“Tu m’offres un verre ?” Bien loin d’être une question, c’est une demande. Il sait, Ambrose, que le bureau de Saül Williams cache de bonnes bouteilles ; il en a déjà goûté certaines. Jamais il n’a fait semblant d’être une petite chose timide et fragile, autant parce que cela ne lui correspond pas que parce que cela n’est pas raccord avec ses desseins. Il a besoin de Saül bien plus que du contraire, c’est un fait autant que c’est la raison pour laquelle il a su trouver un moyen de se rendre nécessaire à ses yeux, assez pour qu’il n’ait pas la moindre envie de l’envoyer paître. Maintenant, le piège s’est refermé sur l’homme d’affaires sans même qu’il le sache ni ne s’en rende compte et si Rose continue de jouer son rôle, ce n’est que par envie de repousser à plus tard ce moment où il observera l’air trahi dans les yeux du père de famille. Pour l’heure, il n’a aucune raison de le trahir, pas alors qu’il reste un homme influent capable de faire pencher l’avis des foules, lui dont une seule intervention médiatique dans un sens ou un autre pourrait faire changer d’avis bon nombre de personnes. Il représente les voix d’une catégorie de population que Rose ne peut pas atteindre, même avec toute la bonne volonté du monde: trop jeune et trop mignon, il n’intéresse pas le moins du monde la vieille richesse du pays. Pourtant, ils sont des votes à prendre en compte, des votes dont il ne peut pas nier l’importance alors qu’il a encore terriblement besoin de se construire, lui autant que son Nom.

C’est donc pour ça que Saül est important. Il devait être beau, autrefois, mais ce n’est pas ce qui a attiré Ambrose près de lui. Il a vu un homme, marié, père de famille, un homme qui a construit son entreprise seul pour en faire un mastodonte dans le milieu des affaires (il devrait la faire entrer en bourse, il n’a de cesse de le lui répéter). Il était le candidat parfait, trop dégoûté par l’homosexualité pour ne pas finalement lui aussi manger de ce pain là. Pathétique ; c’est ce qu’il penserait, s’il était du genre à juger autrui. La vérité, c’est qu’il est sans doute bien plus touché qu’il ne voudrait le dire, bien plus qu’il ne le dira jamais parce que cela n’aiderait pas son ascension. Saül est dans ses filets sans même le savoir, il est un requin qui se pense maître du monde ; comme si les requins n’étaient pas chassés, eux aussi. “Tu seras au gala des entrepreneurs, ce soir ? Savoir si on doit se dépêcher ou non.” Il le détaille de ses yeux sombres, fait au mieux pour ne pas ajouter un sourire en coin à cette double question qui n’a rien d’anodine - sans que le coeur du sujet soit de savoir s’ils doivent faire vite ou non: il veut savoir si ce soir encore, Saül Williams va étaler sa richesse autant que son influence.

Le stylo de Saül clique une dernière fois alors qu’il entend des pas s’approcher de la porte de son bureau. Personne n’annoncera le prochain type qui passera dans la pièce. Saül le sait. Il a reconnu ce pas, a planqué le demi-sourire qui était en train de naître sur son visage au profit d’une mine parfaitement indifférente. Son regard se replonge sur le dossier qu’il était en train de lire distraitement, rédigé par son armée d’avocats. Juste pour ne pas donner à Ambrose le luxe de penser qu’il était attendu.

Lorsque le jeune homme entre dans la pièce, Saül lève à peine les yeux vers lui. Il n’est pas attendu, gardons cela en tête. Saül inspire un grand coup et relâche sa prise sur le stylo Mont-Blanc qu’il tenait jusque ici entre ses doigts. « Tu m’offres un verre ? » L’italien daigne enfin poser ses yeux clairs sur ce freluquet, légèrement piqué par la nonchalance du garçon. Leurs rencontres sont, depuis quelque temps, une sorte d’habitude. Saül n’a pas besoin de demander à Ambrose de fermer la porte derrière lui. Il fait cela très bien tout seul. « Tu ne le mérites pas. » Et malgré tout, Saül obtempère, poussant la boisson vers son invité. A son tour, il se sert un verre, se forçant à ne pas jubiler de la présence du brun dans son bureau. Pourtant, Saül s’est accroché à cette habitude sur laquelle il ne met pas de mots. Ici, ils sont dans son antre. Personne n’y met les pieds sans y être invité - personne, sinon Ambrose. Jamais il n’a osé l’inviter dans un endroit plus intime - sous son toit, par exemple. Non, que dirait-on, alors, de leur relation ? Comment Saül pourrait-il la qualifier ? Non, pour l’heure, tout ça n’est qu’une question de pouvoir et d’ascendant.

Saül ferme le dossier qui signera sa propre tranquillité. Personne n’est venu courir après lui ou du moins, personne n’a réussi à l’attraper. L’italien s’en va avant que quelqu’un n’ose se dresser contre lui. Cela, Ambrose ne le sait pas encore. Cela, Saül le retient encore contre lui, profitant de la situation en toute décomplexion. « Tu seras au gala des entrepreneurs, ce soir ? Savoir si on doit se dépêcher ou non. » Un nœud se forme dans la gorge de l’homme d’affaires, comme à chaque fois qu’Ambrose ose faire des allusions à ce à quoi ils s’adonnent ensemble. Saül voudrait le faire taire. Ne plus l’entendre. Qu’il fasse son affaire et se tire. Ne pas connaître ce visage qu’il commence à aimer plus que de raison. « Tu jubiles. » Le constat est posé sans aucune sorte d’amertume et Saül recule sa chaise, juste pour laisser à Ambrose le plaisir de s’humilier encore, deux genoux à terre. « J’y serai. » Pour la dernière fois. Du moins, pour la dernière fois avec une place si importante. On l’y traitera toujours comme une sorte d’invité d’honneur. Et puis, après tout, Saül garde dans son entreprise un certain nombre de parts. Son successeur, son fils, ne traverse pas un seul instant ses pensées, pas alors qu’il desserre sa cravate et soupire. « J’aurai un truc à t’annoncer, après. » Après l'indicible.

« Tu ne le mérites pas. » Pour qui se prend-t-il, le vieil italien ? Ambrose se retient de tout commentaire, se contentant de relever le menton pour l’observer alors qu’il n’a pas daigné se relever de son bureau en bois massif. Il ressemble à celui du Président des Etats-Unis, comparaison qui en fait naître un bon millier d’autres dans l’esprit d’Ambrose. Le problème, c’est qu’en allant au bout des choses, il devient toujours plus ou moins la Monica Lewinsky de l’histoire, ce qui n’a rien pour lui plaire. Il n’a pas besoin de Saül pour exister, il a besoin de lui pour appuyer son influence. La nuance est nécessaire. Il n’est pas n’importe qui, il ne doit rien à l’italien et à ses belles bouteilles qu’il concède à lui laisser boire en contrepartie d’une pipe - parce que c’est bien ce dont tout en retourne, non ? Le sexe est le noeud de toutes les politiques du monde, le secret de polichinelle de chacun.

Sans un mot, il s’approche jusqu’au bureau pour y attraper son verre et déjà déposer ses lèvres contre, les deux hommes n’étant pas du genre à porter un toast ou à se noyer dans les différentes formes de politesse. Ils sont là pour les affaires, chacun d’eux, et c’est pour cette exacte même raison qu’Ambrose ne perd pas davantage de temps avant de questionner sa présence de ce soir à un gala désigné. « Tu jubiles. » Ce n’est pas la réponse qu’il attendait, surtout alors qu’elle ne répond pas la moins du monde à sa question initiale. “Non, pas du tout.” Il rétorque froidement, ne faisant que statuer la vérité. Il ne jubile pas. Il n’a pas honte, mais est loin d’être fier pour autant. Il fait simplement ce qu’il a à faire. Saül recule sa chaise du bureau, galant gentleman laissant à Ambrose la place nécessaire. Pour l’heure, l’australien ne bouge pas d’un iota, se contentant d’observer la scène sans en faire le moindre commentaire. « J’y serai. » Bien. « J’aurai un truc à t’annoncer, après. » Le brun l’observe au travers de sa cravate desserrée. “Fais-le maintenant. J’aime pas le suspens.” Encore moins alors qu’il sent que quelque chose se trame et qu’il n’est pas au courant d’assez de choses pour pouvoir l’anticiper comme il se doit. Il interroge le PDG du regard sans arriver à la moindre conclusion, sans en être rassuré non plus. Il finit par gommer la distance entre eux, son verre déjà à moitié vide toujours dans sa main. Finalement, il ne vient se poser que devant le bureau pour y faire reposer ses hanches et observer Saül de sa hauteur, plus que jamais décidé à ne pas céder avant lui. “Dépêche, sinon on aura pas le temps.” Mais après tout, ça ce n’est pas son problème, à Constantine.

Saül observe Ambrose et sa démarche, se repaît de chaque instant durant lesquels il peut être en sa compagnie. L’italien n’est pas idiot : il sait que toutes les bonnes choses ont une fin. Il n’a simplement pas encore décidé de celle-ci - ou, plutôt, il a décidé que ça n’arriverait pas maintenant. « Non, pas du tout. » Et maintenant, il ment. Saül sert les verres et hausse les épaules. Peu lui chaut, de toute manière. Tant que les allusions ne sont pas trop directes, Saül sait encore y répondre. Dès lors qu’Ambrose se fera plus insistant, l’italien se repliera dans sa coquille. C’est un manège que les deux hommes connaissent bien, désormais. Il n’y a que sur ce point que Saül n’a pas l’ascendant. Il perd tout simplement ses moyens quand Ambrose ose poser des mots sur ce qu’ils font à deux. L’homme d’affaires se répète en boucle qu’après tout, cela importe peu. De toute façon, personne ne sait rien et personne ne saura jamais rien. Ambrose connaît sa place : elle est à genoux, devant un bureau en bois d’amarante.

Ambrose s’impatiente, mais Ambrose ne bouge plus. Saül, lui non plus, n’a pas bougé de son trône. Il a pourtant laissé la place au brun. Quoi, maintenant ? Il va se révolter ? Faire un caprice ? La situation a pourtant l’air de lui convenir et ce depuis le départ. S’il ne veut plus de leur arrangement, qu’il se tire. Saül n’a pas de temps à perdre - du moins, c’est cela qu’il se répète en boucle pour essayer de se convaincre qu’il n’a pas besoin d’un Ambrose dans sa vie. Depuis que l’australien le retrouve dans son bureau, la volonté de Saül de se débarrasser de son poste a un peu faibli. « Fais-le maintenant. J’aime pas le suspens. » Saül soupire. Ses doigts battent la mesure sur l’accoudoir droit de son siège alors qu’il jauge la nécessité de tout dévoiler à Ambrose. « Ce que tu peux être impatient. » Non, s’il lâche tout maintenant, le jeune homme s’en ira. Ou peut-être que la vérité est enjolivable. Voilà qu’Ambrose s’approche enfin, forçant Saül à relever le menton pour maintenant son regard dans celui du brun. « Dépêche, sinon on aura pas le temps. » L’italien hausse un sourcil et finit son verre d’une traite. « Je n’aime pas ce ton. » qu’il lance avant de se lever, juste pour être à la hauteur du brun. L’homme d’affaires le domine de quelques centimètres. Voilà qui est satisfaisant.

Un instant de silence. C’est tout ce que Saül parvient à reprendre à Ambrose avant de se recomposer un visage d’homme d’affaires, impartial et froid à souhait. « Devant combien de types tu t’agenouilles ? » Bien sûr que Saül voudrait être le seul, mais pas parce que les yeux de Ambrose sont saisissants. Parce qu’être le seul incorruptible, ça a du bon. Parce qu’être un secret unique, ça fait frissonner. Penché sur son bureau, juste assez pour n’avoir qu’à chuchoter, Saül balance sa décision. « Je laisse ma place. Quelqu’un de malléable la reprend. » Comment peut-il parler de son fils en ces termes, surtout alors que Damon n’a aucune idée de ce qui se joue en ce moment même dans son dos ? « Et toi, tu restes à la tienne. » Agenouillé. Devant. Un. Bureau.

« Ce que tu peux être impatient. »
“Je sais simplement ce que je veux.”

Il y a des nuances à tout, et ce n’est pas sur le terrain des mots qu’il aura l’ascendant sur Constantine. Il sait ce qu’il veut à tous les niveaux, tout comme il sait ce qu’il risque à jouer à ce jeu-là avec lui. Il a besoin de connaître tous les tenants et aboutissants, non pour assouvir une curiosité enfantine mais bien pour se préserver, lui autant que son avenir incandescent. Après l’ordre d’Ambrose, c’est au tour de l’italien de ne plus autant aimer toute la situation. « Je n’aime pas ce ton. » Cela vaut un sourire de la part de l’insolent, suivi d’un dodelinement de tête très largement calculé. Il n’y a pas besoin d’être un psy pour savoir qu’une tête légèrement vrillée signifie que vous avez toute l’attention de votre interlocuteur: Saül a celle d’Ambrose, mais uniquement parce qu’il s’attend à ce que la suite de la discussion contienne la réponse à ses questions. Sinon, il y a bien longtemps qu’il aurait osé un oh, daddy insolent au possible et, surtout, malvenu.

L’homme d'affaires debout, Rose ne détourne pas son regard du sien, relevant à peine le sien pour arriver à sa hauteur et rattraper les quelques centimètres les séparant. Il ne rompt pas le silence, le jeu Constantine, n’ayant d’ailleurs aucun mal à s’y complaire. C’est un jeu qu’il sait déjà avoir gagné. Cela rendra sa victoire d’autant plus belle, le moment venu. « Devant combien de types tu t’agenouilles ? » - “Devant combien de types tu bandes ?” La bisexualité d’Ambrose n’est pas un secret (ce qu’il fait de ses heures libres l’est bien plus, certes) mais celle de Saül l’est au plus haut point, et c’est bien la raison pour laquelle il ne ploiera pas le genou devant lui. Il ne prendra même pas la peine de gommer la distance entre leurs deux visages, pourtant maigre, pour l’embrasser et marquer son point: cela plairait bien trop à l’italien. « Je laisse ma place. Quelqu’un de malléable la reprend. » Et face à cette nouvelle, pourtant, il ne sait rester de marbre. Ses yeux s’ouvrent pour marquer sa surprise, ses sourcils se froncent à quelques centimètres des siens. Désormais, son regard ne marque plus aucun sous-entendu d’aucune sorte. “Pardon ?” Il se moque de qui la prend, il se moque que cette personne soit un extraterrestre ou bien malléable. Cela ne faisait pas partie du plan, ce n’est pas non plus ce qui était prévu de près ou de loin. Il a besoin de lui à cette place-là et aucune autre, parce que c’est ici qu’il a du pouvoir. « Et toi, tu restes à la tienne. » Ambrose étouffe un rire faussement amusé, repoussant Saül et son parfum hors de prix en exerçant une pression de son index et majeur contre son torse. “Qui te remplace ?” Il se moque des sous-entendus de Saül ; il n’a pas le temps pour sortir de ses gonds ou être blessé dans son estime masculine. “Depuis quand est-ce que ça a été décidé ? Ça ne se fait pas sur un coup de tête, je le sais.” Ambrose est peut-être né d’une pluie récente, il est pourtant loin d’être un ignorant dans le domaine du juridique, de l’administratif, et de toutes ces merdes qui ennuient tout le monde sauf lui.

« Je sais simplement ce que je veux. » « Et moi donc. » Non, il ne le sait pas. Saül veut le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière. Il voudrait que sa relation avec Ambrose se poursuive - si on peut appeler ça une relation - mais pas que les gens soient au courant. Après tout, leurs entrevues ne sont qu’une question d’échange commercial. Ambrose est simplement le seul à avoir le droit à entrevoir ce que Saül est vraiment - un idiot au placard. Parfois, ses souvenirs le ramènent à Federico. Parfois, son esprit vogue en quête de quelque chose qu’il a partagé avec Ariane. Ambrose a cela que les femmes qu’il a parfois payées pour se détendre n’ont pas : il est un secret, un bond dans un passé que Saül sait révolu. Des années que personne ne l’avait embrassé ainsi. Des années qu’il avait relégué dans un coin de son esprit tout ce qu’il ressent une fois Ambrose au centre de la pièce. Bien sûr, Saül évite de trop y penser. Cela pourrait être dangereux. Alors l’italien se borne à penser que tout cela n’est qu’un petit arrangement. En témoigne le nom de l’australien dans son téléphone. Rose. Un nom de femme. Un nom invisible.

Lorsque l’homme d’affaires se lève, son homologue ne plie pas. Ambrose se contente de relever un peu le regard, tenant à son air tranchant plus qu’à sa dignité. Il y a longtemps qu’il ne doit plus en avoir. Saül aime penser que la sienne est intacte. Après tout, il n’est pas homme à s’agenouiller pour un type comme lui, aussi jolis soient ses yeux. Aussi douces soient ses mains. « Devant combien de types tu bandes ? » « Ferme ta grande gueule. » Le sourire qui était né sur le visage de Saül perd immédiatement sa place au profit d’un regard mauvais. Le nombre est très réduit, en réalité. Saül n’a connu que Federico et Ambrose. Il s’interdit de penser qu’ils pourraient être plus nombreux, reléguant tout ce qu’il vit derrière les portes closes à l’état d’incartades. Plutôt que de perdre la face, Saül change de sujet. C’est à lui que revient l’ascendant. C’est de lui que dépend Ambrose, pas l’inverse. Surtout pas l’inverse. « Pardon ? » Au tour de Saül de jubiler devant le visage décontenancé du brun. L’italien a plus d’un tour dans son sac. Il ne dévoilera pas tout de suite le reste de son jeu, se délectant de la déception d’Ambrose.

Ce dernier le repousse légèrement mais Saül ne fait que reculer de quelques millimètres. « Qui te remplace ? » A cette question, le quarantenaire a déjà répondu. Quelqu’un de méllable. Un gamin à qui il pourra souffler des décisions. Une petite chiffe molle qui se pliera à toutes ses envies. « Mon fils. Je le forme depuis un moment. » Mais il n’en sait encore rien. Saül ne lui a pas dit que tout était déjà arrangé. « Depuis quand est-ce que ça a été décidé ? Ça ne se fait pas sur un coup de tête, je le sais. » L’italien se redresse et croise ses mains sur ses reins. Non, cela ne se fait pas sur un coup de tête. Voilà des mois qu’il y pense. Le flou monétaire dans lequel il a plongé Michael Hills n’a que trop duré. Maintenant que Saül en a sucé la moëlle, il peut se retirer. Laisser le bazar à d’autres. « Tu veux savoir si tu t’es mis à genoux pour rien, et depuis combien de temps ? » Ce n’est pas de la faute de Saül si Ambrose a bradé sa fierté pour des clopinettes. Le quarantenaire hausse les épaules, contourne le bureau pour se rapprocher du brun. « Tu t’es mis à genoux parce qu’au fond, c’est ce que tu fais de mieux. » Planté devant lui, Saül ne sourit plus du tout. Il a pourtant au fond des yeux une lueur de satisfaction. Quelque chose qui confirme sa place de dominant. « C’est ce que les types dans ton genre font de mieux. » D’une main couverte de bagues en or, Saül attrape le visage d’Ambrose. « N’oublie jamais où est ta place. »

« Ferme ta grande gueule. » Pour des raisons évidentes, Ambrose jubile. Il n’a pas besoin d’être un requin dans le même aquarium que lui pour arriver à faire trembler ses fondations, et à ses yeux c’est bien ce qui lui importe le plus, de savoir qu’il pourrait tenir Saül entre ses mains s’il le voulait. L’homme d’affaire n’est qu’une partie des rouages et ne sera rien de plus, mais il reste nécessaire de garder un œil sur chaque extension de son plan de vie. Il en faudra plus à l’australien pour que son ego soit remis en question, raison pour laquelle il ne tremble même pas face à ces mots.

Ce qu’il n’a pas su anticiper, cependant, c’est l’annonce du départ de Saül. Bientôt, il ne dirigera plus l’entreprise. Bientôt, il ne sera plus autant une personne d’importance et, de facto, utile à sa cause. La surprise se lit sur le visage du vingtenaire sans qu’il ne cherche ni puisse la garder pour lui, bien trop pris de court. « Mon fils. Je le forme depuis un moment. » Ambrose siffle. Son propre sang, oui, bien sûr. Ce genre d’entreprise ne se transmet pas au mérite, mais bien selon l’hérédité. Peu importe à quel point un autre aurait pu être bon si ce n’est exceptionnel, cela n’aurait jamais suffi. Depuis combien de temps ? Depuis combien de temps est-ce qu’il ose se moquer d’Ambrose en sachant que tous ces rendez-vous secrets sont des pertes de temps ? « Tu veux savoir si tu t’es mis à genoux pour rien, et depuis combien de temps ? » - “Réponds à la question.” Il s’agace, Rose, et c’est évident à en juger par son ton de voix autant que la rapidité à laquelle il lui répond. Parce que oui, Saül a raison, il met des formes là où elles ne sont pas nécessaires, mais il a raison: Rose veut savoir à quel point il s’est humilié pour rien. « Tu t’es mis à genoux parce qu’au fond, c’est ce que tu fais de mieux. » Et de l’état de jubilation, Ambrose passe rapidement à celui d’humiliation, à la colère pure alors que ses yeux sombres reflètent tous les sentiments qui l’envahissent en cet instant. Il doit rester maître de lui-même, il n’a pas le choix, mais il n’a pas non plus l’expérience ni la trempe nécessaire pour faire croire que ces mots ne l’atteignent pas et ne l’ébranlent pas. Il a passé toute sa vie, bien qu’encore courte, à faire de son mieux devenir quelqu’un, il ne peut pas vulgairement être diminué au niveau de ses méthodes à la morale douteuse. “Va te faire foutre.” Il n’y a personne pour les entendre, personne pour corroborer ces dires qui admettent malgré eux que Saül a raison, alors il peut les prononcer.

« C’est ce que les types dans ton genre font de mieux. » Il n’y a pas de types dans son genre. Il n’y connaît rien, le vieil italien, et, surtout, il ne le connaît pas. Il ne voit en lui qu’une façon discrète d’assouvir ses désirs - quoi que de façon limitée, parce que jamais il ne lui a donné son corps - en en payant un faible coût, quelques informations ici et là. Mais pour Ambrose, cela représente beaucoup, parce qu’il ne connaît pas de père qui lui ouvre l’accès aux mondes qu’il désire. Tu sais rien de moi, tu vas le regretter ; vraiment Ambrose ? Il n’y a rien à dire, il n’y a rien qu’il n’ait le temps d’avancer non plus, son visage rapidement à la merci de la main de l’italien, l’australien se trouvant sur la pointe des pieds pour tenter de faire face à ce geste inattendu. « N’oublie jamais où est ta place. » Il le sait justement un peu trop bien pour être capable de l’accepter sans lutter contre. De rage autant que de désespoir, Ambrose n’attend pas une seconde de plus avant de cracher au visage du père de famille, pour qu’il le lâche, pour lui rappeler qu’à la seconde où il aura quitté son poste, il ne sera plus personne, lui non plus. “Tu sais ce que font encore mieux les types dans mon genre ? Attraper le sida.” Il ne l’a pas, non, bien sûr que non. Mais il est assez convaincant pour que Saül le pense, et il est assez blessé pour le laisser paniquer sans ressentir le moindre remord de le lui infliger. Ambrose n’a pas besoin de lui faire le dessin de leurs rendez-vous ; Saül sait très bien qu’il pourrait l’avoir attrapé, lui aussi. “Tu devrais aller te faire tester et prier pour que le processus ne soit pas filmé.” Pas comme leurs ébats, pas comme ce qu’ils ont partagé et qu’Ambrose a pris soin d’enregistrer sur son téléphone, précieusement, tel l’objet de valeur qu’il est aussitôt devenu. En public, Saül ne peut rien contre lui. Tout ce qu’il a, ce sont ses mots et sa colère, ce qui n’est pas suffisant pour que l’australien veuille continuer cette pseudo-discussion, déjà trop occupé à faire plusieurs pas en arrière et vérifier dans le reflet de son téléphone qu’il ne porte aucune marque sur le visage.

« Réponds à la question. » Et Saül jubile d’autant plus que le ton d’Ambrose durcit. L’italien ne s’amuse jamais autant que lorsqu’il parvient à faire sortir l’australien de ses gonds. C’est trop facile. Alors, l’homme d’affaires enfonce le clou. Après tout, si Ambrose a mis les genoux à terre, c’est parce qu’il doit aimer ça. Ce n’est pas de la faute de Saül si certains sont prêts à se livrer à de telles bassesses, si ? Il y a un moment que l’italien sait, pour sa petite retraite anticipée. Longtemps aussi qu’il a un plan pour la suite. C’est qu’il voit les choses en grand, Saül. Ambrose lui a donné des ailes. Il a rendu les idées du cinquantenaire accessibles alors que ce dernier ne prévoyait pas de les concrétiser. L’italien affiche une mine satisfaite lorsque le visage d’Ambrose se décompose et que ses yeux virent au noir. « Va te faire foutre. » Saül porte une main à sa poitrine dans un geste caricatural, ponctué d’un rire unique. « Tu me brises le cœur. » Même si, franchement, à l’idée d’aller se faire foutre, autant répondre à Ambrose que ce serait avec plaisir. La pensée ne traverse pas la tête de l’homme d’affaires, qui se contente de se lever pour briser la distance qui a encore toute sa place entre Ambrose et lui.

D’un geste, Saül met fin à tout ce qui avait cours entre eux. Il renonce aux avances derrière les portes closes. Il renonce au jeu de stratégie dans lequel il se sent le maître, depuis le départ. Il prend un malin plaisir à tout détruire et surtout à effacer la dignité d’Ambrose. Bien malheureusement, l’italien se rendra vite compte qu’il perd en fait au change. Loin de pouvoir de toute façon se comporter d’une telle façon avec qui que ce soit d’autre qu’Ambrose, voilà que Saül se retrouve piégé. Son esprit exclut totalement l’idée que Rose puisse le faire chanter. De toute façon, le jeune homme n’est qu’un énième pion que Saül entend jeter quand les choses commenceront à le lasser. Qu’attend-il, au fond, sinon que le brun le supplie de le garder auprès de lui ? Mais cela n’arrivera pas et c’est là que le bât blesse. Lorsque Ambrose crache au visage de l’italien, ce dernier ne peut réprimer un sourire. Il s’essuie le visage d’un geste, préparant son poing à cueillir la mâchoire de l’australien. La phrase qu’il prononce ensuite glace le sang de l’homme d’affaires, qui fige son geste avant même de lui donner son élan. « Tu sais ce que font encore mieux les types dans mon genre ? Attraper le sida. » La rhétorique le glace, interrompt toutes ses pensées et l’enferme dans un effroi sans nom. Le tout doit se lire sur son visage. Lui ne s’est de toute façon jamais franchement intéressé à toutes ces questions, franchement convaincu que cela ne le concernait pas du tout.

« Tu devrais aller te faire tester et prier pour que le processus ne soit pas filmé. » Ambrose parle, mais Saül ne l’écoute plus. Il se contente de dévisager le brun alors que ce dernier recule. Alors qu’un nœud s’est formé dans sa gorge, Saül fond soudain sur le jeune homme. Cette fois-ci, c’est par le col qu’il l’attrape, le plaquant contre le mur le plus proche. C’est drôle, la scène a quelque chose de redondant. « Ose reprendre le ton des menaces avec moi. » qu’il murmure alors qu’une chaise recule, dans la pièce d’à côté. Son secrétaire frappera bientôt à la porte pour vérifier que tout va bien. « Tes petites ambitions, personne n’en a rien à secouer. Tu n’es ici que parce que des types comme moi acceptent bien gentiment que des salopes dans ton genre passent sous le bureau. » « Monsieur Williams ? » Derrière la porte, on s’inquiète. Saül reprend le ton intransigeant du patron, sans pour autant lâcher Ambrose des yeux. « Tout va bien, monsieur s’en allait. »

Avec toute la délicatesse dont Saül est capable - c'est-à-dire un bon zéro sur vingt s’il devait y avoir une échelle de mesure - le voilà qui relâche Ambrose, sans oublier de lui désigner la porte du menton. « On se reverra. Tu feras les pipes et le café quand je serai le patron de ton patron. » Le sous-entendu est fort, mais Saül espère qu’il fera son petit effet. En attendant, les répliques précédentes de l’australien lui donneront de quoi réfléchir - mais surtout de quoi mourir d’angoisse.

Il joue bien bas, à résumer les relations homosexuelles au sida. C’est un raccourci qu’il ne se serait jamais autorisé à faire s’il avait été entendu par autrui, mais en la présence de Saül il sait ne rien craindre, parce que l’italien serait le dernier à vouloir en parler quoi qu’il en soit. Il sait qu’il gagne seulement une simple bataille minable et sans importance, mais bon sang qu’il se permet de profiter de son coup à ainsi observer ses yeux clairs se confondre en terreur. La vérité, c’est qu’il pourrait très bien l’avoir, ce fichu virus, mais que c’est aussi la parfaite porte de sortie pour Ambrose qui commence déjà à tourner les talons, non sans vérifier l’état de son cou avant cela. La discussion est close, si tant est que cela puisse être qualifié de discussion. Maintenant qu’il sait que l’italien se retire de son poste, il n’a plus besoin de plus, et il n’a plus besoin non plus de jouer à ce jeu là.

Pourtant, Saül n’a toujours pas envie d’en finir là. Il bouillonne de colère, véritable animal incapable de se contrôler le moins du monde. Ambrose a allumé la mèche et lui semble incapable d’avoir l’idée de simplement souffler dessus. Il attrape de nouveau l’australien avec vigueur, au col désormais, et le plaque contre la bibliothèque ; cette fois-ci, c’est bien la douleur qui s’empare de lui bien plus rapidement que n’importe quel autre sentiment. Aussitôt, ses prunelles retrouvent les siennes et son poing se referme, par rage. Il l’a laissé faire une fois, deux serait trop lui demander. Rose sait se taire et courber l’échine lorsque la situation l’exige, mais il ne faut pas non plus trop lui en demander et se faire marcher dessus reste un concept auquel il n’adhère pas. « Ose reprendre le ton des menaces avec moi. » Ce ne sont pas des menaces, ce n’était pourtant qu’une simple prévention amicale. « Tes petites ambitions, personne n’en a rien à secouer. Tu n’es ici que parce que des types comme moi acceptent bien gentiment que des salopes dans ton genre passent sous le bureau. » Ses omoplates ne font qu’un avec des dictionnaires plus vieux que lui, il sent le bois lui barrer la colonne vertébrale alors que l’emprise de Saül ne se défait pas d’elle même et qu’il redouble de force autant que de colère, au contraire. Ses mots sont prévisibles, ils ne font pas sourciller Rose. Pour évoluer parmi les requins, il a appris à en être un lui-même, il ne le montre simplement pas aussi facilement. “Qui va accepter de passer sous le bureau quans tu ne seras plus personne, Saül ?” Parce qu’Ambrose a le temps de prouver sa valeur, il a une vie toute entière pour évoluer et devenir quelqu’un. Saül a fait son temps, lui. L’heure de gloire est loin derrière lui, il en est réduit à tenter de former ses enfants pour tenter de perpétuer son empire - mais tout le monde sait que son fils n’a en rien les épaules pour le milieu, c’est évident. Tout ceci n’était qu’un arrangement, jamais ô grand jamais des sentiments ne se sont immiscés entre deux rendez-vous, et Rose le souligne une fois de plus, espérant que c’est assez clair pour l’italien aussi.

« Monsieur Williams ? »
« Tout va bien, monsieur s’en allait. »

Son poing toujours fermé, il se retient de le lui coller contre la gorge tout en priant pour lui enfoncer le larynx. Il ne peut pas se permettre de le blesser, encore moins de façon visible, encore moins aussi lourdement qu’il le souhaiterait. Il est trop jeune pour tout foutre en l’air et l’homme face à lui ne mérite pas autant d’attention, raison pour laquelle il se contente de remettre en place sa chemise lorsqu’il daigne enfin le relâcher. Cette fois-ci, il sait que son dos est contusionné, tout comme il sait que cela n’aura aucune importance sur son image, tant qu’il ne grimace pas au moindre mouvement. « On se reverra. Tu feras les pipes et le café quand je serai le patron de ton patron. » A cette réponse, Rose ne sait faire autre chose que rigoler avec force et vigueur, ne pouvant croire un seul instant qu’il s’agit autre chose qu’un moyen pour lui d’exister et de quémander encore une fois des faveurs de sa part. “Ou peut-être à ton fils, plutôt ? Il est bien plus dans ma tranche d’âge.” De toute façon, Rose n’a jamais fait de café pour personne, et il est bien loin d’avoir dit tout ce qu’il avait à dire. Il a des armes bien différentes des siennes, voilà tout. La réplique était trop tentante, trop amusante aussi.

Et c’est justement parce que monsieur qui s’en allait qui refuse de lui accorder son silence et son consentement qu’il n’attend pas une seconde de plus avant de gémir le plus bruyamment possible, sans laisser à son assistant le moindre doute quant à la raison exacte de ses bruits, généralement synonymes d’une certaine exaltation - qui n’a rien à voir avec l’état actuel de leur discussion. Finalement, c’est après avoir ouvert la porte de son bureau qu’il finit de replacer sa cravate, l’expression neutre et illisible, se contentant d’un regard en direction de son assistant. Sous ses yeux, il sait que Saül ne peut rien dire et qu’il ne peut rien faire non plus, raison pour laquelle il pousse un peu plus le vis en gommant à nouveau la distance entre eux, toujours sous le regard de l’inconnu, uniquement pour venir déposer un baiser tendre contre sa joue. Sa main posée sur l’autre joue, il reste près de lui pendant quelques secondes, murmure. “Si je peux mettre le doute dans son esprit, je peux faire connaître au reste du monde la vérité.” Si son assistant se doute de la nature de leurs échanges à base de rien, il n’aura aucun mal à faire savoir la chose au monde tout entier avec quelques preuves, qui ne laissent aucune place à l’interprétation. “Ne viens pas ce soir.” Il retrouve son regard, le sien se voulant froid et intangible. Rose sera présent quoi qu’il advienne, mais il ne veut pas avoir à s’occuper de son problème pour le moment. “Touche moi à nouveau et tu es un homme mort.” Ambrose peut prendre sur lui une fois ; pas deux.