(février 2020) Du regard, il n’y a que son frère qu’il cherche dans cette marée noire. Rhett n’entend pas les condoléances que des amis et des inconnus lui balancent sur son passage, se contentant éternellement d’un simple hochement de tête et d’un maigre sourire en guise de remerciements. Il ne sait pas y faire avec les sentiments, cela n’a rien de nouveau et ce n’est certainement pas lors de l’enterrement de son grand-frère qu’il pourrait arriver à inverser la tendance. Ses poings fermés sont cachés dans les poches de son smoking noir, sa cravate de la même couleur lui noue la gorge et il préfère rejeter la faute sur elle plutôt que sur l’émotion qui l’envahit déjà. La cérémonie n’a même pas encore commencée et s’il a fait l’effort d’y arriver au tout dernier moment, il craint déjà que son absence entraîne un retard sur les préparatifs. Comment mettre en terre un homme dont même le frère manque à l’appel ? Lui qui pourtant est revenu du bout du monde depuis quelques maigres années ?

Derrière ses lunettes teintées, il garde les yeux vrillés sur la pelouse parfaitement arrosée et tondue depuis des décennies sans doute. Il n’est mort que depuis deux jours à peine, et c’est pourtant la première fois que Rhett daigne sortir de chez lui pour voir des visages et la lumière du soleil. Comme s’il était devenu un foutu vampire. “Ben.” Il souffle enfin, dans sa barbe bien plus qu’autre chose, lorsque la silhouette de son frère se détache du reste de l’assemblée. Ethel doit être quelque part, aussi, et il se promet de faire au mieux pour elle aussi. Mais c’est Ben qui était là ce soir-là, Ben qui l’a prévenu, Ben qui a été le dernier à le voir en vie ou presque. C’est vers Ben qu’il avance donc, jusqu’à ce que le bout de ses chaussures flirte avec le sien et que ses bras passent naturellement autour de son épaules et de son dos, le même genre d’étreinte qui s’était rendue nécessaire dans les murs de l’hôpital. Le lieu change mais la peine reste la même, pas vrai ? Entre temps, Jackson n’est pas revenu du royaume des morts. Il doit pourtant régner en maître, là-bas, et s’il y a un travail pour aider les âmes errantes, alors il a dû en hériter. “Comment tu vas ?” Mal, sans doute, mais à quel point ? Plus que jamais, la réponse à cette question l’intéresse. “Je peux faire un discours pour toute la fratrie, si tu veux. Personne t’en voudra.” Il est et reste le petit dernier, ce frère qu’il veut à tout prix protéger, surtout du regard d’autrui et de la pitié dont la fratrie ne veut pas. Ils vont arriver à faire face, ensemble. Le moment venu.

Relevant le regard, Ben était tombé nez-à-nez avec son reflet dans le miroir - de ceux qu’il n’aimait pas voir, qui ne lui rendaient pas justice. Il avait les traits tirés, et ses cernes formaient des cercles presque parfaitement noirs sous ses yeux pourtant toujours de leur couleur claire. Ses sourcils n’avaient guère arrêté de se froncer ces trois derniers jours, et ses lèvres avaient arrête de se pincer que lorsqu’il répondait aux questions que Grace pouvait bien lui poser. Tout le reste du temps, il portait ce masque, ce visage fermé; et ce n’était qu’un début qu’il entr’apercevait dans le miroir, et ce début de journée. Ce fut avec un soupire qu’il se résolut à finalement sortir de la chambre, pour rejoindre la blonde qui l’attendait à la voiture. Aujourd’hui, il enterrait Jackson.

Il ne fut en rien étonné, Ruben, de voir le nombre de personnes qui s’étaient réunis aujourd’hui pour rendre un dernier hommage à cet homme qui avait tant été aimé. Plusieurs visages étaient familiers au jeune homme, mais nombreux étaient ceux qui ne réveillaient aucun souvenir. A son arrivée, il alla saluer ses parents et Margot, qui se tenait sur les devants de cette scène macabre, avant de se tourner vers l’assemblée. Son regard cherchait malgré lui deux autres personnes, qui ne devaient pas être bien loin; pas qu’il souhaitait réellement croiser leur chemin, mais cela était inévitable dans les heures à venir - ou tout du moins, il espérait qu’aucun des deux ne s’était défilé pour cette tâche, car ils en étaient tous les deux capables.

Ce ne fut qu’au bout de plusieurs minutes que ses prunelles croisèrent la silhouette de son frère, de celui qui restait en tous cas. Et rapidement, Rhett s’aperçut de sa présence également, s’avançant vers lui. Contre toutes attentes, alors qu’il arrivait à sa hauteur, l’ainé des deux Hartfield prit le plus jeune dans ses bras; et Ben s’y attendait si peu qu’il ne réagit pas de suite à cette étreinte. Certes, les choses avaient été bouleversées le temps d’un instant, lorsque Garrett l’avait rejoint ce soir là à l’hôpital. D’accord, il s’était laissé allé à montrer plus que de raison ses émotions, et à quel point il avait besoin pour cette épreuve du soutien de son aîné. Cependant, Rhett et lui n’étaient plus proches depuis des années désormais - l’avaient-ils réellement été ? La question restait mystère - et il ne pensait pas que cet élan affectif durerait plusieurs journées. Il finit néanmoins, avec une certaine pudeur, par serre légèrement son frère dans ses bras en retour. « Comment tu vas ? » Echappant un soupire, il fit tout de même en sorte de ne pas croiser le regard du brun à ses côtés. « Ca va. » Se rendant compte de la brutalité de sa réponse, et n’étant pas sans coeur, il reprit rapidement ensuite. « Toutes choses considérées, je veux dire. » Parce-qu’il prenait en compte dans la situation qu’il avait perdu son frère trois jours plus tôt, ce n’était pas à en douter. Mais ça allait, ou dans le pire des cas ça irait - parce-qu’il n’y avait pas d’autre alternative.

« Je peux faire un discours pour toute la fratrie, si tu veux. Personne t’en voudra. » Secouant un brin la tête, se retenant de lever les yeux au ciel, Ruben soupira tout de même. Il n’avait pas été présent pour eux pendant des années et quoi, parce-que celui qui l’avait été était désormais décédé, il se mettait dans ses baskets avec cette aisance qui n’était en rien naturelle ? « Je ne suis plus un enfant Garrett, je peux faire mon propre discours. » Lorsqu’ils étaient plus petits, ils avaient perdu plusieurs grands-parents et il était vrai que lors de ces moments, Ruben étant encore trop jeune pour pleinement participer à ce type de cérémonie, c’était Rhett qui s’était occupé de faire les discours. Les choses avaient bien changé depuis. « Tu as vu Ethel ? Elle a pas répondu à mes messages avant de venir. » Un petit silence. « J’espère simplement qu’elle est bien venue. » Parce-qu’elle s’en voudrait toute sa vie, si elle n’était pas venue ici aujourd’hui, il le savait; mais son regard avait beau se balader à travers la foule rassemblée, il ne reconnaissait pas les traits de sa soeur. « Je ferai un discours pour elle si elle ne se pointe pas à temps. » Et parce-qu’il était de retour au Ruben que les autres connaissaient: aux commandes de ce qu’il se passait autour de lui, un brin borné et surtout persuadé que sa méthode était celle que tout le monde suivrait par la suite. Rhett venait pourtant de lui proposer exactement la même chose, et cela impliquait surement qu’il en ferait autant pour Ethel. Ben avait décidé de ne pas prendre en considération cette information pourtant évidente. « Il faudra aider maman à aller jusque l’autel, quand elle ira faire son discours aussi. J’ai pas pris le temps de parler avec Margot pour cette partie là des préparations par contre. »

Soupirer après une telle question n’est jamais bon signe, tant et si bien que les mots de Ruben ne sont pas pris au pied de la lettre, encore moins crus. « Ça va. » Rhett ne le croit donc pas un seul instant, même si les paroles de son frère semblent avoir été lancées sans y avoir pensé à deux fois. « Toutes choses considérées, je veux dire. » Bien sûr, oui. Son aîné hoche la tête, compréhensif. Ce n’est pas aujourd’hui qu’il veut lui tenir des reproches, encore moins celui de tenter de garder la tête hors de l’eau. S’il y parvient, alors c’est évidemment tout à son honneur. Rhett, derrière ses lunettes teintées, n’arrive à rien, mais cela ne l’empêche pas de vouloir protéger et préserver Ruben en proposant de faire un discours seul et ainsi lui éviter d’avoir à parler face à une assemblée. Et pour une fois, cela n’a rien à voir avec sa propre quête de gloire. « Je ne suis plus un enfant Garrett, je peux faire mon propre discours. » Piqué au vif, bien plus qu’il ne le voudrait dans un tel contexte, Garrett fait donc un pas en arrière, ravalant douloureusement toute envie de tendre la main à son cadet. Ruben est redevenu Ruben, il veut avoir le bon rôle maintenant que des témoins se sont ajoutés à la scène. Si Rhett aurait dû s’y attendre, il n’a pas su anticiper, ayant eu un peu trop d’espoir à l’idée que les choses changent enfin entre eux et que ce deuil les pousse à être meilleurs pour l’autre. C’était naïf, de toute évidence, assez pour que le retour sur Terre lui vaille un silence lourd de sens. “Je te laisserai dire ce que tu as à dire.” Rhett temporise et prend sur lui. Il n’a jamais eu pour idée de censurer son frère, simplement de l’épauler dans une situation difficile que personne n’aurait pu anticiper.

« Tu as vu Ethel ? Elle a pas répondu à mes messages avant de venir. » La tête du brun marque la négation. Il l’a cherchée brièvement dans la foule, mais finalement ce n’est que le visage de Ruben qu’il voulait trouver, quand bien même leur soeur souffre autant qu’eux. « J’espère simplement qu’elle est bien venue. » - “Elle n’aurait pas manqué l’enterrement de Jackson.” Ethel a des problèmes, souvent, pour des raisons diverses et variées, mais elle est une jeune femme droit dans ses bottes et profondément généreuse: Jackson est son frère autant qu’il est celui des garçons ; elle souffre autant qu’eux aussi. Alors, pour une fois, Rhett prend sa défense sans même y penser à deux fois. Aujourd’hui, ils ne reprocheront rien à Ethel non plus. Aujourd’hui, ils se montreront comme une famille unie et soudée, parce qu’ils en ont tous besoin. “Elle est sans doute avec papa et maman.” Il ne les a pas vus non plus, alors ils apparaissent comme la parfaite excuse et issue de secours à la fois. Après tout, cela lui ressemblerait bien que de vouloir leur tenir compagnie en pareil instant. La mère de Jackson doit aussi être dans les environs.

« Je ferai un discours pour elle si elle ne se pointe pas à temps. »
“On verra en temps voulu, Ben.”

Il le laissera parler pour Ethel si ça lui tient tant à coeur, mais il ne veut pas qu’il s’avance trop sur cette idée, pas alors qu’elle est sûrement en train de saluer des amis de leur frère ou bien à tenter de remettre de l’ordre dans ses idées, non loin de là. Puisque ni Rhett ni Ruben n’est là pour elle, le sportif ne peut que se demander qui est-ce qu’elle tient à ses côtés, en ce jour où elle en a plus besoin que jamais. « Il faudra aider maman à aller jusque l’autel, quand elle ira faire son discours aussi. J’ai pas pris le temps de parler avec Margot pour cette partie là des préparations par contre. » - “Tu veux que je m’en charge, ou ça aussi tu vas vouloir le faire ?” Il temporise, Rhett, mais parfois il oublie aussi qu’il doit le faire. Les mots tombent plus vite qu’il n’y pense, c’est plus fort que lui. Il grommelle dans sa barbe l’instant d’après, ferme les yeux un instant pour prendre sur lui et se calmer. Il ne peut pas se disputer avec Ben aujourd’hui, il l’a déjà statué pourtant. “Va avec Margot et j’irai avec maman.” Parce que des deux, il est évidemment celui qui est le plus proche de l’adolescente, là où ils s’entendent chacun sans mal avec leur mère. C’est un choix de raison, absent de tout cadre stratégique. Margot a besoin de quelqu’un en qui elle a confiance et, de toute évidence, ce n’est pas Rhett. “Tu seras le mieux placé pour ça. J’ai pas parlé à Margot depuis… la discussion.” Depuis qu’il a été celui à faire s’effondrer son monde en annonçant la mort de son père, chéri de tous. “Ben… Tout le monde est triste, tu sais. T’as pas à prétendre le contraire.” Il ne l’écoutera pas, il s’emportera, il jouera l’offusqué ou Dieu sait quoi encore, mais Rhett avait tout de même besoin de le lui dire, aussi simplement que ça. Il est face à ses proches et sa famille, ceux de Jackson avec. Il n’a pas à faire semblant devant une telle assemblée. Même Rhett ne retient plus ses yeux tristes et brillants.

L’hôpital, quelques jours plus tôt, avait été une épreuve - Ruben ne l’avait pas caché, ne cherchait pas à le faire aujourd’hui, et de toutes façons trop de personnes avaient été témoin de la chute vertigineuse de ses émotions pour qu’il puisse réfuter quoi que ce soit. Grace avait même été obligée de ne pas quitter son chevet pendant les heures qui avaient suivi son retour à l’appartement, juste pour être sûre qu’il réussisse à prendre de réelles inspirations entre deux sanglots soulevant son coeur et le brisant un peu plus à chaque retombée. Les émotions du plus jeune de la fratrie Hartfield avait été anéanti par la nouvelle que ses yeux avaient appris d’eux même, mais la façon dont il s’était comporté, comment il s’était laissé emporter par les émotions ne se reproduirait plus. Il avait le droit d’être triste, il avait le droit de pleurer son frère qui lui manquait déjà énormément; il ne comptait cependant pas se donner en spectacle plus longtemps. Alors, il ne fut pas surpris lorsqu’il sentit Rhett faire un pas en arrière, se reculer de lui alors qu’il lui adressait sa réponse sur un ton qui était bien plus ferme et froid en comparaison à celui utilisé par son aîné. Tant pis si son choix de mots ne lui plaisait pas: il n’était pas ici pour se plier aux désirs de Garrett, mais pour accompagner dignement une dernière fois leur ainé à tous les deux alors qu’il serait désormais six pieds sous terre lorsque le soleil toucherait l’horizon. « Je te laisserai dire ce que tu as à dire. » Ruben répondit à ses mots par un hochement, unique mais vif, de tête. De toutes façons, il ne lui aurait pas laissé la place, s’il avait voulu parler à sa place. Ce n’était pas parce-qu’il avait décidé de ne pas le montrer que Ben n’avait pas le coeur lourd de tristesse; il prononcerait son discours pour tenter au mieux de tourner la page, et de commencer son deuil de son côté.

Cependant, il y avait beau y avoir Rhett également dans cette équation - et son immanquable envie de se faire remarquer, une fois de plus, ce qui n’était pas surprenant si Ruben devait donner son avis -, ils n’étaient pas que tous les deux dans cette famille et les femmes Hartfield semblaient briller aujourd’hui par leur capacités à jouer à cache-cache comme des professionnelles. « Elle n’aurait pas manqué l’enterrement de Jackson. » Il ne pensait pas non plus qu’elle en serait venue à manquer la cérémonie, non; simplement que lorsque la tristesse prenait le dessus, il était parfois difficile d’être en pleine possession de ses moyens et que si les émotions de leur soeur étaient trop présentes, elle pouvait se retrouver dévastée par ces dernières. Il ne voulait simplement pas que ce soit le cas - il souhaitait garder un oeil bienveillant sur elle. « Elle est sans doute avec papa et maman. » - « J’étais avec papa et maman, et elle était pas là elle. » Et s’il aurait voulu masquer l’inquiétude dans sa voix, c’était acte manqué - il était sur que mêmes les oreilles un peu trop curieuses autour d’eux avaient pu entendre à quel point cette partie là de la suite des événements pesait sur Ruben. Lui qui ne s’inquiétait pourtant d’habitude pas autant pour sa soeur, les rôles se retrouvant que trop souvent inversés, se trouvait pris d’un élan protecteur envers elle. Protecteur, et quelque-peu accusateur - mais il ferait passer ça sur le coup des émotions mal gérées de tous les côtés, s’il était pointé du doigt pour ce motif là. « On verra en temps voulu, Ben. » - « Oui, oui. » C’était presque déjà tout vu à ses yeux.

Comme il avait déjà anticipé le reste de la cérémonie, déjà pensé aux détails qui pourraient ne pas coller, aux réactions des autres qui n’aideraient pas à faire en sorte que leur frère puisse avoir le repos en paix comme il le méritait. Pas qu’il était pressé de mettre cette phase là de leur vie de famille derrière lui, mais il aimait quand les choses étaient contrôlées et en ordre, Ruben. Il aimait quand ça se passait bien, à ses yeux. « Tu veux que je m’en charge, ou ça aussi tu vas vouloir le faire ? » Le regard que lui lança son petit frère à ce moment là était bien plus chargé de noir que ce qu’il aurait voulu maitriser, mais après tout Ben était lui-aussi en train de faire son deuil - à sa manière. Et il savait que cela énervait Rhett, il l’aurait senti depuis l’autre bout de la salle; là n’était en rien une excuse à ses yeux pour agir de manière différente: s’il n’était pas capable de porter le poids des responsabilités d’un ainé de fratrie, il pouvait toujours passer le flambeau, Ruben se sentait capable d’endosser ce rôle sans broncher une seule seconde. « Va avec Margot et j’irai avec maman. Tu seras le mieux placé pour ça. J’ai pas parlé à Margot depuis… la discussion. » Il savait, que Garrett n’avait pas parlé avec Margot depuis la discussion - contrairement à lui, Ben prenait des nouvelles de leur nièce, avait des conversations avec elle et la considérait comme quelqu’un à part entière, contrairement à lui, qui oubliait surement la moitié du temps qu’elle faisait tout autant partie de leur famille que le reste des composants de cette dernière.

« Ben… Tout le monde est triste, tu sais. T’as pas à prétendre le contraire. » Le soupire qui s’échappa d’entre les lèvres de Ruben, cette fois-ci, ne fut pas chargé de tristesse ou d’une nostalgie anticipée. C’était un brin de colère qui s’élevait contre son frère - Jackson les aurait arrêté depuis longtemps d’une tape derrière les oreilles à tous les deux, cela va s’en dire que ça les aurai calmé et aurait recardé cette discussion sans plus tarder. Mais il n’était plus là, et les deux idiots qu’il laissait derrière lui n’avaient jamais su fonctionner seuls, alors. « C’est pas la peine de la jouer paternel, ça te va pas au teint. » Tout comme la colère n’était pas une libre qui lui allait non plus, mais qui pourtant l’accueillait sans trop rechigner aujourd’hui. Comme quoi, ils avaient tous les deux des traits de caractères qu’ils étaient aptes à se prêter sans même s’en apercevoir. « Je suis triste, mais j’ai pas besoin de me donner en spectacle pour que ce soit toujours autant vrai. » Ses paroles là, il les avait prononcé sur un ton plus calme, en ayant pris une seconde supplémentaire de réflexion avant de parler. « Je fais pas semblant de pas être affecté par la situation, je suis dévasté d’avoir perdu Jackson aussi. Mais d’autres personnes comptent sur nous, alors je m’adapte à ceux qui sont autour de moi. » Et même lorsqu’il rentrerait chez lui le soir-même, il garderait les yeux secs et les dents serrés - parce-qu’à ses yeux, le temps des larmes était terminé. « Il aurait voulu qu’on aille de l’avant, pas qu’on le pleure pendant des semaines. » Il aurait surtout voulu que cette discussion ne prenne pas ce tournant là - mais Ruben n’était pas apte à suivre des conseils imaginés sur tous les plans, alors laisser la conversation avec Rhett prendre un tournant qui leur ferait surement mal à tous les deux était le moins épuisant, malgré tout.

« J’étais avec papa et maman, et elle était pas là elle. » - “Ben.” Rhett souffle, exaspéré par son attitude à toujours vouloir contredire le reste du monde et, surtout, avoir le dernier mot. S’il y a bien un moment dans sa vie où il doit donner le bénéfice du doute à Ethel, c’est aujourd’hui, alors bon sang qu’il fasse au moins semblant d’en faire l’effort. Leur soeur est une grande personne qui doit elle aussi faire son deuil, elle s’y prend simplement d’une façon bien à elle qu’elle est sûrement la seule à pouvoir comprendre, sinon elle ne serait pas Ethel, justement.

Alors, entre deux reproches, Rhett essaie de s’accommoder à son nouvel rôle et de souffler le chaud et le froid autour de la silhouette de Ruben, voulant le rassurer quant à leur avenir autant que lui imposer des limites à ne pas dépasser en ce jour de deuil. De toute évidence, l’exercice s’avère être bien plus difficile que tout ce qu’il aurait pu prévoir, en témoigne la réplique acide de son frère. « C’est pas la peine de la jouer paternel, ça te va pas au teint. » Rouler des yeux ne lui va pas au teint non plus mais il ne se fait pas prier pour aller au bout des choses, exaspéré par l’éternelle attitude revancharde d’un Ruben qui semble en vouloir au monde entier. “Je m’en fous, tu m’entends ? Arrête de jouer au con, tu reprendras demain.” Et si son ton reste encore bien bas, cela n’empêche en rien sa colère de grimper croissante. La seule raison pour laquelle il ne laisse pas ses sentiments exploser, c’est par souci de garder la mémoire de Jackson intacte et de ne pas gâcher sa dernière journée dédiée. « Je suis triste, mais j’ai pas besoin de me donner en spectacle pour que ce soit toujours autant vrai. » Il est triste, mais il ne veut pas que qui que ce soit le sache, parce qu’il est le grand et vaillant Ruben ; la voilà, la seule vérité qu’il cache derrière des beaux mots et une attitude posée. La seule raison pour laquelle Rhett se retient de tout commentaire est exactement la même, encore et toujours: le besoin de ne pas faire de zèle.

« Je fais pas semblant de pas être affecté par la situation, je suis dévasté d’avoir perdu Jackson aussi. Mais d’autres personnes comptent sur nous, alors je m’adapte à ceux qui sont autour de moi. »
“C’est peut-être eux que tu devrais aller voir, dans ce cas.”

Les deux frères n’arriveront pas à s’entendre, même en ce jour fatidique, alors autant minimiser les pots cassés et la résistance de chacun face à l’exaspération provoquée par son homologue. Ruben pourra être auprès de leurs parents et Rhett, lui, fera semblant de chercher Ethel avant de s’accommoder parfaitement d’un peu de temps calme ; Hassan et Joanne sont dans les parages, il pourrait simplement les retrouver pour être certain que rien ni personne ne vienne titiller ses nerfs. « Il aurait voulu qu’on aille de l’avant, pas qu’on le pleure pendant des semaines. » Jackson était un peu trop occupé à vivre pour se soucier de comment se passeraient les choses au moment de sa mort, si jamais vous voulez connaître l’avis de Rhett sur la situation. Mais après tout, peu importe, personne ne l’écoute réellement. “Il aurait voulu vivre encore cinquante ans et profiter de sa fille. Va pas sur ce terrain là.” Parce que Rhett l’a connu plus longtemps que Ruben, leur frère chéri, et c’est ce qu’il se retient au dernier moment d’ajouter, bien conscient que c’est un argument ô combien injuste à proférer. Alors, Rhett se contient en soufflant de nouveau, seul moyen pour lui d’arriver un tant soit peu à se calmer. “Justin m’a demandé si on allait faire une collecte de fonds pour Margot.” Justin, son coéquipier anglais à qui il a sûrement plus parlé ces dix dernières année qu’à son propre frère. Margot, leur nièce déjà orphelin. “Je lui ai dit qu’on en discuterai.”

« Ben. » L’exaspération de son frère était plus qu’évidente, autant dans le ton employé que dans le soupire qui suivi juste derrière. Mais Ben n’en avait que faire qu’il soit las de son attitude à lui, alors qu’ils se devaient tous les deux d’avoir un comportement exemplaire afin d’aider au mieux dans cette situation qui n’était aisée pour personne. Si ça lui valait quelques regards de travers, Ruben n’en avait que peu à faire. Ethel n’était pas avec leurs parents parce-que c’était là qu’il se tenait juste avant de rejoindre Garrett, et il était persuadé qu’elle allait se faire en retard - pas pour se faire remarquer, mais juste simplement parce-que trop prise entre le temps et ses émotions. Il ne la blâmait pas, ou pas totalement du moins; il comprenait que les choses n’étaient pas assimilées de la même façon par tous, mais elle ne pouvait disparaitre de la sorte alors qu’un tel événement les attendait.

Et s’il trouvait l’attitude de son petit frère exaspérante, à l’inverse c’était le ton paternaliste que prenait Rhett avec lui qui ne plaisait en rien à Ben. Il l’avait supporté quelques jours plus tôt parce-qu’il en avait ressenti le besoin et que la situation était inattendue. Aujourd’hui, les cartes étaient redistribuées et il n’avait plus besoin de se forcer de la sorte. « Je m’en fous, tu m’entends ? Arrête de jouer au con, tu reprendras demain. » Le sourire qu’étira le cadet des deux frères ressemblait plus à une grimace qu’à autre chose; presque, il était satisfait de voir que Rhett était toujours bien quelque part, planqué sous cette couche de bienveillance qu’il ne portait pas d’ordinaire. Des deux, de toutes façons, il était le plus susceptible de ne pas savoir garder ses moyens et d’exploser à n’importe quel moment, de revenir à ce qu’il était tout le reste du temps. Qu’importe ce qu’il pourrait dire, ce qu’il pourrait faire pour tenter de prouver le contraire, il ne réussirait pas à duper le dernier des Hartfield. Il n’avait toujours que trop bien vu dans son jeu - mais il n’ajouta le moindre commentaire. S’ils pouvaient se permettre de s’envoyer quelques remarques bien placées, cela devait se limiter pour aujourd’hui. D’autres personnes comptaient sur eux, ils devaient se serrer les coude; s’il ne comprenait pas que c’était vers cette finalité que tendait Ruben et son comportement exaspérant, il ne pouvait pas bien plus pour son frère. « C’est peut-être eux que tu devrais aller voir, dans ce cas. » Il avait donc été le premier des deux à envoyer paitre l’autre: belle mentalité. Oh, il aurait auprès d’eux lorsqu’ils auraient terminé leur discussion. Au moins, là bas, il le remerciait d’être présent contrairement à d’autres.

« Il aurait voulu vivre encore cinquante ans et profiter de sa fille. Va pas sur ce terrain là. » Sans trop savoir pourquoi - et il ne comprendrait d’où ce pressentiment lui venait qu’une bonne semaine plus tard, lorsqu’il pousserait la porte de la chambre de Rhett à l’hôpital après que ce dernier ait fait une overdose -, Ruben trouvait la situation plutôt cocasse. Un sentiment là, dont il ne savait que trop faire puisqu’en rien adapté aux circonstances qui entouraient les frères Hartfield. S’il avait su que les paroles de Garrett s’appliquaient peut-être à Jackson mais pas à celui qui les prononçait, il aurait peut-être moins eu envie de rire un peu en le voyant s’énerve de la sorte. « C’est pas ce que j’ai dit et tu le sais très bien Rhett. » Qu’il se contenta d’ajouter, comprenant tout de même que la conversation était close et que son homonyme ne souhaitait pas retourner sur ce terrain là, justement. Il les éconduit vers un sujet bien plus neutre, qui ne leur permettrait pas d’hausser le ton à gauche ou à droite - s’ils faisaient tous deux des efforts. « Justin m’a demandé si on allait faire une collecte de fonds pour Margot. » Et Dieu, qu’il en fit Ruben parce-quel s’agitait de Margot au milieu de la discussion, mais qu’il eut envie de lever les yeux au ciel alors que son frère mentionnait l’une de ces personnes qu’il ne pouvait s’empêcher malgré tout de mépriser. Ce n’était pas de la jalousie, pas à proprement parlé; le coeur du plus jeune Hartfield ne pouvait s’empêcher de se serrer une fois de plus à chaque fois qu’il se rendait compte à quel point il avait été facile pour Rhett de s’attacher à d’autres gens en oubliant sa famille restée en arrière. « Je lui ai dit qu’on en discuterai. » - « On aura qu’à voir ça dans quelques jours oui. » Lorsque les choses se seraient tassées, que les émotions auraient été maitrisées; lorsque la poussière serait retombée.

Tournant la tête pour regarder en arrière, ce fut en pinçant ses lèvres que Ruben reporta finalement son attention sur son ainé. « La cérémonie va bientôt commencer, je vais rejoindre Margot. Je te laisse en faire de même avec maman. » Entre temps, ils avaient du serre la main d’autres personnes venues les accompagner dans ce dernier au revoir - des personnes dont les noms échappaient à Ruben, et qu’il était sur de ne pas revoir par la suite. « Le premier à voir Ethel prévient l’autre. » Et aux yeux du plus jeune, ce n’était pas une question: sa soeur se devait d’être à leurs côtés, comme il était de leur devoir de l’aider à affronter cette sale étape de vie. Mais pour ça, il fallait qu’elle daigne se montrer présente aujourd’hui. Après avoir fait un pas, et un second, Ruben s’arrêta cependant un instant - reportant son regard en arrière, sur Garrett, comme un éclat différent dans le regard. « Bon courage. » Du bout des lèvres, à peine assumé, mais pourtant bien échappé dans un souffle. L’instant d’après, il fendait la foule pour retrouver sa place aux côtés de Margot.