Sa vision est brouillée, le monde s’est parré d’un voile sombre sans que ce ne soit uniquement dû à l’orage soudain les ayant entouré. Dans son esprit, le silence est parfait. Sur les lèvres des passagers, il n’a aucun mal à lire leurs cris et leur terreur. Pourtant, tout reste sourd. Depuis l’annonce de leur capitaine, depuis qu’ils sont sous le coup d’une malédiction (appelons les choses telles qu’elles sont, non ?), il est lui aussi en proie à une panique qui l’immobilise. Il ne sait pas s’il a déjà été touché ou s’il le craint simplement maintenant qu’il sait que c’est possible. Il ne sait pas grand chose, en réalité, et pour un spécialiste du paranormal tel que lui, habitué à murmurer aux oreilles des défunts et de ceux qui n’ont jamais été, c’est un moment de vie particulièrement difficile à vivre.

Il aurait pu aider, il aurait pu utiliser son esprit et ses ustensiles pour trouver ce crâne. Les bâtons se seraient croisés pour donner le chemin à suivre, on lui aurait sûrement donné des indices grâce à la mémoire des défunts passés par-dessus bord, ceux qui ont déjà vu et vécu. Il aurait pu, si son cerveau n’était pas déjà contaminé, si tout son matériel n’était pas resté sur la terre ferme puisqu’on lui avait promis un dîner mondain et certainement pas son  dernier repas. Dehors, l’orage gronde, ou peut-être sont-ce les cris des êtres au fond de l’océan, ceux-là même qu’il jurerait entendre remonter à la surface par bancs entiers.

A contre courant, il joue de ses épaules et de sa taille pour se frayer un chemin au travers de la foule fuyant vers la proue, à la recherche d’un mince espoir. Lui n’en a déjà plus, simplement guidé par une mélodie inconnue dont il est incapable de dire si elle est réelle ou non. “Ben. Ben faut y aller.” Ca ne sert plus à rien, maintenant. La main contre son épaule, le regard désolé, il tente au moins d’aider son cadet, sans encore savoir comment s’y prendre.

@ruben hartfield

Tout le monde courrait dans tous les sens, s’agitait alors qu’il aurait fallu garder son calme. Certains semblaient même être résignés et laissaient la peur de côté pour se contenter d’accepter leur destinée. La malédiction, annoncée par le capitaine du bateau quelques heures plus tôt, ne laissait pas trop de place au doute: ils allaient tous périr sur cette embarcation s’ils ne se mettaient pas à la recherche de ce maudis crâne. Ca ne donnait pas envie, de se jeter à corps perdu dans cette aventure; après tout, il était connu que les artéfacts de ce type ne devaient pas être découverts, et qu’ils n’apportaient que malheur par la suite.

Et ce n’était pas celui qui mettait une main sur son épaule qui allait dire le contraire. « Ben. Ben faut y aller. » Rhett, spécialiste de toutes les choses anormales et sortant de l’ordinaire, lui qui avait toujours eu l’esprit dans dix mondes à la fois, savait à quel point il ne fallait pas rire des mythes et légendes qui avaient été établies au fil des années sur les objets dits méliques. « Rhett ! » Soulagé de voir son frère à ses côtés, par réflexe, Ruben le prit dans ses bras. C’était grâce à ce dernier s’il avait pu être sur ce bateau aujourd’hui, mais il n’était plus sur d’être aussi heureux que le jour où il lui avait proposé d’embarquer avec lui. « C’est vrai, la malédiction ? Dis moi que c’est pour nous faire peur, Rhett. » Lors des situations compliquées, Ben avait tendance à redevenir un petit garçon aux côtés de son frère. Surtout qu’en ce moment, la panique était en train de monter en lui, qui ne supportait pas le désordre de cette sorte et surtout, ce qui pouvait s’en suivre. « J’ai vu des gens se jeter par dessus bord, comme si tout espoir était réduit à néant. Tu t’y connais toi, dans ces trucs là. » Ce fut à son tour de poser ses mains sur les épaules de son aîné, le regardant les yeux dans les yeux. « Dis moi que c’est pas sans espoir, hein ? »

« Rhett ! » L’étreinte de son petit frère, en plus d’être la bienvenue, est particulièrement nécessaire. Il est soulagé de l’avoir à l’oeil, ne serait-ce parce que cela prouve qu’il est encore en vie, qu’il est encore en pleine santé. Qu’il est encore là. Il resserre l’étreinte autour de ses épaules, souffle contre son cou, rassuré. Tant qu’ils restent ensemble, tout n’est pas perdu. « C’est vrai, la malédiction ? Dis moi que c’est pour nous faire peur, Rhett. » Il caresse doucement ses cheveux, incapable de lui mentir et pourtant incapable de statuer la vérité pour autant. Il ne veut pas lui dire qu’ils sont voués à mourir. “J’ai déjà entendu parler du Bunyip, je pensais que ce n’était qu’un mythe.” Parce que lui-même n’y a jamais cru, il n’a jamais pensé qu’une telle bête pouvait exister, il a rejeté la faute sur les spécialistes sensationnalistes qui ne recherchent que l’extravagant et l’argent allant avec.

« J’ai vu des gens se jeter par dessus bord, comme si tout espoir était réduit à néant. Tu t’y connais toi, dans ces trucs là. » Il dépose ses mains sur les épaules de Rhett et l’observe dans les yeux, contact que l’aîné ne rompt pas. Lui aussi a besoin de sa famille. « Dis moi que c’est pas sans espoir, hein ? » - “On va faire tout ce qu’on peut, Ben, d’accord ?” Ils n’y arriveront pas, il le sait déjà, mais il veut tout de même essayer, parce qu’il en va de leur vie. “Tu veux pas jouer un morceau, hm ?[” C’est le moment le moins opportun au monde pour une telle chose, bien sûr, et ces mots sont un aveux de culpabilité de la part d’un grand frère qui ne voit là aucune solution. Certains sont partis en quête du crâne, et quand bien même ils arrivent à le trouver: qu’en feraient-ils ? “La première musique que Jackson t’a apprise.”

Peut-être que les questions qu’il posait à son aîné étaient un peu idiotes, et que juste l’ambiance qui régnait autour d’eux aurait pu être suffisante pour éclairer sa lanterne. Mais rien n’était jamais mieux que d’être réassurer par son grand frère, et il ne refusait pas l’occasion alors qu'elle lui avait tendu presque littéralement les bras. « J’ai déjà entendu parler du Bunyip, je pensais que ce n’était qu’un mythe. » Il déglutit avec peine, Ben, alors que face à lui désormais, Rhett semblait autant déstabilisé que beaucoup d’autres sur ce bateau. Merde, ce n’était pas bon signe; il avait l’habitude de trainer dans des histoires étranges, le grand Hartfield, et si même lui n’était pas assuré quant à l’issue de cette situation… Une slave de frissons s’élança le long de l’échine de Ruben.

« On va faire tout ce qu’on peut, Ben, d’accord ?» Les sourcils du plus jeune  se froncèrent assez rapidement, alors que son corps avait compris avant son esprit le sous-entendu que son ainé essayait de lui communiquer. Car si Rhett ne lui confirmait pas que l’espoir était encore vivant, c’était surement qu’en l’occurence, ce dernier avait disparu avec le peu de tenue qu’avait le public à bord de ce paquebot. « Non, Rhett, non… » Il ne pouvait pas être celui perdant espoir, pas lui. « Tu veux pas jouer un morceau, hm ? » - « Rhett… » Il avait toujours apprécié l’écouter jouer, là n’était pas vraiment la question; c’était pour cette raison même d’ailleurs qu’il avait précisé qu’il viendrait sur le bateau avec un +1, comme il était de coutume, pour une place chez les musiciens présents à bord. « La première musique que Jackson t’a apprise. » Dans le regard de Ruben, déjà, la tristesse et une légère pointe de détresse se faisaient voir. « Si tu me demandes ça… » C’était que la fin était proche.

Alors, comme pris d’un moment de panique, Ruben s’écarta de son ainé, commença à faire les cent pas, les deux mains sur la tête. « Tu connais bien les montres comme ça, les légendes ridicules c’est ton domaine. Je suis sur que tu connais quelque-chose qui pourrait faire que… » Qui pourrait permettre de faire reculer la fin du monde, en quelques sortes. « Tu sais très bien que j’adorerais jouer celle que Jackson m’avait apprise, mais Rhett, si je fais ça… » Cela voulait dire que c’était la fin, et que l’espoir n’était qu’un rêve désormais non-atteignable du bout des doigts.

« Non, Rhett, non… » L’étreinte se resserre, véritable aveu de culpabilité autant qu’excuses sincères de la part de l’aîné. Il est désolé, tellement désolé. Il aurait voulu que les choses se passent autrement, il le jure. Il aurait voulu que cette croisière soit pour eux l’occasion de souffler, c’est d’ailleurs tout ce qu’elle aurait dû signifier, jamais rien de plus. « Rhett… » - « S’il te plaît. » Ce n’est pas le bon moment pour lui faire une telle demande, et pourtant c’est tout ce à quoi Rhett se raccroche, ayant déjà perdu toute capacité à se battre pour sa survie. Il souhaite simplement entendre son frère jouer une dernière fois et, qui sait, cela pourrait être suffisant pour calmer les âmes terribles de ces animaux. « Si tu me demandes ça… » - « C’est juste que je veux entendre mon petit frère faire ce qu’il fait le mieux. » Il coupe, quand bien même la véritable suite et fin de cette phrase aurait dû être: une ultime fois.

Pourtant, il doit se rendre compte de l’évidence: Ben ne veut pas jouer pour lui. Ben veut se battre. « Tu connais bien les montres comme ça, les légendes ridicules c’est ton domaine. Je suis sur que tu connais quelque-chose qui pourrait faire que… Tu sais très bien que j’adorerais jouer celle que Jackson m’avait apprise, mais Rhett, si je fais ça… » Sa tête, à nouveau, ne fait que bouger de droite à gauche. Il ne sait faire que ça, marquer la négation: non, il n’a aucune idée de ce qui pourrait apaiser des monstres comme ceux-ci. Non, il ne sait pas quoi faire pour leur donner envie d’aller voir ailleurs s’ils y sont. Non, il n’a aucune idée de rien du tout, à vrai dire. Pour la première fois depuis longtemps, il est perdu. “Essaie. Je suis sérieux. Ils cherchent le crâne, nous on essaye autre chose: joue.” Il a toujours entendu les esprits dire du bien de cette mélodie précisément, alors qui sait, le surnaturel pourrait se retrouver pris au piège à cause de ses propres âmes qui l’habitent ? Ils ont peut être la réponse à leur plus grand problème juste sous les yeux, il est de leur devoir d’au moins tenter d’essayer. Au moins ça. “Je vais trouver un mégaphone pour parer au bruit de la tempête.” Aux orages, autant qu’aux vagues qui s’écrasent contre la coque du navire.

« S’il te plaît. » Dans toutes autres circonstances, il serait surement heureux d’entendre son ainé le supplier de la sorte. Aujourd’hui il n’en tirait aucune satisfaction. « C’est juste que je veux entendre mon petit frère faire ce qu’il fait le mieux. » Le compliment était sincère, c’était peut-être ça le pire. La demande de Rhett venait du coeur, là où la raison n’aurait plus réellement sa place à travers une bataille sans queue ni tête qui s’élançait face à un monstre, face à une malédiction, face à - ça donnait presque le tournis tout ça. Il voulait entendre ce que son petit frère faisait de mieux, mais ce dernier n’était pas d’avis de tourner son regard de l’affolement général et du vrai problème. Ils avaient encore le temps, il avaient les possibilités et les capacités pour se sortir de là. Ils ne pouvaient pas se permettre d’abandonner aussi facilement.

Mais Rhett n’était pas de cet avis, et c’était surement ce qui donnait vraiment la chair de poule et filait cette peur vertigineuse au jeune Hartfield. Il confirmait par des signes de têtes, des balancements de gauche à droite qu’il n’y avait aucune information en sa possession qui pourrait les aider. Là où d’habitude, il aurait eu la solution, Rhett semblait être déterminé à laisser les choses leur tomber dessus pour une fois. « Essaie. Je suis sérieux. Ils cherchent le crâne, nous on essaye autre chose: joue. » Ce n’était pas les larmes que retenait Ruben en cet instant, mais son envie de crier sur son aîné qui s’atteler à des tâches ne portant aucune logique. Jouer du piano, maintenant ? « Je vais trouver un mégaphone pour parer au bruit de la tempête. » - « Ca fera rien de bon, Rhett… » Mais ce dernier était déjà en quête de l’objet, du trésor, qui serait apparement la clef de leur histoire. Soupirant, Ben le suivit, le pas martelant le sol en bois qui semblait comme résonner du tréfonds des enfers à chaque pas marqué. « Ces gens ont besoin d’être sauvés, ils ont pas besoin d’un type comme moi. » Il attrapa avec force le bras de son aîné pour forcer ce dernier à se tourner vers lui. « Je veux pas leur donner de l’espoir si y’en a pas, Rhett. Tout mais pas ça. » Ou peut-être était-ce justement ce dont ils avaient tous besoin: d’un peu d’espoir, d’un peu de courage, sous une forme inattendue. Encore un effort, Rhett, juste un tout petit peu.

« Ça fera rien de bon, Rhett… »
T’en sais rien, Ben. T’en sais absolument rien.
Rhett non plus n’en sait rien, certes, mais au moins il fait de son mieux pour proposer des réponses et des solutions, quitte à se montrer infiniment trop utopiste pour que cela soit crédible. Ben est trop jeune pour mourir, il est trop talentueux pour ne pas le montrer au monde tout entier et bien plus encore. De toute façon, l’aîné n’écoute déjà plus le plus jeune, à la recherche de l’objet de ses désirs pour amplifier le son, lequel il finit par trouver assez rapidement, à sa plus grande surprise et, surtout, soulagement. Ils essayent. Il essayent très fort.

« Ces gens ont besoin d’être sauvés, ils ont pas besoin d’un type comme moi. » Il lui attrape le bras avec force, forçant Rhett à s’arrêter dans son élan et retrouver les yeux clairs de Ruben. « Je veux pas leur donner de l’espoir si y’en a pas, Rhett. Tout mais pas ça. » - « Ils ont aucune idée de ce qu’on essaye de faire. Je… Ben, écoute. » Il déloge assez violemment son bras de son emprise, conscient qu’il ne s’apprête pas à avoir des mots que le plus jeune Hartfield pourrait avoir envie d’entendre. “Si on fait ça… On va attirer toutes ces créatures et…” Si le plan de Rhett fonctionne, ce sera à leur tour à elles de se retrouver hypnotisées et inoffensives, à la merci de tous. Mais si Rhett a tort, ô… Ils auront amené une meute de loups enragés et affamés à leur suite, sans qu’ils ne puissent s’enfuir d’une façon ou d’une autre. Ils feront des proies de choix, immobiles, insouciantes. C’est un plan de génie, ou un véritable suicide assisté, et ils ne peuvent pas prévoir ce qui l’emportera. “Je t’aime Ben. Je veux juste que tu le saches. Et… je sais que tu feras le bon choix.” Qu’il reste ou parte, il fera le bon choix. Quoi qu’il en soit, Rhett, lui, essaiera de jouer ce fameux morceaux, avec ses maigres talents, parce que l’idée vaut la peine d’être mise à exécution.

Le geste d’arrêter Rhett en plein élan, alors qu’il partait déterminé dans son idée, n’était pas le mouvement de génie auquel avait pensé Ruben en l’imaginant mais tant pis: ça avait au moins le mérite d’avoir pleinement attiré l’attention de son ainé. « Ils ont aucune idée de ce qu’on essaye de faire. Je… Ben, écoute. » Le brun face à lui exprima assez rapidement son mécontentement en retirant son bras de l’étreinte dans un geste autant brusque qu’avait été l’arrêt forcé. Les yeux de Ben ne lâchaient pourtant toujours pas ceux de son aîné, comme s’il était prêt à entendre et écouter toutes les paroles, tous les mots, que ce dernier pourrait lui donner. L’exemple qu’il avait suivi toute sa vie, sans même s’en cacher, qui s’apprêtait à essayer de lui montrer de nouveau la voix. Il n’était pas partant pour être de ceux qui amusent la galerie alors que la malédiction et les montres prenaient le pouvoir à bord du navire. Mais si Rhett avait raison et que leur but était ce dernier ? Si finalement, ils ne pouvaient se permettre autre chose ?

« Si on fait ça… On va attirer toutes ces créatures et… » Les yeux du cadre s’écarquillèrent sans une seconde de latence. Il n’avait pas la voix de la sagesse, ou un plan de génie: il avait simplement perdu la boule. Son frère avait perdu la raison et se mettait à élaborer des plans voués l’échec en veux-tu en voilà. « C’est du suicide Rhett de faire ça… » Comme ça l’était surement de ne rien faire du tout; mais quitte à tenter quelque-chose, autant que ce soit pour se sortir d’affaire en cherchant le fin mot de cette histoire plutôt qu’en attirant tous les montres à eux, non ? N’était-ce pas là l’idée de génie que Garrett aurait du avoir ? « Je t’aime Ben. Je veux juste que tu le saches. Et… je sais que tu feras le bon choix. » - « Non, Rhett non… » Et déjà, son ainé partait pour mettre son plan à exécution. Et si l’espoir de Ruben n’avait pas été si développé, et si il n’avait pas autant envie de s’accrocher à la vie - et s’il n’avait pas vu qu’il était peut-être possible de résoudre ce mystère, parce-qu’après tout les chances étaient du côté de ceux qui tentaient dans cette histoire -, il serait allé aux côtés de son frère, il aurait suivi son exemple. Rhett était surement devenu fou à lier, à vouloir attirer les monstres à lui, et Ruben pleurait déjà silencieusement celui qui avait été un modèle pendant tant d’années. « Je t’aime aussi Rhett… » Mais les mots du jeune Hartfield furent avalés par le bruit de la musique, et des voix qui s’élevèrent par dessus la mélodie, alors qu’il jetait un dernier regard en arrière à son aîné qui serait peut-être le héros de cette sombre histoire.