Bien sûr qu'il est ici, Saül, à regarder de loin les festivités. La petite cérémonie qui réunissait toute la jolie foire aux portefeuilles de Brisbane est terminée. Ici, c'est Anja qui représente désormais Michael Hill International. L'italien a rendu sa veste et depuis que son retrait est public, les gens ne le regardent plus qu'avec une lueur d'interrogation dans le regard. Evidemment, il y a les requins, ceux qui croient que l'homme d'affaires est acculé et en train de se vider de son sang. Ceux-là espèrent que Saül a oublié leurs anciennes allégeances et les récupérera dans l'équipe qu'il monte patiemment, à la force de son carnet d'adresses. Il y a les serpents, ceux qui attendaient depuis longtemps la chute de Monsieur Williams et qui espèrent se régaler de ses restes. Fort heureusement, pour l'instant, les affaires sont entre de bonnes mains et rien n'est laissé au hasard. Le départ définitif de Saül devrait se faire d'ici la fin d'année, ce qui laisse à l'italien un moment pour se retourner si les choses ne lui conviennent pas. Et puis, franchement, le capitaine ne laisse pas son bateau sombrer sans lui. Il garde la mainmise sur un certain nombre de choses, Anja pour indéfectible bras-droit.

En attendant, Saül se montre encore - et même plus que jamais. Il ne représente plus que lui-même et les questions sont toujours les mêmes. Et la suite ? Où va-t-il aller maintenant ? Est-il l'heure de quitter la ville ? Pour répondre à ces gens sans le faire, Saül donne toujours la même phrase : "je suis bien entouré". Même si Constantine a refusé de s'associer avec lui. Il y a d'autres noms auxquels Saül pensent et le crocodile n'a clairement pas dit son dernier mot.

C'est un Jacquemus à la main que Saül détaille d'un coup d'œil discret les tenues dans lesquelles se promènent les gens autour de lui. Lui est affublé de son ennuyeux costume bleu, auquel il a tout de même assorti un mouchoir de poche fleuri - pour être dans le thème. Le cocktail a un goût de sud de France, de lavande et n'a pourtant aucune couleur. Non, ce n'est pas le premier verre que Saül s'enfile et d'ailleurs, sa vision n'est plus tout à fait stable. Ses yeux doivent d'ailleurs lui jouer des tours, parce que du côté de la vitre qui donne sur le défilé, Saül croit apercevoir son frère adoré. Un nouveau cocktail à la main - qui aurait cru que la lavande irait si bien avec le gin ? - et le quarantenaire vient se placer à côté de Auden, qu'il n'a pas vu depuis le tristement célèbre épisode des amphétamines. Ou était-ce de la cocaïne ? « Tu t'amuses bien ? Ou tu es là pour le travail ? » que Saül murmure par dessus le léger brouhaha qui agite le bar installé pour l'occasion. Après avoir trempé ses lèvres dans sa boisson, il désigne l'endroit où se tiennent les festivités. « J'aime bien les fleurs. C'est très... » En fait, il n'a pas le vocabulaire, voudrait se faire comprendre de Auden et surtout, surtout, ne pas passer pour un idiot ignorant.

@auden williams ouiouiouipromisjefaislerestemaislàj'étaismotivée

Bien avant que je n’entende ses mots tout contre mon oreille, c’est l’odeur de l’alcool qui s’aventure jusqu’à mes narines. Il fait au moins l’effort de ne pas puer le rhum, aujourd’hui, et c’est peut-être une chose pour laquelle je devrais le féliciter ? Disons simplement que je préfère encore qu’il pue l’alcool plutôt que des pupilles tantôt immenses et tantôt minuscules m’observent, en pensant bon de tenter de me faire la discussion. « Tu t'amuses bien ? Ou tu es là pour le travail ? » Il ne récolte pas de regard de ma part, encore occupé à observer le défilé se tenir sous mes yeux, entre catastrophes et autres idées pas nécessairement mauvaises. Certains, rares, pourraient se voir offrir une place chez Weatherton, ne serait-ce qu’à titre d’essai. Je n’imagine pas la maison de couture ne pas sauter sur l’événement pour recruter les possibles perles de demain: cela ne veut pas dire que de nouveaux employés éclipseraient ceux qui travaillent déjà au sein des locaux. “Deuxième option.” Ce n’est qu’un demi-mensonge, ne me regardez pas comme ça. Si je n’avais pas ce travail à Weatherton, alors je ne serais pas venu, quand bien même personne n’a osé me forcer la main pour venir jusqu’ici.

Je maintiens que tous les verres sans alcool auraient dû s’appeler Jeanne d’Arc, on se moque bien de tous les créateurs de mode du monde entier. Peu importe. Cela ne retire rien à ma boisson, j’imagine. « J'aime bien les fleurs. C'est très... » Et c’est son silence qui me fait finalement tourner la tête en sa direction alors que je comprends plus que jamais qu’il est en train d’essayer de faire des efforts, là, et que ça a tout pour m’étonner, m’inquiéter aussi peut-être. Saül ne fait jamais rien sans un objectif: quel est-il ? “Abrège, Saül. Qu’est-ce que tu fais ici ?” Ce n’est pas son monde, les défilés. Ce n’est même pas ce qu’il aime non plus. Sa présence n’a aucune sorte d’explication: ce n’est pas non plus dans un événement tel que celui-ci qu’il pourrait faire rayonner son petit nom faisant trembler les grands de ce pays. “Quelqu’un va finir par se rendre compte que c’est pas l’odeur d’un animal crevé mais bien celle de ton haleine, à force.” J’annonce, las. Je ne veux pas jouer au justicier qui lui enlèvera le verre de la main, je ne veux pas non plus le forcer à boire uniquement de l’eau à la fraise si c’est pour me battre contre lui. Je ne veux tout simplement pas perdre à nouveau de mon temps pour lui, parce qu’il aura tôt fait de s’écrouler le château de cartes à nouveau.

Finalement, mon regard se tourne lentement sur son profil pour l’observer de haut en bas et tôt faire de préférer retourner observer l’émulation dans la foule d’un œil inattentif. Moi, ma présence est légitime. Contrairement à mon frère. “Tu détestes tout ce qu’il se passe ici, arrête de t’infliger ça.” Il peut attendre ici autant qu’il le veut, cela ne fera pas revenir Ariane.

« Deuxième option. » Et Saül n'a rien à dire. Et Saül opine du chef, cherche quelque chose à répondre et ne trouve rien. Qu'attendait-il, au final, sinon un peu de tranquillité ? Les bains de foule ne sont pas sa spécialité et son manque de sens diplomatique lui donne souvent à déraper. Anja est là, fort heureusement, pour rattraper ses écarts. Mais peut-être Saül trouve-t-il à ces rencontres une forme de quotidien. Peut-être qu'au final, c'est un exercice simple. Boire des verre, se montrer avec des gens, serrer des mains. Boire des gens, serrer des verres, se montrer avec des mains. Recommencer.

Auden n'est pas un idiot - contrairement à ce que Saül se tue à essayer de penser - et le cadet braque bientôt ses yeux sur la carrure de l'homme d'affaires. « Abrège, Saül. Qu’est-ce que tu fais ici ? » Et comme dix secondes avant, Saül n'a rien à dire. Alors, Saül hausse les épaules et descend son verre de moitié, les yeux fixés sur le défilé. On trouve dans ses yeux un rien d'indifférence, un truc qui indique qu'il cherche quelque chose dans la foule. Mais quoi ? Lui-même ne le sait peut-être pas. Est-ce Ariane ? Non. Elle est passée. Elle est partie. Elle a déserté, laissé leur histoire au point mort en donnait à l'italien l'espoir qu'elle pouvait recommencer. Est-ce pour cela qu'il boit ? « Quelqu’un va finir par se rendre compte que c’est pas l’odeur d’un animal crevé mais bien celle de ton haleine, à force. » « Tais-toi. » qu'il marmonne en lançant un bref regard à son cadet. Ca y est, il a repéré ce qu'il voulait dans la foule. Son regard ivre ne parvient pas à faire le focus, alors Saül soupire et abandonne la partie. Pour une fois, plutôt que de mettre cela sur le compte de l'alcool, le quarantenaire préfère mettre le tout sur le compte de la vieillesse. Et ce constat, cette capitulation, est complètement désespérante.

« Tu détestes tout ce qu’il se passe ici, arrête de t’infliger ça. » « T'as besoin de le dire ? Tais-toi, pour l'amour de Dieu. » Auden est comme une petite voix dans la tête de Saül, celle qu'il fait taire à grand coup de... quel était le nom de cette boisson, déjà ? « Il y a des tas de choses que je ne déteste pas. » Saül se fait un devoir de les énumérer mentalement et la liste est compliquée à dresser. Son regard, pourtant, s'est fixé depuis quelques minutes sur une silhouette qui se détache très nettement des autres. « Des tas... » qu'il marmonne en finissant son verre, oubliant au passage de se maudire pour la transgression des barrières qu'il a lui-même érigées.

Quand Saül ne se terre pas dans le silence, la seule chose qu’il retrouve à rétorquer se résume à un simple « Tais-toi. » qui a le don de m’agacer. Non pour l’ordre en lui-même, non pour le ton employé, mais bien parce que cela semble être devenu son seul moyen de communiquer maintenant, à mon plus grand dam. Il n’est plus que l’ombre de lui-même, le crocodile dont même le tatouage réalisé sans expérience des décennies plus tôt est plus flamboyant que sa personne. S’il touche le fond, alors je n’irai pas le chercher, certain qu’il ne sera bon qu’à m’attirer à son tour dans les profondeurs pour que j’y crève. « T'as besoin de le dire ? Tais-toi, pour l'amour de Dieu. » Il est un adolescent de cinquante ans en pleine crise, voilà ce qu’est le grand Saül Williams qui a laissé sa place au sommet de la pyramide. Je souffle, perds patience, ferme les yeux un instant pour calmer toute envie certaine de lui mettre mon poing au visage.

« Il y a des tas de choses que je ne déteste pas. » Ses paroles, curieuses, me font relever le regard sur le sien, perdu bien plus loin dans la foule. Naturellement, je suis le même chemin, curieux de savoir ce qui pourrait tant l’intéresse dans un monde qu’il se complaît uniquement à détester et critiquer. « Des tas... » Et dans la foule, il n’y a qu’une seule figure qui se dégage assez pour que ses vieux yeux puissent la reconnaître. Une seule, c’est bien assez pour qu’un rire aussi sec qu’amer s’élève lorsque je comprends enfin toute la source de l’intérêt soudain de mon aîné. Bien sûr. Qui d’autre. “Il a passé l’âge pour les gars dans le placard.” J’avance d’un pas pour m’immiscer dans son champ de vision imposer la vue de mon profil plutôt que celle de la silhouette de @James Weatherton, au loin. Saül n’a jamais su se contenter de ce qu’il possède déjà, bien sûr qu’il désire désormais ce qui est hors de sa portée et ce qui, j’en suis persuadé et convaincu, le restera. Mes mots sont bas, assez pour que mon frère soit le seul à les entendre. Dans mon ton, pourtant, il ne pourra pas entendre le moindre doute d’aucune sorte: je connais James, bien plus que ce ne sera jamais son cas. “Et il est bien trop jeune pour toi.” Ce n’est pas un argument qu’il jugera recevable, j’imagine, et pourtant c’en est un que je n’ai aucune honte à avancer, lui et une infinité d’autres pour que jamais il n’ose convoiter davantage l’anglais. “Tu te donnes en spectacle, rentre chez toi.” Et surtout, qu’il se sorte cette idée de la tête, surtout alors que je sais que l’idée risque de n’être que plus présente encore s’il en vient à savoir la véritable forme que prend ma collaboration avec le couturier. Il est un enfant qui veut les jouets des autres, jugés toujours plus intéressant que les siens.

Le regard de Saül n'est pas difficile à suivre. Auden le fait très bien, sans mal et sans laisser à son frère le temps de se rendre compte pleinement qu'il n'est pas très discret. Heureusement, le défilé est loin et la cible de son regard indiscret ne pourra pas remarquer le regard brûlant de l'homme d'affaires. Saül lui même est trop ivre pour se souvenir qu'il n'a jamais parlé de rien à Auden - enfin, si, mais même sobre Saül ne se souvient sans doute pas de l'épisode. « Il a passé l’âge pour les gars dans le placard. » A la silhouette de l'intéressé se substitue le cadet des frères Williams. Le geste est une réussite et Saül semble refaire surface. Son verre est vide, désormais. D'ici peu, quand Auden sera parti, le quarantenaire ira chercher une dernière boisson. Il appellera un taxi, demandera à Anja de venir s'occuper d'Abel, dormira jusqu'au petit matin suivant. Un programme qui lui plaît d'avance, mais Auden a l'air décidé à tout gâcher par sa présence et par ses regards amers. « Oh, tu le connais. » que Saül marmonne, perspicace. Bien sûr, il n'a aucune idée de la nature des échanges des deux artistes. Le seul fait que le sujet de son intérêt anime soudain la curiosité de l'homme d'affaires. Mais Auden a raison. Personne n'a de toute façon le temps pour les types dans le placard. Saül n'a même pas conscience qu'il existait un nom pour les types comme lui. Il n'avouera sans doute jamais rien de tout ce qu'il ressent. Tant pis pour lui.

« Et il est bien trop jeune pour toi. » « T'es marié à Ginny, me parle pas d'écart d'âge. » qu'il répond du tac-au-tac, au risque de se prendre un coup de poing de la part de son idiot de cadet. De toute évidence, Auden a des intérêts à protéger. L'idée donne à sourire à Saül, qui a planté ses yeux moqueurs dans ceux de l'artiste devant lui. « Tu te donnes en spectacle, rentre chez toi. » L'homme d'affaires fronce les sourcils, pose son verre vide sur une petite table en hauteur. Derrière l'épaule de Auden, la cible de ses regards a fini de s'agiter en public. Il retournera bientôt à l'ombre des rideaux du défilé, avec toute la nuée de gens qui sont à son service. « La jalousie te va très mal au teint. Tu sais que je me souviens où j'ai vu le visage de ce type ? » Voilà, le souvenir lui remonte à l'esprit. Saül se souvient parfaitement avoir vu le portrait et les croquis de James chez son frère. Même sous l'emprise de tous les stupéfiants de la planète, Saül pourrait se souvenir des dessins arrachés de ses mains par son petit frère. « Chez toi. T'as un gros problème de possessivité. »

« Oh, tu le connais. »
“On travaille ensemble.”

Je lui dis rapidement ce qu’il en est, pour ne pas laisser son cerveau sous acide penser de trop, pour pas grand chose. De toute façon, j’aurais pu avancer ces mots-là sans même connaître le créateur: n’importe quel homme passé vingt ans n’a plus envie de laisser son couple tourner autour des questions de coming out ou de vie cachée. A mes yeux, du moins. Saül ne semble de toute façon pas en état d’élaborer la moindre hypothèse, ce qui est plutôt pour m’arranger alors que je n’ai pas envie de parler de ma vie privée avec lui - et cela vaut pour ce soir autant que tous les autres que Dieu fait. « T'es marié à Ginny, me parle pas d'écart d'âge. » - “Compare pas mon mariage à tes nouvelles lubies.” Quand bien même mon mariage prend l’eau et n’existe encore que sur le papier, là n’est pas le sujet. De toute façon, lui et Ariane ont encore plus d’écart, ce qui ne fait que souligner mon point et me donner raison. Et de toute façon, là n’est pas le sujet. Cela ne sert à rien qu’il continue de baver sur l’anglais, et ce pour un bon millier de raisons différentes que je ne prends pas la peine d’évoquer.

Pour mettre un terme rapidement à ce carnage, je demande simplement à Saül de rentrer chez lui, tentant de le faire aussi calmement que possible pour qu’il ne pense pas bon de jouer la surenchère en imposant son propre avis sur le sujet. Ici, il n’est de toute façon bon à rien. Au moins, il repose son verre. Il en prendra sans doute un autre, mais là n’est pas le sujet pour le moment. « La jalousie te va très mal au teint. Tu sais que je me souviens où j'ai vu le visage de ce type ? » Mes yeux quittent son verre pour se replonger dans les siens, une pointe de suspicion étant aisément visible. « Chez toi. T'as un gros problème de possessivité. » Je serre les deux uniquement pour me retenir de rouler des yeux ou de répondre du tac au tac tout ce qui me vient à l’esprit. Foutu Saül qui ne se souvient que de ce qui l’arrange, quand cela l’arrange. “Je te l’ai dit, on travaille ensemble.” Le reste, je ne lui en dis rien, et je compte bien garder les choses ainsi. Je ne veux pas exposer les dessous de ma relation avec James, et surtout pas à un Saül incontrôlable et dénué de toute retenue. Il voudrait goûter à ce qui est mien, et cela serait une terrible idée. “Si tu veux te trouver un gigolo, vise quelqu’un de plus accessible. C’est tout ce que je te dis.” Accessible par la personne en elle-même, par son statut, par son caractère et par une infinité d’autres choses encore. Accessible aussi par ce que j’en pense et en décide, certainement pas décidé à partager l’anglais, pas alors que sa femme fait déjà un peu trop partie de l’équation à mon goût et qu’elle est plus que suffisante. “Conseil fraternel.” Le sourire est faux, la main que je pose contre son torse l’enjoint à faire quelques pas en arrière, si possible pour qu’il retrouve le chemin de la sortie.

Evidemment que Auden connaît James Weatherton. Dans l'esprit terriblement étriqué de Saül, tous les artistes se connaissent; les bons comme les mauvais. Enfin, pour considérer que certains artistes sont bons, il ne faut pas être Saül Williams, qui manque tellement de culture à ce sujet qu'il ne ferait pas la différence entre le vieux et le contemporain. Après tout, son mépris ne s'applique pas qu'aux gens qu'il méconnaît. Les objets aussi méritent ses mots d'incultes. L'aîné des Williams a de toute façon toujours considéré que son petit frère perdait son temps et son énergie dans des domaines futiles, même quand l'identité d'Auden est connue à l'internationale. La pointe de jalousie qui tord le ventre de l'homme d'affaires se fait toujours plus aiguisée lorsque son frère est à l'honneur et que certains connaissent même son nom avant de connaître celui de l'aîné de la fratrie. En conséquence, Saül n'écoute que la confirmation de ce que son esprit ivre décelait déjà - avec toute la lenteur d'un cerveau embrumé par l'alcool : « On travaille ensemble. » « Bien sûr. Vous travaillez. » Saül appuie sur le mot d'un air moqueur, se rendant parfaitement compte de l'énormité de ses propos... mais sans franchement avoir quelque chose à faire du ridicule qui pèse sur ses propres épaules.

« Compare pas mon mariage à tes nouvelles lubies. » Parler de Ginny était un pari risqué, mais Saül n'y a franchement pas réfléchi. Sobre, il aurait fait la remarque exactement de la même manière. Auden devrait pourtant savoir que les agissements de son frère ne sont pas une lubie. Il y a longtemps que Saül vit, dans le secret de ses souvenirs, une histoire qui n'a jamais eu de point final. « Ton mariage est autant un échec que les miens. Papa serait si fier. » qu'il marmonne, grinçant au possible et, pour une fois, sans aucun mépris. Du côté des divorces, Saül est assurément plus rodé que son petit frère. Elise et Ariane se sont assurées d'offrir au quarantenaire deux scénarios sur lesquels il a pu aiguiser sa haine et sa déception.

Mais revenons à Weatherton. « Je te l’ai dit, on travaille ensemble. » « Oui oui, Modesto. » que l'homme d'affaires lâche, peu convaincu par la répétition de l'argument. Derrière le travail, Saül comprend facilement qu'un sous-entendu se cache. « Si tu veux te trouver un gigolo, vise quelqu’un de plus accessible. C’est tout ce que je te dis. » Un nom aurait pu venir à l'esprit embrumé de Saül, mais l'italien se contente d'en chasser le visage de sa mémoire d'un haussement d'épaules. « Conseil fraternel. » Auden fait un geste, aussi condescendante soit-il, et Saül s'écarte d'un coup sec, comme pour esquiver le contact. Des conseils fraternels, Auden n'en a jamais donné. Sinon au travers de cris et de méchants mots, Saül n'en a jamais donné non plus. Ils n'ont jamais eu ce genre de relation. « "Conseil fraternel" quand ça t'arrange. » Le quarantenaire se déplace assez pour pouvoir chercher Weatherton du regard dans la foule, mais le créateur a disparu. A-t-il filé en loges ? « Tu deviens sage. Tu crois que tu comprends ce que grandir veut dire, après toutes ces années ? » Déjà, Saül file en direction des coulisses du défilé. Il n'ira pas vraiment, sera glacé par la soudaine réalisation de ce qu'il est en train de faire, prendra un taxi qui le conduira chez lui, se soûlera jusqu'à l'endormissement. En attendant, le voilà qui nargue Auden en filant vers le dernier endroit où il a pu apercevoir James. « J'ai hâte de voir si son visage ressemble vraiment aux dessins que tu en as fait. » Son sourire suffira peut-être à prouver à Auden que de toute façon, Saül ne s'approchera pas du créateur.