Généralement, obtenir de nouvelles informations ou simplement des nouvelles, tout court, de la part de Chapman n’a rien d’une bonne chose. Et comme toujours, la généralité s’avère simplement être un fait. Lily pensait le problème derrière elle, simplement parce qu’elle n’avait pas entendu parler de lui depuis un moment, mais elle se rend désormais compte d’une seconde évidence: c’était tout à fait faux. Peut-être que, finalement, le silence dont a fait preuve l’officier de police pendant si longtemps n’a rien d’une bonne nouvelle pour elle ; peut-être qu’il a fait un bout de chemin de son côté, qu’il a compris ce qu’il n’aurait jamais dû comprendre, qu’il a aligné tous les indices laissés derrière elle depuis quasiment dix ans ou presque. Elle sait qu’elle est bien loin d’être irréprochable, tout simplement parce qu’elle n’a jamais eu à réfléchir sa vie de façon à couvrir son imbécile de frère, toujours le premier à commettre des actes tout aussi imbéciles.

Elle devrait le laisser tomber. Elle devrait arrêter d’utiliser toute son énergie, toute sa patience, et toute sa capacité à rester en dehors de prison et arrêter de couvrir un homme si férocement attaché à l’idée de faire des mauvais choix. Elle en a d’autant plus envie maintenant qu’il a pointé cette arme contre Alfie, contre lui-même ; maintenant qu’il a tout simplement eu avec lui une arme chargée, dans la même pièce que Lily, alors qu’il est de façon évidente incapable de gérer son caractère changeant. Elle a dit qu’elle le ferait, elle s’est dit qu’elle allait le faire ; et jamais elle n’a tenu parole. Elle l’a coupé de sa vie, parfois quelques mois, parfois pendant des années, mais Lily lui a toujours pardonné, sans jamais oublier. Il reste son frère et, quoi qu’elle en dise, cela signifie quelque chose à ses yeux. Il restera toujours son frère, leurs noms seront toujours associés même si elle en vient à se marier à nouveau un jour. Elle l’a compris en devenant une McGrath: changer de nom de famille ne peut pas suffire pour supprimer des années de vie.

Alors, elle craint ce qu’Eliot Chapman pourrait lui dire, d’autant plus dans une période où elle sait encore en vouloir profondément à son aîné et être incapable de parfaitement le défendre, quand bien même il en aurait bien besoin. Il ignore tout de ce qui se trame sous son nez, encore trop occupé à vouloir mettre une balle dans la tête de celui qu’il ose encore considérer comme son meilleur ami, sûrement. En sortant de la voiture, Lily souffle longuement, tentant de remettre de l’ordre dans son esprit avec le peu d’armes à sa disposition. Elle souffle aussi parce que le cinquième mois de grossesse a pointé le bout de son nez et que l’aspect de son ventre ne laisse plus trop de doute quant au fait que ce soit un très bon repas, ou un très petit enfant et un début de grossesse.

Sa main posée avec assurance autour de son ventre, toujours postée sur des talons - à peine moins haut qu’à son habitude -, la jeune femme entreprend de rejoindre l’entrée du poste de police, ne s’arrêtant devant les portes qu’à la vue dudit Chapman. Il est en pause cigarette, café, ou Dieu sait quoi encore ; ce n’est pas comme si cela l’intéresserait réellement. Et si Lily le salue d’un signe de la tête, elle ne perd pas le nord pour autant, pas de temps non plus. “J’espère que le sujet est vraiment important pour que j’aie dû quitter mon bureau en pleine journée.” Ce ne sont pas des menaces, bien sûr. Son ton est trop bas et trop calme pour que cela soit le cas, elle est simplement exaspérée que ce sujet soit encore et toujours d’actualité alors qu’elle pensait avoir été claire avec l’officier de police.

Les yeux rivés sur son téléphone, un café en main, Eliot était sorti prendre l'air avant de reprendre le cours de sa journée, qui s'annonçait intense. Il avait pris la décision de confronter une ultime fois la suspecte d'une enquête compliquée et venait d'avoir l'autorisation de le faire. Il avait besoin pour ça d'avoir l'esprit clair et reposé. Heureusement pour lui le combo du vent frais et du café lui avaient fait un bien fou, et le timing de l'arrivée de Lily juste devant lui n'aurait pas pu être plus parfait puisqu'il venait de vider sa boisson. J’espère que le sujet est vraiment important pour que j’aie dû quitter mon bureau en pleine journée. Le ton qu'elle avait employé était calme et contrôlé, comme toujours. Lily faisait preuve d'un sang froid assez impressionnant la majorité du temps. Pour autant, il esquissait un sourire narquois à l'entendre prononcer ces mots pleins d'audace. Le fait qu'elle puisse perdre patience à force de convocations était presque compréhensible, n'importe qui aurait pu avoir la même réaction ; Eliot lui même s'était déjà arraché les cheveux plusieurs fois à cause de la longueur de cette affaire qui s'étirait toujours plus. Mais avec les idées qu'il avait en tête et qu'il s'était faites de la jeune femme, les preuves qu'il avait récoltées, et alors qu'elle ne savait absolument pas pourquoi elle était ici, il la trouvait culotée de se présenter ainsi. Bonjour. Je suis certain que ce que j'ai à dire vous intéressera. Il s'empêcha d'en dire trop alors qu'ils n'étaient pas encore entrés dans le poste de police, bien que lui lancer de but en blanc ce qu'il pensait d'elle était réellement tentant. Pour Eliot, la jeune femme était coupable de meurtre - et potentiellement pas d'un seul. Elle n'avait qu'une chance : que les faits soient trop anciens pour qu'il ne puisse faire son travail correctement. Vous n'avez qu'à me suivre. Il lui emboîtait le pas, jetant son gobelet vide à la poubelle au passage. Et alors qu'ils s'étaient rencontrés dans son bureau lors de sa dernière visite dans les locaux, il avait choisi de l'emmener dans une autre salle pour cette fois, marquant bien la différence entre leurs deux échanges. Si le premier était cordial et simplement une recherche d'informations, celui d'aujourd'hui s'apparentait bien plus à un interrogatoire. Il invitait Lily à entrer dans la pièce et à s'installer, refermait la porte derrière eux et prit place face à elle sans attendre. Évidemment, il avait pensé à une façon d'aborder les choses avec elle sans l'accuser frontalement pour voir si elle se trahissait, mais le fait qu'elle soit visiblement enceinte et ne s'en cache pas avait attisé la curiosité de l'inspecteur. J'allais commencer par vous demander si votre deuil n'était pas trop difficile à vivre, mais je vois que vous avez déjà d'autres choses à penser. Félicitations. Il savait pertinemment que tourner en rond énerverait Lily, qui avait déjà fait preuve d'impatience en arrivant, mais qu'importe. Le fait qu'elle ait reconstruit sa vie si rapidement après le décès de son mari était pour lui une autre raison de se méfier d'elle. L'accouchement est prévu pour quand ? Il n'en avait pas grand chose à faire en réalité, mais l'information pourrait lui permettre d'en savoir plus sur la chronologie de sa vie ces derniers mois.

Convoquée une fois de plus au poste de police, Lily a appris à gagner en confiance, plus assurée que jamais à l’idée qu’Eliot ne trouvera rien contre elle et qu’il ne pourra jamais faire plonger qui que ce soit. Il peut avoir des soupçons (il en a, c’est certain) mais il n’a aucune preuve pour aller de pair avec. En d’autres termes, il n’a aucun pouvoir, parce que l’instinct n’est pas un argument recevable dans un tribunal, quand bien même le sien est plutôt bien aiguisé et que, dans un autre contexte, Lily l’aurait félicité pour être aussi doué dans son travail. A l’heure actuelle, c’est un fait qui la dérange bien plus qu’autre chose, raison pour laquelle elle se garde d’ajouter tout commentaire, se contentant de souligner qu’elle est une directrice très occupée et qu’elle n’a que peu de temps à accorder à des cafés mauvais bus au poste de police. Bonjour. Je suis certain que ce que j'ai à dire vous intéressera. Qui l’intéresse, peut-être. Mais qu’elle aimera entendre ? Rien ne semble moins sûr, raison pour laquelle Lily laisse échapper un regard quelque peu suspicieux, ne sachant faire autrement. Déjà, elle se demande ce qui a changé, et ce qu’il aurait pu découvrir. Elle préférait largement l’idée qu’il navigue à l’aveugle, cette dernière étant bien plus rassurante à ses yeux. Vous n'avez qu'à me suivre. La brune marque la cadence du bruit de ses talons contre le carrelage, son pas suivant docilement celui de l’inspecteur sans qu’elle n’impose la moindre retenue.

Son pas ralentit brièvement lorsqu’ils passent devant le bureau de Chapman sans que ce dernier ne marque un temps d’arrêt ou n’ouvre la porte. Au contraire, c’est sans hésiter qu’il continue de marcher plus loin dans le commissariat, d’où il ouvre une porte que Lily ne connaissait pas jusque-là, le tout pour la laisser face à une pièce encore plus vide et triste désormais. “Le décor change, à ce que je vois.” Elle ne lui demandera pas s’il la soupçonne directement de quoi que ce soit, parce qu’elle ne veut pas lui tendre une telle perche et lui offrir en retour la possibilité de l’interroger. Elle ne veut pas entrer dans son jeu, surtout, parce qu’elle a encore le maigre espoir que tout ceci ne soit qu’une erreur, un simple malentendu. J'allais commencer par vous demander si votre deuil n'était pas trop difficile à vivre, mais je vois que vous avez déjà d'autres choses à penser. Félicitations. - “Je suis enceinte et endeuillée. L’un n’empêche pas l’autre.” Le fait qu’elle s’apprête à devenir mère ne fera pas revenir Matt, à son plus grand dam, et ce n’est pas un sujet sur lequel elle a à mentir. Sa tristesse est véritable, quoi qu’en dise sa capacité à rapidement aller de l’avant et construire de nouveaux rêves et une nouvelle vie avec un autre. “Mais merci.” Elle ajoute après coup, n’en oubliant pas sa politesse. Elle ne le remercie pas parce qu’il est policier et qu’il a l’ascendant sur elle dans cette salle ; elle le fait simplement et naturellement, parce que les mots touchent son enfant et qu’elle est immensément heureuse à l’idée de l’accueillir bientôt dans sa vie. L'accouchement est prévu pour quand ? La brune échange un regard avec lui, bien consciente qu’il ne s’apprête pas à lui poser des questions autour de sa grossesse uniquement par curiosité, ou par envie d’en savoir plus. Sa curiosité est intéressée. “Janvier. Vous avez des enfants ?” Elle lui donne le bénéfice du doute: il est bien connu que l’avis des hommes sur la question a tendance à changer à partir du moment où ils deviennent pères, alors Lily lui offre la possibilité de lui dire que c’est bel et bien le cas. L’absence de photos ou de dessins sur son bureau tend pourtant déjà à lui faire savoir qu’il n’a aucune progéniture.

“Je ne cherche pas à être impolie, mais…” Mais Lily prend déjà place sur la chaise qu’elle devine lui être réservée pour les prochaines minutes. Elle aurait pu rester debout pendant de longues minutes sans s’en plaindre un seul instant, mais plus vite elle est assise et plus vite elle peut passer l’interrogatoire, et de fait ressortir d’ici. “Dites moi comment je peux vous aider, monsieur l’inspecteur.” Son regard immense et clair se plonge dans le sien, sans la moindre envie de s’en déloger à présent. S’il veut jouer, alors qu’ils jouent.

Eliot n'appréciait pas être mené en bateau. Il détestait la sensation d'être proche de la vérité sans pour autant pouvoir la pointer du doigts, et cette frustration avait eu le don de le rendre fou ces dernières semaines. Personne ne l'avait obligé à replonger dans ces dossiers lors de sa suspension ; il aurait tout aussi bien pu se contenter de ne pas vouloir faire ses preuves à nouveau auprès de services internes, d'attendre sans se mêler d'affaires qui n'avaient visiblement pas bénéficié d'une enquête très efficace - ou qui étaient mêlées à des histoires de corruption. Ils étaient pourtant bien là, Lily et lui, à pénétrer silencieusement dans l'une des salles d'interrogatoire. Le décor change, à ce que je vois. Simple formalité. Qu'il se contentait de répondre comme si de rien était, alors que le simple fait qu'elle note le changement suffisait à satisfaire l'inspecteur. A priori, rien ne pouvait perturber l'impartiale jeune femme qu'elle était. Et elle ne l'était pas plus alors qu'il se permettait une remarque sur sa grossesse tout en se demandant si le père de l'enfant risquait d'être retrouvé mort après un accident d'ici quelques mois ou années. Je suis enceinte et endeuillée. L’un n’empêche pas l’autre. Pourtant l'enchaînement relativement rapide des évènements dans la vie de Lily interrogeait Eliot. Mais merci. Il s'empressait de demander plus de précisions sur cette grossesse. Janvier. Vous avez des enfants ? Il se retenait de grincer des dents ; sujet sensible. Elle ne pouvait pas être au courant de cette information et il ne pouvait pas lui en vouloir d'essayer d'engager la conversation, peu importe son objectif en faisant ça. A vrai dire non. Mais ma vie personnelle n'est pas le sujet du jour. Et c'était un sujet qu'il n'avait aucunement envier d'aborder tout court. Il avait fermé la porte alors qu'elle avançait dans la pièce, se dirigeant déjà vers l'une des chaises pour s'y installer. Je ne cherche pas à être impolie, mais… Il la suivait de près, prenant place face à elle. Dites moi comment je peux vous aider, monsieur l’inspecteur. Il prit une longue inspiration et son air le plus sérieux avant de s'adresser à elle. J'ai relu des centaines de fois le dossier pour lequel nous nous sommes rencontrés ces derniers mois et je n'ai eu connaissance d'un détail important que récemment. Avec le comportement de Lily, les différents témoignages recueillis sur leur relation et celui d'une voisine appuyant l'idée qu'elle était victime de violences conjugales, Eliot n'avait pas douté longtemps sur le fait qu'elle avait un mobile pour mettre fin à ses jours. Le compte rendu de l'expert présent dans le dossier comportait de nombreuses incohérences vérifiables grâce à l'historique des travaux réalisés sur le véhicule dans son garage habituel et aux photos de la moto après l'accident. C'est pour cette raison qu'il avait obtenu l'autorisation de rouvrir le dossier. Et même si cette piste avait semblé être une impasse, l'inspecteur avait obtenu récemment la preuve que les documents avaient été falsifiés et qu'il y avait eu une altération du système de freinage de la moto de Callum. En bref, ou Lily savait bricoler, ou elle avait payé quelqu'un pour le faire à sa place. Vous avez l'air pressée alors je vais éviter de vous faire perdre votre temps avec des détails futiles. Si les sous entendus et les centaines de questions qu'il avait posées à Lily n'avaient jamais fait craquer sa carapace jusqu'ici, il décidait enfin de jouer franc jeu et d'y aller sans préambule ni précautions. Il était fatigué de ce jeu dans lequel il s'était laissé embarqué avec elle. Êtes vous impliquée dans la mort de Callum Ferguson ?

A vrai dire non. Mais ma vie personnelle n'est pas le sujet du jour. En apprenant qu’il n’a pas d’enfant, Lily s’en retrouve soulagée. Cela signifie que s’il devait disparaître, alors il ne laisserait pas des enfants innocents dans son sillage. Ce n’est qu’une information comme une autre, mais c’est une donnée qui est intéressante à prendre en compte. Par politesse, et parce que cela ne l’intéresse de toute façon pas outre mesure, la jeune femme se contente d’hocher la tête avant de replacer sa tête droite et son regard face à elle. A peine installée, pourtant, elle est la première à reprendre le cours de ses questions, n’ayant pas prévue de passer plus de temps que nécessaire au poste de police - et le simple fait d’y mettre les pieds est déjà une perte de temps en soi. J'ai relu des centaines de fois le dossier pour lequel nous nous sommes rencontrés ces derniers mois et je n'ai eu connaissance d'un détail important que récemment. Sur sa chaise, elle replace un peu mieux son manteau, pour qu’il n’ait pas à traîner sur le sol, dont elle n’ose même pas imaginer la saleté qui le recouvre. Elle écoute l’inspecteur, bien sûr, mais cela ne se fait que d’une oreille partiellement attentive. Elle attend surtout qu’il en vienne aux faits et qu’il n’ait pas peur de parler, chose qu’elle trouve toujours terriblement amusante lorsque cela se produit: il a beau faire quinze centimètres de plus qu’elle, il prend pourtant des pincettes à outrance, et il est bien loin d’être le seul. “Je suis curieuse, maintenant.” Lily rajoute simplement, pour lui prouver qu’elle écoute, mais surtout pour lui faire comprendre qu’elle a besoin qu’il aille au bout de ses pensées pour qu’elle ait quelque chose à lui dire en retour. Des détails importants, elle en aurait beaucoup à lui parler, mais étrangement elle ne risque pas de le faire, pour aucun d’eux. Son seul objectif consiste à faire semblant d’aider, mais elle ne risque pas de vouloir en faire davantage.

Sa veste parfaitement arrangée dans son dos, c’est ce dernier qu’elle colle à la chaise avec la même posture qu’un roi posant le peintre. Droite et fière, elle attend la suite, quand bien même elle se doute que rien ne semble aller en sa direction: si elle se trouve dans la salle d’interrogatoire, c’est que les choses commencent à devenir assez sérieuses, et qu’il touche peut-être un bout de vérité du doigt. Peut-être. Vous avez l'air pressée alors je vais éviter de vous faire perdre votre temps avec des détails futiles. Elle est pressée d’oublier cette histoire vieille de dix ans ; voilà ce dont elle est pressée. Êtes vous impliquée dans la mort de Callum Ferguson ? Il ose, donc. Intéressant. “Je vous demande pardon ?” Elle ose à son tour, sortant le grand jeu d’acteur. Si elle avait choisi une voie dans le cinéma, elle aurait été parfaite - et terriblement riche. “Callum et moi étions ensemble depuis des années. On prévoyait de fonder une famille. Je n’aurais jamais pu lui vouloir du mal.” Premièrement, elle lui rappelle le tableau de la situation. Le tableau qu’elle donne au premier venu, à qui veut bien l’entendre, ou simplement à qui se trouve dans les parages. “Attendez.” Finit-elle par dire, ses paumes de main levées entre eux, une seconde s’écoulant pour marquer la fausse réflexion qu’elle s’impose. “Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous pensez que son accident n’en était pas un ?” De quelles sortes d’informations dispose-t-il ? C’est tout ce que Lily veut savoir, pour ensuite mieux deviner comment les assimiler à sa propre cause par la suite. Tout n’est qu’un jeu de mensonges et de fausses vérités, et Eliot vient de se retrouver catapulté au beau milieu d’une partie à laquelle il aurait sans doute préféré ne jamais assister. Tant pis, et surtout, trop tard.

Je suis curieuse, maintenant. Évidemment qu'elle l'était. Qu'elle ne soit qu'une jeune femme innocente et impliquée par erreur dans toute cette histoire ou qu'elle ait réellement quelque chose à faire avec la décès de Callum, le fait qu'Eliot lui indique clairement avoir des informations ne pouvait qu'attirer son attention. Dans un cas cela remettait totalement en question son deuil, faisait remonter une période très compliquée de sa vie ; dans l'autre elle devait craindre qu'Eliot ne se rapproche un peu trop de la vérité - ce qu'il pensait. Il en avait eu marre de jouer à ce jeu dont il ne connaissait pas les règles avec Lily, aussi il avait décidé de s'en assurer en la jouant franc jeu avec elle, espérant qu'il réussirait à la déstabiliser au passage. Je vous demande pardon ? La jeune femme semblait surprise, mais pas choquée pour autant. Callum et moi étions ensemble depuis des années. On prévoyait de fonder une famille. Je n’aurais jamais pu lui vouloir du mal. Ce qui agaçait le plus Eliot dans son discours, c'était cette façon qu'elle avait de tout rendre parfait. Il avait l'impression de faire face à un discours rondement rédigé, prêt à être servi sur un plateau à toutes les occasions qui se présenteraient à elle. Ça sonnait trop carré pour être sincère. Attendez. L'inspecteur laissait Lily réfléchir et s'exprimer sans intervenir. Ses sourcils froncés, il l'observait en attendant qu'elle n'ouvre la bouche à nouveau. Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous pensez que son accident n’en était pas un ? Était-elle réellement surprise de cette information, ou sa réaction n'était-elle qu'un faux-semblant de plus ? Eliot avait informé Corey de ce fait plusieurs semaines auparavant, et il était persuadé qu'il aurait fini par le rapporter à Lily. Quoi que même en dehors de ça, le fait qu'elle se refasse convoquer ici aurait dû lui mettre la puce à l'oreille, elle qui était si perspicace habituellement. Effectivement. Il le disait comme si c'était évident, comme si ce n'était un secret pour personne, alors même qu'il y avait une petite chance qu'elle vienne réellement de l'apprendre. Le véhicule de monsieur Ferguson présentait une défaillance causée volontairement avant son accident. Donner des informations sans donner trop de détails, voilà un exercice auquel il détestait être soumis. J'imagine que vous ne savez rien à ce propos ? Son sous entendu était probablement malvenu, mais il était quelques peu fatigué d'essayer de deviner ce que Lily avait réellement en tête, d'essayer de discerner le vrai du faux dans ce qu'elle disait ou laissait transparaître. Il fouillait une seconde dans son dossier avant de ressortir un document sur lequel s'appuyer. J'ai également retrouvé un témoignage indiquant avoir entendu une confrontation entre monsieur Ferguson et vous même la veille de sa mort. Vous souvenez vous du sujet de la dispute ? Au fond, il se demandait comment l'enquête à l'époque avait pu être bâclée à ce point, avec tous les éléments qui composaient l'affaire.

Effectivement. Merde. De toute évidence, Lily avait mal jaugé la capacité de l’inspecteur à mettre sa vie sans dessus-dessous et, surtout, elle l’avait très largement sous-estimé. Il est en train de remettre en question des décennies d’un mensonge de circonstance qui plaisait à tout le monde, et il n’a aucune idée de ce dans quoi il vient de mettre le pied. Maintenant qu’il a posé le doigt sur l’accident qui n’en est pas un, il risque d’arranger toutes les autres pièces du puzzle rapidement, et ce n’est pas un risque que Lily peut décemment prendre. Elle doit trouver comment arranger toute cette situation, et le plus vite sera le mieux. Le véhicule de monsieur Ferguson présentait une défaillance causée volontairement avant son accident. Foutu Joseph, incapable de cacher les traces de ses actes. A cause de lui, ils risquent tous une place en prison. Bien qu’occupée à jouer le rôle de la veuve éplorée, encore et toujours, Lily ne nourrit pas moins une certaine colère à son égard. “Pardon, je… Je réalise à peine.” Qui aurait pu lui en vouloir ? Est la question rhétorique qu’elle ne pose pas elle-même, parce qu’il y a justement bien trop de personnes sur cette Terre qui avaient une raison ou une autre d’en vouloir à son petit-ami et à son penchant excessif pour s’attirer des problèmes.

J'imagine que vous ne savez rien à ce propos ?
“Non, bien sûr.”

Et si elle avait répondu il y a deux ans encore, cela n’aurait été que la plus pure des vérités, parce que Lily a longtemps été tenue à l’écart des véritables raisons de l’accident de Callum. Aujourd’hui, au moins, elle sait qu’elle doit mentir pour protéger sa famille. Si quelqu’un doit mettre Joseph derrière les barreaux, ce sera elle et seulement elle, quand elle l’aura décidé. Il est hors de question que la pseudo-justice s’en mêle avant l’heure. J'ai également retrouvé un témoignage indiquant avoir entendu une confrontation entre monsieur Ferguson et vous même la veille de sa mort. Vous souvenez vous du sujet de la dispute ? Foutu Joseph, foutus voisins aussi. Il n’en existe décidément pas un pour rattraper l’autre. Ils n’auraient jamais dû s’en mêler ; ou alors ils auraient dû le faire plus tôt, avant que le contrôle n’échappe des mains de tout un chacun. “Callum et moi avions nos différends, comme tous les couples.” Cette fois-ci, elle décide de ne pas dessiner le portrait de la parfaite famille, bien consciente que cela n’est pas une ligne de conduite évidente à tenir sur le long terme. Et la partie qu’elle vient d’entamer avec Chapman est vouée à perdurer pour un long, long moment. “J’étais enceinte, à l’époque. Les hormones amenaient leur lot de problèmes, tout le stress lié à l’arrivée du bébé aussi.” Mais aussi et surtout, Callum était un homme mauvais et même dangereux - apparemment, pourtant, ce n’est pas ce qui peut se dire d’un mort. “Je ne me souviens pas du sujet de la dispute, non, mais je suis prête à vous aider autant que possible pour savoir ce qui est réellement arrivé à mon petit-ami.” A l’aider autant que possible, mais surtout pour l’écarter de la vérité. Elle n’est pas toujours bonne à dire, contrairement à ce que tout le monde souhaite croire.

S'il pouvait se permettre de n'écouter que son instinct, Eliot aurait déjà mit Lily derrière les barreaux. Il n'arrivait pas à croire ce qu'elle lui disait, avait du mal à se laisser convaincre par son ton innocent et ses grands yeux attristés. Pour lui, quelque chose sonnait faux depuis le départ avec cette personne. Heureusement pour elle, il était loin d'avoir tous les droits et loin aussi de pouvoir se permettre de faire trop d'erreurs et de se faire remarquer. Il devait agir intelligemment et professionnellement au risque de se retrouver à nouveau sous la lumière de ses supérieurs, raison pour laquelle il essayait de prendre des pincettes avec la jeune femme qui lui faisait face - même s'il perdait patience un peu plus à chaque fois qu'il la rencontrait. Pardon, je… Je réalise à peine. J'imagine que ça ne doit pas être évident. Comprenait-elle qu'il ne compatissait pas du tout, en réalité ? Il aurait pu le faire s'il avait la sensation qu'elle était honnête avec lui. Il aurait même pu l'aider, si l'hypothèse qu'il avait concernant Callum s'étaient avérées justes et qu'ils en avaient parlé. Ce n'était pas le cas, alors il tentait de piéger Lily pour lui soutirer des informations ou lui donner envie de passer aux aveux, ce qui ne fonctionnait pas. Elle était trop intelligente pour craquer si rapidement. Non, bien sûr. Évidemment. Comment aurait-elle pu être au courant, après tout ? Son sarcasme était plutôt évident, mais l'inspecteur faisait comme si de rien était. Callum et moi avions nos différends, comme tous les couples. Au moins elle avait arrêté d'essayer de faire croire que leur relation était parfaite en tout points. J’étais enceinte, à l’époque. Les hormones amenaient leur lot de problèmes, tout le stress lié à l’arrivée du bébé aussi. Je ne me souviens pas du sujet de la dispute, non, mais je suis prête à vous aider autant que possible pour savoir ce qui est réellement arrivé à mon petit-ami. Son discours de fiancée dévouée, si longtemps après les faits, continuait d'intriguer Eliot. Très bien, je vous en remercie. Qu'il répondait, peu convaincu lui même. Depuis qu'il avait repris ce dossier, il n'avait pas trouvé Lily très coopérative. Mais il ne pouvait qu'admettre que l'ancienneté des faits n'arrangeait pas ses affaires. Remonter tellement d'années en arrière compliquait largement son enquête, et il risquait de faire face trop souvent à l'excuse "je ne m'en souviens pas" ; un obstacle qu'il ne savait pas encore comment déjouer. Je sais que ça remonte à longtemps, mais pourriez vous essayer de vous remémorer le jour de son décès ? Vous souvenez vous de ce que vous faisiez ce jour là ? Malheureusement pour lui le dossier comportait peu de précisions à ce sujet. A l'époque, son rôle de veuve éplorée devait lui sied à la perfection et personne n'a dû insister pour lui poser des questions. Qui avait envie de replonger une jeune femme en pleine détresse dans son malheur ? Lui, visiblement, l'aurait fait.

Elle s’excuse en marmonnant une faiblesse d’esprit, son cœur faussement mis à mal par le rappel de la mort de son ex petit-ami. Cela toucherait n’importe qui, peu importe le nombre d’années écoulées, alors elle se contente de rejoindre le mouvement, là où normalement personne n’aurait pu trouver cela étrange. Pourtant, Lily voit bien que l’homme face à elle croit de moins en moins à ses dires au fur et à mesure de ses explications, ce qui n’a absolument rien pour la rassurer. Elle a beau être passée maîtresse dans l’art du mensonge, elle risque désormais bien trop pour ne pas ressentir une certaine pression sur ses épaules. J'imagine que ça ne doit pas être évident. Il imagine bien, regardez donc l’inspecteur. Lily se retient de prononcer toute raillerie, tout comme elle se retient d’esquisser le moindre faux sourire. Elle hoche la tête docilement, voilà tout ce que le contexte lui donne le droit de faire.

Lentement mais sûrement, la jeune femme lui dresse à nouveau le désor de sa situation qui était la sienne, à l’époque, à un ou deux mensonges près: un couple heureux, un enfant en route, la vie devant eux. Et si Joseph n’avait pas eu l’idée de s’en mêler, les choses seraient restées ainsi, et elle aurait été exemptée de toute interrogation au poste de police, lesquelles commencent à se conjuguer au pluriel et elle de sincèrement perdre patience maintenant qu’elle voit l’étau se resserrer autour de sa personne. Je sais que ça remonte à longtemps, mais pourriez vous essayer de vous remémorer le jour de son décès ? Vous souvenez vous de ce que vous faisiez ce jour là ? Enfin, une bonne fois pour toutes, Lily comprend qu’elle doit changer son fusil d’épaule. Il ne la croit pas, et elle est peu à peu en train de perdre toute crédibilité à ses yeux, peu importe à quel point elle essaie de favoriser la vérité face aux mensonges. Alors, enfin, elle s’octroie le droit de laisser ses lèvres s’étirer dans un doux et fin sourire, dénotant particulièrement avec le contexte de leur discussion. “Je vais rentrer, monsieur Chapman. La grossesse n’est pas facile tous les jours.” Elle se sent parfaitement bien, évidemment, et elle ne cherche pas même à donner du poids à son excuse: il sait déjà aussi bien qu’elle que la grossesse a bon dos. “Mais vous pouvez toujours demander à mon avocat, n’est-ce pas ? On l’attendra, à l’avenir, pour toute autre question.” Son regard s’ancre désormais dans celui de l’inspecteur. S’il souhaite la considérer comme une suspecte, alors il devra se plier à la loi australienne et à son droit fondamental d’avoir un avocat. Cela devrait lui donner assez de temps pour qu’elle trouve une solution à toute cette histoire, sans prendre le risque d’un quelconque procès ou Dieu sait quoi encore. Elle ne peut pas se permettre une telle chose, elle ne veut pas que ça se sache, et elle ne veut pas non plus ternir son image. Lily trouvera une solution, quoi qu’il lui en coûte et, de son côté, Chapman se contentera d’officiellement attendre le contact de son avocat pour la convoquer à nouveau, cette fois-ci de façon bien plus officielle. “J’imagine que je vous souhaite une bonne journée.” Commente-t-elle finalement, une main autour de la anse de son sac à main, l’autre sous son ventre qui commence à peine à gonfler.