«Tu es sûre que ça va bien se passer ? » Ma soeur a roulé des yeux. Elle est fatiguée de m’entendre lui poser la même question, chaque jour, depuis que j’ai quitté Sam, alors que je pose un dernier baiser sur le front de mon bébé assis sur les genoux de ma cadette. Je n’aime pas la laisser. Non pas que je n’ai pas confiance en Yaël, mais parce que je me méfie de mon ex. Qu’importe qu’elle soit aux abonnés absents depuis le jour où j’ai empaqueté mes affaires. Etonnamment, l’absence de nouvelles ne me réjouit pas : elle est imprévisible, mon ex. Et moi, ce chantier de jardinage, j’en ai besoin pour payer mon loyer, nourrir mon enfant et pour me sentir utile. Lorsque je l’ai accepté, ce boulot, je distinguais à peine une hortensia d’un passiflore. J’ai passé de longues nuits à observer des tutos, à m’entraîner aux taillages des haies sur celles de mes voisins, gratuitement, juste pour l’exercice. Ce fut payant : mes employeurs ont l’air ravi de mon travail. Ils s’offrent même quelques jours de vacances, ce qui sous-entend qu’ils ont confiance. Ce n’est pas le moment de la perdre : tout le monde sait que la meilleure des publicités, c’est le bouche à oreille. En pareilles conditions, hors de question que Yaël me téléphone toutes les trente secondes sous prétexte que la petite me réclame ou qu’elle m’a dessiné un chef d'œuvre. «Je ne plaisante pas, Yaël. Rien de fantasque aujourd’hui, ni même les trois jours qui suivent…» l’ai-je avertie de nouveau en ramassant ma veste. «J’ai des échéances et je dois les respecter. Entendu ? » Elle a rétorqué d’un bla bla bla qui, dans son langage, signifie que le message est bien passé. Je me suis donc rendu dans l’immense des Shears le coeur un rien plus léger. J’étais rassuré : pas d’entrave familiale aujourd’hui. Et, en même temps, en partie inquiet. La fille de la famille, à elle-seule, me distrait bien suffisamment. Elle dégage une aura de mystère qui supplante celui de l’interdit lié à notre différence d’âge. Son regard semble nous empaler l’âme au point de nous lire. C’est comme si elle était en mesure de percer tous nos secrets. Aussi, ai-je essayé à plusieurs reprises d’éviter de croiser ses pupilles. Sauf que c’est impossible. Elle est captivante et je prie, en sortant mes outils et en enfilant mon uniforme - gants, tabliers, bottes en caoutchouc - pour qu’elle se soit évaporée vers la destination choisie par ses parents. C’était trop en demander à l’univers. Je l’ai trouvé là, dans un bikini sage, mais seyant. Son chapeau de paille ombragent ses traits et accentuent sa beauté froide, cet éclat propre à la jeunesse et, plus certainement, à sa personnalité. Mais quelle est-elle ? Que cache-t-elle ? Quelles sont ses passions ? Mille questions me traversent l’esprit chaque jour où je m’épuise à travailler pour ses parents. Des questions de plus en plus personnelles parce que nos regards se croisent de plus en plus régulièrement et de moins en moins innocents. River - c’est son prénom, elle me l’a glissé une semaine auparavant, au hasard d’une conversation - et moi, nous ne flirtons pas directement tel de futurs amoureux qui s’envisagent. Nous nous appréhendons, nous nous cherchons, nous sommes intrigués par ce que nous dégageons l’un et l’autre, elle depuis son balcon où elle fume sa cigarette et moi, du niveau inférieur, les pieds dans le gazon. J’ignore pourquoi, en cette journée particulière, tandis qu’elle prenait un bain de soleil sur son transat, je lui ai décoché un sourire en me cachant les yeux du soleil pesant et aveuglants. Il est pourtant né sur mon visage et s’est même accompagné d’un : «Je trouve que ça vous va bien cette couleur de lait. C’est réconfortant.» qui m’a moi-même surpris.
Est-ce le livre qu’elle tenait entre les mains qui a attiré mon attention ? Est-ce par envie - j’aimerais faire défiler les pages avec la même célérité que la jeune femme - que j’ai décidé de prendre l’initiative d’un compliment à son égard ? Non ! C’est plus compliqué. Moins superficiel. Plus subtil comme intérêt. Je crois que c’est lié à ce qui se dégage de ses gestes, de ses traits à la fois doux et sévère, de ce paradoxe qu’elle semble traîner derrière elle, avec confiance et avec panache parce qu’elle sait qu’elle belle, River. Elle sait qu’elle sait aussi qu’elle est différente des autres. Je n’ose lui demander son âge de peur d’être déçu, mais de quoi ? D’être forcée de m’en tenir à l’écart ? Je ne nourris aucune mauvaise intention. Je ne la drague pas non plus même si, dans le fond, ma remarque est un tantinet équivoque. La vérité - du moins, je le crois - c’est que je suis attiré par sa froide timidité et par ses chaleureuses interventions. Je suis attiré par ce qu’elle dégage en intelligence, moi qui me considère comme un imbécile en puissance. Je suis attiré par l’idée d’apprendre à son contact. «Oui ! Réconfortant. Comme un pain au chocolat qu’on tremperait dans un chocolat chaud pendant un hiver rigoureux.» Je n’en ai pas connu, je me contente de les deviner, de les imaginer ressemblant à ceux qui apparaissent dans les films que j’ingurgite. Dans ceux-là, la jeune adulte rêve d’un ton hâlé, raison pour laquelle elle se prélasse autour de la piscine du domaine familial. N’est-ce pas le cas pour elle ou se joue-t-elle de ma remarque ? De son caractère ambivalent ? J’esquisse un sourire, peut-être même un rire frais, discret, malaisé ou embarrassé d’avoir à me corriger. «Le maillot de bain ? Je ne sais pas. Ce que je voulais dire, c’est que vous n’avez pas besoin de prendre le soleil…» Pour être plaisante à regarder, pour avoir un “truc” en plus. Il existe, il est en elle et je suis convaincu qu’elle est parfaitement lucide sur la question. Sa démarche en témoigne. La fluidité de son geste tandis qu’elle me tend une cigarette en est une seconde preuve. Je la récupère en la remerciant, mais je ne l’allume pas, pas de suite. Et pour cause, je n’ai pas le temps de sortir mon briquet de ma poche qu’elle s’en va déjà, m’invitant à un plongeon dans la piscine sans donner l’impression qu’elle y participerait, à cette pause. A quoi ça rimerait de la prendre sans elle ? De fumer sans elle ? Qu’est-ce que ça m’apporterait alors que j’ai du travail ? Que j’ai des délais à respecter et qu’elle est la fille de mon patron ? «Pourquoi faire ? » lui ai-je lancé, perplexe, sans avoir cheminé vers le transatlantique qu’elle a investi. « Cette pause ? Pourquoi je fumerais ou baignerais sans vous si c’est vous qui me l’offrez, cette pause. Je vais être obligée de décliner si vous restez là où vous êtes.» ai-je ponctué en haussant les épaules, mon menton appuyé sur mon outil de travail et ma main en visière sur mon front. «Alors ? » ai-je insisté en allumant, cette fois, la flamme de mon briquet.
A priori, ma réaction la laisse dubitative et je m’en amuse sincèrement. A quoi s’attendait-elle ? Que j’allais la fumer seul, la cigarette qu’elle m’a offerte ? Que j’enlèverais mon t-shirt et mon pantalon pour tremper dans la piscine privée du manoir de ses parents si elle ne m’accompagne pas ? Quoique ma constatation par rapport à son teint n’ait qu’en partie vocation à la flatter - ça n’en reste pas moins un compliment somme toute sincère. N’ai-je donc droit qu’à la solitude de ce job un peu ingrat qui n’est pas tout à fait le mien, mais pour lequel sa mère est ravie ? Je renâcle. Je me rebiffe, l’air plaisantin et un sourire figé sur les lèvres. Je m’égaie de ses traits d’esprit et j’avance d’un pas dans sa direction. «Évidemment. Je vous emmènerais boire…» Un café ? A son âge, ça fait vieillot, non ? Elle préférerait peut-être une bière ou un cocktail. C’est quoi, son type de sortie favorite ? J’essaie de la lire, je n’y arrive, je me lance donc à l’aveugle. «Un cappuccino ou un café serré ailleurs que dans un Starbucks.» J’ai haussé les épaules. Puis, j’ai renchéri d’un : «Mais, avant ça, je serais vexé que vous m’en laissiez un. J’aurais l’impression que vous me faites la charité.» J’exagère, mais de pas grand-chose. Je n’ai pas une grande notion de fierté, mais je tiens à ce minimum qu’il me demeure. Je ne la braderai pas en acceptant quelques pièces émanant du portefeuille de la fille de mon employeur. En revanche, puisque cette conversation est entamée, je me laisse charmer par l’audace de River. Elle le quitte, son transat. Elle rejoint le bord de la piscine et ose prétendre qu’elle m’attend. J’en ris de bon coeur et je poursuis ma course vers la jeune femme, un brin plus timide ou intimidée. Elle ne m’observe pas. Ses pupilles ne soutiennent pas les miennes et je me demande ce que ça cache. Que cache-t-elle réellement ? Par ailleurs, pourquoi n’est-elle pas partie avec ses parents ? Pense-t-elle qu’elle est trop vieille pour ça et trop jeune pour moi ? Je la détaille et je m’approche un peu plus près de l’eau. «Ce n’est pas une question de conscience, mais, de curiosité, je crois.» Je dépose mes outils et, sans plus m’encombrer de l’éventualité somme toute impossible d’être surpris par quelqu’un susceptible de me licencier, j’improvise un ourlet à mon short de travail, histoire de m’asseoir sans crainte sur le bassin… j’y prends place assez loin pour ne pas me mouiller les fesses, mais près, de sorte que mes pieds déchaussés puisse tremper dans l’eau. Elle a une température agréable. « C’est un choix de madame, les freesia. Et, j’ai le sentiment que c’est pas forcément bon de contrarier votre maman. C’est une idée ? » Cette fois, j’allume ma cigarette, j’en tire une bouffée et, levant un regard sur le ciel, je me dis que la vie n’est pas si mal, finalement. «Si vous arrivez à la convaincre, je peux vous planter des hortensias en dessous de la fenêtre de votre chambre. C’est laquelle ? » Quelle pièce de la maison dans laquelle je n’ai jamais mis les pieds.
En toute honnêteté, je n’affirmerais pas haut et clair que jamais je ne boirai un café avec cette jeune femme à la beauté atypique, mais certaine. River a quelque chose d’attirant autant dans l’attitude que dans sa démarche. Elle est féline, assurée et je la présume calculée. Elle paraît de ses femmes qui ne laissent rien au hasard. Elle s’auréole également d’une dose d’intelligence qui transpire de chacun de ses mots. Ceux-là aussi, elle les maîtrise. Rien ne semble quitter sa bouche de façon gratuite et elle représente désormais une sorte de mystère à mes yeux. «Que je ne puisse partager avec vous ou le partager uniquement avec vous ? » l’ai-je taquiné, convaincu d’avoir intégré que son assertion relève de la seconde option. Ceci étant, un sourire étiré habille mes lèvres et, a fortiori, il en va de même pour elle tandis qu’elle chemine de son transat vers l’échelle de la piscine. C’est facile pour elle. Elle porte un maillot de bain. Moi, j’ai l’air d’un clown dans mes bleus de travail d’ouvrier un soupçon trop grand pour moi. Toutefois, elle paraît intriguée, presque plus que moi. Est-ce qu’il est dans mon attitude quelque chose qui la chiffonne ? Qui la pousse à m’accorder son intérêt alors que je suis largement plus vieux qu’elle ? Je n’oserai envisager de ce qu’elle me sert une parade amoureuse. Non seulement, c’est le lot des hommes dans la faune des volatiles et, qui plus est, elle doit être entourée d’une multitude de prétendants. Les jette-t-elle tous les uns après les autres ? Pourquoi ? Attend-elle le bon ? Le prince charmant ? Est-ce son genre ? Est-elle plutôt de celle qui nourrit des ambitions qu’un homme ne pourrait comprendre ? Estime-t-elle que le sexe dit fort la freinerait dans ses projets ? Toutes ces questions tomberont tôt ou tard. Je manque de confiance en moi, mais je ne rechigne jamais à assouvir ma curiosité. En attendant, je m'assois à ses côtés, enroulant les bords de mon pantalon dans un ourlet maladroit. Il ne tient pas vraiment et qu’importe. Installé auprès d’elle, la tête pivotée dans sa direction, je la scrute d’un regard inquisiteur, un qui se demande si elle va détourner le sien, un qui cherche à la deviner, à déchiffrer ce que referme ses traits si fermés. Est-elle capable de les “ouvrir” ? Je le pense. Au contraire, elle ne se distinguerait pas à l’aide d’un trait d’esprit à côté de sa mère. «Alors, contrariez là. Je veux bien jouer le rôle de témoin.» Comment est-elle, sa génitrice, lorsqu’elle se met en colère ? «Mais, comme j’ai besoin de ce job, je serai lâche et resterez en retrait. » Autrement dit, je peux contrecarrer ma peur atavique - je n’en ai pas toujours conscience - sauf que mon courage est borné de limites alimentaires. Mes indiscrétions le sont moins. Quant à mes plaisanteries, elles ne sont pas tout à fait anodines. Elles détiennent un but, un dessein totalement clair à mes yeux et plus laconique pour River qui, malgré tout, se prend au jeu. Au départ, elle a tendu la main en direction de sa chambre. Finalement, elle a renoncé, me démasquant par rapport à mes intentions. «Il y a un “je crois” de trop. Je le sais.» Elle fume régulièrement sa cigarette sur son balcon et mes pupilles sont irrémédiablement attirées par sa silhouette. Je me demande alors à quoi elle pense, ce sur quoi elle travaillerait, comment elle occupe son temps libre. « Et, je n’en doute pas.» Je ne remets pas en question à se rebeller contre ses parents. «Mais, je le répète, je préfère être tenu en dehors de ça. Son jardin, son argent, mon salaire. Mais, je peux vous en offrir.» Des freesias. « Et, oui, c’est bien ça. Rien de palpitant. Juste un bec de lièvre. » Corrigé par la chirurgie. Mon père a dépensé une petite fortune pour ce faire. J’en entends encore parler aujourd’hui de cette pharaonique qu’il a dépensé pour me “réparer”. « C’était habile comme façon de détourner la conversation, mais un peu dangereux. Et si j’en avais retenu des complexes ?» J’en ai à propos de mon physique - quoique ça va mieux depuis qu’il s’est transformé grâce au sport - ou ma dyslexie dont je ne fais jamais l’étalage, évitant de me mettre dans des positions où il est impossible de me cacher. «Je peux vous demander où se cache les vôtres, du coup ? » Sur la peau ? Dans votre coeur ? Où ?
Je n’ai pas formulé beaucoup de questions dont j’ignorais déjà les réponses jusqu’ici. Si ce n’est quelques exceptions, je sème autour de moi quelques plaisanteries pour me déculpabiliser - je badine au lieu de travailler - et pour tenter de percer la carapace de mon interlocutrice. Or, j’aurais adoré qu’elle n’abonde pas vers mon humour. J’ai aimé entendre son rire, c’est vrai. J’aurais cela dit préféré qu’elle me s’arroge d’une proposition intéressante, qu’elle évoque ce “quelque chose qui ne serait partageable qu’avec elle”. J’en compte une liste plus longue que mon bras : manque-t-elle d’imagination, River ? Est-elle aussi prude que son physique ne laisse à penser ? Est-ce qu’une part de moi l’intimide ? Je ne serais pas surprise, mais je ne suis de ceux qui ne doute de rien. Au contraire, je pèse systématiquement le pour et le contre depuis Sam. J’ai cru en elle, en notre histoire d’amour. Pour que faire ? Je n’y ai récolté que plus d’emmerdes et une sorte d’obsession… Ceci étant, ce n’est pas le sujet. Je saurais dire pour quelles raisons je songe à mon ex. Peut-être parce qu’il y a un soupçon de candeur chez la fille de mes patrons qui m’aura rappelé de vieux souvenirs. Sans doute. En attendant, je balaie sa supposée interrogation d’un geste de la main. «Ce n’est pas vraiment un jeu. Je n’étais pas certain pour le coup. Maintenant, je le suis…On ne sait jamais que je devrais l’escalader, un jour… Je serais poursuivi par votre mère pour des freesia… Ou en cas d’incendie…» me suis-je amusé sans gravité. Rien n’est réellement à prendre au sérieux dans cette assertion. Rien, hormis mon intérêt pour elle. Il va grandissant et je la prends aux mots. Demain, elle les aura, ses plantes dont il lui faudra prendre soin. «Seulement si vous ne les laissez pas mourir. Elle pourrait être un symbole. C’est la première fois que vous nourrissez une conversation.» Elle l’a précédemment engagée, mais je n’ai pas souvenir qu’elle ait répliqué à mes tentatives de l’alimenter.
Si, plus tôt, j’ai émis l’hypothèse que je l’embarrassais d’une façon ou d’une autre, je me l’extirpe du crâne à coup de pioche. River, elle ose là où d’autres se sont régulièrement assis sur leur curiosité. Ma cicatrice en est le coeur, celui que l’on n’ose toucher pour se qu’il représenterait ou non en danger sensible. Elle ne l’est pas. «Donc, vous préférez parler des autres que parler de vous. Je note, mais il n’y a pas grand chose à dire à mon propos. Vous, par contre….» L’endroit où elle est hébergée suscite le mystère et, pour cause, elle ne semble pas forcément s’y épanouir. «Et, d’une certaine manière… je dois le prendre comment ? » Mes traits se fendent des sourires qui rehaussent ma bonne humeur tandis que je récupère la moitié de cigarette d’entre ses doigts. J’en tire une bouffée en fixant le ciel d’un bleu immaculé. Pas de nuage. Les augures seraient bons pour les Grecs de l’Antiquité. Pour moi, aidé par ce qu’elle s’ouvre un peu, je tire la conclusion que m’accorder cette pause était un idée de génie. «Ou que la propriétaire est un peu maladroite. C’est à choix multiples ?» Je la taquine de nouveau et, cette fois, je la bouscule gentiment de mon coude. «Probablement. Si je vous parlais de toutes les cicatrices qui ne se voient pas forcément, je pourrais vous raconter dans les détails ce qui m’est arrivé, quand et à quelle heure aussi. Donc, oui, ça m’intéresse vraiment.» ai-je scandé les pieds balançant dans l’eau et tirant une bouffée supplémentaire de nicotine. Puis, j’ai tourné mon regard dans sa direction et j’y ai cadenassé le sien. «Parce que nos chutes, nos blessures physiques, ça en dit long sur ce qu’on est. Même celle-là a des secrets…» ai-je admis en pointant la mienne de l’index. «Vous avez bien une théorie sur ce qu’elle a pu m’apporter, non ? »
Promesse. Compliment. La conversation se déroule avec aisance. Il s’y crée même une forme d'intimité appréciable qui tient sa source dans la curiosité de l’un et de l’autre. En ce qui me concerne, elle est moins timide que celle de River. J’assume mes indiscrétions. Je les dicte avec la nonchalance du charmeur bien appris. Aucune impolitesse ne teinte la conversation. Elle n’est nourrie que par ma sincérité et, a priori, River se prête au jeu. Elle rechigne un peu : je le devine parce qu’elle cultive son jardin secret, son sens très à propos du silence. Elle en connaît les enjeux et les avantages. Un gars différent de moi s’en serait certainement embarrassé. Pas moi. Je serre sa main pour sceller le pacte. Je me retiens de ne pas abuser de ce contact pour caresser le dos de sa main de mon pouce. Ce serait prématuré et effrayant pour l’oiseau sauvage qui semble hésiter entre s’envoler ou demeurer cloué au sol. Elle reste là néanmoins. Elle ne s'enfuit pas, elle se prête aux règles du jeu que je dicte avec panache. J’argue que nos cicatrices en disent plus long sur notre personnalité que les mots. J’en suis convaincu et je le lui confie, heureux qu’elle s’intéresse à ma théorie. J’en tiens pour preuve ce regard qu’elle plonge dans le mien. Pour peu, elle me déshabilleraient l’âme à me dévisager avec une telle intensité. J’en suis hypnotisé et je ne pipe plus mot. J’attends qu’elle détaille le fond de sa pensée. Je patiente gentiment en tirant sur le mégot de la cigarette qu’elle m’a offert et ça valait le coup, non pas de fumer, mais de lui offrir autant de secondes utiles à l’aider à s’exprimer. Sa théorie est si pertinente qu’elle m’arrache un sourire satisfait. Elle a de l’esprit et j’adore ça. Elle est également à des kilomètres de Sam et, là encore, je trouve ça rassurant. Il y a de la douceur dissimulée derrière les mots qu’elle emploie. Elle semble de celles qui veillent à la sensibilité d’autrui et je hoche la tête, non soucieux de tourner autour du pot. «Les gamins sont cruels entre eux et j’avais tout ce qu’il fallait pour que je devienne leur tête de turc. J’ai dû apprendre à faire avec et à les dissuader de me chercher des noises en évitant la bagarre.» Je n’ai pas souvenir d’avoir déjà cogné sur un gosse étant moi-même gamin. J’ai plutôt travaillé ma musculature pour les bercer de l’illusion que je n’étais pas le gars bon à titiller. « Et, je…» Je n’ai pas le temps de terminer : le téléphone de mon interlocutrice nous a dérangés. Dommage. Elle me plaisait, cette conversation. Cet aparté était aussi grisant que l’interlocutrice elle-même, mais je me console : les meilleurs moments sont parfois - j’insiste - les plus courts et, qui plus est, ce n’est que partie remise. Et, soyons honnêtes, quelle sortie magistrale. Elle ne refusera pas l’appel. Sauf qu’avant de s’éclipser, elle me confie un livre, un “cadeau à ne pas partager” avec en contrepartie les fleurs qu’elle m’a réclamées. J’ai souri à pleines dents en l’observant s’éloigner, vaquer à des occupations qui n’appartiennent qu’à elle. Puis, j’ai saisi le bouquin, ai découvert le titre et me suis demandé combien de temps il me faudrait pour le lire. Serait-ce la faille ? Va-t-elle se vexer si je tarde à l’avaler ? “Rosamund Lehman, l’invitation à la valse”. Je m’y collerai dès aujourd’hui au même titre que je lui trouverai les plus belles hortensias qui soient chez mon fournisseur. Je m’en fais le serment.