Leto n'aimait pas aller nettoyer la cabinet du capitaine. Elle se débrouillait généralement pour échanger avec Viola ou Jane, qui en plus y achetaient quelques faveurs - elle n'avait pas cherché à en savoir plus, contente de pouvoir juste échanger leurs secteurs de travail de la journée. Parce que le capitaine était trop attentif à ses affaires, et qu'il n'avait pas tant de petits objets à revendre que ça, surtout par rapport aux passagers de la première classe.

Mais ce jour-là, Viola était en repos et elle n'avait pas réussi à trouver Juliet, ce qui ne lui laissait aucun autre choix que celui de se rendre dans la fameuse cabine. Elle avait juste fait en sorte d'y aller aux heures où le fameux capitaine serait occupée, à piloter le navire ou à faire le beau au restaurant, à parler aux passagers et les assurer que tout se passait bien et qu'ils étaient entre des mains compétentes.

Malgré ses calculs, la cabine n'était pas vide quand elle était entrée. Elle était presque soulagée de ne pas y voir le visage du capitaine - l'homme lui faisait peur, en toute honnêteté. Le fait qu'il s'agisse du policier qui l'avait déjà surprise à dérober quelques bijoux dans la poche d'une veste pendant qu'elle faisait le ménage était en revanche une plutôt mauvaise surprise. Il avait promis de ne rien dire, mais elle avait bien compris qu'il exigerait une compensation pour son silence... Et elle n'avait pas hâte de savoir ce qu'il voudrait d'elle.

« Leto, oui. Et je suis venue faire le ménage » expliqua-t-elle, désignant d'un signe de main sa tenue de femme de ménage.

Aux couleurs de la compagnie à laquelle appartenait la Narelle, pour bien montrer à tout un chacun qu'elle n'était qu'une modeste employée. Quoi que les couleurs fades semblaient l'aider à se fondre dans le décor, les passagers, notamment les plus riches, ne faisant généralement pas attention aux ombres qui arpentaient le navire pour le garder propre tout en s'assurant de répondre à leur moindre désir.

« Un moyen de communiquer avec la côté ? » répéta-t-elle, les yeux agrandis sous la surprise. « Il faudrait mieux demander au capitaine ? »

Outre le fait qu'elle n'y connaissait rien en appareil de navigation et de communication, elle n'avait pas vraiment cherché non plus à joindre qui que ce soit sur la côte. Sa famille saurait se gérer sans elle - avoir une bouche de moins à nourrir devait même être un soulagement, en attendant qu'elle ne revienne avec un peu d'argent et des objets à écouler.

« Vous pensez que le capitaine a caché une radio ici ? Plutôt que de tout garder au poste de commandement ? »

Donc l'inspecteur avait des doutes sur l'homme qui dirigeait le navire... Bien peu rassurant. Surtout que si le capitaine avait un tel objet, il le gardait sans doute sur lui - c'était ce que Leto ferait pour le garder loin des mains trop curieuses. Mais si Ackerman avait un descriptif de ce qu'il cherchait, elle pouvait toujours l'aider - ou au moins lui dire qu'elle n'en avait jamais aperçu dans cette cabine...

Ackerman avait l'air blasé, et Leto ne pot s'empêcher de froncer les sourcils, cherchant un moyen de s'extirper rapidement de là. Elle ne connaissait pas l'homme, et préférait éviter de découvrir quel tempérament il pouvait avoir une fois en colère. Elle avait assez vu les rapports entre la population et la police dans son quartier pour se méfier d'un inspecteur, même d'un prêt à négocier avec des voleurs. Peut-être surtout de celui prêt à ternir l'honneur de son rang en passant des contrats avec des petits délinquants.

« Le navire est grand, mais il doit bien y avoir quelqu'un qui sait où il est ? » demanda-t-elle.

Il lui cachait quelque chose, elle en était persuadée. Elle ne savait juste pas quoi exactement. Même si ça avait l'air important, assez pour qu'il s'introduise dans une cabine où il n'était pas supposé mettre les pieds. Et pour savoir ce qu'Ackerman savait, Leto décida de l'aider à chercher la radio qu'il voulait tant. Après tout, il pourrait être amené à se montrer plus bavard au fil de la conversation, surtout si elle se montrait aidante.

« Comment ça il veut pas qu'on rejoigne la côte ? On en a besoin, pour récupérer de la nourriture, débarquer les passagers, tout ça ! »

La Narelle avait embarqué assez de nourriture pour quelques semaines, mais certainement pas plus. Surtout étant donné comment les riches mangeaient - comme s'ils voulaient profiter de toutes les saveurs à chaque repas, peu importe s'ils ne finissaient pas leurs assiettes à chaque fois. Un comportement qui écœurait Leto, mais ce n'était pas comme si elle pouvait dire grand chose, à part remercier pour ses trois repas chauds par jour, même si c'était souvent de la purée ou un gratin de restes.

C'était inquiétant que le capitaine prenne ce genre de décisions. Elle comprenait donc un peu mieux la volonté de l'inspecteur de chercher à joindre la côté, et de faire envoyer une équipe à leur rescousse. Mais elle n'avait jamais vu de radio dans cette chambre, et Ackerman n'avait pas eu plus de chances.

Elle le suivit donc vers le poste de commandement, qu'elle avait déjà vu en passant, sans jamais s'y attarder. Elle était plus affectée aux chambres de passagers, et ça lui allait parfaitement vu qu'elle pouvait y récupérer de petits trésors de façon discrète.

Le roulis du bateau rendait pourtant le trajet difficile. Tout tanguait autour d'eux, et Leto commençait à sentir un léger mal de mer la prendre, elle qui n'avait pourtant jamais eu de nausées depuis le début de la traversée.

« Je crois qu'il faut une clé pour entrer au poste de commandement. Ou que quelqu'un nous ouvre de l'intérieur » expliqua-t-elle, pas très sûre de ce qu'Ackerman savait. « Ou que vous sachiez crocheter une serrure ? »

Elle essayait de se souvenir de la tête du verrou qui permettait d'entrer ou sortir du quartier de commandement, mais elle en était incapable. Elle n'y avait pas fait attention quand on lui avait fait visité les lieux, persuadée qu'elle n'y remettrait jamais les pieds. (Elle regrettait un peu, maintenant qu'elle devait y aller sans trop savoir à quoi s'attendre.)

« Il s'est passé quoi exactement aujourd'hui ? Pour que le capitaine disparaisse et que vous décidiez de parler à vos collègues ? »

Le bateau tanguait sous ses pieds, et elle s'arrêta deux minutes, agrippée à la rampe qui ornait toute la coursive. Son estomac menaçait de rendre tout ce qu'il contenait, peu habitué à être malmené comme ça - elle espérait que la tempête dont parlait Ackerman ne durerait pas trop longtemps, même s'il avait l'air de soutenir plutôt le contraire.

Leto avait très envie de protester qu'il fallait s'inquiéter, si le capitaine savait qu'il les mettait en danger et choisissait très sciemment de le faire. C'était justement le moment de paniquer, ou de monter une insurrection, ou elle ne savait quoi, mais au moins agir et réagir.

Mais à part arborer un air frustré, Ackerman ne semblait pas avoir très envie de donner plus d'explications. Il s'était a priori passé quelque chose pendant le discours du capitaine, mais elle ne risquait pas de savoir quoi puisque la plupart des employés étaient occupés à ce moment-là. Après tout, le meilleur moyen d’œuvrer dans le navire était justement quand les payeurs étaient tous occupés au même endroit.

Décidée à en apprendre plus, Leto avait donc accepté de suivre l'inspecteur. Il n'était pas bavard, mais il semblait savoir ce qui se passait sur le navire et avait un début de plan pour les sortir de là. C'était flou et vague, mais c'était quelque chose... Sauf qu'apparemment, il n'avait pas toutes les clés sur l'organisation interne du navire, et prenait pour acquises des choses fausses.

« Je fais le ménage, et rarement dans cette zone-là. Le poste de commandement, c'est sensé être un endroit sécurisé, on va pas tous avoir une clé sur nous. »

Surtout vu les rumeurs de passagers clandestins qui n'avaient de cesse de circuler depuis que la Narelle s'était éloignée de la côte. Leto n'était même sûre que les femmes de ménage aient une clé - il lui semblait que c'étaient aux marins à l'intérieur de leur ouvrir quand elles arrivaient.

Bloquée devant la porte du poste de commandement, accrochée à la rambarde pour ne pas tomber sous le roulis que provoquait la tempête, elle se décida à poser plus de questions, voulant savoir ce que le capitaine manigançait. Elle ne s'attendait pourtant pas aux mots de Winston, et elle fronça les sourcils, tâchant de comprendre l'ampleur de la situation.

« Il a toujours été un peu farfelu, mais là il était carrément étrange ? Il a dit quoi exactement ? »

Peut-être que suivre Ackerman sur le pont en pleine tempête, et sans rien savoir de la situation, n'était pas une si bonne idée que ça. Leto avait peine à rester debout sous la force des vents, et maintenant qu'elle était trempée jusqu'aux os, elle regrettait de ne pas avoir posé de questions avant de sortir de la cabine du capitaine. Surtout que l'inspecteur ne semblait pas tout lui dire, sans qu'elle ne sache si c'était parce qu'il ne voulait pas retranscrire le discours d'un fou ou s'il voulait juste de son aide sans la rémunérer d'une façon ou d'une autre.

Elle l'observa se pencher d'un coup au-dessus de l'eau et elle se précipita, inquiète à l'idée qu'il ne veuille tout d'un coup sauter dans les flots - et disparaître. Il semblait juste concentré par ce qui ressortait de l'eau. Un animal poilu et impossible à identifier aux yeux de Leto, guère aidée par la pluie qui s'abattait sur eux.

Un cri perçant la fit se recroqueviller contre le pont, les mains sur les oreilles et le corps pressé contre le bois. Soudainement, elle n'avait plus envie d'être sur le pont, au milieu du danger, mais à l'abri dans le bateau, que ce soit dans le poste de commandement, juste à côté d'eux, ou dans les parties communes - mais il leur faudrait retraverser tout le pont pour l'atteindre.

« C'est de ça dont le capitaine a parlé pendant son discours ? » demanda-t-elle, d'une voix blanche et peu assurée. « Mais il ne devrait pas plutôt nous conduire loin d'eux ? »

C'était, après tout, le rôle du capitaine que de manœuvrer le bateau, en suivant la bonne route et en les écartant des dangers...

Elle ne percevait plus le cri suraigu, et elle tenta doucement de se relever, les mains cramponnées à la barrière pour ne pas tomber. Elle arriva près du poste de commandement, abattant sa main sur la poignée pour tenter de les sortir de là.

Leto haussa un sourcil devant l'explication d'Ackerman. Une espèce de prise d'otages, donc ? Mais sans prévenir la côte, donc c'était quelque chose - un "truc" sur lequel l'inspecteur ne disait rien de plus - que les passagers devaient avoir. Au moins l'un d'entre eux. Parce que si le capitaine demandait une licorne, ils étaient fichus.

Et il était déterminé, si le monstre bruyant était, comme Ackerman le décrivait, un moyen de pression. Parce que dans la tête de Leto, pour que la pression soit efficace, il fallait maîtriser ce par quoi on l'imposait. Et elle n'était pas très sûre que le capitaine maîtrise le monstre énorme qui était capable de broyer le navire d'un coup de tentacule.

Mais ils étaient arrivés au niveau du poste de commandement, et la jeune femme avait hâte de rentrer dedans, pour être à l'abri à la fois de la tempête et du monstre des mers. Sauf qu'aucun des deux n'arrivait à ouvrir cette fichue porte, malgré les coups d'épaules d'Ackerman - elle grimaça d'ailleurs en le voyant faire, consciente qu'il devait se faire mal à s'élancer comme ça contre la porte de métal.

Elle l'observa ensuite tirer sur le verrou, le vacarme rivalisant avec les cris de la bête qui était revenue vers eux. Et sur laquelle il finit par déverser son chargeur, sans grande efficacité. Surtout que le monstre semblait appeler ses mais - sa horde ? Sa tribu ?

Leto se redressa un peu, évaluant ses possibilités. Le poste de commandement était inatteignable, n'ayant cédé en rien à tout ce que Ackerman avait tenté. Le verrou était trop solide, et elle n'avait aucune compétence en crochetage de serrure.

Il ne lui restait qu'à rebrousser chemin, traverser le pont glissant d'eau de pluie, tout en bravant le vent. Et c'était peut-être dans sa tête, mais elle avait l'impression que la tempête se faisait plus forte autour d'eux, balayant le pont et les empêchant de se déplacer sans empoigner la rambarde.

« Vous pensez qu'on aura le temps de retourner à l'intérieur du bateau ? »

Il n'aurait sans doute pas la réponse, mais il avait besoin que quelqu'un lui dise que tout allait bien se passer. Même si la situation était catastrophique, et qu'elle était parfaitement capable de s'en rendre compte.

Si Leto se trouvait maladroite et empotée sur le bateau de manière générale, mais encore plus à traverser le pont en pleine tempête et alors qu'elle paniquait. Ackerman, qu'elle trouvait plus posé et plus coordonné qu'elle, fut pourtant celui qui tomba le premier, allant entrer en contact contre les murs de métal du bateau. La chute avait eu lieu derrière elle mais avait dû être impressionnante, et elle le vit se figer en s'arrêtant contre le mur, le souffle sans doute coupé sous l'impact.

Il réussit pourtant à se relever seul, et elle l'examina d'un œil inquiet en arrivant à sa hauteur. Ils n'étaient sans doute pas assez proches pour qu'il accepte d'avouer l'étendue de ses blessures, mais elle doutait qu'il s'en sorte indemne vu l'étendue de la glissade qu'il venait de faire.

« Je peux faire quelque chose pour vous aider ? » demanda-t-elle, inquiète et pas très sûre de ce qu'elle pourrait faire.

Elle pouvait le soutenir, mais clairement, il allait devoir marcher parce qu'elle serait incapable de le soulever ou de le tirer. L'inspecteur avait clairement l'air mal en point, pas vraiment capable de donner le change et de cacher ses douleurs pour faire comme si tout allait bien.

Elle n'eut pourtant pas le temps de vérifier l'étendue de ses blessures que la porte par laquelle ils venaient de rentrer dans le bateau se rouvrit avec fracas. Ils se dépêchèrent de s'éloigner du seuil pour échapper à la tentacule, avant de se rendre compte qu'ils étaient coincés dans un cul-de-sac du couloir, le monstre les empêchant de rejoindre le dédale de corridors qui leur permettrait de s'échapper.

« Il vous reste des balles ? » demanda-t-elle à l'inspecteur, essayant d'étudier toutes leurs possibilités.

Il lui semblait pourtant qu'il avait vidé tout son chargeur entre la serrure du poste de commandement et le monstre - sans grande efficacité de ce côté-là. Mais peut-être qu'en tirant à bout portant, il pourrait toucher la créature et la faire se retirer sous la douleur... Ou alors, elle pouvait se servir de ce qu'elle avait sur elle ? Mais à part un chiffon sale et les pinces permettant de tenir son chignon, elle n'avait rien pris de particulier.