blood is in the rocky waters
Raelyn Blackwell & @Saül Williams

« Oh, je peux vous garantir que si, il me recevra. » Mes ongles s’écrasent sur le comptoir en verre de l’agent d’accueil des luxueux locaux de MHI, témoins de mon agacement. Dans ma main droite, je tiens la grande coupable de mon ire : l’enveloppe fraîchement reçue à l’adresse de mon appartement factice, celui déclaré mais dans lequel nous ne vivons pas, Amos, notre fille et moi. J’aurais pu prévenir Ariane avant de confronter son futur ex-époux. Sauf que je règle mes comptes seule, je l’ai toujours fait. J’ai été raisonnable puisque, jugeant que je ne risquais rien, j’ai même demandé - ordonné - à Callum de m’attendre à l’accueil. Assise sur l’un des canapé d’un blanc immaculé, il a ses bras croisé sur ses genoux, visiblement mal à l’ise dans cet environnement trop lumineux, trop propre, trop épuré. « Je vais essayer de l’appeler. » Mon insistance a visiblement enfin eu raison de la patience de la standardiste. J’ignore quel genre de consigne elle a reçue, mais je devine à son air pincé qu’elle aurait préféré ne pas déranger le grand patron. Dès l’instant où elle m’informe que quelqu’un va venir me chercher, je me désintéresse totalement de l’insipide jeune femme.

Je croise mes bras sous ma poitrine, jette un coup d'œil à la montre luxueuse à mon poignet, et j’attends. Pour faire avaler à l’homme d’affaires la convocation à témoigner qu’il m’a faite envoyer, je peux attendre tout le temps qu’il faudra. Je me moque qu’il s'étouffe avec ou qu’il ait du mal à la digérer. S’il attend de moi que je l'aide à récupérer ses enfants des griffes d’Ariane, rare personne que je considère comme une amie et rare homologue féminine que je respecte, il se tire une balle dans le pied.

Ce n’est pas lui qui descend pour venir me chercher, mais une femme dont je n’écoute pas même le nom lorsqu’elle se présente. Je ne suis là ni pour être agréable, ni pour assouvir sa curiosité sur mon identité. Je la salue d’un signe de la tête, et elle n’entend qu’à peine le son de ma voix pendant le trajet qui mène jusqu’au bureau de son patron. Quelque part entre le premier et le sixième étage, elle arrête d’essayer. Avant cette vulgaire tentative de m’utiliser contre sa bien aimée, je ressentais du respect pour Williams. J’étais et reste indifférente à son sort, mais consciente de sa valeur. Aujourd’hui, je me demande quelle mouche l’a piquée pour qu’il pense que je l’aiderais, de mon plein gré ou sous la contrainte imaginaire que représente le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Si son assistante - ou qui qu’elle soit - jette un regard inquisiteur à son patron, elle nous laisse cependant pour retrouver ses quartiers, le bureau juste à côté. « Je suis venue te rendre ça. » Je jette nonchalamment l’enveloppe sur son bureau. « Je t’ai dis la vérité pour les jumelles pour ces pauvres gamines. » Qui méritent d’avoir un père, et parce que j’ai pensé à Amos et j’ai estimé que le père en question méritait aussi de savoir la vérité et de pouvoir s’occuper de ses enfants. J’aurais visiblement mieux fait de m’abstenir. « Pas pour te faire comprendre qu’on était dans la même équipe. » Entre provoquer Ariane en mettant fin à son mensonge et témoigner pour qu’on lui retire ses enfants, il y a un pas que ma loyauté m’empêche de franchir.

Damon vient de quitter le bureau de Saül et l'italien rumine sa défaite. Parce que oui, c'est une véritable défaite que de se voir refuser une proposition si intéressante. Vraiment, il ne s'attendait pas à un tel retournement de situation, surtout pas quand l'idée était si alléchante. Pour Damon, comme pour l'homme d'affaires. Garder Damon à la tête d'un empire si bien implanté en Australie, c'était s'assurer une mainmise sur un monde que Saül quittera bientôt. Alors, l'italien arrange son bureau pour la douzième fois de la journée. Il essaie de canaliser ses mains, empêchant ses doigts de briser ce sur quoi ils tombent distraitement. Saül finit un verre de brandy, qu'il jetterait bien contre un mur si son secrétaire n'était pas derrière le mur. Depuis la petite incartade avec Ambrose, Saül fait bien attention à ce qui s'ébruite au-delà de la porte de son bureau.

Et il l'entend venir de loin, la Raelyn. Le quarantenaire s'affaisse un instant sur le plat de son sous-main, invoquant tous les dieux qu'il connaît dans un murmure italien. Après s'être frotté les yeux quelques secondes pour essayer de se tirer de ce cauchemar - et de cette journée qui n'en finit pas d'être désagréable - Saül pousse un grand soupir. Il sait pourquoi la blonde est ici. Il reconnaît un pas courroucé qui se distingue de celui, familier, d'Anja. Anja qui jette un regard agacé à son patron. « Merci, Anja. Dites à Jack que je ne prendrai plus les appels pour l'heure qui vient. » L'entrevue durera moins longtemps que cela. Raelyn est assez agacée pour se transformer en tornade. Elle détruira tout sur son passage d'un ton glacial avant de s'en aller, tête haute, retrouver sa petite vie dorée. Au fond, ils sont pareils. « Je suis venue te rendre ça. » La lettre finit son trajet sur le sous-main de l'italien, qui jette un regard morne à son invitée. « Je t’ai dis la vérité pour les jumelles pour ces pauvres gamines. » « Bonjour à toi aussi, Raelyn. » L'homme d'affaires s'appuie lentement contre le dossier de son fauteuil en cuir brun et attrape un verre propre sous son bureau. A la blonde, il sert - sans la consulter - un fond de whisky sans glace. A son tour, Saül se verse le saint breuvage qui l'aidera à traverser ce moment sans attraper la migraine. « Pas pour te faire comprendre qu’on était dans la même équipe. » Alors, ils ne jouent pas derrière le même plateau.

D'un geste machinal, Saül lisse sa cravate du plat de la main. Il pèse un instant le poids de ses mots sur sa langue, les yeux plantés dans ceux de la trentenaire. « Ces "pauvres gamines" vont s'envoler loin de moi si je ne fais rien. Ariane a prouvé par dix fois qu'elle est capable de disparaître sans laisser de nouvelles. Tu le sais aussi bien que je le sais. » Elle était là pour voir l'italien se décomposer - et reprendre vie par la suite - alors que la française avait disparue avec son fils. Elle n'était pas là quand elle est partie, la première fois, mais elle est capable de comprendre - surtout depuis qu'elle est mère. Saül en est certain. « Comment réagirais-tu si Amos se tirait du jour au lendemain avec ta gamine pour la ramener quinze jours après, comme si de rien n'était ? » Oh, Raelyn déploierait des forces incommensurables pour retrouver son bambin, Saül en est certain. Saül le sait, parce qu'il serait lui-même capable d'assassiner quiconque approcherait sa main trop près des cheveux d'Abel. « Je veux être un père pour mes filles. Je veux les voir grandir. Je veux qu'elles restent sur le sol australien, pas qu'elles soient élevées par Ariane et un énième de ses amants. » Il n'y a qu'une issue à ce procès.

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Raelyn Blackwell & @Saül Williams

Saül et moi sommes deux personnes occupées. L’homme d’affaires est l’un des mieux placés pour comprendre le fameux dicton qui dit que le temps c’est de l’argent. A partir de ce postulat et parce que je m’encombre généralement de banalités, je décide qu’il est inutile de tourner longtemps autour du pot. Envolées les salutations et questions d’usages telles que ”comment vas-tu ?” ou ”et les affaires alors ?”, puisque nous savons l’un comme l’autre que je n’ai que faire des réponses qu’il aurait à m’offrir. Je ne suis là que pour une seule chose : la missive que j’ai reçue en début de semaine, me demandant de calomnier la seule femme que j’estime et considère comme une amie devant un tribunal. Ariane voulait faire mieux avec les jumelles, ou en tout cas  c’est l’impression que j’ai eue lorsqu’elle est venue me rendre visite à la maternité et toutes les fois qui ont suivi. Elle voulait devenir une meilleure mère pour Abel aussi, même si elle ne l’a jamais avoué à voix haute. Et Saül veut priver la jeune mère de ses deux autres enfants ? « Bonjour à toi aussi, Raelyn. » Pour réponse, il devra donc se contenter du regard assassin que je lui lance.

« Ces "pauvres gamines" vont s'envoler loin de moi si je ne fais rien. Ariane a prouvé par dix fois qu'elle est capable de disparaître sans laisser de nouvelles. Tu le sais aussi bien que je le sais. » D’où lui vient-elle sa virulence ? Lors de sa dernière défection, Ariane ne l’a pas privé de son fils. Il a été abandonné et je comprends l’étendue de sa blessure. Je n’imagine pas l’état dans lequel je me sentirais si, comme Ariane l’a fait, Amos me quittait du jour au lendemain en ne laissant rien de plus qu’une lettre pour rompre les vœux que nous nous sommes faits. Sauf qu’à mon sens, il mélange tout. Il se venge du mal qu’Ariane lui a fait en lui retirant ses enfants. « Comment réagirais-tu si Amos se tirait du jour au lendemain avec ta gamine pour la ramener quinze jours après, comme si de rien n'était ? » Le parallèle me fait froid dans le dos et mon visage se durcit. Je ne sais rien de la relation entre Ariane et l’italien. Ce que je sais, c’est que personne n’a le droit de faire ne serait-ce qu’évoquer ce genre de chose. « Je veux être un père pour mes filles. Je veux les voir grandir. Je veux qu'elles restent sur le sol australien, pas qu'elles soient élevées par Ariane et un énième de ses amants. »

« Ariane ne t’a jamais pris Abel, Saül. » Elle a passé un peu plus des deux heures imparties avec son fils, certes. Là où le bât blesse, c’est aussi et surtout parce qu’elle les a laissés l’an dernier. Parce que quelqu’un a osé abandonner l’homme d’affaires et qu’il ne l’a certainement pas supporté. « Amos ne fera jamais ce qu’elle t’a fait. Je ne ferai jamais ce qu’elle t’a fait. Et je te ferai pas l’affront de lui chercher des excuses. » Je ne justifie ni n’excuse le tempérament de la française qui a laissé derrière elle tous ceux qui lui étaient chers. « Mais ça… » Je pointe du doigt la convocation que j’ai reçue à mon adresse fictive. « C’est une question de vengeance. De fierté. Pas de faire ce qu’il y a de mieux pour vos enfants. » Abel a besoin de sa mère et les jumelles elles, ne connaissent qu’elle.

« Mais j’en ai rien à foutre. » Cela ne me regarde pas et je n’ai pas la prétention d’être une bonne samaritaine. Je ne suis pas là pour défendre les intérêts des enfants Williams et je me moque bien des conditions dans lesquelles elles seront élevées. « Vos conneries, vous les gérez sans moi. Il est hors de question que je témoigne et que je t’aide à la priver de ses enfants. » J’ai beaucoup de défauts, mais je suis loyale jusqu’à la moelle.

Anja aurait pu le prévenir, mais elle jubile sans doute de savoir que son patron a enfin ce qu'il mérite. Saül songe certainement que les femmes sont liées par des pactes qu'il ne peut pas comprendre. Il maudit d'autant plus cette alliance qu'elle se retourne, à présent, contre lui. Mais en réalité, personne n'aurait pu arrêter Raelyn. Personne n'arrête jamais Raelyn, c'est peut-être pour cela que Saül a envie de la tuer autant qu'il ne la respecte. Oui, certains de ses mots sont souvent teintés de misogynie. Pour Raelyn, les codes ne s'appliquent pas et à vrai dire, Saül ne la considère pas comme une femme, l'élevant au dessus du concept - ce qui est d'autant plus misogyne. Non, Raelyn est autre chose. C'est une sorte de robot. Une arme. Un flingue. Et aujourd'hui, cette chose fait du bruit. Elle abat ses mains sur le bureau de l'italien, qui se penche en avant pour se remettre d'une torpeur gagnée au fil de la journée. La montagne remue, soupire et tend l'oreille.

« Ariane ne t’a jamais pris Abel, Saül. » Oh, Ariane lui a pris Abel le jour de sa naissance. Les hommes vivent après tout la grossesse à distance, aussi impliqués qu'ils tentent d'être. Ariane a porté Abel. Elle l'a pris, d'une certaine manière, parce que c'est ce que font les mères. « Amos ne fera jamais ce qu’elle t’a fait. Je ne ferai jamais ce qu’elle t’a fait. Et je te ferai pas l’affront de lui chercher des excuses. » L'intéressé essuie une poussière sur son sous-main, concentré un instant sur autre chose que l'agitation grandissante qui gagne du terrain. Raelyn est tout en blondeur, agilité, force et froideur. Il ne vaut mieux pas la fixer trop longtemps, on risquerait de s'y brûler. « Mais ça… » Saül repose un regard glacial sur le papier qu'elle a abattu sur le bureau comme un jeu de cartes. « Ce n'est pas grand chose. » Sur l'échelle des priorités, c'est "grand chose". Pour Saül, en tout cas. Mais le temps qu'elle y passera, l'énergie qu'elle y mettra, ce n'est rien comparé au soulagement que l'italien espère ressentir lorsque son nom ne sera plus associé à celui de la française. L'idée lui fend le coeur et lui donne envie de vomir. Il y a quelques mois, il y a deux ans, jamais il n'y aurait songé. Les choses changent. « C’est une question de vengeance. De fierté. Pas de faire ce qu’il y a de mieux pour vos enfants. » « Tu sais que c'est plus que ça. » Oui, Saül ajoute au mélange toute sa fierté. Il a songé au geste, songé à la procédure, songé combien la décision finale pourrait blesser Ariane. Tout cela, Saül l'a retourné dans son esprit au moins un millier de fois. Mais Saül n'imagine pas non plus qu'Abel soit arraché à lui une nouvelle fois. Il est déjà assez difficile de savoir qu'elle en a le pouvoir. Qu'importe quand, qu'importe si elle part dix ans, Abel se souviendra toujours de l'odeur et de la voix de sa mère. Pourra-t-il en faire autant avec son père ? Voilà la crainte, voilà ce qui fait naître l'égoïsme.

L'italien s'attend à ce que la blonde file. Il sait que c'est probablement ce qu'elle fera. Raelyn est un chat : elle seule décide quand elle a eu son content d'attention ou quand l'entretien est terminé. Saül, lui, n'a pas bougé. Il sait se montrer patient quand il sait que les choses peuvent tourner en sa faveur. « Mais j’en ai rien à foutre. » Le voilà qui hausse les sourcils, interloqué. Elle n'en a rien à foutre, mais elle est venue. Elle n'en a rien à foutre, mais elle n'a envoyé personne pour le tuer. « Vos conneries, vous les gérez sans moi. Il est hors de question que je témoigne et que je t’aide à la priver de ses enfants. » « Ce sont nos enfants. » Alors, Saül change de tactique. « Nos enfants qu'elle met en danger. Nos enfants auxquels elle veut imposer une vie qu'ils ne choisissent pas. » Mais n'en fait-il pas de même ? Saül se penche légèrement en avant, il reprend la carrure de l'homme d'affaires qui lui va si bien au teint. « Si j'en obtiens la garde, elle aura le droit de les voir. Je ferai en sorte qu'ils ne grandissent pas sans connaître leur mère. Mais je refuse qu'elle ait la possibilité de les enlever loin de moi sans qu'ils ne soient protégés de ses décisions irrationnelles. » Oh, elle pourra toujours les kidnapper, les mettre dans un avion pour la France et s'envoler pour les îles dans un autre, comme la putain de famille royale Britannique. Mais au moins, le geste sera puni. Au moins, Saül pourra dire à ses enfants, quand il les aura retrouvé, que maman les a soustrait à leur papa. Cette fois-ci, Saül ne fera pas la même erreur qu'avec Damon. Cette fois-ci, il entend garder sa meute près de lui.

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Raelyn Blackwell & @Saül Williams

Des hommes comme Saül, j’en ai rencontré des tas. Des ego maniaques, des connards persuadés d’être supérieurs à chaque individu qui les entoure, des mâles, des vrais, le genre gonflé d'orgueil et à qui le pouvoir et l’argent montent à la tête. Je dois dire que Williams, malgré des années à évoluer auprès d’hommes comme lui, se distingue pas une froideur extrême, il est implacable, il est cruel et dans d’autres circonstances, j’aurais pu l’apprécier pour ça. Je le respecte, mais il ne m’inspire pas le moindre bon sentiment, à présent qu’il quémande ma venue au tribunal via un recommandé, comme si j’étais un chien qu’on siffle. Saül Williams est un requin, le genre originel, et il aurait eu un avenir radieux s’il avait choisi d’évoluer dans mon univers, je n’ai pas le moindre doute à ce sujet, tant rien ne semble pouvoir l’attendrir ou le faire ciller.

Un adversaire à ma taille, donc.

« Ce n'est pas grand chose. » - « Pas grand chose ? » Un sourire carnassier étire mes lèvres et je pose mes deux mains sur son bureau pour me pencher dans sa direction. « Tu sais qui je suis Saül ? » Je ne fais ni allusion à ma force de caractère, ni à mon statut d’épouse d’un homme qu’il respecte : je n’ai besoin de personne à mon bras pour être respectée. C’est de mes activités professionnelles qu’il est question, puisque les hommes comme lui savent ce qu’il se trame dans les bas-fonds de la ville. Ils le savent et s’en moquent, quand il n’en profitent pas. Il fut un temps où je réchauffais les draps d’un homme politique, bien avant Amos : je sais tout de l’hypocrisie des grands de ce monde. Je leur reconnais au moins de leur absence de naïveté et de manichéisme : ils savent que nous sommes un mal nécessaire, une force avec laquelle il faut composer et qu’il ne faut pas sous-estimer. « Tu crois réellement que je vais me présenter au tribunal, lever ma main droite et jurer sur la bible de dire toute la vérité, rien que la vérité ? Tu crois que me faire foutre les pieds dans ce genre d’endroit, c’est une bonne idée ? » Pense-t-il qu’une cour est le genre d’endroit où les miens rêvent de se retrouver ? Toute ma vie, je me suis tenue éloignée des tribunaux. Comble de l’ironie, lors du divorce d’Amos, l’avocat de ce dernier a préféré me tenir éloigné de l’audience, jugeant que je ferais mauvais genre, si j’étais appelée à la barre. « Pas grand-chose ? » Il n’est pas question que d’Ariane. Il est aussi question de moi, de mon égoïsme, de mes activités illégales et de ce genre d’endroit que j’ai évité toute ma vie. « Tu sais que c'est plus que ça. » - « Non, je n’en sais rien. » Parce qu’à première vue, c’est ce dont ça a l’air. « Je te connais pas, Saül. » Malgré ce nouvel an que nous avons passé avec Ariane et lui, à Paris. Malgré ces parties de poker organisées par ma moitié. Nous nous sommes fréquentés dans un cadre mondain, l’italien et moi, mais n’avons jamais partagé la moindre discussion profonde. « Mais je connais Ariane. Elle ferait jamais de mal à ses enfants. » Ses enfants. Je l’ai dit deux fois. Trop pour ne pas piquer Saül. Trop pour que ce soit complètement innocent de ma part.

« Ce sont nos enfants. » Je cherchais à le faire - ou plutôt à le voir réagir, et j’ai réussi. Il n’est pas tout à fait impassible, finalement, il n’est pas tout à fait froid et calculateur puisqu’il n’aura suffit que d’un tout petit déterminant possessif pour qu’il gronde. « Nos enfants qu'elle met en danger. Nos enfants auxquels elle veut imposer une vie qu'ils ne choisissent pas. » Mes doigts quittent son bureau en chêne massif, je me redresse de toute ma hauteur et un bref rire sarcastique soulève ma poitrine. « Et ce que toi tu as à offrir, c’est mieux, c’est ça ? » La peste ou le choléra, si j’en crois la façon dont ils se déchirent ces pauvres gamins. « Si j'en obtiens la garde, elle aura le droit de les voir. Je ferai en sorte qu'ils ne grandissent pas sans connaître leur mère. Mais je refuse qu'elle ait la possibilité de les enlever loin de moi sans qu'ils ne soient protégés de ses décisions irrationnelles. » Pourquoi cherche-t-il à faire payer Ariane à ce point ? Parce qu’elle l’a quitté ? Parce qu’au fond, il crève d’amour pour elle et souffre de ne plus être à ses côtés ? Je sais que, plusieurs fois, ils ont partagé une étreinte, depuis le retour de la rousse. Je le sais parce qu’elle me l’a dit, autour d’un verre, éméchées l’une comme l’autre, et après que je lui ai confié que son ex avait aidé mon compagnon - complice, âme soeur, époux - à m’offrir une bague de fiançailles digne d’une reine. Une bague que je porte évidemment toujours à mon annulaire alors que je visite les locaux dont elle sort. « C’est une mauvaise idée, Saül. Abel, les jumelles, ce sont les seules choses qui la raccrochent à Brisbane. Si tu l’en prives, elle partira. » Ce sont aussi les seules choses qui empêchent Ariane de tenir une conduite autodestructrice, si on me demande mon opinion. De là à dire qu’ils sont le fil de sa santé mentale, il n’y a qu’un pas. « Tout ce que tu vas gagner, c’est qu’elle disparaîtra. » Souhaite-t-il vraiment qu’Abel, Dawn et Juliette grandissent sans leur mère ? « Elle n’est pas partie pour te les prendre ou pour te faire du mal, l’an dernier. » Et je crois qu’il le sait. J’ignore tout des horreurs qu’ils se sont jetées aux visages et des mots doux qu’ils se sont dit sur l’oreiller. Mais si, en un coup d’oeil, j’ai compris et si j’ai réussi à faire dire à Ariane qu’elle avait l’impression de perdre pied et de se perdre en tant que femme, alors il ne peut l’ignorer. « C’est vraiment ce que tu veux, qu’elle sorte de votre vie ? » C’est ce que tu veux pour tes enfants ? C’est ce que tu veux pour toi ?

« Pas grand chose ? » Le sourire de Raelyn et la manière qu'elle a de se pencher par dessus le bureau comme si elle était en territoire conquis a quelque chose d'attirant. Saül fronce légèrement les sourcils, soucieux de garder son masque de froideur. Pourtant, soudain, Ariane lui manque. Elle ne cessera sans doute jamais de lui manquer mais la sensation ne l'avait pas piqué si vif depuis un moment. « Tu sais qui je suis Saül ? » « Mieux que personne. » Au tour de l'italien de sourire. Il connaît son milieu, bien qu'il n'ait jamais souhaité savoir tous les détails. Après tout, les ficelles de cet espace libre et dangereux l'ont déjà attiré. Il a su se faire petit dans ses magouilles et si les détournements de fonds pèsent, au final, dans la balance, Saül n'en est pas moins un petit escroc à côté du bandit de grand chemin Raelyn Blackwell. Se mettre en danger, risque de mourir abattu dans son sommeil, ce n'est pas la tasse de café de Saül. Dans son métier, on ne se salit pas les mains. On ne commande que légalement avant de dériver en solo. Saül ne se veut affilié à personne, parce qu'il n'aurait rien à y gagner. Un jour, il s'embarquera peut-être dans cette histoire de pierres et sera sans doute appelé à faire montre de ses talents autrement, mais ce jour n'est pas venu.

Alors, Saül s'enfonce dans son siège et croise les mains. Il ne quitte plus Raelyn des yeux et se tient hors de portée de ses griffes. Petite mais agressive, voilà ce qu'elle est. « Tu crois réellement que je vais me présenter au tribunal, lever ma main droite et jurer sur la bible de dire toute la vérité, rien que la vérité ? Tu crois que me faire foutre les pieds dans ce genre d’endroit, c’est une bonne idée ? » « Raelyn Blackwell a peur ? Je crois rêver. » Il ne la ferait pas aller dans la gueule du loup sans savoir qu'elle y sera parfaitement en sécurité. Bon, d'accord, ce n'est pas vrai. Il n'y a que lui qui compte. Saül, rien que Saül. Tout ça n'a toujours été qu'à propos de lui. « Il n'y aura pas grand monde, dans cette salle d'audience. Et ils ne seront pas là pour creuser à ton propos. Je suis celui qui devrait s'inquiéter. » Une femme comme elle doit savoir se protéger dans une telle éventualité. Saül n'a jamais eu peur de la loi. D'abord parce qu'il n'avait rien à se reprocher, ensuite parce qu'il suffit souvent de dire avec assez d'aplomb "je n'ai rien fait" pour convaincre n'importe qui. De bons arguments et une patte bien graissée font souvent des miracles. « Non, je n’en sais rien. Je te connais pas, Saül. » « Mais si, tu me connais. » Le voilà qui s'agace, balaie l'air d'une main distraite et se penche à nouveau sur son bureau.« Mais je connais Ariane. Elle ferait jamais de mal à ses enfants. » Saül choisit d'ignorer la dernière partie de la phrase. « On fait les mêmes choses, toi et moi. Toi, tu y mets plus de... flingues. » La phrase est tout juste chuchotée, un brin en dessous du ton de la conversation. Ici, les murs ont des oreilles.

Les enfants sont le cœur de la conversation. Mais la bataille est presque gagnée d'avance, Saül en est persuadé. Il a de meilleurs témoins et de meilleurs avocats. « Et ce que toi tu as à offrir, c’est mieux, c’est ça ? » « J'ai à offrir une stabilité dont Ariane ne sait pas faire preuve. Tu ne me feras pas avaler le contraire. J'ai vécu deux ans avec elle. » Et plus encore si l'on compte leur liaison. Bon, n'allons pas demander à Damon ce qu'il pense de la stabilité de son père. « C’est une mauvaise idée, Saül. Abel, les jumelles, ce sont les seules choses qui la raccrochent à Brisbane. Si tu l’en prives, elle partira. » « Qu'elle parte. Nous n'avons pas besoin d'elle. » Elle a choisi d'abandonner sa famille. Pour la première fois depuis le début de la conversation, le regard de Saül baisse pour trouver ses doigts. Il gratte un instant le sous-main, distrait. « Tout ce que tu vas gagner, c’est qu’elle disparaîtra. » Le regard de l'homme d'affaires se fait de nouveau hargneux alors qu'il le plante dans celui de Raelyn. « Alors elle n'aime pas ses enfants. Elle resterait qu'importe les conditions, sinon. » Abandonner, c'est tout ce qu'elle sait faire. Saül, lui, n'abandonne jamais. On lui a trop fait le coup. « Elle n’est pas partie pour te les prendre ou pour te faire du mal, l’an dernier. » Un rire s'échappe de la cage thoracique du quarantenaire. Qu'est-elle venue faire, Raelyn ? Jouer les avocates ? Jouer les psychologues ? « Tu n'en sais rien. Tu n'as pas lu la lettre qu'elle a laissée. » « C’est vraiment ce que tu veux, qu’elle sorte de votre vie ? » L'intéressé ne bouge pas. Il n'a jamais dit de tels mots à voix haute, mais après tout, il est peut-être temps. « Je veux qu'elle ne puisse plus faire aucun mal à nos enfants. » Et aucun mal à lui non plus, d'ailleurs.

La conversation ne s'éternisera pas bien longtemps. Raelyn n'a après tout qu'à témoigner un court instant de la situation à laquelle elle a assisté quelques temps auparavant : l'enlèvement du petit Abel, qui n'a pas eu l'air d'avoir été traumatisé par l'évènement. La présence de sa mère ne l'a pas marqué non plus, cependant. « Elle te l'a dit ? Que nous souhaitions que tu sois la marraine de notre prochain enfant. Est-ce que la meilleure amie que tu souhaites tant protéger t'a informée de cela ? » Peut-être que Raelyn n'est pas très encline à entrer dans un tribunal; elle le sera peut-être mieux à passer les portes d'une église.

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Raelyn Blackwell & @Saül Williams

« Mieux que personne. » Face à cette affirmation, je lui ris au nez. Qu’il croit. Il n’existe qu’une seule personne qui peut se targuer de me connaître, et même Amos ne l’aurait pas affirmé avec un tel aplomb puisque ne n’ai rien d’un livre ouvert ou d’un cliché. Pour beaucoup, je suis une énigme. Pour Saül, je ne suis au mieux qu’une vague connaissance oeuvrant dans un milieu professionnel dont il croit certainement tout connaître simplement parce que, comme tous les puissants de ce monde, il est imbu de lui-même et certain de détenir la vérité sur tout sujet porté à sa connaissance. Mais même quelqu’un d’aussi puissant et riche que lui a des zones d’ombres, ils en ont tous, et je suis prête à parier que ça le tiendrait éveillé la nuit de frustration, d’en avoir conscience. « Raelyn Blackwell a peur ? Je crois rêver. » - « Tu crois vraiment que ce genre de provocation va me pousser à faire exactement ce que tu veux pour te prouver que t’as tort ? Tu m’insultes, je ne suis ni un homme… » Avec lequel ce genre de provocation, ce défi de lui montrer que je pisse plus loin que lui aurait certainement fonctionné. « … Ni une gamine dans une cour de récréation. » Autrement dit : je ne suis ni mon prédécesseur, ni ma Némésis. Je ne ferai rien simplement parce qu’il a sous entendu que j’en suis incapable ou parce qu’il m’a accusée d’avoir peur. Je suis plus intelligente que ça, moins impulsive et irréfléchie qu’il semble le croire, aussi. « Il n'y aura pas grand monde, dans cette salle d'audience. Et ils ne seront pas là pour creuser à ton propos. Je suis celui qui devrait s'inquiéter. » Oh oui Saül, tu es celui qui devrait s’inquiéter de m’avoir provoquée. Mais là n’est pas le propos.  

« Mais si, tu me connais. » Je fronce les sourcils, sincèrement surprise. Je crois qu’il essaye de me mettre dans sa poche, l’Italien. Je crois qu’il tente de s’attirer ma sympathie pour m’amener exactement où il veut que je sois, comme si j’étais l’un de ses pions. Explique-moi Saül, explique moi pourquoi toi et moi on est pareils, au fond. Peut-être me confond-t-il avec ces jeunes femmes impressionnables qu’il doit côtoyer au quotidien. « On fait les mêmes choses, toi et moi. Toi, tu y mets plus de... flingues. » Nous exploitons les addictions et faiblesses de chacun et de tout un système pour notre enrichissement personnel ? Peut-être qu’une part de ce qu’il affirme est vraie mais il oublie le principal : moi, je n’ai pas peur de me salir les mains. Il ne devrait même pas souhaiter que je me rende au tribunal pour témoigner, je suis bien trop imprévisible et motivée uniquement par mon gain personnel. Et je n’ai rien à gagner au fait de l’aider à arracher ses trois enfants à Ariane. « Non. Moi, je contourne les règles du jeu. » Lui s’efforce de prétendre les respecter, en tout cas pour préserver les apparences. Derrière les portes closes, nous savons tous les deux que ce n’est pas le cas : j’ai refilé assez de cocaïne à son ex pour le savoir.

« J'ai à offrir une stabilité dont Ariane ne sait pas faire preuve. Tu ne me feras pas avaler le contraire. J'ai vécu deux ans avec elle. » Pour moi, il s’agit là de l’hôpital qui se moque de la charité, quelle que soit l’affection que je porte à la rousse. Elle n’est pas un modèle de stabilité, loin de là, mais je doute qu’il soit un modèle d’amour et de sécurité, de son côté. Je ne réponds pas. Je me contente de laisser un bref éclat de rire sarcastique remplir la pièce, un rire qui témoigne à ma place de ce que je pense de tout ça. « Qu'elle parte. Nous n'avons pas besoin d'elle. » - « Alors c’est ça, l’objectif ? De te débarrasser d’elle ? » Si c’est le cas, je dois au moins reconnaître que la démarche est intéressante. Redoutable, implacable et originale à la fois. Un peu radicale cependant, puisqu’à mon sens il ne s’agit que de l’envie de lui faire regretter son mensonge concernant la paternité des jumelles. « Dans ce cas-là j'ai bien peur que nos intérêts divergent. Est-ce qu’elle t’a dit qu’elle est la marraine de ma fille ? » Et que, de mon côté, je la préfère stable et présente dans la vie de ma gamine pour prendre le relai si le pire arrivait ? Il s’agit d’un cas de conflit d’intérêt facilement identifiable. Pourquoi s’entête-t-il à avoir mon appui ? Pour faire souffrir Ariane ? Pour lui montrer que tout le monde lui tourne désormais le dos ? Je ne serai pas le pion de Saül Williams. « Alors elle n'aime pas ses enfants. Elle resterait qu'importe les conditions, sinon. » Je n’ai rien à répondre à ça. Jamais je n’abandonnerais Micah. Jamais je n’abandonnerais Amos non plus. Mais la rousse est bien plus instable que je ne le suis, je ne tente ni de justifier sa conduite ni de la condamner. Elle n’est pas moi. « Tu n'en sais rien. Tu n'as pas lu la lettre qu'elle a laissée. » - « Non, je ne l’ai pas lue. Mais je suis aussi bien plus objective que toi. » Parce que je ne suis pas touchée directement par la situation. Parce que ce n’est pas mon cœur que la rousse a brisé. Lui est incapable de clairvoyance, certainement bouleversé et encore hanté par l’abandon de sa femme, puis son mensonge et sa trahison. « Je veux qu'elle ne puisse plus faire aucun mal à nos enfants. » - « Même si, pour ça, tu dois leur en faire toi ? » En les privant de leur mère, c’est ce qu’il fera.

« Elle te l'a dit ? Que nous souhaitions que tu sois la marraine de notre prochain enfant. Est-ce que la meilleure amie que tu souhaites tant protéger t'a informée de cela ? » Je fronce les sourcils, moins surprise par la révélation que par le fait qu’elle soit utilisée comme une arme contre la mère de ses enfants. « Et ? C’est supposé me faire me sentir coupable ? Ou me pousser à ressentir une reconnaissance éternelle à ton égard ? » Après tout, il est probable que je sois le choix d’Ariane bien plus que le sien. Quel est son objectif ? Me faire miroiter un lien avec l’une des petites filles et compter sur mon instinct maternel pour m’émouvoir ? J’en suis dépourvue lorsqu’il est question de quelqu’un d’autre que Micah, il n’y a qu’elle qui compte. Je protégerai la gamine d’Ariane comme une lionne, si c’est ce qu’elle attend de moi, mais s’il cherche à tirer sur ma corde sensible, il comprendra rapidement que je n’en ai pas. Je réfléchis un instant. La meilleure façon de lui rendre la monnaie de sa pièce se dessine alors. « Si je témoigne en ta faveur, tu me seras redevable, Saül. » Je ne fais rien sans rien, n’est pas de notoriété publique ?

« Tu crois vraiment que ce genre de provocation va me pousser à faire exactement ce que tu veux pour te prouver que t’as tort ? Tu m’insultes, je ne suis ni un homme… » Oh, non, elle n'est pas un homme, elle est plus à craindre que cela. Elle a désormais dans le sang ce qui la poussera à faire trembler autrui pour une raison de plus. « … Ni une gamine dans une cour de récréation. » « Non, mais tu es une mère. » qu'appuie Saül en appuyant calmement un index sur son bureau. Une mère, ça protège sa petite meute. Saül imagine bien Raelyn planquer sa gamine dans un coffre fort, armée jusqu'aux dents et prête à tuer quiconque s'en approchera, même seulement équipée d'un cure-dents. Ariane aurait su le faire, autrefois. Peut-être n'est-ce plus le cas. Peut-être qu'elle a renoncé parce que sa liberté était plus confortable. Le chaos, c'est tout ce qu'elle a connu. Voilà pourquoi Saül entend reprendre ses enfants. La liberté, c'est bien. La sécurité, c'est mieux. Alors, l'italien essaie. Il s'efforce de jouer à l'homme d'affaires, mais il a devant lui une femme rodée à l'art de rouler les gens dans la farine - ou tout autre substance se rapprochant de cette dernière. « Non. Moi, je contourne les règles du jeu. » « Donc tu les connais parfaitement. C'est pour cela précisément que je te demande ce service et tu sais ce qu'il me coûtera. » Ce petit service de rien du tout, une bagatelle. Une comparution légèrement frauduleuse, une petite exagération de rien du tout, rien qu'un petit couteau planté dans le dos de son amie. Dommage, Saül ne peut pas promettre de beaux billets en échange de cette légère disponibilité dans l'emploi du temps de Raelyn. Sur ce terrain, la blonde et l'italien n'ont pas grand chose à s'offrir qu'ils n'ont pas déjà.

C'est le procès d'Ariane que ces deux rocs font entre les murs de ce bureau. Les absentes ont toujours tort. « Alors c’est ça, l’objectif ? De te débarrasser d’elle ? » Une pause. Non, la formulation est trop dramatique. Saül ne veut simplement plus l'avoir dans son champ d'action. C'est lui qui sera blessé le premier de la voir en face. Il s'efforce, depuis trop longtemps déjà, de se tenir loin de cette femme qu'il a jadis aimé comme un fou. « De se débarrasser de son dangereux sens des priorités, oui. » Parce qu'elle n'en est plus vraiment une depuis longtemps déjà en ce qui concerne Abel. Du côté de l'abandon, Saül a quelques lacunes à colmater. D'un extrême à l'autre, pour l'italien, il n'y a qu'un pas. « Dans ce cas-là j'ai bien peur que nos intérêts divergent. Est-ce qu’elle t’a dit qu’elle est la marraine de ma fille ? » Le brun incline légèrement la tête. Bien sûr que non, il ne savait pas. Comment aurait-il pu ? Les deux seuls mots qu'il échange avec son ex-femme sont « connasse » et « au revoir » dans les bons jours. Il fuit son regard, évite son chemin, rechigne à accepter sa présence quand elle daigne lui présenter les petites. Elle ne les lui laisse pas, pas alors qu'il ne peut pas réclamer qu'elles soient avec lui, et avec lui uniquement.

« Non, je ne l’ai pas lue. Mais je suis aussi bien plus objective que toi. » Elle marque un point, mais Saül ne lui fera pas le plaisir de le lire dans ses yeux. Il s'écarte, tourne comme un lion en cage. « Même si, pour ça, tu dois leur en faire toi ? » « Elles n'en souffriront pas ! Elles seront avec leur frère. Elles seront avec leur père. » qu'il martèle de ses gestes et de son ton. « Je ne leur cacherai pas la vérité. Ariane sera libre de maintenir le lien qu'elle souhaite faire vivre. Toi comme moi savons que de toute façon, elle sera repartie très bientôt. » En dehors de la vie de tout le monde, à vue de personne. Ariane loin, c'est Saül qui respire. Faire face à son passé n'a jamais été son fort.

Le cinquantenaire utilise sa dernière arme. La dernière carte qui subsiste en sa possession. « Et ? C’est supposé me faire me sentir coupable ? Ou me pousser à ressentir une reconnaissance éternelle à ton égard ? » Le voilà qui hausse les épaules. Il n'a pas vraiment réfléchi à l'effet de cette révélation. Certainement espérait-il qu'elle fasse mouche, mais ce n'est pas le cas. « Si je témoigne en ta faveur, tu me seras redevable, Saül. » Il ne fera pas le désespéré. Mais dans ses yeux, l'observatrice avisée décèlera peut-être du soulagement. « Je ne suis pas sûr d'avoir grand-chose à t'offrir, mais considère cela comme acquis. »

*

Raelyn avait dit « si », il fallait le prendre au pied de la lettre.

« Blackwell ! » Saül la rattrape au pas de course. Le verdict n'est pas encore tombé, mais Saül sait déjà que la balle tirée dans son pied par la blonde ne le promet pas grand gagnant du combat. « Quand as-tu décidé de faire ce coup ? » Il chuchote en plein air, conscient que les autres sortent eux-aussi sur le parvis du palais de justice. « Ta loyauté à ton amie va-t-elle au-delà du bien-être d'enfants ? » De ses enfants. Raelyn n'a vraiment pas compris l'urgence de la situation et de l'état dans lequel se trouvait Saül quand il a pris la décision de l'inclure dans ce dossier. Les cartes rabattues ce matin sont autant de gifles prises en pleine figure. De l'autre côté du petit bureau, Ariane n'a pas sourcillé. C'est en lui jetant un unique regard que Saül a pu constater que, contrairement a lui, la rousse a su rester de marbre.

blood is in the rocky waters
Raelyn Blackwell & @Saül Williams

« Non, mais tu es une mère. » - « Une mère. Exactement. » Et pas un père. « Comme Ariane. » Aucunement, je considère que les droits de la mère prévalent sur ceux du père. Amos et moi sommes égaux lorsqu’il est question de notre poupée, mais je me contente simplement de pointer du doigt les failles dans le discours de Saül. Être une mère ne fait pas de moi son alliée, pas quand je ne lui dois rien. Il est une connaissance d’Amos, je suis l’amie d’Ariane. Ce genre de considération conformiste n’a jamais régi ma vie, mais mon sens aigu de la loyauté en revanche, si. Et je n’ai pas l’intention d’aller à l’encontre d’une part importante de qui je suis pour quelqu’un à qui je ne dois rien et qui ne peut m’être - de prime abord - d’aucune utilité. Je suis une opportuniste : pas une bonne samaritaine, il devrait le savoir. Il aurait dû le prendre en compte, avant de me convoquer sans penser à une contrepartie intéressante. Il aurait réalisé qu’il n’a pas grand-chose à m’offrir qui puisse m’intéresser. Nous sommes tous les deux des personnes de pouvoir. Mais des pouvoirs bien différents, aussi peu miscibles que l’eau et l’huile. « Donc tu les connais parfaitement. C'est pour cela précisément que je te demande ce service et tu sais ce qu'il me coûtera. » Je fronce les sourcils et penche la tête sur le côté. « Ce qu’il te coûtera ? De pervertir ton âme Saül, c’est ce qui te fait peur ? » Qu’il se rassure : je ne crois pas qu’il existe quelqu’un qui nous attend de l’autre côté, là pour juger nos actions, peser le poids de notre âme ou ce genre de connerie. Je ne m’en soucie guère : si je me trompe, j’ai de toute façon passé le point de non retour depuis bien longtemps.

« De se débarrasser de son dangereux sens des priorités, oui. » Je n’ai aucun argument pour contrer cette affirmation là. Ma loyauté ne me prive pas de clairvoyance et, en faire preuve, c’est reconnaître que je ne suis pas en accord avec les actes d’Ariane. Je n’aurais jamais laissé Micah et Amos pour m’enfuir à l’autre bout du monde, pas même par peur de voir mon individualité disparaître au profit du couple et de la famille. Peut-être est-ce là ce qui distingue les femmes comme Ariane de moi : une foi inébranlable en ce que je suis, tout juste imitable par celles qui n’ont au fond qu’une grande gueule. « Elles n'en souffriront pas ! Elles seront avec leur frère. Elles seront avec leur père. Je ne leur cacherai pas la vérité. Ariane sera libre de maintenir le lien qu'elle souhaite faire vivre. Toi comme moi savons que de toute façon, elle sera repartie très bientôt. » - « A cause de qui, à ton avis ? » C’est petit, c’est mesquin, mais je n’ai jamais considéré que ce genre d’attaque est indigne de moi. Toucher là où cela fait mal ne l’est pas. Un homme comme Saül ne ploie jamais. Il est inflexible, assez pour que je me risque à supposer, même si je ne le connais pas, qu’il finit par faire fuir tous ceux dans son entourage qui ne sont, par essence, pas malléables. Ariane et Saül ne sont pas faits pour être ensemble, quelle que soit la force de leur amour, et je m’en rends compte maintenant. « Je ne suis pas sûr d'avoir grand-chose à t'offrir, mais considère cela comme acquis. » Je l’observe un instant. Que c’est jouissif, qu’il attende quelque chose de moi. Avoir du pouvoir sur autrui a toujours été grisant, pour moi. Et mon témoignage ne déterminera peut-être pas l’issue du procès, mais l’homme d’affaires n’est pas prêt à le jurer et mettre sa main au feu. Je le tiens au  creux de ma main et il a tort de me sous-estimer.

***

Et il a eu tort, de sous-estimer ma loyauté. Après que l’avocat de l’Italien ait fait appeler Rachel-Lynn Blackwell à la barre - puisqu’il s’agit encore du prénom inscrit sur mes papiers d’identité - après avoir juré de dire toute la vérité, j’ai énoncé la mienne. Je n’ai pas refusé de mentir par droiture ou par peur des risques encourus en cas de parjure. Je n’ai pas menti parce que Saül a tenté de m’imposer quelque chose sans rien m’offrir ou avoir à m’offrir en retour, c’est aussi simple que ça. Pour une offre alléchante, j’aurais peut-être trahi Ariane. Peut-être pas. « Blackwell ! » Je ne suis pas lâche : en entendant mon nom, je rejette mes cheveux en arrière et pivote sur moi-même pour lui faire face. Il me dépasse peut-être d’une trentaine de centimètres, mais je n’ai jamais rougi d’avoir à lever les yeux. « Quand as-tu décidé de faire ce coup ? » Il chuchote, je vais répondre d’une voix claire et intelligible. « Ta loyauté à ton amie va-t-elle au-delà du bien-être d'enfants ? » Il m’a sous-estimée. Est-ce que ça fait mal, Saül ? « J’ai pesé le pour et le contre. Tu n’as rien à m’offrir qui m’intéresse, Saül. » Qu’il n’y voit pas une attaque personnelle. Rien ne l’est jamais - ou rarement - avec moi. « J’ai décidé quand, plutôt que de me demander un service ou une faveur, tu m’as convoquée comme on convoque un laquais. » Ma fierté et mon orgueil non plus, il n’aurait pas dû les sous-estimer. « Est-ce que ça te fais bizarre, qu’on ne t’obéisse pas ? » Il aurait pu s’en douter. Personne n’arrive là où je suis en étant docile et influençable. « Estime-toi heureux. Je me suis contenté de dire ce que je pense de ses qualités en tant que mère. Je n’ai pas dit que toi, tu es certainement un père pitoyable. » Si j’en avais quelque chose à faire, je prierais pour qu’avec ses enfants, il ne soit pas le tyran qu’il est en affaires. J’échange un regard avec la rousse qui sort du tribunal, flanquée de ses avocats. Je ne la rejoins pas tout de suite, mon adversaire est divertissant.