2010. Il n’a pas pris son avion. Il ne rejoindra pas Londres, il ne fera pas partie des Saracens. Il brûlera son contrat dès qu’il retrouvera où il l’a foutu, et ce peu importe les conséquences financières ou juridiques. Ce n’est pas qu’il ne veut pas partir à l’autre bout du monde, Rhett. Au contraire, il en crève d’envie autant que de vivre son rêve et d’être enfin reconnu à sa juste valeur dans ce milieu difficile ; mais d’autres données doivent entrer en compte. Son avenir sportif n’est pas ce qui lui importe le plus, finalement. Cela restera toujours sa passion, il restera toujours aussi doué tant qu’il continue de pratiquer ; mais son esprit est ailleurs. L’idée de partir lui déchire bien plus le cœur qu’autre chose, raison pour laquelle il a décidé de s’écouter pleinement, pour une fois, et de tout plaquer. Il restera chez les Reds, il n’aura sûrement pas de mal à les convaincre de le reprendre. Et puis merde, c’est le cadet de ses soucis à l’instant même.

Son taxi ne l’a pas ramené chez lui. Depuis le tarmac de l’aéroport, c’est l’adresse de Channing qu’il a donnée, faussement assuré dans ses mots et dans l’expression même de son visage. Il sera bien moins assuré une fois devant chez lui, c’est certain, mais pour l’heure ses doigts battant la cadence contre sa cuisse sont le seul signe de nervosité qu’il montre, le clair de ses yeux perdu sur l’horizon. Il ne sait pas ce qu’il va lui dire, il ne sait pas ce qu’il va se passer non plus. Il va jusqu’à chez lui ; et quoi ? Channing va lire dans ses pensées ? Il aurait dû le faire plus tôt, s’il a vraiment ce don là caché quelque part. Déjà, sa gorge se noue alors qu’il reconnaît les allées autour de chez lui. Déjà, il s’imagine enclencher le numéro six pour ordonner à l’ascenseur de grimper, puis toquer à l’appartement trois. Le sien.

Chose faite.

Son doigt a appuyé sur le numéro six, sa main a toqué contre la porte flanquée du numéro trois. Maintenant, ce sont ses yeux qui observent ceux de Channing, lui qui se trouve comme prévu derrière la porte de son propre appartement. “T’as un canapé de libre ?” Ne sont pas les paroles qu’il a répété, bien sûr, mais il n’a pas le courage de prononcer les véritables, de peur de tout perdre, de peur qu’on lui annonce qu’il s’est imaginé beaucoup trop de choses à partir de rien. “Mon vol a été annulé. Je pars que demain.” Il ment mal, comme à son habitude, et on pourrait presque observer la taille de son nez grandir à vue d’oeil. Son vol est parti sans lui et quand bien même il avait effectivement été annulé pour un autre, Rhett aurait pu dormir à l’hôtel et rester proche de l’aéroport. Au lieu de ça, c’est la ville toute entière qu’il a traversée pour le retrouver lui et seulement lui.

« Tu- » Et il est accroché à ses yeux, Rhett. Il est accroché à ses lèvres, aussi, prêt à être renvoyé manu militari Dieu sait où tant que ce n’est pas ici. Il ne sait pas à quoi s’attendre et peu importe à quel point il a répété la scène dans le taxi, cela ne lui permet toujours pas d’entrevoir l’avenir. Il a beaucoup d’espoir, trop pour un cœur généralement peu habitué à une telle chose, éternellement mis à mal à la fin. La fin, justement, il ne veut pas avoir à y repenser une seconde fois tant cela lui déchire déjà le cœur. « Tu mens. » Ses yeux, déjà grands, ne font que s’écarquiller un peu plus face à son annonce. Oui, bien sûr qu’il ment mais non, jamais Channing n’aurait dû le savoir. En retour, Rhett n’a aucune répartie, aucune excuse non plus. Il ne voulait pas lui mentir, mais il n’a pas le courage de lui dire la vérité pour autant. Parce que quoi qu’il advienne, il prendra bel et bien son vol de demain, et ce ne sera que pire encore. Il serre les dents, faisant se creuser ses joues sous la pression.

Channing ne dit rien de plus, il prend déjà en otage sa valise pour s’assurer qu’il rentre bel et bien dans l’appartement et ne prenne pas déjà ses jambes à son cou, scénario qu’il a envisagé pendant une brève seconde, pour ne rien vous cacher. « Je sais que ton vol a décollé, pas même une minute de retard. » Maintenant, il comprend comment il a su, et cela lui coûte un faible soupir désolé. Il ne lui reproche pas d’avoir suivi son avion sur internet ou Dieu sait quoi, il lui reproche de s’être fait plus de mal que nécessaire, pour rien. “Sans moi.” Rhett se contente donc de souffler, statuant l’évidence une fois de plus. S’il est face à lui, il est évident qu’il ne peut pas être dans ce fichu avion pour une autre fichu île, un million de fois plus petite que la leur. Pourtant, lorsque Channing initie une étreinte entre eux, pas le moindre commentaire ne souhaite plus sortir de la bouche du sportif, trop occupé à resserrer les pans de la manche de son t-shirt contre son poing pour vouloir dire quoi que ce soit. Il s’imbibe de son odeur, presse son corps contre le sien sans aucune retenue. Cette étreinte, il en avait terriblement besoin sans même le savoir. Sa main change de cible, passant finalement de son t-shirt à ses mèches brunes, entre lesquelles il fait passer ses doigts.

« Une soirée, une journée tout au plus... c'est tout ce que tu as à m'accorder ? » - “Chan…” Il sait tout aussi bien que lui qu’il voudrait lui offrir autre chose, du genre la fichue lune, mais il n’en a pas la capacité. Parce que rien n’a jamais été dit, parce que ce ne sont que des sentiments stupides qui vont et viennent, parce que cela n’a rien de raisonnable et que ce n’est pas ça qui rendrait ses parents fiers, enfin. Mais en cet instant, il ne resserre pas la pression, il ne retire pas son étreinte non plus. Il a besoin de lui. Demain, il sera à nouveau un grand garçon. “Tu sais que j’aimerais que les choses soient autrement.” Il ne l’embrasse peut-être pas, mais son visage est caché contre son cou, ses lèvres collées à ce dernier. Il ne l’embrasse peut-être pas, mais ce n’est pas l’envie qui en manque, en témoigne son cœur serré. “Profite juste de ce temps en plus. S’il te plaît.” De ce temps pour eux, pour leurs sentiments jamais avoués mais toujours évidents, pour ces au-revoir à l’amer goût d’adieux. “Tu viendras me voir. A Londres. Tu viendras, hein ?” S’il te plaît.

Il se tient à Channing comme il se raccroche à la vie, ne voulant pas accepter que cette dernière puisse continuer sans le brun à ses côtés, son coeur meurtri à l’idée d’avoir perdu toutes ces années, par simple peur d’oser. « Ce n'est pas suffisant. Tu sais bien que cela ne suffit pas, et que ce sera encore plus douloureux demain. » Il le sait, oui, mais il veut penser à autre chose. Il veut se concentrer sur le reste, sur cet instant aussi nécessaire que dévastateur. Rhett s’accroche à l’espoir pour mieux s’en défaire demain, ce qui le détruira. “Ça sera un problème pour demain.” Il ne veut pas y penser. Il ne veut pas déjà recommencer à envisager une vie sans lui à ses côtés, surtout alors qu’il le tient encore tout contre lui et s’ennivre de son odeur.

Alors, Rhett fait quelque chose qu’il ose rarement: il demande. Il demande son attention, il demande ses visites, il supplie presque qu’il fasse des voyages au bout du monde pour lui, simplement parce qu’il est incapable de renoncer à ses rêves de grandeur. Au contact de sa main contre sa joue, l’australien respire un peu plus doucement ; il respire, tout court. «´Bien sûr que je viendrais. » Ce n’est pas optimal, ce n’est pas la vie dont il rêverait pour eux, mais c’est mieux que rien. « Tu vas me manquer... tu vas tellement me manquer. » - “Toi aussi.” Tellement. Il ne sait faire autre chose que poser à son tour ses mains contre ses joues, sous lesquelles il n’a aucun mal à sentir ses os saillants. Jamais il n’aurait dû revenir ; cela fait bien plus de mal que de bien, il s’en rend compte maintenant et s’en veut, parce que c’est un sentiment partagé avec Channing. « Tu ne vas pas m'oublier, hein ? Tu auras toujours une pensée pour moi de temps en temps ? » Ce n’est pas de ça dont il veut parler avec lui, ce n’est pas ce soir qu’il veut tenter d’envisager leur avenir. Il ferme un instant les yeux, désolé, sans doute aussi submergé par des émotions dont il n’a pas l’habitude. “C’est trop tard pour jouer à ça, Chan.” Leur histoire, si elle avait dû exister, ils auraient dû la faire vivre avant ce soir. Ils ne peuvent pas la commencer là, maintenant, uniquement pour y mettre un terme d’ici quelques heures à peine, et ce même s’ils passent la nuit sans jamais s’endormir. Il est trop tard pour ça et pour tout le reste, pour ces questions ô combien égoïstes aussi. Bien sûr qu’il pensera toujours à lui, comment pourrait-il en être autrement ?

Ses mains se referment doucement contre son cou, uniquement pour qu’il puisse retrouver sa nuque avec ses doigts et la caresser doucement, son visage retombant près du sien lorsqu’il embrasse lentement et tendrement sa joue, refusant d’aller plus loin tout en sachant qu’il ne saura éternellement y résister. “C’est trop tard.” Il répète une fois de plus, désolé, ses lèvres à la commissure des siennes.

C’est tout ce qu’il voulait. Qu’il l’embrasse, enfin, qu’il presse ses lèvres contre les siennes pour ne plus jamais les séparer, qu’il lui fasse comprendre par des gestes bien plus que par des mots les sentiments qui sont les siens. Ces mêmes sentiments, semblables à la nuance près à ceux que Rhett éprouve à son tour pour le jeune homme, en témoigne le soin qu’il prend à lui rendre son baiser et à le lui faire comprendre. Channing presse son t-shirt dans son poing, Rhett est bien plus doux dans les mains qu’il garde posées contre son visage, enfin rendu près du sien. Lorsqu’il reprend sa place, le sportif laisse échapper d’entre ses lèvres un souffle satisfait, ses yeux ne s'ouvrant qu’après coup. « Prends moi avec toi. » Rhett se mord les lèvres, peu rassasié, désireux d’éternellement plus. Il garde pourtant pour lui ce désir, laissant son front retomber contre celui de Channing, lui évitant au moins ainsi d’avoir à le regarder dans les yeux. Ce n’est qu’après, bien après qu’il entend et enregistre les paroles du brun, cet homme dont il refuse de détacher ses mains. « Ne me laisse pas seul. Elijah est parti, mon père aussi, Lexie va aller étudier à New York et je ne veux pas d'une vie sans ceux qui comptent le plus pour moi. » - “Hey, Chan, Chan.” Il tente doucement de le ramener à lui et de le sortir de ce tourbillon d’événements infortunés. Ils sont partis mais ce n’est pas le cas de Rhett, lui qui se tient bel et bien face à lui en cet instant, en chair et en os et prêt à tout pour le rendre heureux et le garder à ses côtés.

« Rien ne me retient à Brisbane si tu n'y es plus. S'il te plaît. » Il n’a pas besoin de le supplier. Il n’a jamais eu besoin de le supplier, pas alors qu’un seul mot de sa part a fait changer tous les plans de Rhett dans son esprit, lui qui s’imagine déjà partager son appartement londonien avec lui. En guise de première réponse, il reprend ce baiser abandonné trop tôt et lui influe une passion nouvelle et une émotion qui ne l’a jamais quittée. Ses mains quittent ses joues uniquement pour retrouver la chaleur de ses hanches, lesquelles il colle contre les siennes. “Viens avec moi. Habite à Londres.” Le vol de demain sera bien moins long s’il est à ses côtés, c’est une certitude, et cela leur donne la nuit toute entière pour faire ses valises. Les mots de Rhett ne prennent pas la peine de statuer l’évidence de ses sentiments, pas alors qu’il est plus assuré que jamais de leur aspect partagé. “Habite avec moi. S’il te plaît.” C’est à son tour de demander, ses lèvres toujours contre les siennes alors qu’il argumente entre deux baisers, ne voulant pas retourner vivre dans ce monde dans lequel ils ne sont que des amis et qu’ils s’offrent des accolades de temps à autres, tout au plus. “Je veux pas d’une vie sans toi. J’en ai jamais voulu. Je suis désolé.”