rudy avait dépeinte de son père l'avaient forcée à penser qu'il était un raté, quelque part en Australie. Il n'en avait que rarement parlé, mais toujours avec des propos virulents et dégradants, alors jamais elle n'aurait songé à un homme qui avait réussi. Finalement, en y réfléchissant avec un peu de recul, tout s'éclaircissait maintenant qu'elle avait le fin mot de l'histoire. La rancœur qu'avaient les Gutiérrez envers leur père était renforcée par le fait qu'il avait réussi sa carrière en écrasant totalement sa vie familiale dans l'affaire, la mettant de côté, abandonnant ses enfants alors même qu'il aurait eu le pouvoir de leur offrir une vie meilleure avec ses réussites. Au fond, elle retrouvait là le comportement qu'avait eu son père avec elle, et se remémorer ce genre de souvenirs n'apportait rien de bon, surtout alors qu'elle était elle même en train de tout perdre. Elle espérait bien renflouer ses comptes et régler ce problème au plus vite, mais pour l'heure, ses seuls fonds étaient les revenus qu'elle arrivait à se tirer de son activité. Aussi, elle se mettait depuis quelques temps une pression monstre sur les épaules, et elle n'avait certainement pas le loisir de venir gâcher son image publique avec un drame lors d'une soirée qu'elle organisait. Elle le salua donc d'un poli Monsieur Gutiérrez avant de s'éloigner du groupe au bout de quelques secondes. Ce n'est que plus tard dans la soirée, alors qu'elle le voyait isolé devant le buffet de mignardises, qu'elle décidait d'entrer en contact. Elle aurait pu continuer de l'éviter comme elle s'était fatiguée à le faire depuis des mois - quoi que son voyage à Los Angeles et l'accident qui avait mis Sergio hors jeu un moment l'avaient bien aidés sur ce coup - mais elle n'en ferait rien. La colère qui l'animait depuis quelques temps avait besoin de s'exprimer d'une façon ou d'une autre : Sergio en serait la victime. Il le méritait, de toute manière : pour tout ce que Rudy lui avait raconté sur ce père totalement absent, ayant abandonné la barre de sa famille ; mais aussi pour son comportement mesquin avec elle, alors qu'il savait très bien qui elle était pour son fils. Elle s'approchait de lui sans qu'il n'ait le temps d'anticiper son arrivée. C'était un fantasme de longue date, de te taper l'ex de ton fils, ou est ce que c'était juste une occasion à ne pas manquer ? Sur ce coup ci elle restait stoïque, totalement froide : loin de celle qui lui souriait chaleureusement et avec qui il s'amusait à juger leurs pairs lors des trop longues soirées. L'illusion d'amitié qui les avait liés était désormais révolue.

Lena ne comptait plus les fois où ils s'étaient retrouvés, Sergio et elle, dans ce genre de contexte, un verre à la main. Souvent il lui avait permis de passer un bon moment, souvent il l'avait fait rire. Cette fois ci était la première fois qu'elle se sentait si en colère après lui. Elle devait évidemment se garder de faire un esclandre devant tout le beau monde qui les entouraient, mais il lui était impossible d'agir comme si rien ne s'était passé. Bonsoir à toi aussi Lena. Ravi de te voir également. Elle lui offrait un sourire aussi faux que forcé, ne cachant pas ses états d'âme le concernant. J’ai bien des fantasmes, mais non. Celui-ci n’en a jamais fait partie. Rudy est bien la dernière personne à qui je pense quand on se voit. Je ne fais pas dans ce genre de jeux pervers.  Ses yeux s'écarquillaient alors qu'il venait d'admettre la chose. Le fait d'entendre le prénom de Rudy de sa voix était perturbant pour l'écossaise, qui fixait son interlocuteur, perdue face à sa désinvolture. Elle se demandait comment il pouvait bien réussir à garder son calme alors même qu'il venait d'être pris au piège ; un comportement digne d'un manipulateur. On pourrait penser le contraire. Parce que c'était bel et bien ce qu'il s'était passé : Sergio avait couché avec l'ex de son fils. Retourner la situation dans un autre sens et se dire que Lena avait eu des rapports avec deux générations d'une même famille rendait la chose encore pire, mais elle se dédouanait de toute responsabilité. Elle avait fini par se demander comment elle arrivait à se mettre dans de telles situations, se remémorant qu'elle même avait partagé Knox avec son cousin - alors même qu'elle ne le connaissait pas encore. A croire qu'elle était maudite dans ses relations, destinée à n'en avoir que d'étranges et à la limite de l'éthique. Et à titre de rappel, je ne suis pas celui qui a initié notre rapprochement. Elle se mit à rire nerveusement. Alors là j'aurais tout entendu. Elle avait fait le premier pas, oui. Mais elle ne l'aurait jamais fait s'il ne l'avait pas défiée du regard ou si elle n'avait pas senti qu'il en avait envie, lui aussi. A titre de rappel, il faut être deux pour qu'il y ait rapprochement. Et t'as clairement pas été innocent dans cette histoire. Personne ne pouvait dire qu'il avait profité de la situation. Dans cet hôtel, ils étaient consentants tous les deux. Ils n'étaient que deux adultes rêvant de profiter d'un moment de faiblesse sans conséquence, pour couper du tumulte de leurs journées. Ils étaient autant coupables l'un que l'autre, et elle ne lui jetterait pas la pierre concernant leur rapprochement. La différence était qu'il avait une information que Lena n'avait pas, qu'il avait gardé délibérément, et qui aurait tout changé si elle en avait eu connaissance. Au moins tu as la décence de ne pas nier. Il avait l'honnêteté de ne pas se noyer dans un amas de mensonges pour essayer de s'en sortir. Depuis quand tu sais qui je suis pour lui ? Elle aurait pu parler au passé, d'autant plus qu'elle avait coupé tout contact avec Rudy.

Depuis toujours, on faisait remarquer régulièrement à Lena qu'elle était dotée d'un bon instinct, qu'elle était plutôt du genre perspicace. Elle ignorait si ces traits de caractère s'étaient estompés avec les années ou s'ils ne défaillaient que lorsqu'il s'agissait de la famille Gutiérrez, mais le constat était sans appel : Sergio l'avait menée en bateau, au même titre que son fils l'avait fait avant lui. Elle songeait un instant qu'elle ferait mieux de se méfier de Cesar. Bien qu'il ne leur ressemblait en rien, elle ferait attention à ne pas finir par tomber dans ses bras d'une manière ou d'une autre, rêvant d'éviter de coller de trop près a l'adage "jamais deux sans trois". Les questions et les accusations fusaient dans la tête de la blonde, trop vite pour qu'elle ne puisse toutes les exprimer à la fois. Mais même si Sergio affirmait ne pas avoir calculé ses coups, elle avait du mal à l'accepter. Ce serait mal me connaître. Durant ces dernières semaines, Lena avait eu l'impression de connaître l'homme qui lui faisait face à l'instant. Tout ce qu'elle pensait s'était pourtant dissipé en un éclair. Visiblement je ne te connais pas du tout. Elle le savait prêt à beaucoup pour sa carrière, elle le savait un brun manipulateur ; jamais elle n'aurait cru être elle même une victime de ses machinations. Et même si elle finissait un jour par croire qu'il n'avait rien anticipé, il restait une raison bien suffisante pour lui en vouloir pour le reste de ses jours : le mensonge. Ce n’est pas une question d’être innocent ou pas. La situation s’y prêtait, nous avions tous les deux envie. Il n'avait pas forcé la chose, Lena le savait bien. Elle ne remettrait pas en cause l'attirance qu'elle avait pu ressentir pour Sergio à cet instant précis. Pour autant, elle se dégoutait aujourd'hui à cause de cette situation. Sa seule solution pour ne pas y penser était de remettre toute la faute sur son interlocuteur, de ne lui en vouloir qu'à lui. Rien de compliqué au fond, surtout lorsqu'il répondait à la question qu'elle venait de lui poser. Depuis le début. J’étais curieux de savoir ce qu’une personne comme toi faisait avec lui. Comme ta réputation professionnelle te précédait, je me suis dit que ce serait l’occasion de faire d’une pierre deux coups. Elle resta bouche bée, figée face à lui, dans une expression qui mêlait colère, dégoût et interrogations. Le fait qu'il arrive à le lui dire d'un ton si calme et désinvolte avait le don de l'agacer plus encore. T'es complètement taré. Furent les seuls mots qu'elle pu prononcer en se retenant de lui renverser une coupe en pleine figure. Écoute Lena, je suis navré. Elle aussi l'était, de lui avoir accordé sa confiance. Oh oui tu es navré. Ça pardonne tout, c'est vrai. Sarcasme évident. J’aurais dû me présenter comme tel dès le début. Je n’avais pas prévu que nous nous entendrions si bien, et j’ai préféré ne pas gâcher cela. La jeune femme se demandait ce qui avait bien pu lui passer par la tête pour qu'il soit capable de coucher avec l'ex de son aîné. Elle n'en revenait pas de la situation. C'est ce que t'as fait pourtant. Et il n'y aurait probablement pas de retour en arrière possible. Je me doute que l’accueil n’aurait pas été le même si je t’avais tout dit. Et il avait raison. A qui la faute ? Aucun de tes enfants n'a jamais eu un mot gentil à ton sujet. Et pourtant, s'il avait réfléchi, s'il avait été honnête, les choses auraient pu se passer totalement différemment. Elle aurait pu passer outre cette information parce que leur partenariat était prometteur dès le début, parce que professionnellement, elle sentait que ça allait fonctionner avec lui dès le départ. Les choses auraient pu se goupiller tout aussi bien, même s'ils n'auraient pas entretenu la même relation. Au moins, une catastrophe aurait pu être évitée. Et il était l'heure d'en éviter une nouvelle, qui se produirait si Rudy apprenait ce qu'il s'était passé. Il ne doit jamais l'apprendre. Jamais. Elle avait largement baissé son ton de voix, comme si elle craignait désormais qu'on l'entende parler. Inutile de préciser de qui elle parlait : Sergio comprenait très bien. Même s'il n'avait pas été présent pour ses enfants, il devait connaître le caractère de son aîné. Et si elle ne lui devait plus rien, qu'elle ne voulait plus jamais l'avoir dans sa vie, elle ne craignait que trop les réactions qu'il pourrait avoir si cet incident parvenait à ses oreilles. Promets moi que personne ne saura. Tu me dois bien ça.

Je ne te connais pas non plus. Leur amitié était restée superficielle, ils ne pouvaient pas le nier. Lena s'en réjouissait à présent ; qui sait ce qu'il aurait pu faire s'il avait eu plus d'informations sur elle ? Prétexter ne pas avoir calculé tous ses coups à l'avance ne voulait pas dire que Sergio ne l'avait pas manipulée dès le départ, et elle comptait bien s'en méfier comme de la peste. Ne fais pas l’offusquée, cette relation t’a bénéficié sans doute plus qu’à moi. Elle devait bien admettre que travailler avec Sergio avait aidé à relancer son entreprise d'évènementiel, mais elle ne pouvait pas le laisser sous entendre qu'il lui avait rendu un service en l'embauchant sur ses projets. Oh je t'en prie, n'essaies pas de jouer la carte du sauveur. Tous les évènements sur lesquels j'ai travaillé pour toi ont eu du succès. Cette collaboration a été bénéfique pour nous deux. Elle n'avouera jamais sa légère mauvaise foi, refusant d'admettre que les affaires du Gutiérrez auraient pu tout aussi bien fonctionner avec un autre prestataire. Si je n'avais pas bossé pour toi j'aurais trouvé d'autres clients, comme je l'ai toujours fait. Qu'elle s'empressait de rappeler. Trop souvent, la blonde avait l'impression que le monde oubliait rapidement à quel point elle s'était construire par elle même ; à quel point elle ne devait qu'à elle ses réussites. Sur ce détail, ils se ressemblaient beaucoup Sergio et elle. Je comprends que tu sois en colère. Le fait qu'il essaie de se montrer compréhensif accentuait de manière paradoxale l'énervement qu'elle ressentait à son égard - à croire qu'elle espérait presque le voir s'énerver en retour, qu'elle avait envie de lui coller le rôle du méchant au plan machiavélique. Tu me connais sans doute mieux que mes enfants. S'en vantait-il, en plus de ça ? Oui, il n'avait peut-être plus rien de l'homme qui avait agit comme si sa famille n'existait pas. Mais à ce sujet là, il aurait certainement mieux fait de garder le silence et de se faire discret. S'il était revenu récemment dans leur famille à cause de ses remords, il n'avait certainement pas conscience de la souffrance que ses enfants avaient pu ressentir à cause de lui ; souffrance à laquelle elle se rattachait elle même, au vu de sa relation avec son propre père. Y penser la fit rebondir sur celui qui les liait - et qui ne devait surtout jamais entendre parler de cette histoire. Je ne suis pas certain de te suivre Lena. Qu’est-ce que tu penses ? Elle s'éloignait avec lui, comprenant bien que leur conversation risquait d'attirer des oreilles indiscrètes et qu'il valait mieux pour eux deux qu'elle reste confidentielle. Que tu es une sorte de trophée ? Ou de vengeance personnelle ? Il semblait presque s'amuser de la situation, sirotant sa coupe comme si de rien était au milieu de son beau discours. Ce qu’il s’est passé restera entre nous. Je n’ai aucune intention de te mettre dans une position plus difficile que ça ne l’est déjà. Plus difficile que pliée en deux dans un jacuzzi ? Je vois mal comment je pourrais te faire confiance, mais je suppose que je n'ai pas le choix. T'aurais plus à perdre que moi si ça se savait de toute façon. Perdre Sergio sur le plan professionnel risquait d'être dangereux pour elle, mais lui risquait de perdre l'estime fragile de sa famille qu'il semblait mettre tant de cœur à construire - s'il avait un cœur. Je ne suis pas le grand méchant que tu sembles voir, Lena. Je n’ai pas fait semblant de m’intéresser à toi pour servir mes propres intérêts. Il rentrait pourtant parfaitement dans la caricature du grand méchant qu'elle s'imaginait. Mets toi à ma place deux secondes, tu t'imaginerais quoi ? C'est en prononçant ces mots et en s'imaginant la situation inverse qu'elle réalisait par elle même l'absurdité de la situation. Qui pourrait avoir pour objectif de mettre l'ex de son fils dans son lit ? Même si à sa place elle aurait pu vouloir se venger de Rudy, jamais elle n'aurait imaginé se servir de son père de cette façon. Elle avait envie de le croire sur le fait que rien n'était prémédité, mais ça n'empêchait en rien le fait qu'il ait franchi cette limite avec elle en sachant qui elle était. Même si tu n'avais pas prévu d'aller aussi loin, tu as laissé cet accident se produire. Sérieusement, rien que d'y penser j'ai la nausée. Elle posait sa coupe encore pleine sur le rebord juste à côté d'eux, refusant que le fait de partager un verre soit un prétexte pour continuer cette conversation. De toute façon c'est simple, je ne peux plus travailler avec toi. Trouves toi quelqu'un d'autre pour tes soirées. Elle regretterait de lui avoir tourné le dos, mais sur le coup elle avait laissé parlé son impulsivité. Et par pitié évite à l'avenir de coucher avec les ex de tes enfants, c'est dégueulasse. Bonne soirée Sergio.