Le monde peut bien en venir à sa fin, cela n’a aucune sorte d’importance. Elle a reconnu la silhouette de Walker au loin, lui et sa tête qui dépasse de celle de tous les autres, justement, lui et ses yeux d’un bleu glacé qu’elle craint de voir virer au noir, comme ce qu’elle a pu observer chez d’autres avant lui. Lily ne croit pas un seul instant à cette histoire de Bunyip, de crâne, de malédiction. Ils traversent simplement une tempête et si la raison pour laquelle ils ont décidé d’apeurer tout le navire lui échappe totalement, elle n’en oublie pas son objectif pour autant: attraper ce malfrat. Sa tenue de soirée laisse ses épaules apparentes et son buste compressé, la traîne blanche qui la suit subtilement est piétinée par une foule terrorisée. Contre sa cuisse, elle sent toujours son arme de service, prête à être dégainée à tout instant grâce à la fente de sa robe créée juste à côté. Elle n’a pas envie d’en faire usage, mais elle n’hésiterait pas, qu’il soit humain ou pseudo-animal - et tant pis si quelqu’un se cache dessous.

“Walker ! Mains en l’air !”

La voix de la jeune femme gronde en arrière-plan de l’orage, ses mains posées sur son arme dont elle n’a pas encore enlevé le cran de sûreté. Il y a encore des civils à ses côtés, et le bateau est trop peu stable pour qu’elle prenne le risque de tirer et toucher quelqu’un d’innocent. “C’est fini pour toi.” Il a tenté de quitter le pays pour s’enfuir des griffes de la police mais son historique le suit de trop près pour cela. Il a escroqué trop de personnes et énervé trop de puissants pour s’en sortir aussi simplement et rapidement, cela ne fait plus aucun doute et, surtout, cela explique la présence même de Lily sur ce bateau, à ses côtés.

Finalement, elle pivote son arme sur la droite pour l’inviter à sortir de la salle de réception, ayant bien plus dans l’optique d’avoir une discussion avec lui dans la salle des machines, où personne n’ira jamais les chercher, ni l’un ni l’autre. “Plus vite que ça.” Le temps leur est compté, aujourd'hui plus que jamais.

« Tout pour toi ma jolie. Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? » Il fanfaronne et fait le coq, Walker, mais en réalité il n’a aucune idée de la chance qui est la sienne d’avoir été enfin retrouvé et arrêté par Lily. Il peut aussi dire merci au capitaine et à son histoire à dormir beaucoup, le chaos général ayant aidé à le retrouver au milieu de la foule en panique: lui ne l’est pas le moins du monde. La brune passe outre ses mots, n’ayant pas le temps de tomber dans un tel jeu si masculin. Pendant un moment, le temps semble se figer malgré l’environnement fuyant autour d’eux: chacun pose son regard sur l’autre sans oser le bouger, et justement personne ne le fait, peu importe à quel point ils se retrouvent bousculés. C’est Lily qui y met finalement un terme, demandant à l’homme de changer de pièce pour qu’ils sortent du passage.

« Elle est autoritaire la petite dame, j'aime ça. » Et lui, il est un cliché ambulant qui ne vaut pas la peine à Lily de répondre. Il ignore simplement à quel point ses mots sont mal venus. La main de la policière se pose finalement contre sa cuisse, où elle a reposé son arme pour ne pas faire davantage peur à la population de la Narelle. Et quand bien même elle restait prête à le dégainer à tout instant à nouveau, elle n’a pas su anticiper le geste du malfrat qui profite du changement de pièce pour la plaquer contre un mur. La taille de la jeune femme rivalise presque avec celle des autres bandits qu’elle attrape, hommes ou femmes, mais pour observer Channing dans les yeux et mêler la haine à l’exaspération, elle doit bien trop lever les yeux à son goût. « Ma jolie madame Smith, j'ai vraiment pas le temps pour ces bêtises. » - “Tu as deux secondes pour te reculer sinon je te tire dans le pied.” Elle n’a pas eu le temps de parer son attaque, mais elle a au moins pu sortir son arme. Finalement, le fait qu’il ait refermé la porte derrière eux pour empêcher qui que ce soit de les entendre est une bien meilleure chose qu’il pourrait le penser. “Ou ailleurs, si tu préfères ?” Le bout du canon vise une zone plus intime alors qu’elle, au contraire, ne dégage toujours pas son regard du sien. “Tu ne comprends vraiment pas, alors ? Je ne suis pas là pour t’arrêter, imbécile.” Elle aurait aimé qu’il comprenne et lui saute dans les bras, comme dans les histoires qu’elle se raconte la nuit. Il semble n’en être rien.

« Je suis friand de ces petits jeux tordus. » - “Ca n’a rien d’un jeu, mon chou.” Elle sourit à son tour, son regard ne lâchant pas celui du malfrat, comme si elle tentait d’en deviner les variations, au cas où il lui viendrait la très stupide et très mauvaise idée de s’enfuir par lui-même. Lorsqu’on a une arme pointée sur soi, la donne normale des choses change: le jeu n’est plus équitable, encore moins juste. Il n’est pas assez téméraire pour oser une telle chose, pourtant, et le fait qu’il accepte d’esquisser un pas en arrière tout en levant les mains soulage quelque peu Lily, elle doit bien l’avouer.

Elle ne révèle pas de suite sa véritable identité derrière le personnage qu’il nomme Smith, sans doute gardant encore un maigre espoir qu’il puisse la reconnaître, par l’opération du Saint Esprit. « Non... ? Tu veux me faire part de tes états d'âmes ? Vous n'êtes pas très bavards vous les flics, pourtant. » La brune souffle, bien plus parce que c’est une réponse de mise en cet instant que parce qu’elle est étonnée ou même déçue. Après tout, préserver son ego est toujours la priorité des hommes tels que lui, elle n’en est pas étonnée. « Ce n'est pas la première fois qu'on se croise, pas vrai ? » - “Non, en effet.” Et maintenant, ils ont fini de jouer. Ils n’ont pas le temps de jouer aux devinettes, pas le temps de s’attarder non plus. Sans plus lui expliquer la situation, elle range l’arme dans son étui, sans plus la moindre idée de le sortir à nouveau de là. Ils ont joué le jeu devant l’équipage, c’est bien suffisant. “A partir de maintenant, tu vas t'appeler Thomas Howard.” Un nom générique, passe partout. Le genre de nom auquel personne ne fait attention, même s’il correspond à celui d’un grand homme aux yeux envoûtants. “C’est le nom que tu utiliseras aux Amériques. Le voyage sera long, je ne vais pas te mentir, mais personne n’ira te chercher là-bas.” Du bout de la main, elle lui tend ses nouveaux papiers parfaitement faux, parfaitement réalisés aussi. Les billets d’avions et de trains s’y mêlent: il part dans deux jours. “Des questions ?” Il n’a pas le droit à l’erreur, alors c’est maintenant ou jamais.

Puisqu’il n’attrape pas les papiers d’identité et de voyage qu’elle lui tend, Lily attrape elle-même la main de l’homme face à elle pour l’ouvrir et y loger les précieux documents. Elle n’a pas le temps pour ses états d’âme: il en a encore moins le temps. Il ne comprend pas, rigole nerveusement, et malheureusement elle ne peut pas totalement l’aider à comprendre la situation, bien qu’elle cache encore volontairement la plus importante pièce du puzzle, laquelle suffirait à expliquer la raison de son geste. « Tu fais erreur. Une grosse erreur, même. » C’est lui qui en fait une s’il pense avoir son mot à dire dans ce plan. Il concerne sa vie tout entière, c’est vrai, mais d’autres (comprendre: Lily) ont décidé pour elle et il est hors de question qu’il juge nécessaire de changer une partie du plan. « J'apprécie, mais j'ai pas payé qui que ce soit pour de nouveaux papiers. Je ne suis pas le voyou que tu cherches. » - “Et je ne suis pas corrompue.” Jamais Lily ne se serait laissée attirer par une somme d’argent ou une autre pour faire échapper un malfrat. Elle ne mange pas de ce pain là et est sans nul doute outrée qu’il puisse le penser aussi simplement.

« Mon nom c'est bien la seule chose que j'ai, je veux le garder. Peu importe qu'il soit fiché de partout et placardé sur tous les murs de la ville. » C’est au tour de la jeune femme de secouer la tête de droite à gauche, elle qui n’avait pas anticipé qu’elle ferait face à une telle tête de mule. Même en lui proposant une sortie de secours, il continue et s’efforce à s’enfoncer dans son orgueil. “Ecoute moi bien, Thomas. Tout le pays est à ta recherche, on raconte que l’Asie t’en veut aussi.” Son nouveau prénom, il devra s’y habituer, qu’il le veuille ou non. Thomas, Thomas, Thomas. “Je me moque de ce que ton égo désire. Tu ne survivras pas, ici. Et il est hors de question que j’ai ta mort sur la conscience, d’accord ? Je…” Je ne me le pardonnerais pas. Elle arrête les pires criminels du pays pour les envoyer sur la chaise électrique, c’est une chose. Mais pas Channing. Pas lui.

Un ton plus bas, son regard désolé rivé vers le sol, elle en profite finalement pour ajouter une liasse de billets à l’équation, rassemblée uniquement pour lui. “Avec ça, tu devrais avoir de quoi t’en sortir pour quelques temps.” Trois mille dollars, soit une véritable fortune pour leur époque. Finalement, lorsqu’elle relève la main sur lui, ce n’est que pour poser sa paume contre sa joue et la caresser doucement, plus proche du brun que jamais. “Tu lui ressembles tellement.” A papa. Il est son portrait craché.

Elle s’était promis de ne pas lui révéler son identité, pour ne pas qu’il ait l’idée de rester, pour ne pas rendre les choses un peu plus difficiles encore ; pour ne pas avoir à souffrir elle-même, non plus. Pourtant, Lily va à l’encontre même de ce principe en posant sa main contre sa joue et avouant déjà à demi-mot qu’elle est bien plus pour lui qu’une simple inconnue lui rendant service. « Lily ? » Et sans même attendre la réponse de la principale concernée, il l’attire tout contre elle sans la moindre violence, sans le moindre sous-entendu non plus. Malgré son statut d’agent de la loi, et le sien de malfrat, elle ne fait rien qui puisse correspondre à ses fonctions, préférant à son tour profiter de leur différence de taille pour enfouir son visage contre son cou et passer ses bras autour de son buste. Pendant de longues secondes, dans un parfait silence contrastant avec la mer aussi agitée que le sont les passagers, elle ne fait rien ni ne pense à rien, si ce n’est à tous les détails qu’elle veut éternellement garder en mémoire suite à cet échange.

“Tu vas me manquer.” Il lui a manqué pendant toute une vie et elle est désolée de ne pas pouvoir s’enfuir avec lui. Une telle chose ferait lancer des recherches à son encontre et ne ferait que diminuer un peu plus encore les chances de Channing de s’en sortir, elle ne peut pas le lui imposer. Il vaut mieux qu’elle le protège et le couvre depuis l’Australie, c’est par ce moyen-là qu’elle lui fera part de l’amour filiale qui est le sien. Ils n’ont jamais été une famille normale, et de toute évidence ils ne le seront jamais, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elle n’a jamais aimé son frère. Bien au contraire, elle lui a dévoué sa vie, uniquement pour le retrouver et ainsi mieux l’envoyer à l’autre bout du monde pour le sauver. C’est ce qu’elle pouvait faire de mieux, malgré la peine que cela impose dans son coeur.