Sohan avait passé une bonne partie de la soirée de la veille les yeux rivés sur son écran d'ordinateur. Ce n'était pas si étonnant que cela, quand on le connaissait. Depuis aussi loin qu'il se souvienne il avait eu un clavier entre les mains. Les ordinateurs étaient pour lui des outils aux milles fonctionnalités capables bien souvent d'apporter des réponses à n'importe quelles questions qu'il pouvait se poser. C'était pour cela qu'il n'avait pas décollé de la soirée. Il avait même détourné son attention du match de rugby diffusé à la télévision. Il n'avait pas vu le premier essai marqué par les Broncos, ni même la manière dont ils s'étaient donné pour tenter de remonter au score contre les Roosters. Un très beau match, malgré la défaite de l'équipe locale. Il n'avait rien vu de tout cela, il n'avait même pas écouté les commentaires des présentateurs qui avaient fait de leur mieux pour apporter des critiques constructives quant à ce qui se jouait à l'écran. Quand il éteint la télévision, il ne pense même pas à regarder le score. Il pense juste à ces recherches qu'il a fait pendant toute la soirée. Il ne saurait dire combien d'articles il a pu parcourir sur divers sites concernant le tremblement de terre qui a eu lieu à Agadir en 1960. Une époque qui lui semble bien lointaine. Une époque à laquelle ses parents étaient encore jeunes. Il savait que cet évènement avait été la cause de l'immigration de ses parents en Australie. Que c'était un désastre d'une telle ampleur qui leur avait donné l'envie d'aller chercher une meilleure vie ailleurs. Il ne se rappelle pas que Fatima et Amjad aient un jour réellement raconté en détails ce qui c'était passé à cette époque, comment ils avaient réussi, avec leurs maigres économies à se rendre de l'autre côté du globe. En réalité, même si Sohan connaissait les grandes lignes de cette histoire, il se rendait compte qu'il y avait beaucoup de choses qu'il ignorait. Il ne savait pas si c'était le résultat d'une certaine pudeur de la part de ses parents qui ne souhaitaient pas forcément tout dire, ne pas se focaliser sur le passé et plutôt penser à toutes ces choses qu'ils avaient accomplis depuis, ou si c'était lui, qui peut-être ne s'était jamais vraiment montré très curieux, très intéressé. Il n'avait jamais réellement posé de questions. Il racontait ce qu'il savait, s'en contentant.

Cependant, depuis quelques temps, il ne pouvait s'empêcher de se poser tout un tas de questions. Des questions, il y en a qui lui avaient traversé l'esprit quand il avait rendu service à Nino et avait recherché son frère. A l'époque, malheureusement, les relations qu'il entretenait avec ses parents n'étaient pas au beau fixe. Les liens étaient coupés et il les avait donc écartés, sachant pertinemment qu'il n'aurait personne pour pouvoir y répondre et l'aider à y voir plus clair. Aujourd'hui, les choses étaient différentes, la situation s'était améliorée et quand il avait aidé Edge a rechercher son père, elles avaient refait surface. Plus nombreuses encore que la première fois. Il ne pouvait donc s'empêcher de se demander s'ils avaient toujours de la famille au Maroc. Si tel était le cas, y avait-il un moyen de les retrouver ? Avaient-ils cherché à les retrouver en vain ? Qui étaient-ils ? Et bien d'autres questions encore qui lui trottaient dans la tête. Au fond de lui, il espérait qu'il y ait encore quelques membres de la famille au Maroc, que ce soit à Agadir ou ailleurs, des cousins éloignés qu'il pourrait retrouver et apprendre à connaître. Est-ce que ses parents se posaient aussi ces questions-là ? Où est-ce qu'ils ne pensaient pas vraiment à ça ? Il était bien silencieux aujourd'hui, alors qu'il était en train de déjeuner avec sa sœur dans l'un de leur restaurant favori. Le burger qu'il avait dans son assiette était presque aussi gros que sa tête et la portion de frites qui l'accompagnait était dans la même veine. Il venait de croquer dans l'une d'elle quand il posa sa fourchette pour lever les yeux vers sa soeur. “Est-ce que tu t'es déjà demandé si on avait encore de la famille au Maroc ?” Lui demande-t-il. Une question sans doute sortie de nulle part, mais s'il y avait bien quelqu'un avec qui il pouvait partager tout ce qui lui traversait l'esprit c'était bien sa soeur. “Ces derniers temps je peux pas m'empêcher de penser à ça. Finalement, papa et maman ne nous ont jamais réellement parlé de la famille qui était restée à Agadir après le tremblement de terre. Ni même de ce qu'ils auraient pu devenir. C'est dommage tu ne trouves pas ?” Non pas qu'il ne trouvait pas que sa famille était assez bien telle qu'elle était, mais c'était plutôt l'incertitude qui le dérangeait.

Yasmine jeta un tout petit regard en direction de son frère. Il était silencieux. Ce n’était pas si étonnant que ça. Sohan avait toujours été calme. A dire vrai, ils l’étaient tous à la maison à l’exception de Fatima qui en avait toujours tellement à raconter, qu’elle finissait bien souvent par parler toute seule, s’attirant l’attention de son entourage seulement parce qu’elle avait du charisme, quand les hmm et les ah bon venaient ponctuer les récits qu’elle passait ses journées à peaufiner dans sa tête, loin d’être avare en détails. A sa première frite enfournée, Yasmine se dit qu’elle laissait le temps à son aîné de lui dire ce qui n’allait pas, et puis elle se surprit à s’enfoncer elle-même dans ses propres pensées, toutes tournées vers des objectifs qui la fatiguaient un peu, mais qu’elle visait avec une volonté propre, qui la mènerait à réussir parce qu’elle ne se laissait pas le choix. Récemment, Amjad avait accepté de visiter la maison dans laquelle ils emménageraient bientôt avec Edge, et son enthousiasme avait été assez fort pour faire mettre de côté à Yasmine l’éventualité qu’elle était peut-être trop grande, cette maison, et que si avec Edge, ils tablaient sur un endroit pouvant accueillir un ou plusieurs enfants, le fait qu’il n’y avait aucun changement de ce côté-là, c’était les obliger à traiter avec la possibilité que quelque chose n’allait pas. Mais ce n’était que son anxiété qui parlait, il fallait laisser le temps au temps, et c’est quand elle se martela de nouveau cette maxime, la tête penchée sur son assiette, qu’elle entendit enfin le son de la voix de son frère.

Avec un grand sourire, ça lui fit relever la tête "Oh, il parle." fit-elle doucement, venant se pencher sur son coin de table, son coude se posant sur le bord quand ses sourcils se froncèrent pour s’arrêter sur la question de son frère — à laquelle il ne la laissa pas répondre tout de suite, et pour cause. Il déploya des trésors d’arguments pour la convaincre de quelque chose qu’elle savait déjà, et qu’il termina par une question à laquelle, cette fois, elle répondit sans même se laisser le temps d’y réfléchir, plutôt en phase avec ce que ça impliquait d’admettre que "Ça l’est. Et en fait si, je me le suis déjà demandée." Elle se redressa pour poser son dos contre le dossier de sa chaise, ses yeux trouvant ceux de son frère quand elle reprit la parole "J’ai déjà posé des questions aux parents, mais je crois qu’encore aujourd’hui, c’est un sujet qu’ils ont pas envie de creuser. Ils ont trop peur de ne retrouver personne et de réaliser qu’ils ont bien eu fait de pas trop espérer." Leurs parents étaient des gens pudiques, qui ne lésinaient pas sur l’amour à apporter à leur prochain, mais qui avaient quelques progrès à faire pour ne pas donner l’impression que c’était mal de se montrer expansifs à ce sujet. En vieillissant, ils le devenaient davantage, surtout depuis le séjour à l’hôpital d’Amjad l’an passé, seulement ce n’était pas encore au niveau de leurs enfants qui, quand ils aimaient, ne le cachaient pas vraiment bien au contraire. Elle arqua un sourcil, reprenant sur le même ton "En même temps, je sais qu’ils regrettent de pas avoir le courage de se lancer dans ce genre de recherches parce que, tu sais, s’ils ont encore de la famille là-bas, le temps qu’ils ont perdu…" Le décompte était vite fait et avait atteint le seuil d’une vie d’un homme qui avait bien vécu, tellement qu’on n’aurait pas eu tort de le désigner comme étant en fin de vie. Yasmine soupira doucement, se perdant un court instant dans ses pensées quand, se ranimant pour reprendre sa position initiale, son coude posé contre le bord de la table, elle demanda à Sohan "Pourquoi tu penses à ça maintenant ? T’as envie de te lancer dans des recherches, t’as envie d’aller là-bas ?" Ils n’y étaient jamais allés, encore une fois parce que leurs parents trouvaient ça un peu trop douloureux à envisager ; ils savaient que la ville qu’ils avaient connu avait changé, ils savaient aussi que ce serait faire avec des souvenirs d’un autre temps, où ils étaient encore tout jeunes,  beaucoup plus que leurs enfants maintenant, forcés de grandir en se disant que c’était peut-être une chance d’avoir vécu ce malheur, se raccrochant l’un à l’autre avec la certitude de pouvoir avancer ensemble. Yasmine les comprenait, mais elle était comme Sohan : elle s’était beaucoup questionnée au fil de son évolution, regrettant que son immersion au sein de sa culture n’avait été faite que par le biais des récits d’Amjad et Fatima.

@Sohan Khadji

Oui, il parlait. Contre toute attente, il n'avait pas perdu sa langue, mais s'était plutôt perdu dans ses pensées. Ca lui arrivait rarement en présence de sa sœur. D'autant plus quand il se trouvait devant un bon burger. Alors, certes, il n'était peut-être pas la personne la plus bavarde qui soit, mais il était bien loin d'être une tombe. Alors, il y avait effectivement de quoi se poser des questions, auxquelles les réponses pouvaient être les suivantes : non, il n'était pas devenu muet soudainement, non, on ne lui avait pas coupé la langue et non, il n'avait pas vraiment remarqué le blanc qu'il avait laissé un peu trop longtemps, occupé à jouer avec ses frites, perdu dans ses pensées. Il ne peut donc s'empêcher de sourire à la remarque de sa sœur, se redressant instantanément, comme pour montrer qu'il était bien présent en plus d'être encore en capacité de parler. “Désolé.” S'excuse-t-il “Je t'ai pas proposé qu'on mange ensemble pour se regarder dans le blanc des yeux sans parler.” Ajoute-t-il. Il plaisante. Il ne voulait pas plomber l'ambiance. Surtout que les questions qu'il se pose, aussi sérieuses soient elles, n'avaient pas vraiment vocation à venir apporter une ambiance négative. Au contraire. Il était curieux de savoir si ce genre de choses venaient parfois s'immiscer dans l'esprit de sa sœur ou si les recherches qu'il avait faites pour Edge l'avait fait trop réfléchir. Une fois de plus, cependant, il se rend compte que sa sœur et lui sont sur la même longueur. Elle admet, elle aussi, se demander s'ils ont toujours de la famille au Maroc. Elle lui dit même avoir déjà tenté d'aborder le sujet avec leurs parents. Il n'est pas surpris par l'explication qu'elle fournit. “Oui, je peux le comprendre. C'est à double tranchant finalement. Faire des recherches ça impliquerait d'avoir des réponses et soit ils se rendraient compte qu'il y a plus personne soit ils se rendent compte qu'ils ont perdu des années qu'ils pourront pas rattraper.” Il n'avait pas pensé à ça, mais ça faisait sens. Leurs parents ne voulaient peut-être pas remuer le passé. Il ne savait pas quel résultat serait le meilleur, le plus acceptable. Valait-il mieux ne retrouver personne et se dire qu'ils avaient bien fait de ne pas chercher ? Avec ça, il fallait aussi gérer la déception et la peine de réaliser qu'il n'y avait plus aucune famille là où ils avaient leurs racines. Ce n'était généralement pas le résultat qu'on souhaitait trouver quand on se lançait dans des recherches de cette ampleur. Puis d'un autre côté, il comprenait aussi que se lancer dans de telles recherches et réaliser qu'après toutes ses années ils avaient encore de la famille à Agadir. Famille qu'ils auraient peut-être pu chercher plus tôt et avec qui ils auraient pu tisser des liens. Il n'y avait pas vraiment de bon ou de mauvais choix. Ne rien faire amenait aussi des doutes. Ce n'était pas aussi simple que ce qu'il aurait pu penser.

Il avait peut-être idéalisé la chose. Il ne saurait vraiment l'expliquer. Il trouvait facilement le point de départ des questions qu'il se posait, mais ça n'allait pas beaucoup plus loin. Son raisonnement n'était pas plus abouti que cela. Il était sans doute plus question de curiosité que d'autre chose. “Je sais pas trop. Faire des recherches pour Edge m'a fait me poser des questions, c'est sans doute bête, mais en y réfléchissant, je trouve ça dommage qu'on en sache pas plus sur qui pourrait être resté là-bas.” répond-il en haussant les épaules. Il ne savait pas comment exprimer ce qu'il ressentait. Ce n'était pas un manque. Il n'avait pas l'impression qu'une information cruciale lui manquait, mais il se revoyait, un peu plus jeune, incapable de répondre à des questions qu'on pouvait lui poser concernant sa famille et le Maroc. Comme si ce sujet avait toujours été tabou. Peut-être que quelque chose lui échappait et que tant qu'il n'aurait pas de réponse à ses questions, il ne pourrait pas comprendre. “J'aimerai bien tenter quelques recherches pour commencer. Voir ce que je peux trouver. Faudrait remonter assez loin à mon avis avant de pouvoir arriver en 2022, mais ça doit être faisable.” Explique-t-il. Il n'y avait pas encore vraiment réfléchi. Il ne savait pas spécialement par où il commencerait, mais il savait que s'il se lançait dans de telles recherches, cela se ferait naturellement. “J'aimerai bien y aller aussi. S'il s'avère qu'on a de la famille là-bas, ça pourrait être intéressant de les rencontrer et s'il y a personne, ça pourrait toujours être sympa de retourner là où papa et maman ont grandi. Histoire de s'imprégner un peu plus de cette culture qui est la nôtre." Parce qu'ils n'avaient jamais mis les pieds là-bas et que s'ils étaient aussi attachés à leurs racines, c'était exclusivement par le biais des récits de leurs parents, par la cuisine de leur mère ainsi que par les traditions qu'ils leurs avaient inculqué. “Tu me suivrais si je commençais des recherches ? Ou tu penses que c'est pas une bonne idée ? Qu'il faut plutôt en parler à papa et maman en premier ? Je voudrai pas les froisser, ou je sais pas, qu'au lieu de leur faire plaisir, ça fasse l'effet inverse.” Il ne voulait pas faire de faux pas. Après toutes ces années de brouille, il ne voulait pas que les choses se passent mal.

Elle n’en voulait pas à Sohan de s’être perdu dans ses pensées, alors elle haussa juste doucement les sourcils pour lui faire comprendre que ce n’était pas grave, que même s’il décidait de jouer au roi du silence jusqu’à la fin de leur repas, elle se calerait sur ce qu’il déciderait sans se sentir offensée de quoi que ce soit.
La présence de son frère était une constante à laquelle elle se raccrochait souvent, ils n’avaient pas besoin de se lancer dans de grands discours pour partager et échanger. C’était le lien entre eux qui était assez fort pour leur permettre de se comprendre sans avoir besoin d’ouvrir la bouche, c’était comme ça, et ça leur allait. Alors effectivement, même s’il ne lui avait pas encore exposé le fond du problème pour l’instant, Yasmine devina rien qu’en posant son regard sur lui que quelque chose le tracassait.

Et dans le fond, ce n’était pas si grave que ça. Ça partait juste d’un constat qu’elle s’était faite elle aussi, à plusieurs occasions, et qui soulignait l’évidence que, s’ils étaient fiers d’être qui ils étaient, ils avaient manqué des opportunités de découvrir de où ils venaient vraiment. En regardant Sohan, elle se demanda si l’aide qu'il avait apportée à Edgerton pour retrouver son père était la raison pour laquelle il se posait ces questions maintenant, et elle se promit de soulever cette interrogation plus tard, quand ils auraient terminé de mettre les choses à plat.
Ce que Sohan était déjà en train de faire, rebondissant sur ce que sa sœur lui avait répondu, et qui lui fit hocher la tête avec douceur "Tu connais papa et maman. J’ai jamais eu rien à leur reprocher vraiment, mais ils préfèrent faire l’autruche que d’affronter les choses. Je les comprends, ce qu’ils ont vécu est atroce." tint-elle à ajouter, n’ayant jamais pris par-dessus la jambe la souffrance ressentie par leurs parents quand ils avaient été obligé de quitter Agadir. Mais elle disait vrai, Yasmine : Amjad et Fatima avaient baigné dans une culture du silence, dans des habitudes malsaines qui consistaient à garder les choses pour soi, à enterrer les difficultés, quitte à les ignorer, et pas pour le meilleur. Ils s’étaient améliorés, elle ne disait pas le contraire… mais sur certains sujets, ça restait compliqué pour eux d’affronter les choses, et leur passé au Maroc en faisait partie, personne ne l’ignorait.
Son regard toujours posé sur Sohan, Yasmine entendit ce qu’il dit avec attention, prenant sens que son initiative était sérieuse, qu’il était déterminé à faire quelque chose pour savoir, pour se figurer aussi si quelque part, ils n’avaient pas de la famille à laquelle se raccrocher, eux qui finalement avaient été forcés de s’en créer une au fil du temps "C’est dans ces moments-là que je regrette de ne pas savoir me servir d’un ordinateur comme tu sais le faire. J’ai envie d’aider, qu’est-ce que je pourrais faire ?" lui demanda-t-elle naturellement, s’arrêtant sur ce qu’il ajouta pour reprendre sur le même ton, sentant quelque chose en elle bouger, mais elle ne savait pas quoi exactement "On pourrait simplement y aller en touristes d’abord, voir tous les endroits dont papa et maman nous ont parlés quand on était petits, et ensuite envisager de recouper tes recherches pour… trouver quelqu’un ? Ou au moins se renseigner sur place, et voir ce qui est envisageable ou non pour remplir certains trous." Et quand il lui demanda si elle le suivrait, elle pencha la tête sur le côté avec le genre de sourire qu’elle faisait quand elle était attendrie par la naïveté de son frère, ce grand-bonhomme de presque quarante ans qui pensait que sa petite sœur était lasse de se référer à sa sagesse, quand en vérité, il était son point d’ancrage, celui vers qui elle se tournait chaque fois qu’elle se sentait perdue "Tu me poses vraiment la question, Sohan ?" Cette question-ci, elle la lui posa dans un arabe parfait, qui la rendrait moins tributaire de l’aide des locaux quand ils se rendraient à Agadir, mais qui la ferait sans doute passer pour une touriste néanmoins ; trop australienne pour ceux de là-bas, trop marocaine pour ceux d’ici… elle lui sourit encore un peu, tendant sa main pour attraper la sienne, et subtilement lui faire arrêter de triturer les bords de son assiette "C’est quelque chose qu’on doit faire ensemble, je me sens prête à me lancer si tu te sens prêt aussi." Mais le plus gros souci de leur démarche, serait de statuer si oui ou non, il fallait impliquer leurs parents. Yasmine se redressa, récupérant sa main pour la passer dans ses cheveux, un soupir lui échappant en même temps "Si on leur parle pas de tout ça, ce sera encore plus difficile pour eux de l’apprendre une fois qu’on aura débroussaillé les choses. On devrait faire comme on a l’habitude de faire, leur demander de nous raconter, et glisser l’idée que ce serait un bonne chose d’enfin savoir ce qu’il en est… parce qu’ils vieillissent, parce qu’avec Edge, on veut des enfants, et que j’ai envie de leur raconter notre histoire sans avoir à combler moi-même les éléments manquant sans savoir si c’est juste ou pas." De nouveau, elle haussa les épaules, se rendant compte que c’était peut-être la première fois qu’elle parlait de leur plus gros projet avec Edge sans remettre sa fausse-couche sur le tapis, faisant de tout ça quelque chose de positif, pas d’un pansement dont ils avaient besoin pour se reconstruire. Elle eut un instant de réflexion, et puis finalement elle osa demander à son frère, se penchant sur la table pour s’y accouder, sa tête trouvant la paume de sa main quand elle chercha son regard avec le sien "C’est lui qui t’a donné envie de faire des recherches quand il t’a demandé de l’aide pour trouver son père ?"

@Sohan Khadji

Sohan avait toujours pris le silence de leurs parents pour une certaine forme de pudeur. Fatima et Amjad étaient de ces gens qui ne se plaignent jamais. Capables d'offrir un sourire et un peu de réconfort à n'importe qui alors même qu'il auraient leurs propres problèmes à gérer. Ils étaient altruistes et avaient tendance à faire passer le bien-être des autres avant le leur. Pour Fatima, ça se résumait bien souvent à accueillir de nombreuses connaissances chez elle, ne lésinant pas sur le temps qu'elle pouvait passer derrière les fourneaux alors qu'elle avait peut-être d'autres choses à faire. Elle n'hésitait jamais à chambouler ses plans si l'amie d'une amie avait besoin d'un quelconque soutien. Elle était une personne reconnue et appréciée dans leur quartier et au sein de la communauté qu'ils avaient su se créer après toutes ses années passées en Australie. Pour Amjad, c'était des heures de travail qu'il n'avait jamais comptées afin de pouvoir offrir à ses enfants la meilleure des vies possibles. Leur offrir les choses dont il avait pu manquer en grandissant. C'était aussi ces semaines qui n'en finissaient pas parce qu'après son propre travail il allait donner un coup de main à l'un de ses amis pour quelconque bricole. Il ne s'était pas ménagé jusqu'à il y a peu. Il était maintenant contraint et forcé de se reposer. Il en allait de sa santé, mais ce n'était pas une partie de plaisir pour lui. Ils étaient donc des gens discrets, qui ne montraient que difficilement leurs émotions et tendaient à ne pas s'épancher sur leur passé au Maroc. Raison peut-être de la curiosité de Sohan et Yasmine. Cette dernière semblait aussi avoir envie d'en savoir plus. “Oh tu sais, je garantis pas qu'un ordinateur soit vraiment utile dans ce cas-là. Je me suis pas encore penché sur la question.” Déclare-t-il. Il n'était pas préparé. Il n'avait pas de plan. Il ne pensait pas parler de ça avec Yasmine aujourd'hui. Il ne pensait pas non plus qu'elle soit si emballée par l'idée et veuille participer directement. S'il avait su. “Le plus compliqué c'est de trouver par où commencer. Peut-être que tu pourrais regarder à la maison dans les albums photos si on a pas des informations sur les membres de la famille qui seraient restés à Agadir ou au Maroc tout du moins. Voir si tu ne trouves pas des noms, des dates ou quelque chose qui permettent par exemple de cibler une personne et voir ce qu'on peut ensuite trouver.” Propose-t-il. Il ne garantissait pas que cela mène quelque part, mais dans ce genre de recherches, il fallait trouver un point de départ et pour cela, il fallait parfois chercher dans le vide. C'était un risque à prendre. C'était un travail chronophage qui ne donnait pas forcément le résultat escompté, mais qui pouvait également apporter de belles surprises.

Yasmine avait des idées elle aussi et Sohan se disait que finalement, à deux, ils seraient bien plus efficaces que lui tout seul. Il hoche donc la tête de haut en bas pour acquiescer quand elle propose qu'ils s'y rendent en tant que touristes. Il trouve l'idée très bonne. Se familiariser avec l'endroit pourrait aussi les conduire vers des rencontres capables de les aiguiller. “C'est une bonne idée. En plus, sur place, j'imagine qu'on pourrait aussi accéder à certaines archives. En espérant que tout n'ait pas été perdu dans le tremblement de terre. A l'époque, il n'y avait pas la technologie et même si beaucoup de documents ont été numérisés, il y a forcément des trucs qui sont passés à la trappe ou qui sont illisibles numérisés. Ça pourrait permettre de compléter les recherches, effectivement.” Répond-il, toujours en hochant la tête. Comme s'il avait un peu plus besoin d'appuyer le fait qu'il était d'accord. Comme si elle ne pouvait pas s'en rendre compte, ne serait-ce que par l'étincelle qui pétillait dans ses yeux. Il sourit bêtement et hausse les épaules quand la réponse à sa question lui semble évidente. Certes, il avait bien compris que Yasmine partageait sa curiosité, mais il trouvait aussi important de lui poser la question à voix haute. Juste pour être sûr. Comme pour sceller leur deal. S'ils le disaient à voix haute, c'était officiel et cela voulait dire qu'ils se lançaient vraiment dans cette aventure. “Je me sens prêt. Ca fait un moment que j'y pense et ça me semble être le bon moment. Je ne saurai pas trop comment l'expliquer.” Peut-être cela était-il lié aux liens qu'il renouait doucement avec ses parents depuis l'année dernière. Comme si c'était le maillon qui manquait à son projet afin de le concrétiser. Peut-être qu'il se sentait un peu plus légitime maintenant que lorsqu'il était en froid avec ses parents. Il ne savait pas vraiment. C'était peut-être aussi lié à Edge et aux recherches qu'il avait entreprises pour lui. C'était peut-être un tout finalement. En tout cas, c'était le sentiment qu'il avait actuellement. Il avait besoin de tenter quelque chose et de voir où cela pouvait mener. “Non leur cacher c'est pas une solution, c'est vrai. On a toujours été honnêtes les uns avec les autres. T'as raison, on peut leur en parler et glisser discrètement sur le sujet. Ne serait-ce que pour les mettre au courant et prendre un peu la température. Si on voit que vraiment ils ne sont pas trop à l'aise avec l'idée, rien ne nous empêche de faire notre truc de notre côté et leur en reparler quand on sera plus avancé.” Quand et pas si, parce qu'il est persuadé de trouver quelque chose. Il ne veut pas partir défaitiste. Il ne relève pas non plus le commentaire de Yasmine quant à son envie d'enfant avec Edge, mais il le glisse dans un coin de sa tête, prêt à le remettre sur la table un peu plus tard. Décidant de répondre dans un premier temps à la question de sa sœur. Il commence par hocher la tête avant de reprendre la parole. “Oui c'est lui. Enfin c'est plutôt en faisant les recherches que l'idée m'est venue. Je sais pas, je me suis dit que j'étais capable de retrouver des inconnus avec mon ordinateur et pourtant, j'avais jamais réellement pensé à fouiller un peu pour essayer d'en apprendre plus sur ma propre famille. Je me suis dit que c'était un peu bête. Si je le fais pour les autres, je peux aussi le faire pour moi. Parce qu'il y a beaucoup de choses qu'on ignore et c'est dommage. Je me suis aussi mis à me dire que plus j'attendais, plus je risquais de ne trouver personne.” Parce qu'il ne se faisait pas d'idée, ses parents n'étaient pas éternels, ils se faisaient vieux et c'était sans doute également le cas de potentiels cousins ces derniers pourraient avoir au Maroc. “Et toi, ça fait combien de temps que l'idée d'avoir des enfants avec Edge te trotte dans la tête ?” Lui demande-t-il, large sourire dessiné sur les lèvres. Il venait de trouver son moment, n'ayant bien évidemment pas oublié ce qu'il avait entendu quelques instants plus tôt.

Sohan était le spécialiste des recherches, c’était son métier — dans une certaine mesure en tout cas, son domaine ne nécessitant pas toujours d’explorer la généalogie des suspects qu’on lui mettait entre les pattes. Yasmine s’en remettrait à son expertise, et s’il disait qu’un ordinateur, son outil de prédilection, ne serait pas d’un grand secours cette fois-ci, elle ne pouvait qu’acquiescer. Et c’est d’ailleurs ce qu’elle fit. Prenant très au sérieux les paroles de son frère, elle prit sens que, parce qu’il avait été mis à l’amende pendant quelques années, ce serait elle qui devrait se coller à la partie la moins facile de leurs recherches. En feuilletant les albums photos que leurs parents avaient réussis à sauver du tremblement de terre d’Agadir, il faudrait qu’elle la joue finaude pour lister les noms qu’elle glanerait en demandant à ses parents de leur parler d’untel ou d’unetelle — quelque chose dont elle se savait capable au demeurant, se sachant assez curieuse et vive d’esprit pour ne pas attirer leurs soupçons et écumer leur mémoire respective sans leur donner l’impression de les dépouiller au passage. Graduellement, elle opina de nouveau, réfléchissant aux trésors du grenier de la maison de famille et statuant enfin, avec détermination "Je pourrais faire ça sans problème, ce sera pas la première fois que je me perds des heures au grenier. Personne ne trouvera ça surprenant que je veuille y monter un de ces matins." Ça les surprendra peut-être davantage quand elle soufflera sur la couche de poussière des albums qu’ils traitaient comme des vestiges de leur vie passée, mais elle était prête à faire-valoir tous ses meilleurs arguments pour ne pas les contraindre à y voir là quelque chose de mal. En somme, c’était une mission qu’elle se savait prête à mener et qui ne lui faisait pas peur.
Dans un coin de sa tête, elle se nota une virée à la papeterie du coin pour se trouver le meilleur carnet sur lequel noter tout ce qu’elle apprendrait durant son exploration des combles de la maison, et ce tout en continuant d’écouter Sohan qui rebondissait déjà sur la manière qu’elle eut d’exposer le plan auquel elle pensait pour débroussailler un peu le terrain avant de se lancer vraiment ; qu'il adhère à son idée, celle de se rendre sur place avant toute chose, ça voulait dire qu’elle n’était pas tout à fait à la masse, et ça la rengorgea d’une vive motivation qui lui permit de lui dire, les yeux ronds "Ce sera toujours mieux que rien, et je me dis qu’en discutant avec les locaux, on réussira aussi à resituer les choses sans nécessairement passer par les archives." Peut-être qu’ils pourraient se permettre de jouer sur la corde sensible pour qu’on leur offre des récits à se mettre sous la dent. Leurs intentions étaient louables, et leur démarche était pure : personne ne pouvait rester insensible à la quête dans laquelle ils se lançaient, c’était une certitude. Eux-mêmes paraissaient un peu bouleversés par tout ça ; la main qu’elle posa sur celle de son frère permis à Yasmine de se connecter silencieusement à ce qu’il ressentait, et qui lui fit lui dire après un petit moment "On prend de l’âge. On a le droit de savoir, on a les épaules assez larges maintenant." Ce qu’elle ne disait pas, c’était que leurs parents prenaient de l’âge aussi, et qu’avec la fatalité, venait une évidence qui n’était pas réjouissante à terme : sans Amjad et Fatima, que restera-t-il vraiment de la famille Khadji ? Yasmine n’avait jamais vraiment été atteinte par cette notion d’hérédité qui avait une importance capitale dans certaine famille, seulement elle devait admettre que ça la chagrinait de se dire que, Amjad et Fatima partis, il n’y aurait plus vraiment de noyau auquel se raccrocher pour perpétuer leurs traditions. Ce n’était pas une pensée réjouissante, elle était réaliste néanmoins, et sans doute qu’inconsciemment, ils y pensaient chacun de leur côté sans oser admettre cette vérité terrifiante pour eux.

Chose qui n’était pas tellement habituelle, quitte à être brutalement honnête, personne ne se cachait vraiment rien au sein du clan qu’ils formaient — ou du moins, quand ça n’engageait pas leurs sentiments propres. Chacun savait dire ce qu’il avait à dire, et il était totalement exclu pour les enfants Khadji de mentir à leurs parents à ce sujet ; ils avaient menti sur d’autres choses, mais là n’était pas la question "Je peux commencer à tâter le terrain quand je chercherais les albums-photos ? Je pense que maman ne me laissera pas fouiller seule, elle va sans doute se joindre à moi, ce sera une bonne occasion de lui glisser quelque chose à ce sujet, sans pour autant la brusquer. Je sais comment faire." Ce que personne ne voulait, parce que brusquer Fatima, c’était comme s’élancer au devant d’une tornade sans craindre son danger : c’était stupide et inconscient. Finalement, ça serait plus sage de s’en remettre Amjad, qui avait une façon bien différente d’envisager les choses que son épouse, sauf que Yasmine ne voulait pas bousculer son père, pas après ses soucis de santé. Alors, ce ne serait sans doute pas simple, ce serait pourtant Fatima que Yasmine interrogerait en premier, alliant sa subtilité à sa douceur pour ne pas lui faire craindre de se confier ni de partager des faits qu’elle avait besoin de connaître pour avancer dans leurs recherches.
Doucement, elle se redressa, Sohan lui confirmant que c’était Edge qui lui avait donné l’idée de se lancer dans tout ça. Yasmine admit, un signe de tête accompagnant ses paroles tandis qu’elle repoussait son assiette qui avait soudainement perdue tout son intérêt "On y a jamais vraiment pensé parce qu’on voulait préserver les parents. C’est pas bête, et puis tu sais ce qu’on dit, mieux vaut tard que jamais, alors faut pas t’en vouloir." tenta-t-elle de le rassurer, quand ce qu’il ajouta la fit doucement rire, et hausser les épaules avec une désinvolture feinte. Il releva ce qu’elle avait laissé filé à propos de leur envie avec Edge d’avoir des enfants, et ça lui fit lui répondre "Un moment. Mais c’est que depuis quelques temps qu’on y songe autrement que pour remplacer quelque chose qu’on a perdu." Ce qui était atroce à envisager au final, parce que le bébé qu’ils avaient perdu n’était pas moins présent dans leur vie que celui qui viendrait pas la suite, et sur lequel Yasmine ne voulait pas faire peser le poids du remplacement ; le terme bébé pansement, encore plus que le terme bébé arc-en-ciel, lui donnait des envies violentes, clairement. Son sourire s’agrandit doucement "C’est un bel objectif, qui prend un peu de temps." Sans doute un peu trop de temps à son goût, sauf qu’elle n’estimait pas ça alarmant pour le moment. C’était seulement un peu frustrant de se dire qu’au moment où ils y pensaient vraiment, ça ne fonctionnait pas, alors que la fois où il avait été évident que personne n’était prêt pour ça, ça s’était passé sans même qu’elle ne se s’en rende compte — elle avait eu à peine le temps de se faire à l’idée de toute façon. Dans une impulsion pour se redresser sur sa chaise, elle remonta la tête en prenant une légère inspiration, s’enquérant du regard de son frère qu’elle regarda un instant avec de lui dire doucement "C’est pas un secret, mais je préfère ne donner de faux-espoir à personne pour le moment. Si tu pouvais…" le garder pour toi ? sous-entendit la manière dont elle remua l’une de ses épaules, trop consciente d’avoir des antécédents malheureux pour alimenter les attentes d’autrui en plus des siennes et de celles d’Edgerton.

@Sohan Khadji

Il fallait bien commencer quelque part. C'était le constat qu'il faisait. Comme dans toutes recherches, il fallait bien débuter par quelque chose, même si ça ne menait à rien de prime abord. Ici, il avait l'impression que la tâche était d'autant plus compliquée puisqu'ils n'étaient pas sur place. Il n'avait pas la possibilité de se déplacer dans les diverses administrations pour aller fouiller dans les archives. Il ne suffisait pas non plus d'un mail pour obtenir quelques informations. Cependant, ils avaient la chance d'avoir d'autres moyens de leur côté. Ou tout du moins, c'était comme ça qu'il voyait les choses quand il pensait aux nombreux albums photos qui prenaient la poussière dans le grenier des parents Khadji. A première vue, ils avaient sans doute tout de vieilleries contenant des souvenirs d'un autre temps, mais quand on y pensait, il y avait la possibilité de reconnaître des visages, des lieux, voire même y trouver quelques noms, annotés ici et là. Ils pouvaient donc être d'une aide précieuse. Qui d'autre donc, mieux placé que Yasmine pour s'afférer à cette tâche ardue que celle de monter dans les combles pour ressortir des cartons ces instants figés dans le temps. Aux yeux de Sohan, elle semblait bien plus légitime à questionner leurs parents sur le contenu de ces albums qu'il ne l'était, considérant que les relations avec ses parents étaient encore trop fragiles pour ce genre de choses. Il préférait donc confier cette partie à sa cadette, qui n'aura sans nul doute pas de mal à trouver des explications quant à son récent intérêt pour ces photos rangées depuis de longues années. La principale concernée semblait trouver ça cohérent aussi et Sohan se rendait compte que l'idée avait déjà bien mûrie dans sa tête quand elle mentionna un potentiel voyage vers la terre de leurs origines. “Totalement. Puis dans le pire des cas et là, je dis bien le pire des cas, c'est-à-dire, qu'on ne trouve aucune infos et/ou il ne reste plus personne là-bas, ce sera quand même super enrichissant d'aller là-bas et d'en découvrir un peu plus sur le lieu où les parents ont grandi.” Répond-il. Alors, oui, il savait qu'avec des si, on mettrait Paris en bouteille, mais il ne pouvait s'empêcher de penser que si le tremblement de terre n'avait pas eu lieu, sa sœur et lui aurait peut-être grandi là-bas. La terre de leurs ancêtres aurait pu être la leur et il voyait également ce voyage comme un moyen de se rendre compte, d'une certaine manière, de ce que sa vie aurait pu être si le destin en avait décidé autrement. Il avait l'impression qu'il avait besoin de ça. Il avait des questions qui avaient besoin de réponses. Comme s'il manquait des pièces à son puzzle. Il ne pouvait affirmer que si leurs recherches étaient infructueuses il ne serait pas déçu, mais il savait que ça pouvait au moins amorcer quelques discussions avec leurs parents et donc leur en apprendre un peu plus. Il avait le sentiment que dans tous les cas, ils en sauraient plus que ce qu'ils en savaient actuellement.

Finalement, le plus compliqué dans cette idée allait d'amener la chose auprès d'Amjad et Fatima. Cette tâche revenait aussi à Yasmine, qui avait semble-t-il trouvé la parade parfaite pour tâter le terrain sans être trop directe. Elle avait le don pour ce genre de choses. Comme si elle trouvait toujours les mots, la manière de dire les choses qui pourraient être délicates. Elle semblait avoir déjà tout prévu. Comme si aujourd'hui n'était pas la première fois que Sohan et elle abordait le sujet. “C'est une excellente idée. Tu sais y faire, elle n'aura pas l'impression que t'arrives avec tes gros sabots, c'est le meilleur moyen de la lancer sur la piste, doucement. Puis en regardant les photos, je suis sûre qu'elle ne pourra pas s'empêcher de raconter deux ou trois anecdotes. Ça pourrait servir.” Parce qu'il était bien connu que Fatima avait toujours quelques petites histoires à raconter. Des moments drôles, cocasses ou simplement de petites histoires qui valaient la peine d'être entendues, car elles concernaient des membres de la famille, des amis de longue date ou toute autre personne ayant marqué sa vie d'une manière ou d'une autre. Peut-être que revoir ses souvenirs avec Yasmine lui donnerait à elle aussi l'envie d'en savoir un peu plus. Peut-être que cela aurait le même effet que pour Sohan lorsqu'il avait fait les recherches pour Edge. C'était comme cela qu'il avait fait mûrir l'idée, c'était aussi ce qui l'avait conduit à se poser tant de questions. Il ne pouvait qu'espérer que Fatima aurait une expérience similaire. Il hausse les épaules, parce que Yasmine vient de tout résumer en deux phrases. “J'suis bien d'accord, mieux vaut tard que jamais et pour ce qui nous concerne finalement, c'est peut-être le meilleur moment.” Parce qu'ils ne sont pas jeunes au point de ne pas pouvoir se lancer dans quelque chose de si sérieux, mais qu'ils ont encore le temps de faire les choses correctement. Ca semblait être le moment parfait et peut-être que c'était pour cela qu'ils n'y avaient pas forcément pensé plus tôt. Peut-être que quelques années en arrière, ils n'auraient pas eu la maturité pour ça. La maturité, il en manque peut-être un peu quand, aux paroles de Yasmine, il ne parvient qu'à former un ‘O' avec sa bouche. Il ne se doutait pas vraiment que sa sœur et Edge avaient pour projet de fonder une famille. Encore moins qu'ils y pensaient très sérieusement. Le ‘O' est cependant remplacé par un large sourire, quasi instantanément. Parce qu'il ne peut s'empêcher de penser a une Yasmine miniature en train de courir partout, lançant une balle à Winston qui se ferait un plaisir de lui ramener à chaque fois. “C'est un super projet. Je suis content pour vous.” Répond-il tout de même avant d'ajouter "Ça prendra le temps qu'il faut, c'est un projet sur le long terme de toute façon.” Les grossesses n'arrivaient pas en claquant des doigts, il fallait parfois un peu plus de temps que ce qu'on voudrait. La patience étant parfois le mot d'ordre. Il ne doutait cependant pas de la capacité de Yasmine et Edge à composer avec les aléas qui pouvaient accompagner ce projet. “Je serai muet comme une tombe. Tu me connais. Je dirai rien jusqu'à ce que ça marche et que tu nous fasses une annonce en bonne et due forme.” Promet-il. Loin de lui l'idée de faire des plans sur la comète et rajouter une pression sur les épaules de sa sœur. “Je promets même de faire comme si je ne m'y attendais pas le jour où tu seras enceinte.” Reprend-il en plaisantant. “Du coup si je comprends bien, ça veut dire qu'on a plus que quelques années avant que la nouvelle génération nous pose des questions sur ses origines et donc on a encore quelques années devant nous pour découvrir plein de choses à raconter.” Autrement dit, ils avaient quand même le temps de bien faire les choses et d'en apprendre un peu plus sur l'histoire familiale.

"Je veux qu’on y aille." Et entendre Yasmine émettre une volonté plus qu’un souhait avec autant de détermination, c’était rare. Elle qui était si délicate, si modeste aussi, tendre du côté du caprice, ce n’était pas dans ses habitudes. Mais là, c’était pour la bonne cause et tandis que son regard se fit un peu plus absent le temps d’un instant, elle ajouta finalement, le relevant enfin vers son frère à qui elle dit "Et je veux qu’on y aille que toi et moi. C’est notre histoire, je me vois pas la traverser avec quelqu’un d’autre que toi, ça nous appartient." Elle n’en avait après personne à ce moment-là, mais elle estimait que le cheminement qu’ils avaient besoin de faire, ils devaient le faire ensemble, et pas parasité par la volonté d’autrui de faire du tourisme quand à côté, ils feraient des recherches sérieuses, gorgées de leur volonté de savoir qui ils étaient vraiment. C’était important pour eux, elle le ressentit dans chaque mot qu’ils prononçaient, dans chaque nouveau fait qu’ils ajoutaient pour décrire leur envie de voir au-delà du monde dans lequel ils avaient évolué en Australie. Envisager un voyage au Maroc, c’était la base de quelque chose à laquelle ils ne pouvaient pas échapper, et ça lui donna envie de l’organiser tout de suite.
Mais il y avait évidemment des choses à prendre en compte, et du travail à faire en amonts, dont celui de récolter assez d’informations auprès de leurs parents pour ne pas y aller à l’aveuglette "Je peux commencer à creuser seule, et puis au fur et à mesure, on pourrait le faire ensemble ? Ça se passe bien en ce moment entre vous, et comme tu le dis, maman ne rate jamais une occasion de partager des anecdotes avec nous, ça lui fera plaisir de le faire comme au bon vieux temps." Autour d’un thé brûlant et de pâtisseries, à en faire des caisses tout en partant de faits réels. Elle voyait déjà le tableau d’ici, Yasmine, et ça la fit sourire de retrouver cette normalité qui avait été la leur durant des années.

C’était décidé, ce serait leur quête pour ces prochains mois, pour ces prochaines années "Dire qu’on était seulement venus pour déjeuner, on va repartir avec des idées d’aventures au bout du monde." Elle rit doucement, se perdant un instant dans ses propres pensées pour finir par entamer un autre sujet qui semblait faire autant plaisir à son frère que le fait d’en apprendre davantage sur son histoire. Yasmine, elle n’était pas dans un dilemme à propos de sa future maternité, mais elle restait assez prudente pour que ça la force à contenir son enthousiasme. Ce projet qu'ils avaient avec Edge, c’était un peu à double-tranchant, et elle le savait. Elle avait tellement souffert de sa fausse-couche, que relancer un projet-bébé, c’était faire peser une certaine pression sur ses épaules, elle le sentait, et c’était peut-être bien pour ça qu’après plusieurs mois, rien n’était concluant. Elle partait avec un objectif, quand ça devrait être naturel ; il faudrait qu’elle en parle à son partenaire, c’était une certitude. Mais Edge partait de loin à ce sujet, elle n’avait pas envie de jeter un pavé dans la mare sous le prétexte que ça avait fini en drame la première fois, et lui couper l’envie de devenir papa "C’est bizarre tu sais, je sais que ça peut prendre du temps parfois, mais je peux pas m’empêcher de redouter un problème quelque part. Ce serait pas la première fois." admit-elle sans aucune gêne, parce que Sohan était son frère, et que si elle ne pouvait pas parler de tout ça avec lui, avec qui le pouvait-elle ? Avec Molly, qui prenait souvent tout à la légère en se reposant davantage sur la pratique que sur la théorie ? Elle l’adorait, il n'y avait pas de doute là-dessus, mais quand ça causait sérieusement, il ne fallait pas compter sur elle, et parler de ça, à ce moment-là, ça lui fit du bien. Assez pour qu’elle se détende un peu, et qu’elle regarde son frère avec un froncement de nez quand il lui dit qu’il pourrait jouer la comédie quand le moment sera venu "Tout le monde saura que t’étais au courant bien avant ça. Non, t’auras le droit de t’en vanter, mais en attendant, je veux pas que les parents se sentent obligés d’espérer quand rien n’est sûr et que tout reste fragile." Yasmine, l’éternelle optimiste qui penchait vers le côté le plus noir des choses, c’était à se demander si le monde ne tournait pas à l’envers, mais il fallait la comprendre : c’était encore trop frais tout ça, au point que le temps d’une toute petite seconde, elle se demanda s’ils n’avaient pas été un peu trop téméraires en décidant que c’était le bon moment. Mais ça aussi, c’était une discussion à avoir avec Edge et personne d’autre. Elle se concentra de nouveau sur ce que son frère ajouta, lui adressant un sourire qu’elle souligna en prenant son propre menton dans sa main, ses coudes posés sur la table qu’ils partageaient "Ça veut surtout dire qu’on a plutôt intérêt à s’y mettre rapidement, ouais. Si je tombe enceinte bientôt, ça va limiter nos déplacements parce que je vais vouloir éviter de prendre trop de risques cette fois." Et il comprendrait pourquoi, inutile d’être explicite à ce sujet-là.

@Sohan Khadji

Il ne s'attendait pas à ce que Yasmine soit si catégorique. Elle n'émettait pas une idée. Elle ne proposait pas. Elle annonçait sa volonté. Ça fait sourire Sohan, bien plus habitué à la conciliance de sa sœur. Elle qui était plutôt du genre à suggérer sans inciter. Elle qui préférait laisser les autres choisir. Non pas parce qu'elle n'était pas capable de le faire, mais parce qu'elle mettait la volonté des autres avant la sienne la plupart du temps. Il n'était donc pas envisageable que Sohan la contredise. Bien au contraire. Il se plierait à cette volonté sans la moindre hésitation. Son sourire se fait même un peu plus grand quand elle pose les conditions de ce voyage. Il se contente de hocher la tête de haut en bas, dans un premier temps. Il pose ensuite sa fourchette sur le bord de son assiette, s'essuie les mains avant de tendre son annulaire devant sa sœur. “On ira au Maroc, rien que tous les deux. C'est promis.” S'engage-t-il avec une pinky promise pour sceller le tout. Yasmine étant sans aucun doute la mieux placée pour savoir que rien au monde ne pouvait briser une pinky promise et que de ce fait, cette promesse était à présent gravée dans la roche. Ils le feraient ce voyage au Maroc. Ce serait un peu comme la concrétisation de toutes leurs recherches et de toutes les informations qu'ils auront pu glaner entre aujourd'hui et le jour du départ. Cela allait être un peu long. Ils ne partiraient pas demain. Yasmine avait de son côté pour mission d'amener l'idée auprès de Fatima et Amjad, l'occasion en même temps d'obtenir peut-être quelques informations de la part de cette dernière ou à minima, d'écouter quelques anecdotes dont elle seule à le secret. Il n'était pas particulièrement réticent à l'idée de creuser avec sa sœur auprès de leurs parents. En effet, les relations entre eux s'étaient réellement apaisées et les choses allaient pour le mieux ces derniers temps. Cependant, il avait un peu peur d'arriver comme un cheveu sur la soupe. Il ne voulait pas que ses intentions soient mal interprétées par ses parents et que cela vienne entacher tous les progrès qui avaient été faits cette année. “Oui pourquoi pas. Ça me ferait plaisir si on pouvait recommencer à partager ce genre de moments. Ça m'a beaucoup manqué ces dernières années.” Répondit-il. Parce que finalement, même si ça l'inquiétait, il ne demandait que ça. Il pouvait écouter Fatima raconter ses histoires pendant des heures alors qu'elle était en train de cuisiner ou de raccommoder un accroc sur un pull. Car outre les relations avec ses parents de manière générale, ce qui lui avait manqué le plus pendant toutes ces années de brouille, c'était les moments simples, de partage, de rires, de souvenirs. Alors, s'il pouvait doucement retrouver ce sens de la normalité qu'il avait connu pendant si longtemps, il était prêt à se faire un peu violence et se lancer pour voir où cela pourrait mener.

Se lancer était sans doute le maître mot de leur discussion aujourd'hui. Eux qui étaient arrivés là pour déjeuner ensemble comme ils le faisaient si souvent, ils allaient repartir de là avec des projets qui allaient les occuper pendant un long moment. Rien n'avait été prévu. Il n'avait pas calculé quoi que ce soit. Il s'était simplement laissé aller dans ses pensées et c'était ce qui en avait résulté. “C'est surfait les repas où on se contente de manger en parlant de la météo, fallait qu'on vise plus grand nous.” Plaisante-t-il et aussi simplement que cela, ils dévient, sur un autre sujet qui lui aussi n'était pas prévu à l'ordre du jour. Comme s'il fallait vraiment confirmer que parler de la météo en mangeant ses frites n'avait aucun intérêt. Parler du futur et d'agrandir la famille avait bien plus de potentiel. Sans pour autant rendre l'ambiance trop pesante avec un sujet tout de même sensible. Sohan était bienveillant. Il aimait ce genre de discussions avec sa sœur, parce que ça lui rappelait toujours qu'elle avait une telle confiance en lui qu'elle pouvait aborder tous les sujets sans aucune crainte. “Je pense qu'il ne faut pas que tu penses aux problèmes. Du moins, pas forcément maintenant. Oui ça peut prendre du temps, oui ça existe et j'suis sûr que c'est bien plus courant qu'on pourrait le penser, mais il faut aussi se dire qu'avec la science et la médecine de nos jours, il y a plein de manière de pallier à pas mal de problèmes.” Yasmine était infirmière. Elle était donc bien mieux placée que lui pour savoir tout cela. Il ne lui apprenait rien. Il tentait simplement d'apaiser les doutes que sa cadette pouvait avoir. Il utilisait les armes qu'il avait à sa disposition. Il faisait de son mieux et n'avait même pas besoin de lui assurer qu'il serait là pour elle tout du long, parce que ça allait de soi. Tout comme ça allait de soi qu'il ne parlerait à personne de la discussion qu'ils entretenaient actuellement et surtout pas à Amjad ou Fatima. Il ne les connaissait que trop bien. Il savait également qu'ils attendaient avec impatience le jour où ils auraient des petits enfants. Sohan savait que leur en parler les lancerait sur une voie qui serait sans doute bien trop oppressante pour Yasmine. Elle n'avait pas besoin de ça. “Bon ok, dans ce cas, je prendrai bien soin de dire à tout le monde que moi, je savais.” Plaisante-t-il avant d'ajouter très sérieusement “Mais pour le reste, compte sur moi, je sais comment ils sont, ça sert à rien de leur dire tant que rien n'est fait.” Autant pour eux que pour elle. Surtout pour elle. Bien que Yasmine semblait de son côté plus penser à leurs parents qu'à elle-même. Un grand classique. Il ne peut s'empêcher de sourire au commentaire de sa sœur. Il était certain que cela remettait les choses en perspective. Est-ce que ça rajoutait un peu de challenge ? Peut-être. Est-ce que cela serait un problème si Yasmine tombait enceinte avant qu'ils n'aient prévu leur voyage ? Pas vraiment. Ca leur laisserait simplement un peu plus de temps pour faire leurs petites recherches. “C'est pas grave ça. On fera le voyage quand on le fera. On n'est pas réellement pressé par le temps. Même si c'est un joli projet, ça sera jamais aussi important qu'un bébé et dans le pire des cas, on aura encore plus de temps pour fouiner ou écouter les anecdotes de maman.” Répond-il en souriant. “Je suis vraiment content qu'on se lance dans cette aventure et je dis aventure parce que je pense réellement que ça en est une. Pas forcément au sens propre du terme, mais tout de même. J'ai hâte de voir où ça va nous mener.” Conclu-t-il finalement.