C’était par pur hasard que Raphael était passé devant la salle de sport EveryBody et c’était par pure chance qu’il avait remarqué au coin de la porte un papier annonçant une offre d’emploi : professeur de danse. Sans surprise, l’idée avait aussitôt résonné dans la caboche du garçon qui s’était précipité à l’intérieur sans se préparer, croyant louper cette opportunité s’il rentrait chez lui pour écrire un C.V. potable. Pour cette raison, il avait simplement écrit sur un post-it quelques informations importantes tels que son nom, son expérience dans le domaine, ses qualités (oui bon il avait sûrement beaucoup menti à ce niveau-là) ainsi que son numéro de téléphone. Ce téléphone, il l’avait gardé dans sa main pour le restant de la journée, attendant la moindre vibration qui annoncerait un appel. Il l’avait seulement reçu trois jours plus tard alors qu’il avalait le fond de lait dans son bol de céréales.

On lui avait donné rendez-vous la semaine suivante et, cette fois, il avait fait un effort. Il avait opté pour sa chemise la moins pétillante, l’avait rentrée dans ses jeans (il ne possédait rien de plus formel) et s’était coiffé de la meilleure façon qu’il connaissait : avec ses doigts. De toute façon, ses boucles étaient indomptables et le passage d’un peigne serait comparable à celui d’une tornade. Il ne s’était pas coloré les paupières parce qu’il n’était pas encore à l’aise de se montrer tel qu’il est en public. À la salle de sport, il se présenterait comme un garçon « comme les autres » même s’il se sentait de moins en moins attaché à cette identité depuis plusieurs mois déjà.

Il arrive à l’heure, ce qui est surprenant. Il avait d’ailleurs évité de mentionner la ponctualité comme l’une de ses qualités parce qu’il avait perdu son dernier emploi pour cause de retards perpétués. La faute aux autres, de toute façon. Seulement quand il pénètre dans l’établissement, il remarque pour la première fois certains discours sur les murs, ainsi que des citations inclusives et positives. Il croit même apercevoir un petit ruban arc-en-ciel sur le tableau d’affichage, et il s’en approche avec curiosité. Il y trouve des annonces de vente de matériel sportifs, des numéros de téléphone à appeler pour trouver un coach privé, mais, aussi, celui d’associations qui soutiennent nombreuses causes sociales, notamment une maison d’hébergement pour la jeunesse LGBT+ en situation de crise. Un sourire minuscule soulève la commissure de ses lèvres alors qu’il jette un coup d’œil à travers une large fenêtre qui le laisse entrevoir la salle de sport, là où tout type de personne s’entraîne. Il ne fera pas trop tache avec ses bras maigres comme des allumettes. « Je peux vous aider ? » Interroge une voix de l’autre côté de la pièce. C’est celle d’un jeune garçon qui interpelle Raphael avant de vite comprendre, vue son accoutrement : « Oh, c’est pour l’entretien d’embauche ? Professeur de danse, c’est bien ça ? » Il demande tandis que Raphael opine du chef en le rejoignant à la réception. « Eum, oui, c’est ça. » Il répond en se mordant nerveusement la lèvre inférieure. Précipitamment, il part à la recherche d’une clef USB dans son sac. « J’ai apporté un démo, je ne savais pas si vous aviez besoin de… » « Je t’interromps tout de suite, ce sera avec Chad que tu parleras, moi je suis au courant de rien ! » Le jeune dit d’une voix amusée, soulevant ses mains devant lui. Il jette ensuite un coup d’œil à son téléphone, peut-être dans le but de contacter ce fameux Chad mais, au même moment, il le voit traverser le couloir plus loin. Il lui fait signe de les rejoindre, ce qu’il fait.

Oh putain, c’est… Tout un homme. Il doit bien faire trois fois la masse de Raphael, et, pour cette raison, ce dernier déglutit difficilement en tendant sa main molle vers lui pour lui serrer la sienne. « Raphael… Pour l’entretien d’embauche. Pour le… poste de professeur de danse ! » Il dit de manière saccadée, un robot qui s’est fait couper le souffle en avalant de travers un boulon. « Je suis arrivé quelques minutes d'avance, désolé... » Oh, oui, il faut insister sur le fait qu'il est ponctuel, c'est important de bien savoir mentir.

Les affaires tournaient si bien que Chad avait convaincu Casey de devenir son coach personnel. Accaparés dans leur travail, cela faisait des semaines que les deux hommes se voyaient en coup de vent. Heureusement, depuis qu'ils se retrouvaient à la salle, ils avaient retrouvé une nouvelle dynamique, une routine à laquelle ils prenaient goût, et qui se concluait généralement chez Chad, alors que la fatigue les assommait bien avant l'amorce de toute tentation. Brad s'était absenté à son tour en quête d'un partenariat, laissant le bébé entre les mains de son associé, pour qui les horaires s'allongeaient à vue d'œil. La métaphore de l'enfant les amusait beaucoup depuis que les naissances se multipliaient dans leur entourage, et qu'ils constataient les mêmes traits tirés et pourtant sans remords de leurs proches. Chad avait du mal à croire que sa nièce fêterait bientôt sa première année, alors qu'il avait l'impression que c'était hier que Rae et Amos avaient annoncé avec fracas cette grossesse pas pour le moins surprenante. Le monde était-il destiné à tourner deux fois plus vite dès lors qu'on ne consacrait son attention plus qu'à un seul être ? En ce qui le concernait, les obsessions de Chad ne se comptaient plus que sur les doigts d'une main, et ce projet de salle, qui avec la plus belle ironie fêterait lui aussi un an de succès, n'était pas la moindre. Il aurait pu manquer ce petit bout de papier, tendu négligemment un jour par Francisco, qui avait fini par refaire surface une fois entamée la montagne de papiers qui s'était amoncelée sur son bureau. Un nom et un numéro de téléphone griffonnés avec une hâte presque romanesque, comme un écrivain s'empressait de coucher des mots volatiles et inspirés. Chad avait perçu une certaine ferveur derrière ce geste, un manque de conformisme qui cadrait assez bien avec ce qu'il recherchait. Il avait donc appelé, espérant que le temps qui s'était écoulé n'avait pas été décisif. Que personne d'autre ne lui avait coupé l'herbe sous le pied.

Il avait donné rendez-vous à Raphael à la fin du cours qu'il donnait toujours avec joie et entrain. Ces séances fragmentées avaient le don d'agacer celles et ceux qui, curieusement, revenaient toutes les semaines avec le désir inconscient de se faire du mal. Chad se faisait souvent la réflexion que caler ses entrainements sur le rythme de ses coéquipiers à la caserne n'était pas son invention la plus juste ou charitable, mais les gens montraient chaque fois des forces insoupçonnées. Bientôt, les pompiers ne feraient même plus le poids. L'idée de les mesurer commençait d'ailleurs à lui traverser l'esprit, et Chad savait qu'il ne suffisait que d'un mot à Brad pour se convaincre d'être un génie. Il salua ses élèves tandis qu'il rassemblait les derniers équipements éparpillés sur le sol moite de la pièce. Un coup d'oeil à l'horloge lui indiqua qu'il était en avance, ce qui rassura le fidèle coucou qu'il était. Une fois la salle vide et rangée, il se dirigea vers l'accueil, où Fran avait déjà accueilli leur potentiel nouveau professeur de danse. Nouveau était un euphémisme, car à ce jour ils n'en avaient aucun. « Bienvenue Raphael ! » l'avait-il apostrophé avec enthousiasme, empoignant avec vigueur la main qu'il lui avait tendue. Sous ses airs frêles et peu assurés, le jeune homme semblait dissimuler un caractère fébrile. Celui-là même qui lui avait intimé de répondre à l'annonce sur un coup de tête. Chad ne put réprimer un sourire attendri. C'était bien la première fois qu'il voyait quelqu'un s'excuser d'être en avance. « C'est un très bon point, ici chaque minute compte. » Et chaque minute valait l'argent de ses adhérents, qui consentaient à payer un peu plus cher pour des cours de qualité, et surtout chronométrés. « On peut se tutoyer ? L'ambiance est plutôt décontractée par ici, on est loin de la discipline rigide du ballet. » avait-il demandé pour le détendre. « On peut s'installer par là, ce sera plus convivial. » l'avait-il invité à s'asseoir dans les fauteuils disposés non loin de l'accueil, là où les gens avaient l'habitude de se détendre entre deux cours. Il s'inclina, les coudes sur les genoux pour signifier à Raphael qu'il pouvait laisser son conformisme au vestiaire. « Si tu me parlais un peu de toi ? Comme tu l'as peut-être remarqué l'annonce était plutôt vague. On recherche quelqu'un à qui on pourrait faire confiance. Tu l'auras peut-être remarqué, ni mon associé ni moi ne sommes taillés pour la danse... entre nous j'ai deux pieds gauches. Mais c'est un art qui nous parle, et surtout qui parle à notre public. »

Trouver un emploi. Ça devrait pourtant être si simple. Raphael est grand, il sait utiliser ses jambes, est plutôt bon esclave quand il s’agit de répondre à des ordres, a beaucoup de temps libre et peu de responsabilités, aucune famille en dehors de la ville, aucun projet à l’étranger. Oui, Raphael possède toutes les qualités d’un employé, s’il ne mentionne pas ses défauts.

Le syndrome de l’imposteur l’accompagne quand il entre dans l’établissement qui accueille toutes sortes de salles de sport. En fait, il ne pensait pas être rappelé. Il s’était douté que son minuscule C.V. étriqué sur un petit post-it n’aurait pas pu passer pour un offre professionnelle. C’est peut-être parce qu’il ne l’est pas, professionnel. Après tout, ses expériences d’emploi n’ont jamais été bien fructueuses. S’il ne se faisait pas renvoyer après deux mois, il donnait lui-même sa démission parce qu’il n’appréciait pas de se tacher d’huile, ou parce qu’il n’arrivait pas à se rappeler des modèles de chaussures si ces dernières n’étaient pas des Converses ou des Vans.

Ironiquement, il ne se sent pas dans son environnement. Pour plusieurs, Raphael n’est pas un vrai sportif. Il n’a jamais pratiqué de football ou de volleyball et il se tient loin des salles de sport parce qu’elles lui créent tout plein de complexes. Son truc à lui, c’est de s’enfermer là où aucun œil ne peut le voir avant de se laisser porter par une musique qu’il, parfois, s’imagine. Jusqu’à présent, il n’a pas eu beaucoup de public et le plus grand qu’il n’a jamais eu était composé que de têtes d’enfants. Enseigner à des adultes, ce serait bien une première : c’est pour ça qu’il n’y croit absolument pas, à cette opportunité et, ce, même lorsqu’il sert la main de Chad et que tout devient un peu trop réel. « C'est un très bon point, ici chaque minute compte. » Une information qu’il devra bien noter dans sa mémoire pour ensuite l’oublier et toujours arriver deux minutes en retard à chaque cours, pas vrai ? « On peut se tutoyer ? L'ambiance est plutôt décontractée par ici, on est loin de la discipline rigide du ballet. » Une proposition qui lui fait hocher machinalement de la tête, bien qu’il ait déjà du mal à s’imaginer tutoyer un mec qui pourrait lui arracher la tête des épaules d’un seul coup bien placé. « Oui, bien sûr ! » Que le jeune homme arriver à formuler sans trop bégayer, avant de s’installer sur l’un des fauteuils que lui pointe le responsable de l’établissement. Mains moites jointes devant lui et soutenues par ses genoux, eux aussi collés l’un à l’autre, il garde ses deux yeux bien ouverts (il oublie presque de cligner, d’ailleurs) tandis que l’autre s’interroge à son sujet.

Ah, oui, c’est un entretien d’embauche. Bien sûr qu’il devra parler de lui, Raphael, même s’il ne sait pas le faire sans constamment rabaisser tout ce qu’il a entrepris dans sa vie. Cette fois, il devra faire preuve de courage et de retenue pour ne pas évoquer les nombreux échecs qui, selon lui, écrasent les victoires légères. « Eum… » Par où commencer ? Il devrait peut-être rigoler, parce que l’autre a tenté une boutade qui aurait atteint son public si ce dernier n’était pas concentré à faire bonne figure. « Ahah ! Oui, non, en effet, j’imagine que vous… Tu ne sautes pas très haut avec tous ces… muscles. » C’est une insulte ? Un compliment ? Ça doit être un compliment pour ceux dont l’intérêt est de bâtir leur carrure. « Alors, la vérité, c’est qu’avant de porter mon C.V., je ne connaissais pas vraiment l’endroit. Je ne crois pas avoir mis les pieds dans une salle de sport avant aujourd’hui. » Tais-toi, Raphael. « Mais j’ai fait mes recherches, évidemment ! Votre site internet est bien fait alors… Si j’ai bien compris… Le message que vous voulez faire passer c’est que tout le monde est le bienvenu ici alors… Me voilà ! » Toujours aussi nul. « J’ai déjà enseigné à des jeunes pendant deux ans et je fais principalement de la danse contemporaine et du ballet mais, le second, je me doute qu’il est moins populaire auprès du public. » Qu’il précise en ricanant timidement. Certes, il parle, mais pas du tout de lui. « Alors vous… Tu cherches quelqu’un pour faire équipe avec les professeurs de danse déjà présents ici ? Quel genre de cours offrez-vous, au Everybody ? » S’il sait à quoi s’attendre, il pourrait au moins un peu se détendre.

Engoncé dans son propre corps, Raphael avait typiquement le genre d'appréhension que Chad s'employait à faire disparaître comme par magie chez les gens qui passaient la porte de sa salle. Le jeune homme n'était pas bien large sans être chétif : une véritable carrure de danseur. On se laissait facilement intimider face à Chad et les 100 kg de muscles sous lesquels il dissimulait un cœur sensible et généreux. Le but de son projet était justement de gommer les apparences, de faire du sport un terrain de jeu plutôt qu'un lieu de projection de ses propres complexes. S'il ne parvenait pas à détendre son candidat, Chad le vivrait comme un échec personnel. Une remise en question de tout ce qu'il avait essayé de mettre en place pour faire de cet endroit le havre qu'il n'avait jamais connu. Mais Raphael n'était-il peut-être pas assez rompu à l'exercice des entretiens d'embauche. Peut-être doutait-il de ses capacités et de sa légitimité, comme toutes les personnes qui n'avaient pas encore osé faire la démarche de s'inscrire. Peut-être était-il un meilleur ambassadeur encore des valeurs que Chad était trop bodybuildé pour porter. Son apparence lui avait souvent joué des tours. On le pensait superficiel, arrogant, même un peu benêt parfois. Il suffisait de lui parler plus de quelques minutes pour se rendre compte qu'il était tout l'inverse.

Si le rire de Raphael paraissait nerveux, Chad pouvait au moins se féliciter d'avoir fait mouche. « Disons que je suis un peu désavantagé quand il est question de travailler au poids de corps. » avait-il rétorqué, s'imaginant incapable de se hisser sur la pointe des pieds comme Raphael le faisait certainement avec autant de facilité que lui soulevait de la fonte. Si au moins cette vision grotesque pouvait rassurer le jeune homme. « Si tu arrives à me rendre gracieux, c'est vraiment que tu es un super prof. » Et pour sûr que, si Raphael remplissait tous les critères et se voyait offrir un poste, Chad se montrerait un élève curieux et volontaire. Il mettait un point d'honneur à tester tous les cours enseignés dans le complexe. Un cuisinier qui ne goûtait pas ses plats n'était définitivement pas un bon cuisinier. Encore dans son discours, Raphael ne suivait pas les codes. Son honnêteté était bien plus gratifiante que ses expériences dans une salle de sport, ou même que son expertise des lignes qu'il avait bien pu lire sur ce site internet dont il vantait les mérites et l'attrait. La raison d'être d'une entreprise se vivait, et Raphael avait bien raison de ne pas se fier à un nuage de mots clés racoleurs. Les actes valaient plus que les mots. « Tu as bien fait tes recherches. Avec Brad on voulait proposer une salle où les gens se soutiennent plutôt qu'ils ne se jugent. Un endroit safe et inclusif pour tous les genres et toutes les sexualités. » Chad n'avait aucune idée de la manière dont Raphael s'identifiait, ni même s'il avait réfléchi à ces questions, mais cela lui importait peu tant qu'il respectait la vérité des autres. « En tant qu'hommes gays dans ce milieu, ça n'a pas toujours été facile pour nous de nous faire une place tout en restant authentiques. » Chad se surprenait toujours de la spontanéité avec laquelle il faisait référence à cette sexualité longtemps refoulée er dénigrée. Aujourd'hui elle faisait partie de lui sans le définir totalement.

« Pour le moment on offre des cours de danse assez... sommaires. Pour passer les diplômes les coachs doivent être polyvalents, mais chacun a forcément des domaines de prédilection. » Il salua d'un geste de la main le groupe qui se dirigeait vers la sortie en lui souhaitant une bonne journée. Sa plus grande fierté était de voir tous ces gens défiler ensemble, rire et se soutenir même en dehors de ces murs. Des amitiés naissaient de ces expériences communes. « Je n'ai pas envie d'imposer des cours à des gens qui n'ont pas envie de les dispenser, mais en même temps beaucoup de nos adhérents réclament ces créneaux de danse. » avait-il ajouté en se recentrant sur Raphael. EveryBody n'avait pas la vocation d'être un studio de danse, mais Chad avait tout de même l'espoir de s'affranchir du qualificatif de « salle de sport », dont la connotation était bien souvent négative pour les gens qui trouvaient ici un refuge. « A côté de ça on offre une gamme de services variés, ça va du yoga jusqu'au crossfit. Je te laisse deviner là où je me sens le plus à l'aise. » Les apparences étaient trompeuses, mais on n'entretenait pas une montagne de muscles simplement par la méditation. « Toi qu'est-ce qui te plait dans la danse ? »

Raphael a beau détester les apparences et cette manie qu’ont les gens de s’y fier, il se sent lui-même contraint à surmonter ses phobies sociales en engageant une discussion avec un homme qu’il n’aurait jamais approché dans d’autres circonstances. La vérité, c’est qu’il a l’impression que les types qui ont le même gabarit que Chad sont tous occupés à pousser de la fonte et à soulever des poids pour prendre soin de leur physique plutôt que de passer des entretiens d’embauche avec des mecs bien plus fins qui ne sont pas sculptés de la même façon. Il déteste croiser le chemin d’hommes qui savent faire gonfler leurs muscles parce que les préjugés sont profondément engravés dans sa tête. Il a eu l’habitude t’attirer les regards plein de dédain, adolescent, lorsqu’il mettait le pied dans une salle de gym avant d’aussitôt en sortir, rouge comme une cerise et ramolli comme un fromage à pâte fraîche. Ainsi, toute sa vie, il s’est entraîné chez lui, dans sa chambre, ses jambes s’allongeant et l’empêchant d’exécuter tous les mouvements avec la même aisance. Quelques verres se sont brisés ici et là durant sa puberté, mais c’était mieux que de supporter le poids des regards portés vers lui et sa silhouette svelte.

Chad brise tous les clichés. Son ton est sympathique, il s’exprime avec une ouverture que Raphael ne pourrait pas vraiment décrire. Il ne lui fait pas peur, et c’est tout ce qui compte, au fond. Il a peut-être gagné en maturité et entraîné ses yeux à voir plus loin que la chair et les muscles qui composent un corps. « Disons que je suis un peu désavantagé quand il est question de travailler au poids de corps. » Le sourire du jeune homme s’étend un peu plus et la nervosité qui jadis fragilisait son visage s’évapore pour laisser place à une sorte de contentement. Alors il a des failles, cet homme baraqué. Et il n’a pas peur de l’admettre. « Si tu arrives à me rendre gracieux, c'est vraiment que tu es un super prof. » Pour ça, il ne peut pas faire de promesses. Il n’est pas assez confiant, lui qui n’a enseigné qu’à des enfants flexibles par défaut. Les attentes à son égard ne seront certainement pas les mêmes. Mais, même s’il est terrifié de faire un pas dans cette direction, il le fait, et si ça ne fonctionne pas, tant pis. Il se jettera dans le feu ailleurs. Pour éviter de prononcer son manque de confiance en lui, il se contente de répondre avec un autre sourire, un petit ricanement aussi – dénué de jugement, bien sûr. Puis, pour ne pas louper le train et perdre son élan, il se lance dans un monologue, prétend connaître l’endroit, bien qu’il n’ait fait que quelques recherches avant de poser son post-it sur le bureau du réceptionniste. « Tu as bien fait tes recherches. Avec Brad on voulait proposer une salle où les gens se soutiennent plutôt qu'ils ne se jugent. Un endroit safe et inclusif pour tous les genres et toutes les sexualités. » Il accueille ces mots comme un vent de fraîcheur qui fait s’évaporer la sueur sur son front et le moindre de ses doutes. Il aurait dû s’entourer de gens partageant ces valeurs-là plus tôt. Elle se trouve peut-être là, sa seconde famille. Kai lui avait donné un avant-goût en venant lui parler avec ouverture et empathie au club. « En tant qu'hommes gays dans ce milieu, ça n'a pas toujours été facile pour nous de nous faire une place tout en restant authentiques. » Un autre cliché se fait balayer par les propos que son interlocuteur tient. Raphael réalise honteusement qu’il faisait lui-même partie de ces gens qui pensaient que les hommes homosexuels ne passaient pas par la salle de sport. On lui avait enfoncé l’idée dans le crâne parce que, lui-même doutant de son identité, n’avait jamais osé se frayer un chemin à travers les machines et les altères. « Tu… C’est sympa, d’entendre parler de ça aussi ouvertement. » Il admet, regrettant rapidement sa manière d’avoir amené son contentement : « Enfin, ce que je veux dire, c’est que tu as tout à fait raison, mais que c’est la première fois que j’en entends parler dans ce genre de… » Il désigne les alentours avec un vague mouvement des mains : « D’environnement. » Il marque une pause et glousse timidement. « J’ai pas les meilleurs souvenirs des cours de sport au collège. » Même s’il n’avait pas encore posé le doigt sur son identité sexuelle à cette époque, il savait que quelque chose clochait ; qu’il n’était pas à sa place.

« Pour le moment on offre des cours de danse assez... sommaires. Pour passer les diplômes les coachs doivent être polyvalents, mais chacun a forcément des domaines de prédilection. » Il écoute d’une seule oreille parce que son regard et porté vers le groupe qui passait par-là, direction la porte de sortie. Il note des physiques, des personnalités, des couleurs différentes, et il se perd un instant de trop dans la contemplation de cette diversité rassurante. « Je n'ai pas envie d'imposer des cours à des gens qui n'ont pas envie de les dispenser, mais en même temps beaucoup de nos adhérents réclament ces créneaux de danse. » Il revient sur Terre, repose son attention sur Chad. Merde. Il n’a pas capté tous les mots. Il a dû comprendre l’essentiel. « Oui, je comprends. » Vraiment ? En est-il certain ? Une grimace déforme lentement son visage alors qu’il réalise qu’il n’a absolument rien à répondre puisqu’il n’a pas écouté. Idiot inattentif. « Eum… Merde, je suis désolé, j’ai été déconcentré par le groupe. » Raphael n’a pas que des qualités, alors. Bientôt, Chad apprendra qu’il n’est pas réellement ponctuel et que son arrivée hâtive aujourd’hui n’était qu’un petit numéro de charme. « Est-ce que tu as dit qu’il n’y avait pas encore de vrai professeur de danse ? »  

« A côté de ça on offre une gamme de services variés, ça va du yoga jusqu'au crossfit. Je te laisse deviner là où je me sens le plus à l'aise. » Il se plaît à user d’un peu de sarcasme pour se détendre et pour faire oublier sa dernière bêtise : « Le yoga, sans aucun doute. » Ainsi, il montrera peut-être qu’il a un esprit plus actif que son regard évadé laisse parfois penser. « Toi qu'est-ce qui te plait dans la danse ? » C’est une question dont il connaît parfaitement la réponse, mais cette dernière est impossible à expliquer sous la forme de simples mots. La bouche du jeune homme s’entrouvre un moment tandis qu’il réfléchit à la manière de procéder mais il finit par capituler : « La danse me permet de vivre, c’est tout. » Et c’est la vérité. « Quand on danse, on oublie tout le reste. Tu dois sûrement le comprendre. J’ai déjà essayé le crossfit une seule fois, et, effectivement, je n’ai pas pu penser à rien d’autre que mes jambes et mes bras qui me brûlaient, et mon cœur qui menaçait de lâcher. » Il accompagne sa répartie d’un petit rire et il reprend son sérieux, dos droit sur sa chaise, empêchant ses yeux de se balader partout sauf dans ceux de Chad. « Et puis il y a la musique qui s’imprègne en nous, et on ne se sent jamais seuls quand la musique est là pour danser en notre compagnie. » Il opine du chef, pinçant ses lèvres : « Je crois que c’est ça que j’aime. Et c’est ça que je peux enseigner. » Et, cette fois, il semble certain de ses mots. Mais le manque d'assurance revient au galop quand il demande : « J'ai... J'ai passé le test ? »           

Depuis l'ouverture de la salle, Chad avait appris à soigner son discours et à se montrer convaincant. Il ignorait si c'était une certaine réserve ou simplement de la politesse qui rendait Raphael si mutique, mais la vérité était qu'ils avaient autant besoin de lui que le jeune homme avait besoin d'un emploi stable. L'époque des entretiens à sens unique était révolue, si bien que Chad mettait lui aussi un point d'honneur à se vendre. La parole pouvait sembler déséquilibrée, mais l'intérêt lui était partagé de façon équitable. Raphael n'était pas non plus inerte. Il savait montrer son attention au moyen de sourires opinés, ou en laissant s'exprimer son corps de moins en moins raidi par sa posture nerveuse de candidat. Ses interventions étaient mesurées, comme s'il s'appliquait à ne pas sortir des sentiers battus ou à s'égarer dans des explications qui pourraient lui porter préjudice. Chad avait la certitude qu'il faisait partie de ces personnes qui se transformaient et se transcendaient dans leur art. S'il était bon juge, il lui aurait simplement demandé de danser devant lui, mais Chad tenait tout de même à accorder leurs violons. Être un artiste talentueux ne faisait pas de n'importe qui un bon professeur. Chad avait l'impression de gagner des points en déroulant ses arguments. Loin d'être fallacieux, ils prenaient leur source dans des angoisses répandues auxquelles lui-même n'avait pas échappé. La clé d'une bonne entreprise était de savoir fédérer, et Brad et lui avaient appris au fil de leurs discussions que nombreuses de leurs attentes étaient partagées. Croire qu'ils n'étaient pas les seuls dans ce cas était le seul pari qu'ils avaient fait. Un pari gagnant, malheureusement, car il impliquait que le chemin vers la tolérance était encore long et sinueux.

La sincérité de Chad sembla désarmer son interlocuteur. Ou avait-il encore la naïveté de penser qu'il passait auprès des inconnus pour un homme hétérosexuel privilégié comme les autres ? Raphael se répandit en explications, mais la vérité était qu'il n'avait, comme personne, jamais eu l'opportunité d'entendre un discours aussi candide et spontané dans ce genre de contexte. D'ordinaire, les gens comme lui se taisaient et baissaient les yeux de peur qu'on les accuse de fréquenter les salles de sport par voyeurisme. Une belle ironie quand on savait qu'il existait peu d'hommes capables de se concentrer lorsqu'une femme avait l'audace de porter une tenue trop moulante – et non suggestive – devant leurs yeux obsédés. Preuve que les dignes héritiers du patriarcat tenaient au statu quo. « Pour être honnête avec toi, c'est un peu nouveau pour moi aussi. Mais c'était notre première intention en créant cet endroit, de permettre à tout le monde d'être 100 % authentique. Les règles s'appliquent même aux patrons. » avait-il ajouté en opinant du chef. Cette règle, Brad et lui l'appliquaient sans rechigner. C'était l'essence même de leur entreprise. Ne plus avoir à se réfugier derrière des faux airs et à rire de blagues qui les insultaient. « Beaucoup de personnes qui viennent ici ont subi des traumatismes à l'école. Ça peut te sembler difficile à croire, mais j'y ai pas échappé moi non plus. J'ai pas toujours eu cette apparence. » Chad avait été un adolescent malingre et mal dans sa peau. On avait commencé à le prendre au sérieux qu'à partir du moment où il avait dépassé tous ses camarades. A cet âge, le sport l'avait sauvé autant que la nature avait été généreuse. Aurait-il gagné en assurance sans cette croissance miraculeuse ? « Si je peux réconcilier des gens avec le sport, j'ai rempli une grande partie de ma mission. Et nous avons une politique intransigeante sur la tolérance. »

Lui-même avait été distrait par le passage tout en éclats de rire et de couleurs d'un groupe. La découverte rendait Raphael moins concentré que lui. « La distraction c'est un signe d'inventivité. Du moment que tu es attentif à tes élèves. » avait-il affirmé avec sagesse. A ce stade, Chad lui laissait encore le bénéfice du doute. « C'est bien ce que j'ai dit. Tout est à faire, tu as carte blanche. » avait-il abrégé en le gratifiant d'un sourire. Loin de se décontenancer, Raphael osa même un brin d'humour.  « Tu es perspicace. » répondit Chad pour filer la blague. Le yoga était un de ses cauchemars. Chad était incapable de se concentrer plus de quelques minutes sans être entouré de musique tapageuse et de grognement d'efforts. Il n'y avait que dans la douleur qu'il s'échappait. Sans surprise, la réponse de Raphael fut inspirée. Il ne l'avait pas entendu parler aussi longtemps que pour s'épancher sur la danse. Elle était sa raison de vivre, et c'était tout ce que Chad avait eu besoin d'entendre. « Moi tu m'as convaincu en tout cas. On a besoin de gens passionnés, et j'ai aucun doute que ce soit ton cas. » Il se pencha un peu plus en avant. « Est-ce que ça te dirait qu'on te prenne à l'essai pendant 2 mois ? Tu seras évidemment rémunéré en conséquence. Et je laisserai les adhérents et adhérentes me rapporter si tu as réussi à les séduire autant que moi d'ici là. » Main tendue, il n'attendait plus qu'une poigne ferme de Raphael pour sceller sa proposition.

C’est l’image d’un paradis de plus en plus clair et palpable qui se dessine autour de Raphael. Sur internet, il avait déjà trouvé un semblant de famille. Il louvoyait entre les subreddit qui lui parlaient le plus, des groupes queer à ceux un peu plus précis quant à l’identité de leurs membres. Il avait parcouru des forums où des personnes non binaires racontaient leur histoire, la façon dont ils avaient découvert leur différence qu’ils ont décidé d’apprécier à la fin de la journée. Raphael n’est pas encore tout à fait là mais les grandes lignes sont écrites sous ses pieds. La semaine passée, ces même lignes l’ont fait passer devant Everybody et il avait presque commencé à croire en le destin. Alors, il n’allait pas être triste toute sa vie. Il trouverait un jour les siens sans avoir à se connecter à un site internet. La promesse est de plus en plus alléchante et les propos de Chad de plus en plus persuasifs. Il explique avoir lui-même vécu des inégalités et il n’y a pas meilleur leader que ceux qui connaissent les injustices que vit son équipe. « La puberté n’a pas chéri tout le monde de la même façon. » Il se permet de susurrer dans un ricanement contenu. Certes, il a du mal à imaginer l’homme devant lui moins beau qu’il ne l’est aujourd’hui, mais il lui suffit de se rappeler tous les plaques d’acné qui poussaient sur son propre visage pour se convaincre qu’il n’a pas été le seul à vouloir remercier le temps d’embellir son apparence. C’est un combat qui fait rage en la majorité et il a trop longtemps oublié qu’il est son pire critique, tout comme Chad est le sien aussi. « Si je peux réconcilier des gens avec le sport, j'ai rempli une grande partie de ma mission. Et nous avons une politique intransigeante sur la tolérance. » Il n’a besoin de rien entendre de plus. Il veut travailler ici et il n’a plus qu’à se vendre maintenant que la salle de sport lui a été vendue. « Merveilleux. » Qu’il confie en laissant son sourire démarquer ses pommettes rougies.

Raphael ne serait pas Raphael s’il ne présentait pas autant ses qualités que ses défauts lors d’un entretien d’embauche. Sans le réaliser, il vient d’afficher son manque d’attention en plein milieu de son front mais Chad ne lui en tient pas rigueur. Au contraire, il voit là une occasion de soulever un avantage auquel le danseur n’aurait même pas pensé. Soit ils cherchent à tout prix d’embaucher un professeur le plus tôt possible, soit il voit en Raphael ce qu’il ne voit pas lui-même quand il soutient le regard de son reflet dans le miroir. « La distraction c'est un signe d'inventivité. Du moment que tu es attentif à tes élèves. » À ce niveau-là, il ne devrait pas avoir de problème. Il se souvient encore chacune des caractéristiques de ses anciens élèves comme s’il les voyait encore tous les jours. Juliet doit boire un jus de pomme au milieu de la leçon, Amid perd toute son attention s’il commence à pleuvoir dehors, Alysson a de très mauvaises notes en mathématiques. Il est attentif, Raphael, seulement aux choses les plus importantes. Le reste lui entre par une oreille et sort par l’autre, mais il ne choisit jamais l’ordre de ses priorités. Il est l’esclave de son cerveau. « Il n’y aura aucun problème à ce niveau-là. » Et il peut l’affirmer avec toute la certitude du monde. « C'est bien ce que j'ai dit. Tout est à faire, tu as carte blanche. » C’est encore mieux. Il n’aura aucune règle à suivre, seulement se fier à ses préférences et s’assurer que ceux qui payent les apprécient eux aussi. Raphael est plus performant lorsque toutes les tâches sont mises entre ses mains. Il ne supporte pas le travail d’équipe. Déjà, il s’imagine organiser des dizaines de programmes différents et la simple idée de ne plus avoir rien à faire de ses journées l’enchante.

« Moi tu m'as convaincu en tout cas. On a besoin de gens passionnés, et j'ai aucun doute que ce soit ton cas. » Se dressant le dos sur sa chaise, Raphael serre ses genoux avec ses mains, appréhendant la suite. « Est-ce que ça te dirait qu'on te prenne à l'essai pendant 2 mois ? Tu seras évidemment rémunéré en conséquence. Et je laisserai les adhérents et adhérentes me rapporter si tu as réussi à les séduire autant que moi d'ici là. » Il opine aussitôt du chef, sans même prendre le temps de chercher à en savoir encore plus sur ce plan : la paperasse administrative, ce n’est pas son truc. Il n’a même pas l’intention d’explorer un peu le salaire. Il prendra ce qui viendra. L’argent n’est pas son moteur. Si ça avait été le cas, il aurait poursuivi les études bien plus longtemps et se serait réservé une carrière bien moins flexible. « C’est parfait ! Oui. Super. Je les séduirai. » Ces élèves. Lui qui n’a pourtant pas confiance en lui lorsqu’il s’agit de socialiser, il connait ses capacités lorsque la danse entre dans l’équation. Alors, d’une main (presque) ferme, il serre la patte de Chad sans quitter son regard des yeux (et c’est difficile comme exercice parce qu’ils sont bien trop près l’un de l’autre) et ainsi se clos le premier échange.