Vittorio n'aurait pas su dire à quand remontait la dernière fois qu'il avait autant souri, et sur un temps si court. Rien à voir avec le plaisir qu'il prenait (non) à jouer les larbins sur ce paquebot, mais il avait vite remarqué que se montrer exagérément avenant endormait la méfiance des passagers et lui attirait les bonnes grâces de ses supérieurs – qui n'aimait pas les employés dociles et toujours de bonne humeur, après tout ? Deux journées à bord seulement lui avaient été nécessaires pour comprendre que ce qui fonctionnait sur la terre ferme fonctionnait encore mieux dans l'espace clos d'une croisière : il était bien plus aisé de se mettre quelqu'un dans la poche en le croisant plusieurs fois par jour. Ne restait qu'à aiguiser ses talents d'observation pour sélectionner le meilleur pigeon. Si Vitto – ou Alvaro, s'il s'en tenait au name tag accroché à sa veste de steward – avait appris quelque chose au cours de ses tribulations entre l'Europe et le Pacifique, c'était que l'important n'était pas de multiplier les larcins mais de savoir choisir celui qui rapporterait le plus, pour en tirer le meilleur ensuite.

Après deux jours d'observation assidûe, il avait trouvé son pigeon en la personne de Madame Willougby. Septuagénaire extravagante, deux fois veuve (un pour chaque guerre) et se vantant à qui voulait bien l'entendre que son oncle avait navigué sur le Narelle cent ans plus tôt, la dame profitait de la fortune de son défunt second mari pour voyager grand train et amasser tout un tas d'objets des quatre coins du monde. De son dernier passage en Asie elle revenait avec une statuette en jade dont l'européen avait écouté toute l'histoire d'une oreille distraite mais avec une certitude : cela devait valoir un bon paquet d'argent. Il avait sa victime, il avait son objectif – ne restait que l'exécution.

Pour cela bien sûr, il ne suffisait pas de rentrer dans la cabine, se servir et ressortir comme si de rien n'était. Il devait d'abord étudier le terrain, profiter du programme millimétré de la fortunée veuve pour agir quand elle avait le moins de chances de revenir à l'improviste, et s'assurer de n’être vu par personne d'autre. Prudence, donc, tandis qu'il visitait les cabines adjacentes en se donnant l'air d'avoir tous les droits d'être là, et si celle de droite n'était pas vide, la silhouette de Leto n'avait pas suffi à l'inquiéter tandis qu'elle l'accueillait d'un « Oh, ce n'est que toi. » dédaigneux. « Cache ta joie. » Elle avait de la chance que ce ne soit que lui, précisément. « Tu cherches à refaire ta garde-robe ? » avait-il aussitôt enchaîné, faussement prêt à prétendre ne pas savoir ce qu'elle cherchait d'autre dans ce dressing. Leto voyait toujours trop petit, c'était ça son problème. « J'espère que t'aimes le grand large, t'es pas prête de quitter ce boulot si tes ambitions se limitent à faire les poches. » Elle lui faisait de la peine – ou il espérait un remerciement en nature pour ses précieux conseils, allez savoir.

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Illusion ou réalité, Leto avait toujours l’air d’hésiter entre deux conduites à adopter, comme si elle cherchait autant à occuper l’espace qu’à s’y fondre avec le plus de discrétion possible. C’était ce qui avait mis la puce à l’oreille de Vitto : ceux qui n’avaient rien à se reprocher n’hésitaient pas tant sur quel pied danser. A tort ou à raison, c’était aussi ce qui l’empêchait de la considérer comme une véritable concurrente, quand bien même leur présence à bord semblait guidée par le même objectif. « Tu rêves de me voir dans un déshabillé de satin ? » Le sourire s’étirant d’un air narquois sur ses lèvres, il avait penché la tête sur le côté et argué « J’ai un penchant pour un autre genre de déshabillé. » Encore une lubie de riche, d’appeler “déshabillé” quelque chose qui couvrait encore quarante pour cent  de ce que le corps en dessous avait à offrir. Reprenant son sérieux, la jeune femme avait fini par admettre « Je cherche surtout des objets assez petits pour être cachés facilement. » tout en semblant plus intéressée de savoir ce que lui venait faire là. « T'étais sur quelle piste ? » Baladant ses doigts sur les meubles de la cabine, il avait secoué la tête et glissé à nouveau son regard vers Leto « Rien qui ne rentre dans une poche, je le crains. » De quoi lui rappeler gentiment qu’elle et lui ne jouaient pour l’instant pas dans la même cour.

Mais soit, puisqu’elle était là et qu’un joli minois pour faire le guet et servir de diversion était toujours utile, il n’avait pas vu de raison de garder ses plans pour lui. Bêtise ou suffisance, il ne voyait pas en elle l’envergure nécessaire pour lui couper l’herbe sous le pied, et s’il se trompait … il saurait à qui demander des comptes. « Et est-ce que t'es si sûr que ça du prix que ça vaut ? » Il n’en avait diablement aucune idée, mais voyait où se situaient les priorités de Leto par ce simple choix de question. « Un paquet de fric, certainement. Le meilleur prix sera le mien. » Mais encore fallait-il avoir l'objet en sa possession avant de songer à le rendre à bon prix.  « Si tu me le décris, je pourrai t'aider à le trouver. » Croissant les bras, il avait rétorqué d’un air entendu « Et en échange tu veux ta part, c’est ça ? » Évidemment. « Ça peut se négocier. » Pas que cela n’engage Vittorio à tenir sa parole, mais admettons qu’il soit dans un bon jour lorsque le Narelle accosterait. « Mais c’est dans la cabine voisine que ça se passe. Et pour le moment c’est juste du repérage, alors on touche avec les yeux … Plus tu voles un truc tôt, plus y’a de chances que ça se remarque avant que t’aies eu le temps de disparaître. Faut savoir prendre son temps pour faire les choses correctement … Comme avec les femmes. » Tiens donc.

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S’il avait sagement attendu que l’occasion de monter à bord du Narelle se présente, il serait toujours à terre à l’heure qu’il était, et ce n’était que le dernier exemple d’une succession de perches qu’il saisissait au vol depuis qu’il était en âge de se débrouiller seul. Et justement, il n’avait pas pour habitude de s’encombrer d’un partenaire, aussi le joli minois de Leto n’empêchait pas Vittorio de se montrer dubitatif face à sa curiosité. « J'imagine que plus l'objet est rare, et plus c'est facile de lui donner le prix que tu veux ? » Haussant les épaules, il avait soulevé le couvercle d’une boîte dans l’espoir d’y trouver des cigares, mais s’était ravisé en voyant qu’il n’en restait que deux – trop peu pour qu’en chaparder un ne se remarque pas. « T’sais moi j’me contente de me procurer la marchandise … J’laisse les estimations aux professionnels. » Cela n’empêchait pas de se faire sa propre idée, avec le temps il savait reconnaître la camelote des objets précieux, mais le marché de l’art était comme le lait sur le feu. « J’espère bien en tirer plus que c’qu’on nous paye pour ce boulot. » Mais qui s’étonnerait que les membres d’équipage soient payés au lance-pierre ?

Leto semblait en avoir terminé – entendez qu’elle avait terminé de faire son ménage et son marché – et poussant son chariot d’un air égal, elle avait pris le chemin de la fameuse chambre voisine, le steward sur les talons. « Je gagne quoi à t'aider alors ? Trente pourcent ? » Papillonnant des yeux avec provocation, il avait proposé « Ma reconnaissance éternelle, qu’est-ce que tu dis de ça ? » Rien, car conscient qu’elle n’était pas aussi cloche qu’elle en avait l’air, il ne lui avait pas laissé le temps de prendre sa suggestion au sérieux. « On verra ça quand on aura mis la main dessus, j’sais même pas quelle taille ça fait précisément. » Il n’avait que les élucubrations de la vieille passagère, ça ne valait pas une photo, et il espérait qu'elle n’en faisait pas des caisses pour une babiole de la taille d’un dé à coudre … Il espérait quelque chose qui rende bien sur la cheminée d’une grand-mère pleine aux as. « Montre-moi comment tu prends ton temps, que je vois si ça vaut le coup. » Pas mécontent de la voir saisir ses perches, il avait théâtralement fait rouler sa main vers la porte pour l’inviter à passer la première, puis refermé derrière eux avec une délicatesse qu’il réservait à ses mauvais coups. « Tu as déjà vu une statue en jade ? C’est vert. Et lourd. » Et précieux, mais elle l'aurait deviné. Instantanément, son regard s'était posé sur une valise près du lit : avec une serrure, juste là pour vous faire croire que ce qu'elle contenait ne craignait rien, quand en réalité n'importe qui habile de ses mains était capable de l'ouvrir. « Surveille la porte, et admire. » Indiqua-t-il aussitôt, posant un genou à terre pour s'occuper de la valise.

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par le pouvoir du dé magique

D’abord elle le prenait pour un expert en recel d’objets volés – sans qu’il ne nie – puis lui reprochait de ne pas être suffisamment précis à son goût … En bref, Leto faisait honneur à sa condition féminine et à la tendance chronique de ces demoiselles pour l’indécision. « Piano, principessa … J’ai l’air de ne pas savoir ce que je fais ? » Mais la question n’attendant pas de réponse, ils n’avaient pas pris racine plus longtemps dans cette chambre et rejoint aussitôt la seconde. S’il ne savait pas encore précisément ce qu’il cherchait, l’italien savait en revanche parfaitement où chercher : comme tous les riches, la veuve Willougby compensait la grosseur de son portefeuille par son manque cruel d’imagination. La malle était à la vue de tous, comme tout ce qu’on croyait suffisamment protégé pour être hors de portée … Comme s’il suffisait d’un verrou pour décourager les voleurs les plus motivés.

Celui auquel s’était attaqué Vittorio n’avait d’ailleurs pas résisté longtemps, il en aurait presque été désolé pour la vieille veuve … Mais elle pourrait sécher ses larmes avec des billets de banque, elle était bien moins à plaindre que Leto et lui. « Tu as de quoi le remplacer ? Parce les propriétaires vont vite s'apercevoir de la disparition. » Retirant précautionneusement la statuette de sa boîte pour l’admirer en détails, l’italien avait eu un sourire narquois « Tu parles, elle est plus myope qu’une taupe. » mais sans besoin d’apporter une réponse sérieuse, la femme de chambre finissant par relier les points toute seule : « A moins que tu ne le remettes dans sa cachette pour ne revenir le chercher qu'au moment de débarquer ... Mais sinon, je doute que ton vol passe inaperçu ! » Utilisant l’un de ses pouces pour mesurer grossièrement la taille de l’objet, il l’avait reposé dans son cocon en prenant garde à ne pas froisser le papier de soie, offrant à Leto un « Tu vois, quand tu veux. » ponctué d’un clin d'œil complice. « Les bagages seront déchargés pendant le petit-déjeuner, juste après l’accostage. » Il avait dû donner de sa personne pour obtenir cette information, mais on n’avait rien sans rien. « Ça laisse une fenêtre de quelques minutes pour récupérer la bestiole, et ressortir sans éveiller les soupçons. » Un jeu d’enfant … en théorie.

La malle remise en place, Vitto avait laissé Leto refaire le lit et s’était attelé à vider la poubelle de la salle de bain, et y astiquer la robinetterie dorée. « Tu sais ce qui ferait une bonne planque ? » Passant une tête par le battant de la porte pour observer Leto, il avait continué « Le bac de linge sale. Une couche de draps, un chimpanzé, une autre couche de draps, et y’a plus qu’à faire rouler jusqu’à la lingerie. » De là, ils n’auraient qu’à transvaser la statuette dans le sac de voyage de Vitto – il devrait peut-être se séparer de deux-trois bricoles pour y faire de la place, mais cela valait le coup.

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Habitué à se débrouiller tout le temps et quoi qu’il en coûte, l’italien ne se laissait pas impressionner par le fait de changer son fusil d’épaule. Face au « Tu comptes faire partie de ceux qui débarquent les bagages ? Je doute que tu puisses les approcher sinon. Ou alors, il faudrait venir la voler avant que les bagages ne quittent la chambre. » avancé par Leto, il avait donc haussé les épaules avec nonchalance et répondu sans une once d’hésitation « L’un ou l’autre, de toute façon même si c’est pas mon job, qui s’étonnera de croiser un steward dans le coin ? J’serai loin bien avant qu’on envisage de me demander de m’expliquer. » Car peu importe comment se déroulait toute cette affaire et le prix que vaudrait cette coûteuse babiole, aLvArO n’avait aucune intention de remonter à bord un jour … La vie de matelot n’était définitivement pas pour lui, et ce n’était pas son estomac fragile qui dirait le contraire. « Mais si c’est trop risqué pour toi je comprendrai … » avait-il enfin ajouté, faussement innocent, dans l’unique volonté de piquer sa fierté et de la persuader une bonne fois pour toutes de se laisser porter.

D’autant que, pas évoquée sans arrière-pensée, l’idée de la lingerie n’avait de sens que si Leto mettait la main à la pâte. « On pourrait se caler ensemble ... Tu viens récupérer le bagage pour le débarquer, tu prends la statuette au passage et tu la glisses dans le chariot au moment où j'arrive. Il faudrait presque qu'on s'entraîne, histoire de voir combien de temps on a pour faire tout ça. Peut-être prévoir un plan B si tu es retenu ailleurs et que tu ne peux pas rejoindre la lingerie ? » Pour quelqu’un qui doutait de la faisabilité de toute cette histoire quelques minutes avant elle avait vite revu sa copie, et là voilà désormais parée à toute éventualité sans que Vittorio n’ait même plus besoin d’intervenir. « Peut-être qu'on peut utiliser le chariot de linge pour sortir la statuette de la chambre, et que je la cache ensuite avant de rejoindre la lingerie ? Parce que si quelqu'un vient m'aider à enlever les draps pour les mettre à laver, ça va être suspicieux que je refuse. » Croisant les bras en s’appuyant dans l’encadrement de la porte, il avait souri d’un air satisfait « J’savais qu’au fond t’étais une vilaine fille. » et ponctué sa phrase d’un clin d'œil. Une vilaine fille qui avait seulement besoin qu’on lui tende la perche pour se révéler.

« Mais tu marques un point, il nous faut un coup d’essai … » Aujourd’hui il était un peu tard, s’ils s’attardaient dans le coin ils allaient se faire remarquer. « Demain ? Pendant le dîner d’honneur du Capitaine. » Tout le monde n’aurait d’yeux et d’oreilles que pour le vieux loup de mer, et personne ne s’inquièterait de savoir ce qui se passerait deux ponts en dessous … Que pourrait-il mal se passer à bord, de toute façon ?

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