« Cinq dollars. » Archie hausse un sourcil et bascule la tête sur le côté. Entre ses doigts, il fait danser une cigarette sous le nez d’un jeune entreprenant qui souhaite fumer sa première clope à l’abri du regard de ses parents. Ce dernier fait une moue. « C’est le prix d’un paquet complet à la supérette du quartier. » Le vendeur hausse les épaules et observe autour. « Tu vois une supérette dans cette école ? » L’autre secoue la tête à la négative. « Cinq dollars, alors. C’est la loi de l’offre et de la demande, gamin. Si tu ne veux pas de cette clope, va t’en acheter toi-même quand tu auras dix-huit ans. » Et il la coince entre ses lèvres déformées par son sourire carnassier. Il craque son briquet sous l’embout même s’il n’a pas réellement l’intention de l’allumer. Entre les quatre murs du collège, il respecte les règles. Toutes sans exception. C’est pour cette raison que les professeurs sont incapables de mettre la main sur lui malgré les histoires qu’on raconte à son sujet. « Attends ! » Se plaint l’autre garçon en sortant de sa poche son portefeuille. Il tend le billet de cinq dollars à Archie qui s’en empare avec la vivacité d’un renard. Contre toute attente, il allume la clope et la tend à l’acheteur qui, les yeux grands comme des soucoupes, reste immobile sans savoir quoi en faire. À peine quelques secondes plus tard, un enseignant intervient à l’autre bout du corridor : « Monsieur Alec Gordon ! Il est interdit de fumer dans l’établissement scolaire ! » Et, devant la fureur de l’adulte, Alec (ah, c’était ça le nom du jeune…) lève les mains au ciel comme un voleur pris la main dans le sac. « Mais… Mais… » Il n’a pas le temps de s’expliquer qu’il se fait trainer jusque chez le directeur comme un enfant puni. Quel âge avait-il, en fait ?

Archie n’a même pas le temps de rire de la situation qu’il se fait interpeler agressivement par une voix féminine. Un morceau de viande qui parle ; étrange. Il ne bronche pas, se pose contre son casier en glissant l’argent dans sa poche. « Yep ? » Il demande d’une voix condescendante. Tessa a à peine le temps d’arriver à sa hauteur qu’il sort de son autre poche une barre de céréales qu’il déballe avec minutie, focalisant toute son attention sur cette tâche qui demande toute l’attention d’un scientifique sur le point de découvrir le remède contre le cancer. « Archie c’est ça ? » Il extirpe le dessus de la barre de son emballage. Avec le bout de son ongle, il vient décrocher un morceau d’aluminium plus résistant. Quelle galère, ces barres de céréales ! Il devrait tirer un mot au directeur de l’entreprise qui s’est chargé d'approuver le design de celles-ci. « Yep. » Il marmonne juste avant d’enfoncer sa collation dans sa bouche pour la mâcher avec ferveur. « Je peux savoir à quoi tu joues avec mon frère au juste ? » Il laisse une vingtaine de secondes s’écouler, longues secondes pleines de malaise durant lesquelles il déguste la barre de céréales jusqu’à la moindre miette, la moindre saveur. Il mâche comme il n’a jamais mâché. C’est marrant comme il n’a pas vraiment faim, au fond. Il sait de quoi elle parle, Tessa, parce qu’il sait tout, mais il s’amuse déjà à l’idée de se jouer un peu d’elle. « Qui ? Quoi ? On parle de quoi en fait ? » Il demande en la regardant enfin, glissant son doigt dans le fond de sa bouche pour aller décrocher un morceau d’amande coincé entre ses deux molaires. « Je connais beaucoup de frères et beaucoup de sœurs, me laisse pas deviner. »        

Les problèmes d’Archie, ce sont les problèmes des autres. Peu de gens ont le courage de le confronter comme le fait Tessa actuellement mais son élan provocateur a le mérite de le divertir, lui qui se demandait justement ce qu’il pourrait bien faire du reste de la journée. Il avait d’autres plans, certes, mais des plans qu’il avait déjà suivis plus tôt dans la semaine et, à force, Archie s’ennuie. C’est un garçon qui a besoin de nouveauté et de changement. Pour cette raison, il fait tourner Tessa en rond afin de prolonger l’échange dont il connait déjà la fin. Elle sera furax, il en rigolera, et leurs chemins se sépareront.

« Ne fait pas l’innocent tu veux... Je parle de Lincoln, Lincoln Mulligan ! Qu’est-ce que tu lui veux ? » Sa bouche s’ouvre lentement mais sûrement tandis qu’un bâillement essaye de s’en échapper. Il hausse ensuite les épaules, innocent. « Ça me dit un truc ce nom. » Il admet du bout des lèvres, ses yeux posés sur le plafond. « Mon frère n’est pas le genre que tu fréquentes d’habitude... » Il fronce les sourcils. Ce n’est pas Archie qui fréquente Lincoln, mais bien le contraire. C’est le bouclé qui se la joue sangsue avec lui et lui ne fait que profiter d’un énième esclave. « Tu arrives peut-être à berner les autres, mais tu me la fais pas à moi ! Alors je te repose la question... A quoi tu joues ?! » « Woooooh. Calme-toi princesse. » Il susurre pour l’agacer encore plus dans le simple but de la faire craquer. Ça se voit, qu’elle se retient d’hurler et de déchirer la tapisserie des murs. C’est presque mignon. « Je ne joue à rien, c’est ton frère qui se colle à moi. Comme tous les autres, il me prend pour son ange gardien parce qu’il croit qu’en étant dans mon camp, ça fait de lui mon allié. » Le sourire qu’il lui offre est carnassier. « Il doit cruellement manquer de confiance en lui. C’est de famille ? » Il l’interroge, tête basculée sur le côté. « Il ne doit pas se sentir en sécurité auprès des siens. Il a peut-être un truc à cacher, et ni toi ni Freddy ne pouvez lui offrir le réconfort dont il a besoin. Je ne sais pas comment je le prendrais si mes sœurs allaient chercher du soutien ailleurs. Ça me briserait le cœur. » De douces paroles mielleuses qu’il accompagne d’une moue déconfite. Même s’il n’est pas au courant des liens qui unissent cette famille-là, il lui suffit de parler avec assurance pour feindre le contraire.

« Ne m’appelle pas princesse Kwanteen. Et je suis actuellement très calme ! »

Bientôt, ce sera Monsieur Kwanteen et il sera admiré par tous, même les plus indisciplinés. Pour l’instant, il se contente d’apprécier cette incarcération parce qu’il y en a seulement un des deux qui commence à perdre le contrôle et ce n’est pas lui. Il ne perd jamais le contrôle ni sur lui, ni sur ce qui l’entoure. Il impose ses règles et personne ne s’interpose.

Si Tessa tente de le blâmer pour le changement de comportement de son frère, il trouve facilement un moyen de faire tourner la table en sa faveur, puisant dans les quelques informations qu’il possède au sujet de la famille Mulligan pour appuyer là où ça pourrait faire mal ; on ne sait jamais. Si Lincoln a besoin de se rapprocher d’Archie, c’est certainement parce qu’il n’a pas trouvé de repères ailleurs. Il cherche à se protéger de quelque chose, de quelqu’un, d’une éventualité. La vérité, c’est que le roi de l’école se fiche complètement de ses intentions. Il a un nouveau jouet et c’est bien assez pour qu’il s’en contente. « Pour ça il faudrait que tu sois muni d’un coeur et j’ai de sérieux doutes là-dessus ! » Elle se trompe, princesse, si elle pense pouvoir l’attendre de cette manière. Archie n’a pas besoin d’un cœur. Ce ne sont pas les émotions qui le mèneront à la réussite mais bien le travail acharné et la discipline. « Sous tes grands airs, tu penses tout savoir... Mais tu ne sais rien ! » Il lâche un nouveau gloussement, jetant un regard autour d’eux pour lui faire savoir qu’elle l’ennuie et qu’il aimerait aller s’ennuyer ailleurs. Elle revient dans son champ de vision, le dos et la tête droite, et il soutient son regard sans jamais se détacher de son sourire qui, ici, fait office à la fois d’épée et de bouclier. « T’as absolument rien d’un «ange gardien». » « Tu diras ça à ton frère, c’est lui qui le pense. Je ne me prendrais jamais pour ce que je ne suis pas. Il n’a pas confiance en lui, c’est tout. Ni en toi, on dirait. Viens pas m’accuser, j’en suis pas responsable. Je ne suis pas son père. » Il fredonne en empêchant un rire de casser sa voix. Elle est mignonne, la petite, à vouloir défendre celui qui s’est lui-même jeté dans la gueule du loup. Elle devrait communiquer un peu plus avec Lincoln avant de sauter aux conclusions dans son dos. Qui est vraiment le pire d’entre eux ?

« Tu imagines que je vais croire à ta soudaine bienveillance ?! Tu te penses peut-être intouchable, mais moi tu ne me fais pas peur. » N’empêche qu’elle a du cran, à lui tenir tête ainsi. S’il n’était pas agacé par ses accusations, il aurait presque envie de faire d’elle l’un des siens. « Tant mieux pour toi. » Il aurait envie de fumer, là, et de taper dans un sac de boxe. « Tu sais... je crois que c’est toi qui a quelque chose à cacher... Et que c’est pour ça que tu es aussi abjecte avec le reste du monde. T’es peut-être entouré, mais dans le fond... T’es qu’un pauvre type bien seul ! » Il ne perd pas son sourire, qui miroite celui de Tessa. « Je te dois combien pour cette analyse fort intéressante ? » Elle joue au psychologue ; il peut jouer au patient. « Écoute, princesse. » Il reprend, se décollant de son casier pour s’approcher d’elle et ainsi lui intimer la retraite si elle ne veut pas qu’il la touche. « Je ne sais pas ce qu’il se passe dans votre famille, mais je crois que tu es en train d’extérioriser tes problèmes sur moi. Le fait de m’avoir choisi comme victime est honorable, c’est vrai, mais je ne peux rien faire pour toi. Ton frère fait exactement comme tous les autres. Il s’attache à moi comme un petit poisson s’attache à un requin, et il espère ainsi se protéger de je-ne-sais quelle menace. Si tu veux vraiment mettre le doigt sur ce qui cloche, va parler au concerné, pas à celui qu’il utilise en bouclier. » Arrivera-t-il à la faire douter ? Va-t-il semer une petite graine dans son cerveau et la laisser penser qu’Archie n’y est pour rien ? Après tout, il ne lui a encore rien fait. Pas pour le moment. Il lui a envoyé un message, certes, mais il ne l’a pas touché, lui, comme il n’a pas touché à ceux qui joignent volontairement son armée pour devenir les bourreaux plutôt que les victimes. Il n’a choisi pour personne.    

« Tu es un être détestable Kwanteen, j’espère que tu en as conscience ! » Et c’est bien la source du problème : il en a parfaitement conscience. C’est pour cette raison qu’il arrive à enfoncer le clou là où la plaie est encore saillante et là où la douleur se fera le plus électrisante. Il paraît que le collège est un passage difficile pour tous les adolescents. Il s’est armé avant les autres pour être le premier à frapper en cas de besoin. Pourrait-elle lui en vouloir de souhaiter se protéger ? Certes, il pourrait s’y prendre autrement, mais il a été construit comme ça, Archie. Un Lego composé que de pièces rouges et noires et arborant des petites cornes triangulaires sur le dessus de sa tête. Il ne changera pas tant que la recette le fait gagner, peu importe les dommages collatéraux qui en découlent. « J’en ai conscience et ça ne m’empêche pas encore de dormir sur mes deux oreilles. » Ça aura le mérite d’être clair. Elle n’arrivera pas à lui faire changer d’avis, c’est ainsi. Son opinion ne compte pas, au même titre que l’opinion de tous ceux qu’il préfère écraser plutôt que de côtoyer. À quel moment tout cela se retournera contre lui ? Jamais, qu’il croit, parce qu’il est intouchable.

Le temps passe et Archie a bien envie de se trouver ailleurs. Les jolis discours coupants de Tessa ne l’ébranlent pas et, surtout, ne l’intéressent pas. Sa barre de céréales prend bien plus de place dans son esprit tandis qu’il en mâche chaque grain comme s’il s’agissait du dernier qu’il goûterait. Fatigué de faire prolonger ce débat plus longtemps, il entame un long monologue qui a pour but d’encourager Tessa à se remettre en question quant au responsable de ce souk. Elle croit qu’Archie arrive à manipuler l’esprit de son frère alors que la réponse est plus simple et moins magique : Lincoln se colle à lui afin d’obtenir sa protection. C’est exactement ce que font tous les autres faux amis d’Archie. Il n’a personne, réellement, mais il s’en fiche bien. Tant qu’il termine ses études sans s’être fait marcher sur les pieds. Le futur lui offrira tout ce dont il a besoin. « Tu le fais chanter ? C’est quoi le deal, tu le tabasses s’il ne joue pas dans ta basse-cour ? » Le sourire qu’il esquisse parle à sa place. C’est un peu ça, oui, mais il le formulerait autrement. « Je ne tabasse personne, moi. » C’est une vérité qu’il n’a pas de mal à prononcer. Ce n’est jamais lui qui frappe, et c’est plus facile de s’en sortir en restant dans l’ombre quand il s’agit de briser quelques nez et noircir quelques yeux. Il n’a rien à se reprocher à ce niveau-là. Le directeur ne pourra pas tracer la ligne de sang jusqu’à lui puisque ses mains sont propres, brillantes et blanches. « Qu’est-ce que tu veux ? Pour lui foutre la paix et te tenir éloigné de lui !  » « Rien que tu pourrais m’offrir. » Il balance du tac au tac, la reluquant de bas en haut pour la énième fois, cherchant le moindre intérêt à son physique. Elle n’est pas blonde, son relief absent, ses fringues ennuyants. Elle n’a effectivement rien à offrir à un garçon dont les hormones sont en ébullition. Et, de toute façon, ce n’est certainement pas le genre d’offrande qui pourrait lui faire lâcher sa proie. Il n’a pas besoin de desserrer les crocs pour se faire désirer. Et, de garder ainsi Lincoln prisonnier dans sa bande de hyènes, ça lui permet de menotter ceux qui pourraient potentiellement se permettre de se montrer en plein jour sans craindre les regards des autres. Si Archie n’a pas le droit de se montrer tel qu’il est réellement, alors personne n’a le droit de se libérer d’un tel fardeau. « Ce fut plaisant, princesse, mais j’ai d’autres trucs à faire. Tu peux toujours aller emmerder ton frère pour obtenir plus d’informations. Moi, je n’ai rien à cacher. » Il prétend, se retournant pour lui faire dos, récupérer sa veste dans son casier ainsi que son sac qu’il fait balancer sur son épaule. « Peut-être que vous pourriez profiter d’une petite séance de thérapie familiale, ça vous aiderait à mettre les points sur les i. » Il conclut en faisant claquer la porte de son casier, contournant Tessa sans lui offrir de dernier regard, elle qui ne peut pas le toucher, elle qui n’a pas le pouvoir de faire craqueler son masque, elle qu’il oubliera dès demain matin parce qu’il a d’autres chats à fouetter.