C’est chiant. Terriblement chiant, même. Au milieu de l’eau noire, le bateau stagne en silence. Il fait très humide et un nuage de moustiques tourne autour d’Archie et Madison, canne à pêche à la main. Le garçon n’est visiblement pas dans son élément : aucun couvre-chef ne protège sa tête des rayons du soleil et il porte encore sa montre à son poignet alors que ses aiguilles ne supporteraient pas d’être submergées sous l’eau. À ses pieds, des chaussures de course, parce qu’il ne possède pas de bottines tout-terrain. À une vingtaine de mètres de leur embarcation en métal, Bucky se prélasse au bout d’un long quai.  Son maître lui jette un coup d’œil puis lâche un soupir. « Je m’ennuie. » Il dit en tirant un peu sur le fil de sa canne à pêche afin d’attirer un poisson en dernier recourt. « C’était mon idée, je m’excuse, c’était ridicule. » Il ricane ensuite en s’adressant à sa petite sœur, embêté de l’avoir amené jusqu’au centre du lac en misant sur la nostalgie. « Dans mes souvenirs, il y avait bien plus de poissons quand on pêchait au chalet. » Ce qu’il a oublié, c’est qu’à cette époque-là ils étaient des enfants fascinés par la moindre vague, la moindre algue, la moindre grenouille qui se secoue dans les nénufars. Aujourd’hui, ses priorités sont ailleurs, bien loin de la nature, de ce lac et de cette activité de pêche improvisée. Il a perdu sa flamme d’enfant et c’est bien dommage. Il l’a d’ailleurs perdue le jour où Lola lui a laissé les rênes de la fratrie. Il espère que Madison a pu profiter de la magie un peu plus longtemps que lui.

Bon, pour contrer l’ennui, ils peuvent bien discuter un peu. C’est toujours facile de parler avec elle parce qu’ils ont un point en commun plutôt acquis : ils font partie de la même famille. Ils pourraient ressasser le passé pour se plonger autant dans le lac que dans la nostalgie, faire un concours d’anecdotes, se rappeler la fois où ils se sont perdus en plein milieu de la nuit en tentant de rentrer à la maison, complètement alcoolisés : un secret qui est resté entre eux, d’ailleurs. Si les parents l’avaient appris, ils ne s’en seraient pas sortis sans séquelles.

Mais… Non. Archie n’a pas envie de parler de famille. Il a remarqué que l’ambiance lors des dîners est de plus en plus lourde. Depuis le début, il s’imagine que c’est lui qui a changé, qu’il ne relance pas la conversation comme il le faisait avant parce qu’il n’est plus aussi à l’aise avec lui-même. Ses démons le rattrapent et le poussent à se renfermer dans sa coquille parce qu’il préserva toujours ses liens familiaux plutôt que son bonheur à lui. « Dis, Madi. » Il fredonne en lui tâtant le bout du pied avec le sien pour attirer son attention qui s’était perdue vers l’horizon bleue claire. Un sourire taquin soulève la commissure de ses lèvres. « Dis-moi que Jo et toi êtes devenues les meilleures amies du monde, parce que ça voudrait dire que je mérite enfin la médaille du meilleur frère. » Il lui avait présentée son idole, après tout. Quel genre de frère pouvait se vanter d’avoir réussi un tel coup ? « Elle… Vous avez… Parlé de moi dernièrement ? » Il demande d’un air innocent, reportant son regard sur les poissons invisibles. Deux mois s’étaient écoulés depuis leur incarcération au restaurant et il n’avait toujours pas trouvé la solution à son problème. Il ne pouvait pas manipuler Jo en lui faisant croire qu’il est un mec bien et, de toute façon, elle est la dernière personne sur laquelle il tenterait de jouer de ses charmes. Elle est bien trop intelligente pour ça, et elle est probablement bien trop intelligente pour laisser une troisième chance à celui qui ne la mérite pas. C’est peine perdu, sauf si Madison lui lance quelques pistes. Elle a un cerveau de fille, elle sait mieux comment fonctionne celui de la chanteuse.    
       

❀ in the middle of the lake « it's funny how you just break down, waitin' on some sign | I pull up to the front of your driveway, with magic soakin' my spine, can you read my mind? »

Les cheveux nattés de Madison lui collent à la nuque, et elle réajuste son bob lilas, passant le dos de sa main sur son front humide. L’air est lourd et l’eau du lac est une immense surface lisse et sombre, comme un bidon d’huile renversé sur le goudron. Madison a l’habitude du silence, il ne la dérange pas, et elle regarde discrètement Archie qui se raidit à mesure que les minutes passent. Ils ont l’air un peu ridicule, elle le reconnaît, tous les deux assis sur la barque, avec leurs cannes à pêche dernier cri alors qu’ils savent à peine les utiliser correctement. Mais Madison a tout de suite accepté l’invitation d’Archie lorsqu’il lui a proposé ce week-end, et elle l’aurait d’ailleurs probablement suivi dans n’importe quelle activité. Ce qui compte, au fond, c’est le temps passé avec son grand-frère, seule avec lui, loin de leurs parents et même de Saddie. Ce n’est pas souvent que Madi peut profiter d’un week-end entier en compagnie d’Archie, et elle craint ces moments autant qu’elle les recherche - il y a toujours en elle cette inquiétude de ne pas être à la hauteur lorsqu’elle passe du temps avec son frère. Elle n’est pas mécontente de quitter un peu son quotidien à Brisbane ; une énième dispute avec Louis a éclaté, et depuis qu’il est revenu de son déploiement en septembre, elle a la désagréable impression que sa vie échappe un peu trop à son contrôle. Elle pense à la bouteille de bon vin qu’elle a offerte à Archie pour le week-end, pour le remercier de l’iniative, et elle a déjà hâte de la chaleur qu’il procura le long de ses veines lorsqu’ils dineront ensemble ce soir.

« Je m’ennuie. » Madison sourit. Elle a deviné qu’il n’était qu’une question de temps avant qu’Archie se plaigne. Il n’a jamais vraiment supporté l’ennui. « C’était mon idée, je m’excuse, c’était ridicule. » Il ricane, et Madison a un petit rire. Elle ne lui a pas dit à quel point l’idée, justement, la touche, par la nostalgie dont elle est empreinte. « S’ennuyer est un luxe, Archie. » Madison répond en imitant leur mère, la façon qu’elle a de détacher chaque syllabe. C’est toujours ce que leur mère leur disait, lorsqu’ils étaient enfants et qu’ils se plaignaient d’un trajet de voiture trop long ou d’un après-midi de jeux gâchés par la pluie. « Dans mes souvenirs, il y avait bien plus de poissons quand on pêchait au chalet. » Madison pince les lèvres. À l’époque, un rien les fascinait, et si elle a réussi à garder un peu d’imagination de son enfance, elle sait qu’Archie est plus impatient. Elle bloque la canne à pêche entre ses genoux, se penche et fouille dans son sac, et en sort son appareil photo argentique qu’elle règle et pointe vers Archie. « Il me faut une preuve, sinon personne ne me croira quand je dirai qu’Archie Kwanteen pêche. » Elle le taquine gentiment, mais elle sait qu’elle vise juste : avec sa grosse montre et sa tenue de ville, Archie n’a pas la tête d’un amoureux de la nature.

L’obturateur clique, et la photo s’imprime sur la pellicule que Madison pourra développer dans la chambre noire de la fac où elle a été étudiante - son ancienne prof la laisse l’utiliser en échange d’aide pour la correction de quelques copies. Madison range l’appareil dans sa petite pochette étanche dans son sac. Il est bien trop précieux pour qu’elle prenne le moindre risque qu’il soit mouillé. Elle reprend sa canne à pêche : la ligne n’a pas bougé, évidemment, et Madison reporte son attention sur le paysage, la lumière tiède qui émane de l’horizon.

« Dis, Madi. » Archie tapote son pied, et elle fronce ses sourcils, lui demande un “quoi ?” silencieux. « Dis-moi que Jo et toi êtes devenues les meilleures amies du monde, parce que ça voudrait dire que je mérite enfin la médaille du meilleur frère. » La gorge de Madison se serre, et elle toussote, cachant le malaise qui la prend un instant. C’est stupide, elle n’a rien fait de mal, mais les pensées qui la prennent quand elle songe à Jo lui font toujours peur. « Figure-toi que je l'ai prise en photo. Enfin, on a fait un photoshoot ensemble. » Elle fait un sourire à Archie - elle se sent presque intimidée, tant la chose lui parait irréelle. « Et tu sais très bien que tu avais déjà la médaille pour m’avoir couvert le jour où j’ai cassé le vase en cristal de Papa. » Elle ajoute d’un air entendu. Elle sent ses sens en alerte maintenant que le sujet de Jo est sur la table : elle a passé sa vie à être concentrée sur chaque mot, chaque détail, à chaque fois qu’une fille qu’elle trouve belle est mentionnée. C’est une habitude, la même qu’elle a développé sur un tas de sujets dans sa vie ; quand son père qui parle de ces gens-là, lorsqu’elle commande un troisième verre dans un bar d’un air pseudo-détendu, ce genre de choses.

« Elle… Vous avez… Parlé de moi dernièrement ? »

Ce n’est qu’à ce moment-là que Madison remarque qu’en réalité, c’est Archie qui semble presque nerveux. Elle plisse les yeux, l’observe. Il a posé cette question avec un détachement qui sonne faux, reporté son attention trop vite sur le lac immobile.

« Euh, non. Mais je ne la connais pas tant que ça, tu sais. » Mais elle sent bien que la question n’est pas vraiment là. Elle sent son estomac se contracter. « Archie, t’as couché avec Jo Carter ?! » Demande-t-elle, à moitié amusée et horrifiée.

@Archie Kwanteen  

Le lac a beau être aussi inactif que la vie sexuelle d’un prêtre, Archie avait plutôt en tête de passer du temps avec sa petite sœur, sa protégée, peu importe l’environnement qui les entoure. Tous les deux à bord de cette embarcation, ils peuvent seulement se regarder dans le blanc des yeux et se laisser porter par une discussion, à défaut de pouvoir se laisser porter par l’eau immobile dans laquelle aucun poisson ne montre une écaille. « S’ennuyer est un luxe, Archie. » Le « ahah » qu’il laisse s’échapper de ses lèvres est sarcastique. Il remonte sa ligne, la relance maladroitement, toujours sans l’espoir d’attraper le repas de ce soir. Du coin de l’œil, il capte le mouvement de Madison, attrape un moustique qui passait trop près de son oreille, lâche un juron amusé puis fait claquer sa langue contre son palet quand il voit l’objectif dans ses mains. « Archie Kwanteen ne pêche pas, justement, il se fait bouffer par les moustiques et cuit au soleil parce qu’il n’a pas pensé qu’il n’y avait pas d’ombre en plein milieu d’un lac. » Futé quand il s’agit de faire de l’argent mais, dans des situations qui lui demandent d’être un humain normal, il ne pense pas à l’essentiel. Ses joues sont déjà brûlées, ne parlons pas de son nez ou du fond de son crâne. Ça ne l’empêche pas de lever son majeur quand Madison prend la photo afin d’obtenir le meilleur cliché qui soit. Homme frustré et brûlé au milieu du lac. Une œuvre à afficher dans les musées. Avec un peu de chance, cette pièce maitresse fera de sa petite sœur une star internationale.

Mais, en attendant, il y a quelqu’un dans l’équation qui sera toujours plus célèbre que tous les deux réunis. Archie n’avait pas revu Jo depuis leur embrouille au restaurant et ce n’était pas parce que le garçon n’essayait pas de la recontacter. Au contraire, il n’avait cessé de lui envoyer des messages pour s’excuser, continuait de bombarder sa porte d’entrée de livreurs de plats thaï, de pizzas ou de sucreries. Il ne savait pas comment se faire pardonner autrement, lui qui s’est mis en tête que l’humanité entière s’achète d’une manière ou d’une autre, et que son portefeuille est assez gonflé pour reconquérir la personne la plus coriace. « Figure-toi que je l'ai prise en photo. Enfin, on a fait un photoshoot ensemble. » Il voit l’excitation dans le regard de la jeune femme et ça lui arrache un sourire. « Un truc officiel qui va sortir dans les magasines ? » Il demande, comptant déjà les jours avant de pouvoir poser la main sur ces clichés qui, sans aucun doute, l’impressionneront comme tous les autres. Il n’a jamais été un artiste, Archie, et il s’était toujours demandé où Madison avait dégoté ce talent. Ce n’était pas de famille, en tout cas, entre leur père banquier et leur mère enseignante. « Et tu sais très bien que tu avais déjà la médaille pour m’avoir couvert le jour où j’ai cassé le vase en cristal de Papa. » Un souvenir qui lui retrousse le nez tandis qu’il opine du chef : « C’est vrai. D’ailleurs, tu ne m’as toujours pas rendu la pareille. » Après tout, il s’était bouffé une semaine complète de couvre-feu à dix-neuf heures, avait loupé une fête le soir-même du bris de ce fameux vase – qui était très laid, d’ailleurs. Peut-être pourrait-elle l’aider à mieux comprendre comment se faire pardonner de la pire des conneries par une femme. Elle en est une : elle doit avoir quelques pistes à lui proposer.

Honteux de poser la question, il lui demande si toutes les deux ont parlé de lui. « Euh, non. Mais je ne la connais pas tant que ça, tu sais. » D’une certaine manière, il est rassuré d’apprendre que ce n’est pas le cas : ainsi, Jo n’a pas pu trahir son secret. De toute façon, il ne croit pas qu’elle aurait pu le faire. « Ah, d’accord. » Il bredouille, reposant ses yeux sur la surface de l’eau, pensant pouvoir éviter de se plonger dans ce sujet maintenant qu’il a compris qu’il ne pourra pas obtenir les informations nécessaires. « Archie, t’as couché avec Jo Carter ?! » La question lui fait ouvrir les yeux grands comme des soucoupes. Il soulève aussitôt sa main devant lui pour plaider non coupable : « Quoi ? Non ! Ce n’est pas ça ! » Il ne peut s’empêcher de toutefois tourner le quiproquo en plaisanterie : « Quoique, ce serait un honneur de coucher avec Jo Carter. » Le sourire qui fend ses lèvres est un peu plus carnassier alors qu’il attend que sa sœur lui jette quelque chose à la gueule pour le faire taire. Elle déteste l’entendre parler de ça : mais c’est elle qui a apporté le sujet, c’est sa faute. Elle doit vivre avec les conséquences, et, les conséquences, les voici. « Je me demande si elle fausse quand elle jouit, ou si même dans cette situation-là, elle chante juste. » Et il attend le second reproche, qu’il accueillera toujours avec un grand sourire plein d’ironie. La faute à Madison !

Mais les pêcheurs sans chance redeviennent calmes sur le lac endormi, et la barque se fige à nouveau, comme si elle était prisonnière de la glace. Un long soupir soulève la poitrine d’Archie et il prend son courage à deux mains. « En fait, je te demandais si vous aviez parlé de moi parce que j’ai été terriblement con avec elle. » La routine. « Je ne sais pas comment me faire pardonner. Elle refuse de m’écouter et… Tu dois bien l’avoir remarqué, elle a le caractère d’une tornade. Je ne me suis jamais senti aussi petit devant une fille. » Et ce n’est pas seulement parce que, pour un mec, il n’est pas bien grand. Même s’il portait les mêmes talons que Jo, il n’arriverait pas à la hauteur de sa prestance.  

❀ in the middle of the lake « it's funny how you just break down, waitin' on some sign | I pull up to the front of your driveway, with magic soakin' my spine, can you read my mind? »

« Un truc officiel qui va sortir dans les magasines ? » Madison sent une douce chaleur dans sa poitrine. Elle a toujours apprécié la note d’excitation dans la voix d’Archie quand elle lui parle de ses projets en photos, il est le seul de sa famille à vraiment croire en elle et à être fière de ce qu’elle produit. Elle n’a toujours pas trouvé les mots pour lui expliquer à quel point cela la touche. Elle inspire.  « Pour l’instant c’était juste comme ça, pour nos portfolios, mais maintenant que sa carrière redécolle, qui sait, peut-être que les photos intéresseront quelqu’un. »

Madison a un petit sourire en imaginant ses photos reprises dans un article sur Jo. Elle a du mal à y croire, se dire qu’elle a pris en photo son idole de jeunesse, qu’elle a passé un après-midi avec elle… Oui, c’est difficile à y croire. Mais croire qu’Archie a couché avec elle, ça par contre, c’est très simple.

« Quoi ? Non ! Ce n’est pas ça ! » S’exclame Archie en réponse à la question de sa soeur. Mais il esquisse tout de même un petit sourire goguenard et rajoute : « Quoique, ce serait un honneur de coucher avec Jo Carter. » Madison pousse un soupir appuyé et lève les yeux aux ciels - Archie ne manque jamais une occasion de ce côté. Pour une fois, elle lui en est presque reconnaissante, car le malin plaisir que prend son frère à la gêner lui permet de masquer les quelques secondes d’angoisse qui flottent en elle quand elle s’imagine elle-même coucher avec Jo Carter. « Je me demande si elle fausse quand elle jouit, ou si même dans cette situation-là, elle chante juste. » Madison lâche un petit cri de dégoût et agite ses mains comme pour repousser la remarque de son frère, qui est hilare de la situation. Evidemment, Archie sait toujours comment embêter Madison, c’est une habitude dans les fratries, et ce n’est pas la première fois qu’elle entend Archie parler de sexe. Elle sait très bien qu’il est un immense coureur de jupons, qu’il traite d’ailleurs sûrement les filles comme un idiot et elle préfère généralement ne pas trop s’attarder sur cette pensée qui la chiffonne.  « C’est pas un poisson que tu vas pêcher mais mon corps inanimé quand je me serais noyée dans ce lac pour arrêter de t’entendre parler de ça, » répond-t-elle avec une grimace. Sérieusement, elle ne lui parle de sa vie sexuelle avec Louis, elle… Et d’ailleurs, si elle le faisait, elle se doutait qu’Archie arrêterait bien vite de rire. Elle pensa à leur dernière dispute en date sur le sujet, à la dernière fois qu’elle avait fermé les yeux quand il avait posé ses mains sur elle et qu’elle n’avait pas vraiment dit oui, pas vraiment dit non, et elle sentit un frisson le long de sa colonne vertébrale.

« En fait, je te demandais si vous aviez parlé de moi parce que j’ai été terriblement con avec elle. » Madison relève la tête vers son frère en fronçant les sourcils. Elle n’est pas spécialement surprise qu’Archie soit stupide avec quelqu’un, mais le fait qu’il l’admette sort déjà plutôt de l’ordinaire. Elle remarque dans son attitude qu’il est presque gêné de l’avouer à Madison et elle se redresse, essayant d’avoir l’air détendue, rassurante. Pour une fois qu’Archie lui parle de quelque chose comme ça et semble même lui demander conseil… « Je ne sais pas comment me faire pardonner. Elle refuse de m’écouter et… Tu dois bien l’avoir remarqué, elle a le caractère d’une tornade. Je ne me suis jamais senti aussi petit devant une fille. »

Madison hoche lentement la tête. Ce n’est pas le genre d’Archie de s’avouer intimider par quelqu’un, encore moins une fille. Elle pense un instant à leur père qui ne supporterait pas d’entendre une telle remarque et elle a un pincement au coeur ; elle est contente, néanmoins, qu’Archie puisse se tourner vers elle à défaut d’admettre au repas familial qu’une fille l’impressionne. Madison réfléchit un instant, pèse ses mots, car elle craint qu’Archie ne se braque et se renferme. Il n’a évidemment pas précisé ce qu’il a fait à Jo et Madison n’est pas sûre qu’il lui admette. Elle avance donc un peu à tatons.

« Je crois que la meilleure façon de se faire pardonner, c’est d’avoir compris ce qu’on a fait de mal et d’expliquer à la personne pourquoi on ne le refera plus. Je ne sais pas ce que tu as fait mais… Tu penses que tu peux lui promettre que tu ne le referas pas ? » Elle demande, un peu hésitante. « Et quand tu t’excuses, il faut prendre en compte ses sentiments à elle, comprendre ce qui l’a blessé. Peut-être qu’il lui faut un peu de temps aussi. Mais si tu es vraiment sincère, je suis sûre qu’elle le verra et qu’elle reconsidera. Peut-être que tu peux lui écrire un lettre ou email, si elle refuse de te voir ? » Elle imagine Archie écrire une lettre d’excuse et elle a un peu envie de rire - c’est presque la même image qu’une poule qui a trouvé un couteau. « En tout c’est plutôt rare que tu parles comme ça de quelqu’un, ça veut bien dire qu’elle est importante pour toi et que ça vaut le coup d’essayer de se rattraper…  »

Elle sait qu’Archie a beaucoup d’égo, de fierté, et qu’il n’est pas du genre à supplier quelqu’un d’autre de ne le reprendre. Mais elle perçoit dans ses paroles que Jo est plus importante pour lui qu’elle ne l’imaginait - elle est d’ailleurs surprise qu’une fille qui lui tienne tête lui plaise autant, car elle a toujours eu l’impression qu’Archie aimait bien s’entourer de gens qu’il pouvait dominer.

« Mais je comprends ce que tu veux dire. Moi aussi elle me fait me sentir… » Tout à coup, Madison sent l’angoisse monter en elle - elle a parlé trop vite, elle sent ses joues rougir - et elle se met à bredouiller : « Toute petite, enfin, je pense qu’elle le fait à tout le monde. Elle est vraiment très charismatique. » Ajoute-t-elle un peu précipitamment, essayant d’avoir l’air détachée.


@Archie Kwanteen  

« Pour l’instant c’était juste comme ça, pour nos portfolios, mais maintenant que sa carrière redécolle, qui sait, peut-être que les photos intéresseront quelqu’un. » Voilà une information qui lui a échappé maintenant que Jo lui impose un silence pour le punir d’avoir agi comme un imbécile. Derrière un sourire crispé, il lâche un petit soufflement de surprise et demande innocemment : « Sa carrière redécolle ? » Dans quel sens redécolle-t-elle ? A-t-elle lancé un single ? Un album ? Non, pas un album, il aurait su même s’il ne passe pas de temps sur les réseaux sociaux. Et puis, aux dernières nouvelles, elle n’avait aucun endroit où enregistrer sa voix.

Pour dissimuler l’embarras qu’il ressent vis-à-vis de son conflit avec Jo, Archie préfère jouer la carte de la plaisanterie et, justement, Madison lui tend une perche en évoquant avec horreur la possibilité que son frère ait pu partager ses draps avec la chanteuse. Il s’en saisit, de la perche, parce que c’est toujours plus facile de tout tourner à la rigolade plutôt que d’affronter les sujets sérieux tels qu’ils sont. Il en ajoute des couches, même, s’interroge à voix haute sur la tonalité des cris de plaisir de Jo, prend un malin plaisir à observer les réactions de sa petite sœur qui sont bel et bien des réactions de petite sœur. Quoique, dans leur fratrie, il ne s’est jamais gêné pour partager des anecdotes déplacées de ce genre. Saddie et Madison sont plutôt discrètes à ce sujet mais, lui, pour se prouver à lui-même et au monde entier qu’il est normal, il ne s’est jamais empêché de détailler ses aventures avec les femmes, juste les femmes, parce qu’il n’aime que les femmes. Parce que ses sœurs sont trop occupées à se boucher les oreilles, la discussion ne dérive jamais sur les terrains glissants à éviter. « C’est pas un poisson que tu vas pêcher mais mon corps inanimé quand je me serais noyée dans ce lac pour arrêter de t’entendre parler de ça, » Le commentaire lui arrache un rire et, pour la vanne, il relance sa ligne et se met à fixer là où des rondelles d’eau s’agrandissent. Bon, il ne dira rien de plus. Il a obtenu ce qu’il désirait : il a créé un malaise et retiré l’envie à Madison de lui poser plus de questions à ce sujet.

Parce que, aujourd’hui, il n’est pas question de mensonges ou de masques. Il a envie d’être honnête avec la jeune femme, et c’est peut-être l’endroit qui lui inspire un peu de sérieux. Coincés au milieu du lac, ils sont forcés à se regarder dans le blanc des yeux. Enfin, il admet la raison derrière ses interrogations vis-à-vis de Jo. Ce n’est pas vraiment une surprise pour personne : il l’a vexée, comme il vexe tout le monde en respirant trop fort, quoique, cette fois, il a fait plus que respirer trop fort. Archie doit avoir merdé à un tel point s’il est contraint à l’admettre aujourd’hui. Malheureusement pour lui, il est le seul fautif dans cette histoire et il ne pourra jamais partager le blâme avec celle qui a réagi comme n’importe qui de sensé aurait réagi. Il a insulté son frère de façon claire et nette. Aucune confusion ou malentendu possible. « Je crois que la meilleure façon de se faire pardonner, c’est d’avoir compris ce qu’on a fait de mal et d’expliquer à la personne pourquoi on ne le refera plus. Je ne sais pas ce que tu as fait mais… Tu penses que tu peux lui promettre que tu ne le referas pas ? » Oh, il sait. Il sait depuis toujours, Archie. Il n’a jamais agi inconsciemment. Il blesse volontairement pour se protéger. Le réflexe est ancré en lui. Il a grandi en se laissant dicter par ce règlement. « Et quand tu t’excuses, il faut prendre en compte ses sentiments à elle, comprendre ce qui l’a blessé. Peut-être qu’il lui faut un peu de temps aussi. Mais si tu es vraiment sincère, je suis sûre qu’elle le verra et qu’elle reconsidera. Peut-être que tu peux lui écrire un lettre ou email, si elle refuse de te voir ? » Une lettre ? Archie ne sait pas enchaîner deux mots de la bonne manière. Il connait les chiffres, pas les lettres. L’idée ne lui plaît pas vraiment et il se pince les lèvres en détournant les yeux. Jo n’est pas dupe ; elle verrait bien que ses écrits ne sonnent pas naturel. Elle connait sa personnalité. Il n’est ni poète, ni littéraire, ni… empathique. Il lui manque quelques qualités qui feraient de lui un être humain plutôt qu’une machine programmée pour blesser, piétiner, et vaincre. « En tout c’est plutôt rare que tu parles comme ça de quelqu’un, ça veut bien dire qu’elle est importante pour toi et que ça vaut le coup d’essayer de se rattraper…  » Elle a raison. Il ne laisse personne le voir comme Jo le voit aujourd’hui. Il ne lui aurait jamais révélé son secret autrement. Même Autumn n’en sait rien, ou Saddie, ou celle qui se trouve juste sous ses yeux. Il est le pire des frères, en fin de compte. Cette pensée le rend inconfortable et il se passe la main dans la barbe. La chaloupe se berce sur l’eau et seulement le son des vaguelettes claquant sa coque se confronte au silence. Il finit par répondre : « Je voudrais lui promettre de changer mais… Tu me connais. Je n’aime pas perdre le contrôle et ça… ça a tendance à m’isoler. » Honteusement, il interroge Madison du regard. « Parfois, je me dis que Saddie et toi ne seriez même plus là si on était pas liés par le sang. » Il en a conscience, Archie. Il en a conscience et c’est bien le problème. Il alimente ses défauts parce c’est ce qu’il sait faire, et c’est la recette qui l’a couronné gagnant dans toutes les sphères, sauf la plus importante. Trente-ans, aujourd’hui, et seulement des relations qui vont et viennent au gré de ses envies éphémères. Tantôt le gain, tantôt le sexe, et jamais la tendresse.      

« Mais je comprends ce que tu veux dire. Moi aussi elle me fait me sentir… » Il hausse un sourcil tandis qu’elle reprend la parole. Elle s’empourpre bien rapidement, ne termine pas sa phrase comme pour se censurer. Un sourire perplexe soulève la commissure de la lèvre du garçon, alors qu’il insiste d’un regard pour qu’elle continue dans sa lancée. « Toute petite, enfin, je pense qu’elle le fait à tout le monde. Elle est vraiment très charismatique. » Il ne dirait pas ça d’un homme, certes, mais les femmes, entre elles, se traitent différemment. « C’est de la jalousie ? » Il se permet de demander, ne s’étant jamais penché sur la question. Étriqué petit Archie qui croit tout connaître mais qui ne sait rien du tout. « De la compétition entre filles, ou un truc du genre ? » Il hausse les épaules, comme si ce geste calculé allait pardonner son ignorance : « J’en sais rien, moi, je ne suis pas dans la tête d’une fille ! »  

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La famille Kwanteen n’a jamais été la spécialiste en terme de communication, surtout lorsqu’il s’agit d’Archie et leur père - ils sont régis par des règles masculines différentes, des carcans stricts que Madison a compris très tôt, dès qu’elle a vu Archie retenir ses larmes à l’enterrement de Lola. Mais parfois, dans des moments brefs, presque volés, Archie et elle ont une discussion sérieuse et sincère, où elle entraperçoit son frère, le vrai, celui caché derrière une armure et des années de conditionnement. Madison n’est pas surprise qu’il choissise d’être vulnérable avec elle alors qu’ils sont coincés au milieu d’un lac ; c’est un environnement loin de leur quotidien, une sorte de parenthèse qu’il pourra s’empresser de renfermer lorsqu’il se sentira trop acculé. Madison marche sur des oeufs dans cette discussion, elle le sait. Elle a toujours un peu marché sur des oeufs autour d’Archie, trop inquiète de lui plaire, d’être à la hauteur. Et évidemment, inquiète toujours de ne pas trop en révéler sur qui elle est, elle, au fond.

« Je voudrais lui promettre de changer mais… Tu me connais. Je n’aime pas perdre le contrôle et ça… ça a tendance à m’isoler. » Madison pince un peu les lèvres et hôche légèrement la tête. Oui, elle le connait. Oui, elle sait. Et elle a une compassion immense pour son frère qu’elle aime malgré ses défauts qu’elle connaît bien. Elle ne peut pas s’empêcher de se dire qu’il souffre de ce contrôle permanente, qu’elle le sait parce qu’elle souffre aussi de ce même contrôle qu’elle applique à son quotidien avec diligence. Le contrôle pour cacher ses émotions, ses angoisses, sa consommation d’alcool. A vrai dire, si elle aime autant l’alcool, c’est qu’il est bien la seule chose qui lui permet de relâcher cette pression constante. Elle se demande souvent comment Archie lâche prise, lui. La fête et les filles, probablement. « Parfois, je me dis que Saddie et toi ne seriez même plus là si on était pas liés par le sang. » Madison fronce les sourcils. Ce genre d’aveu est particulièrement rare de la part d’Archie. « Je n’aime pas penser à ça. Je serais malheureuse si tu n’étais pas dans ma vie, » dit-elle avec un petit sourire. Elle sait qu’elle est sincère, malgré toutes les difficutlés que sa relation avec Archie peuvent poser. « En plus, je ne crois pas que tu m’apprécierais spécialement tu n’étais pas mon frère non plus, » ajouta-t-elle en haussant les épaules. Cela lui faisait de la peine, mais elle le savait : elle était trop timide et réservée, trop nerveuse pour graviter autour d’Archie. « Donc heureusement qu’ils sont là, les liens du sang ! » Conclue-t-elle d’un ton plus léger.

Je ne crois pas que tu m’apprécierais si tu savais vraiment qui j’étais, a envie d’ajouter Madison, mais elle se retient. Elle a trop peur de l’honnêteté d’Archie. Elle doit rester la petite soeur parfaite. Trop angoissée et trop mélancolique, certes. Mais qui respecte les règles et les apparences. Elle sait qu’elle doit donc se méfier de la façon dont elle parle de Jo. Rien ne doit la trahir, rien ne doit jamais la trahir, peu importe combien cela lui coûte.

Et cela lui coûte. Cela lui coûte tout.

« C’est de la jalousie ? De la compétition entre filles, ou un truc du genre ? » Madison a un petit sourire. Ah, ça, oui, elle a pensé ça longtemps. “Je veux être comme elle” se disait-elle pour se rassurer. Pas avec elle. « J’en sais rien, moi, je ne suis pas dans la tête d’une fille ! »

Il ne se doute d’absolument rien, se dit Madison. Comment pourrait-il ?

« Euh, je ne sais pas, peut-être, » dit-elle un peu maladroitement. Elle a passé sa vie à enfouir au plus profond d’elle ses émotions les plus honteuses et elle se sent coupable de voir qu’Archie frère a été capable d’être sincère avec elle et de lui demander conseil alors qu’elle passe sa vie à lui mentir - à cacher les bouteilles d’alcool vide quand Archie passe à l’appartement, à jouer la petite amie parfaite de Louis quand ils dinent ensemble. Elle est fatiguée. Elle repense à sa dernière dispute avec Louis, elle pense à l’immense mensonge que sa vie semble être. Pourtant, elle continue de le nourrir, de jouer ce rôle, de se convaincre. Elle regarde Archie, son regard de grand-frère qui compte tant pour elle. Que se passerait-il si elle était honnête ?

Elle repense aux repas de familles où Archie ne semble pas protester des remarques de leur père mais ne les nourrit pas non plus, elle repense à la façon dont il réagit quand ils se baladent dehors et qu’ils croisent un couple de deux femmes ou deux hommes. Il ne semble jamais à l’aise, mais il ne dit jamais rien. Elle ne lui a jamais demandé ce qu’il en pensait réellement.

Elle est fatiguée. Elle a honte. Elle a toujours honte. Et cela la dévore complètement. Elle inspire. Tout à coup, son équilibre lui semble beaucoup plus précaire qu’elle ne le pensait, elle se rend compte qu’un mensonge de plus lui est tout à coup insupportable après qu’Archie ai été honnête avec elle. Non, elle n’est pas jalouse de Jo.

« Enfin, non, je ne suis pas jalouse d’elle. Ce n’est pas ça. » Elle regarde l’onde calme du lac. Elle voudrait disparaître sous la surface. « Je ne pense pas que je suis forcément une bonne référence pour comprendre ce qui passe par la tête d’une fille quand elle pense aux autres filles, » murmure Madison lentement, sans regarder son frère. Elle retient sa respiration. Elle vient de lancer une ligne, se dit-elle. Archie mordra-t-il à l’hameçon ?



@Archie Kwanteen  

« Je n’aime pas penser à ça. Je serais malheureuse si tu n’étais pas dans ma vie, » Peut-être parce qu’elle n’a jamais subi son emprise, son désir de tout contrôler, de tout posséder, de faire passer le feu rouge au vert, d’intimider, de ridiculiser, de gagner toutes les batailles jusqu’à la plus petite et la plus insignifiante. Madison était protégée des défauts de son frère, soigneusement logée sous sa grande aile protectrice, son plumage royal, la pointe de ses plumes affilées comme des couteaux et son bec prêt à arracher la viande à n’importe quelle menace. « En plus, je ne crois pas que tu m’apprécierais spécialement tu n’étais pas mon frère non plus, » Elle marque un point, certes. Il ne remarque pas les personnes aussi discrètes que sa petite sœur. Il ne les approche pas parce qu’elles ne le défient pas. Il n’a rien besoin de leur prouver puisqu’ils sont enfermés dans leur petite bulle, dans un monde qui n’est pas celui d’Archie et qui ne sera jamais le sien, d’ailleurs. Le sang d’artiste coule dans les veines de Madison et le cœur de son frère en pompe une autre sorte. « Donc heureusement qu’ils sont là, les liens du sang ! » L’argumentaire est réussi et son envie de débattre plus longtemps s’évapore comme l’eau du lac qui renvoie les rayons du soleil comme des miroirs parfaitement lisses. Ces liens sont plus forts que les préjugés d’Archie ainsi que ses préférences en matière de fréquentation. Alors, même s’ils ne sont pas des machines alimentées par les mêmes intentions, le frère et la sœur peuvent tenter de s’aider en se tendant des perches. Naturellement, il se dit qu’elle pourrait l’aider à mieux cerner le fonctionnement d’un cerveau féminin, lui qui veut se racheter auprès de Jo (et qui pensait jusqu’à présent que l’argent règlerait tous ses problèmes et pardonnerait toutes ses erreurs). « Euh, je ne sais pas, peut-être, » Elle semble très peu convaincue. La question la prend peut-être par surprise. Après tout, tous les deux n’ont pas l’habitude d’aborder ce genre de sujet. En temps normal, ils parleraient de maman, de papa, des prochaines vacances, des cadeaux de Noël communs qu’ils prévoient de faire. « On dirait que tu es moins au courant que moi, c’est ironique. » Il tente du bout des lèvres en la lorgnant. Voyant le malaise – ou l’inconfort – dans le visage de sa petite sœur, il repose toute son attention sur elle afin de s’assurer qu’elle ne tombe pas par-dessus bord. Ce n’est pas elle qu’il veut repêcher dans le lac, mais plutôt de la truite qui ne mordra clairement pas à l’hameçon. « Enfin, non, je ne suis pas jalouse d’elle. Ce n’est pas ça. » Ses sourcils se froncent, son regard gagne en sévérité. Ce n’est pas parce qu’il veut la punir de dire une vérité qui lui pend sur le bout de la langue, c’est plutôt qu’il attend la suite de ses explication avec curiosité. Mais Madison ne lui renvoie pas son regard – c’est sûrement mieux ainsi. « Je ne pense pas que je suis forcément une bonne référence pour comprendre ce qui passe par la tête d’une fille quand elle pense aux autres filles, » C’est un gloussement qui s’échappe d’abord des lèvres d’Archie alors qu’il s’humecte les lèvres, attend une suite qui ne vient pas. « Uh ? » Est donc la seule onomatopée qu’il lâche après avoir laissé plané le silence trop longtemps. Il ne paraît pas embêté ; non, ce n’est pas ça. Il est simplement perdu, ne comprend pas où elle veut en venir. « Qu’est-ce que tu racontes ? Tu dis ça parce que tu es plus discrète que Jo ? » Il se redresse sur son siège, ramène sa ligne, reprend les rênes de la conversation comme s’il s’agissait d’un moyen de défense. « Je crois que la plus grande différence entre vous, c’est qu’elle n’a pas peur de dire à voix haute tout ce qui lui passe par la tête. » Il ricane, retire sa ligne. « Mais le fond doit être similaire. » Puis, il ajoute une petite touche d’humour puisque c’est toujours plus facile d’éviter les sujets sérieux en saupoudrant un peu de blagues ici et là. « Moi, en tout cas, je suis certain que tous les mecs se sentent tout petits devant elle aussi. » Parce qu’il est comme tous les mecs. Le même cerveau, les mêmes envies, les mêmes fantasmes, les mêmes motivations. Un garçon normal. Un garçon qui n’est pas malade dans sa tête. « Tu es rouge comme une tomate, petite souris. » Il tend la main vers elle pour replacer son bob lilas sur sa tête, l’enfonçant un peu pour que son rebord protège du soleil le visage de Madison. « Après, tu vas dire que c’est ma faute si tu es couverte de coup de soleil parce que c’est moi qui ai eu l’idée de la pêche. » Parler parler parler. Changer de sujet, dévier, à défaut d’être coincé sur une barque.    

❀ in the middle of the lake « it's funny how you just break down, waitin' on some sign | I pull up to the front of your driveway, with magic soakin' my spine, can you read my mind? »

« On dirait que tu es moins au courant que moi, c’est ironique. » Madison tente de gâcher sa grimace, de rire. Elle ne peut pas dire la vérité à Archie, lui dire qu’elle réfléchit souvent à ce que pensent les filles, pour se demander si ce qu’elle ressent est commun ou étrange, qu’elle passe beaucoup de temps à comprendre les émotions qui la prennent dès qu’elle regarde certaines filles, qu’elle analyse tout, que cela lui cause une anxiété incroyable et ce depuis son plus jeune âge. Archie comprendrait-il seulement cela ? Il a l’air si à l’aise, tout le temps, et pourtant Madison croit deviner qu’il est victime de la même pression familiale, cette masculinité intense auquel il n’a jamais dû dérogé. Madison n’est jamais très sûre de ce que son frère ressent, réellement, elle se demande si elle lui prête un poids sur les épaules qu’il n’a pas, parce qu’elle voudrait que quelqu’un soit comme elle. Mais Archie et Sadie sont charismatiques, et peut-être que cette pression, ils la balaient d’un haussement d’épaules. Peut-être que Maddie aurait pu la balayer, elle aussi, si elle ne portait pas en elle un secret si lourd.

Alors, épuisée du poids qu’elle porte en elle, elle tend une perche à Archie, se demandant s’il pourrait la prendre, la comprendre. « Uh ? Qu’est-ce que tu racontes ? Tu dis ça parce que tu es plus discrète que Jo ? » Mais non, il ne comprend pas. Maddie secoue la tête, essaie de se dire que c’est pour le mieux. Ce n’est pas le moment. Ce n’est jamais le bon moment, de toute façon. « Je crois que la plus grande différence entre vous, c’est qu’elle n’a pas peur de dire à voix haute tout ce qui lui passe par la tête. » L’estomac de Madison se contracte. Sans le savoir, Archie vient de toucher juste, et elle a stupidement envie de pleurer. Mais elle se contente de regarder la ligne que son frère lance à nouveau, restant stoïque comme elle sait si bien le faire. A l’intérieur d’elle, une tempête semble faire rage. Quelques minutes plus tôt, elle pensait sincèrement qu’elle pourrait être honnête avec Archie et maintenant, les apparences reprenaient le dessus, facilement, paisiblement, comme toujours. « Mais le fond doit être similaire. Moi, en tout cas, je suis certain que tous les mecs se sentent tout petits devant elle aussi. » Madison hoche la tête, crispée. Le fond n’était pas similaire, elle le savait, mais comment pourrait-elle l’avouer à son frère ? Pourtant, elle sent qu’elle coule doucement vers le fond et cela la fatigue. « Tu es rouge comme une tomate, petite souris. Après, tu vas dire que c’est ma faute si tu es couverte de coup de soleil parce que c’est moi qui ai eu l’idée de la pêche. » Archie replace le bob de Madison avec un sourire et quelque chose flanche en elle, à la seconde où il fait ce geste banal. C’est peut-être cette façon qu’il a de s’inquiéter pour elle, de prendre soin d’elle, même sur le ton de la plaisanterie, et qui donne à Madison envie de se réfugier près de lui. C’est peut-être la énième dispute avec Louis qui la pousse à bout. C’est peut-être que c’est trop, tout simplement trop, et qu’il n’y aura jamais de bons moments. Que Madison a imaginé des milliard de fois dire la vérité à quelqu’un et qu’elle n’a jamais réussi, qu’elle s’est créé des scénarios parfaits, mais qu’aucun ne se réalise jamais. L’occasion n’est jamais la bonne. Elle regarde Archie. Et elle ouvre la bouche.

« Non, il y a une plus grande différence entre moi et Jo, entre moi et les autres filles. » Madison inspire, sentant une panique diffuse en elle. Elle ferme les yeux et elle inspire, retient sa respiration. Elle retient sa respiration depuis des années. Depuis qu’elle sait. « La différence c’est que moi, je… Jo me fait me sentir toute petite parce que les filles me font me sentir toute petite. Comme si j’étais un garçon. Sauf que je suis une fille. Et que je ressens ça pour les filles. Je… J’aime les filles. »

Et Madison expire, pour la première fois de sa vie.




@Archie Kwanteen  

Au fond de lui, il aurait certainement préféré continuer son monologue. Avec Madison, il a l’habitude de parler dix fois plus qu’elle. Elle sait écouter, bien mieux que Saddie qui enchaîne les mots encore plus vite qu’Archie. Il apprécie ce silence qu’elle lui sert parfois, ce dernier n’étant jamais angoissant ni inconfortable. Il lui fait penser au son de la pluie quand cette dernière tombe à la verticale, aucunement influencée par le vent absent. Une sorte de bruit blanc qui l’empêche de trop réfléchir parce que, avec elle, ce n’est jamais compliqué. Peut-être qu’il apprécie aussi son calme parce qu’elle sera la dernière à le contredire : cette raison-là, il ne l’avouerait pas à voix haute parce qu’il n’a pas conscience qu’elle existe. Les débats sont rares avec sa plus jeune sœur parce qu’elle se range de son avis et, quand elle a envie de le contredire, elle ne le fait pas. Pas de dispute, pas de froid, un peu de répit pour Archie qui passe sa vie à argumenter afin de se vendre malgré ses milliards de défauts bien apparents. Ce n’est pas la meilleure façon d’aimer mais c’est ainsi qu’il aime.

Le bob de Madison remplacée sur sa tête enfin de mieux protéger sa peau du soleil, il capte son regard quand il reprend sa main, mais il ne dit rien. La pluie a cessé et le silence est plus bruyant qu’auparavant. Il n’a pas le courage de la regarder plus longtemps : ses mimiques sont inquiétantes, l’hésitation au travers ses lèvres entrouvertes le trouble. Il préfère fixer là où il a tiré sa ligne et prie tous les dieux pour qu’un poisson morde enfin à l’appât. « Non, il y a une plus grande différence entre moi et Jo, entre moi et les autres filles. » Il ne détache pas ses yeux de l’eau. Il sait. Il sait parce qu’il y pense constamment lui-même. Il pourra toujours faire semblant d’être surpris. Ou faire semblant de ne pas avoir entendu. C’est plus facile de contourner ce sujet, de le remplacer par des banalités. « La différence c’est que moi, je… Jo me fait me sentir toute petite parce que les filles me font me sentir toute petite. Comme si j’étais un garçon. Sauf que je suis une fille. Et que je ressens ça pour les filles. Je… J’aime les filles. » C’est un sentiment de panique qui lui retourne l’estomac mais il reste complètement impassible, comme il a appris à le faire. Il sait cacher sa tristesse alors il saura aussi cacher son désarroi. Coincé au milieu du lac, sur une barque immobile, dépourvu de distraction pour feindre n’avoir capté que la moitié de ses mots, il est bien obligé de réagir. Il relève enfin la tête pour croiser le regard de sa petite sœur, et c’est avant tout pour s’assurer qu’elle n’est pas en train de faire une blague de mauvais goût. Hélas, devant sa mine sérieuse et étrangement calme, il comprend qu’il n’est pas question pour lui de rire et de féliciter son numéro de clown. Elle est sérieuse. Madison vient de lui partager une information à laquelle il ne peut pas réagir de la bonne façon. « C’est… T’es sérieuse ? » Il entame pour chasser le moindre doute irrationnel qui l’empêche de tout de suite bondir vers les jolis discours. Devant le silence, devant l’expression de la jeune femme, il comprend qu’il doit se comporter comme un grand frère, bien que l’idée le tétanise pour la énième fois de sa vie. Il a toujours fait semblant de savoir comment protéger ses sœurs. Au fond, il a toujours été chanceux : les occasions se sont retournées en sa faveur.

Jetant un regard rapide autour d’eux, comme s’il craignait découvrir des témoins, il lâche une sorte de soupir désemparé. Il a du mal à soutenir le regard de Madison puisqu’il craint de ne pas être à la hauteur… Bien sûr, qu’il ne sera pas à la hauteur. Il ne l’est jamais. Ceci dit, durant la période médiévale, il serait impeccable. « Tu es… Lesbienne, alors ? » Il déteste ce mot. Lui rappelle son propre combat, ces années à se frapper les doigts avec un marteau pour arrêter de les imaginer s’enrouler autour de la taille d’un homme. « Ou… Bisexuelle peut-être ? Puisque tu as Louis, et tu l’aimes, non ? » Se consoler là où il peut, relativiser, chercher la faille dans le mécanisme et appuyer dessus pour tout arrêter le moteur. Putain de merde. Il n’a pas l’impression pouvoir la protéger autant qu’il se protège, lui, des préjugés de Charles. « Alors depuis le début… Quand papa dit toutes ces choses homophobes… Tu ne réagis pas ? » Pourquoi semble-t-il si surpris de poser la question ? Lui-même n’a jamais réagi. Madison et lui se ressemblent plus qu’il n’aurait pensé.  

❀ in the middle of the lake « it's funny how you just break down, waitin' on some sign | I pull up to the front of your driveway, with magic soakin' my spine, can you read my mind? »

Madison a souvent imaginé comment elle partagerait cette information, imaginant plusieurs personnes, plusieurs scénarios. Dès son adolescence, alors qu’elles étaient appuyées l’une contre l’autre dans un canapé, se tenant parfois la main comme les jeunes filles le font sans réfléchir, Madison avait regardé Charlie à la dérobée et c’était dit ce n’est pas normal de ressentir ça, il faut que je lui dise. Lorsqu’elle se dispute avec Oliver, qu’il lui reproche sa distance et sa pudeur, qu’il s’énerve, qu’il lui demande pourquoi elle est comme ça, la vérité est toute proche des lèvres de Madison qui les garde résolument fermées, effrayée qu’elle ne puisse se contenir et lui réponde tout simplement parce que je ne t’aime pas comme il faut, parce que je n’aime pas les garçons comme il faut. Même parfois, ivre en soirée, avec des inconnus avec qui elle bavarde, elle a l’impression que le poids du secret est tellement lourd que si elle expire un peu trop, elle risquerait de simplement annoncer à l’assemblée je ne suis pas hétéro.

Aucun scénario n’incluait Archie et une canne à pêche au milieu d’un lac. Mais étrangement, Madison n’est pas surprise, comme si elle avait toujours su, tout au fond, qu’elle le dirait à Archie en premier, sans comprendre pourquoi.

« C’est… T’es sérieuse ? » Elle entend la panique dans la voix de son frère, elle n’est pas surprise. Elle avale sa salive de travers et répond dans un murmure : « J’ai tout essayé pour que ça parte, je te le promets. »

Elle a prié, elle a lu la bible, elle a cherché sur internet des forums d’anciens homosexuels qui disaient avoir vu la lumière. Elle a couché avec des garçons, elle a été voir les romcoms avec les héros masculins sur qui ses amis fantasmaient, elle a tenu son journal intime toute une année sans mentionner son attirance pour les filles. Fake it til you make it, se s’est-elle dit, persuadée qu’elle pourrait s’aut-convaincre, que ce problème pourrait juste s’envoler si elle ne le regarde pas de trop près.

« Tu es… Lesbienne, alors ? » Madison sent un frisson le long de son dos à l’évocation du mot. Elle est à peine capable de le prononcer à voix haute, et elle réalise que c’est la première fois qu’elle l’entend dans la bouche d’Archie. Il ne l’a pas dit avec un vrai dégoût, plutôt une sorte panique, de rejet latent. « Ou… Bisexuelle peut-être ? Puisque tu as Oliver, et tu l’aimes, non ? »

Ah, évidemment. Oliver, ses yeux rêveurs, leurs sorties au musée à discuter d’art, les soirées à écouter de la musique en buvant du vin, sa présence réconfortante. Oliver, sa compagnie de danse qui l’a amené loin, très loin, une relation facilitée par la distance physique entre eux. Oliver, son retour à Brisbane, sa mauvaise humeur, ses reproches, l’impression de ne jamais être assez pour lui, de ne jamais l’aimer comme il faut, les disputes incessantes, toutes les fois où il la déshabille et qu’elle se force, qu’il ne lui donne pas d’autres choix que se forcer.

« Je… J’aime Oliver, d’une certaine façon. Je ne suis pas sûre que ça soit de la bonne façon. » Elle admet cette vérité, consciente que dans quelques heures, elle pourra dire l’inverse. Elle passe son temps à hésiter, à revenir en arrière, à changer d’avis.  « Je ne sais pas ce que je suis. Je n’ai pas… Je… Je ne l’ai jamais dit à personne. Tu es la première personne à qui je le dis. »

C’est une occurence rare, mais elle sent qu’elle déstabilise Archie, lui qui est toujours autant en confiance, en maîtrise. Elle se doute que c’est sûrement la première fois qu’il est la personne vers qui on se tourne pour un premier coming-out. Pour un coming-out tout court, peut-être. On ne peut pas dire qu’Archie rayonne par son ouverture d’esprit.

« Alors depuis le début… Quand papa dit toutes ces choses homophobes… Tu ne réagis pas ? » Madison grimace. « M’opposer à papa, ne pas être leur fille parfaite ? Je ne savais pas que c’était possible, » ironise-t-elle tristement. « Je crois que je sais que je suis différente depuis que je suis petite. Je n’allais pas réagir à dix ans en plein repas de famille. J’ai juste appris à internaliser. Ce n’est pas maintenant que je vais changer. » Elle regarde l’horizon du lac. C’est drôle de dire à voix haute toutes les tempêtes qui la ravagent depuis toujours. « Toi aussi, tu ne réagis pas. Est-ce que ça veut dire que tu es d’accord avec lui ? » Demande-t-elle, sa voix tremblante.

Et elle sait que la réaction d’Archie déterminera sûrement la suite.

Et elle se demande si elle lui a dit pour qu’il la rejette et qu’elle ait un énième argument pour changer, pour mentir.



@Archie Kwanteen  

« J’ai tout essayé pour que ça parte, je te le promets. »

Ça le brise, d’entendre cette promesse. Son cœur cesse de battre, son sang stagne comme l’eau du lac. La promesse qu’il lui avait faite, à Madison, c’était de prendre soin d’elle et de la protéger. Il l’avait pris dans ses bras quand elle pleurait à chaude larmes, il retenait les siennes pour rester brave et pour ne pas briser cette image qu’il devait renvoyer maintenant qu’il était le plus vieux de la fratrie. Et, ce midi, sous un soleil puissant qui lui brûle le crâne, il oublie de se soucier du feu qui prend à ses mèches ou des échardes qui lui grattent les fesses, il oublie qui il est un cours instant, ne trouve pas les mots avec la même aisance qui le caractérise tant. Il ne la déteste pas d’être née comme ça et de ne pas avoir réussi à se soigner parce qu’il est le premier à savoir que ça ne se soigne pas, cette maladie imaginaire. Il déteste la peur dans les yeux de Madison parce qu’il sait qu’il est celui qui l’effraie. Pas la vérité, pas les mensonges, mais sa réaction, calquée sur celle de Charles, la caricature d’un père sévère et fermé d’esprit. « Je… J’aime Oliver, d’une certaine façon. Je ne suis pas sûre que ça soit de la bonne façon. » Elle explique tandis qu’Archie cherche à gagner du temps pour ne pas dire des choses qu’il regretterait. Il a déjà fait la bêtise quelques jours plus tôt à peine. Il est trop brillant pour faire la même erreur alors qu’il n’a pas encore fini d’écoper des conséquences de cette première ânerie. « Je ne sais pas ce que je suis. Je n’ai pas… Je… Je ne l’ai jamais dit à personne. Tu es la première personne à qui je le dis. » Il déglutit, s’efforce d’hocher de la tête pour ne pas l’abandonner alors qu’elle se montre bien plus courageuse qu’il ne l’a jamais été. « D’accord… D’accord. » Il bredouille pour ne pas perdre le contact avec cette nouvelle réalité. Il se racle la gorge, jette un coup d’œil naïf autour d’eux : non, il ne peut pas fuir, il est coincé ici. Il n’est plus question de disparaître pour éviter les discussions nécessaires mais terrifiantes. « M’opposer à papa, ne pas être leur fille parfaite ? Je ne savais pas que c’était possible, » Il se pince les lèvres, baisse les yeux, fronce les sourcils. Il n’arrive plus à réfléchir. Il se bat contre des dizaines d’émotions contradictoires qui tentent de lui dire quoi faire, comment réagir. La voix qu’il a le plus utilisée lui conseille de lever le ton et de tenter de faire la morale à sa petite sœur afin qu’elle se retire cette idée de la tête. Sa voix d’enfant terrifié, sa voix la plus primale et celle qui ne l’a jamais quitté malgré toutes les tentatives de la faire s’évaporer, lui supplie de se ranger du camp de Madison parce que c’est la seule bonne chose à faire.

Et elle a raison. « Je… Je comprends. » Qu’il dit, même si la jeune femme ne pourra jamais savoir à quel point il la comprend réellement. Ce n’est pas seulement une manière de la rassurer ou de lui faire savoir qu’elle est écoutée. Il sait exactement ce qu’il se passe dans sa tête. Lui aussi, il a appris à internaliser. Lui aussi il a prié en espérant se réveiller complètement changé. Il lui aura fallu trente ans pour cesser de croire à un miracle qui n’arrivera jamais. C’était facile, pour lui : les femmes l’intéressent tout autant. L’attirance est différente, c’est tout. « Toi aussi, tu ne réagis pas. Est-ce que ça veut dire que tu es d’accord avec lui ? » Il relève ses pupilles bleues. Il a honte de ne pas arriver à la rassurer. Ce n’est pas naturel pour lui de s’opposer à celui qui l’a élevé, même s’il ne le fait pas en face de lui. Est-ce que ça fera de lui un hypocrite ou un fils ingrat ? « J’ai essayé d’être d’accord avec lui. » Il admet enfin pour rompre le silence intimidant. « Je veux qu’il soit fier de moi – de nous. Alors j’essaye de me convaincre que nous partageons les mêmes opinions mais ce n’est pas aussi simple que ça. » Ce sera plus facile de parler des autres : « J’ai rencontré des personnes comme… Enfin, comme toi. » Jo et Jameson notamment. Et ces deux filles sont bien plus intelligentes que lui (il ne le dira jamais à voix haute). Bellamy, aussi, qui a un plus grand cœur que la majorité des hommes qu’il a croisés dans sa vie. Ce ne sont pas eux qui lui veulent du mal, c’est lui-même qui se flagelle d’exister. « Papa les décrit comme les livres décrivent la peste alors qu’elles ne m’ont jamais fait mauvaise impression. » Il hausse les épaules pour se détacher de la situation, ultime tentative de préserver son masque. Parce que, si Madison a eu le courage de parler à son frère, la réciproque ne se fera que dans un autre univers. Il interroge à nouveau sa petite sœur, le ton posé mais sérieux : « Pourquoi tu me dis ça aujourd’hui ? Pourquoi pas plus tôt ? Tu sais bien que je suis là pour toi. » Voilà un mensonge, et c’est bien un problème. Ça le tue d’en être convaincu, mais il aurait probablement fermé la porte au nez de sa propre sœur si elle lui avait partagé ce secret quelques mois plus tôt.         

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Le temps a cette consistance qu’il prend parfois, quand les grains dans le sablier ralentissement, que quelque chose se suspend dans l’attente. Le silence est tout autour de leur petite barque, poisseux et épais, il prend Madison à la gorge et elle est obligée de simplement le subir. Elle est habituée, habituellement, elle qui aime observer, ne rien dire. Tant de moments de sa vie sont passés dans le silence ou à boire les paroles des autres, de son frère.  « D’accord… D’accord. » Et pour l’une des rares fois de la vie d’Archie, il ne trouve visiblement pas les mots. Madison n’est pas exactement surprise, elle savait qu’elle le surprendrait par sa révélation. Elle est plutôt déboussolée à l’idée d’être sobre - elle s’était toujours imaginée que la vérité finirait par sortir après quelques verres qui lèvent son inhibition, de la même façon qu’elle a de regarder les filles dans les bars quand elle a trop bu ou de chercher dans la navigation privée de son téléphone des choses qu’elle n’oserait jamais regarder à la lumière du jour. Mais elle est sobre, elle est présente, et chaque seconde à attendre est une torture. Elle confie à Archie la difficulté d’être la fille Kwanteen et elle se demande s’il va nier et refuser. Elle sait très bien qu’il subit la même pression, surtout en étant le seul garçon, les injonctions à la masculinité particulièrement fortes. Si Madison n’avait pas fait des études d’art, elle n’aurait probablement jamais réussi à réaliser qu’il y avait d’autres façons de faire, d’exister. Archie, coincé dans son monde de la finance, n’est pas prêt de se débarrasser de cette vision. Souvent elle se demande s’il a seulement conscience de la souffrance que tout cela lui cause. Il a l’air si sûr de lui que quand il lui semble percevoir une faille, elle se demande si elle est véritablement perspicace ou simplement trop imaginative. « Je… Je comprends. » Elle inspire. Elle attend qu’il proteste, qu’il remette en doute sa parole, qu’il la confronte. Mais il ne dit rien. Madison se prête à espérer, tout à coup, qu’il va peut-être la soutenir. Elle sait qu’il l’aime, elle l’a toujours su. Mais Archie est aussi qui il est et elle ne s’est jamais autorisée à s’imaginer qu’il l’accepterait complètement, même si ces derniers mois, quelque chose la poussait de plus en plus vers son frère, sans qu’elle comprenne pourquoi. Est-ce qu’elle a eu raison ou n’est-il que le fils Kwanteen que leur père a façonné ? Elle inspire, attend, observe le visage de son frère qui semble partagé.

« J’ai essayé d’être d’accord avec lui. » Essayé. Madison tressaille, l’espoir immense dans sa gorge. « Je veux qu’il soit fier de moi – de nous. Alors j’essaye de me convaincre que nous partageons les mêmes opinions mais ce n’est pas aussi simple que ça.  J’ai rencontré des personnes comme… Enfin, comme toi. » Quand leur père parle de ces gens-là, le dégoût est si profond qu’il déteint sur Madison. Mais ce “comme toi” d’Archie n’a pas la même portée. Il n’est pas collant d’honte, d’haine. Il est différent. « Papa les décrit comme les livres décrivent la peste alors qu’elles ne m’ont jamais fait mauvaise impression. » Le coeur de Madison bat si fort qu’elle a l’impression qu’il fait tanguer la barque. Elle essaie de se contenir, elle qui sait d’habitude si bien se maîtriser. « Pourquoi tu me dis ça aujourd’hui ? Pourquoi pas plus tôt ? Tu sais bien que je suis là pour toi. »

C’est les phrases de trop, tout le contrôle que Madison sait exercer se fend et éclate, elle baisse la tête et sent qu’elle se met à pleurer. Toute la pression accumulée depuis des dizaines d’années retombent et emportent Madison dans la chûte. « Parce que j’avais peur. » Elle admet dans un hoquet. « Parce que le dire ça le rend réel et je ne veux pas que ça soit réel. » Elle se frotte les yeux, essaie de respirer, elle sait qu’Archie n’aime pas beaucoup les effusions de sentiments, surtout une telle faiblesse, même s’il a toujours été doux avec elle quand elle pleure. Il n’est pas pareil avec elle, se dit-elle souvent, comme si elle avait le droit au meilleur de lui-même qu’il refusait de donner au reste du monde. « Mais je suis fatiguée. » Elle lâche dans un sanglot. « Je n’avais pas prévu de te le dire, pas là, pas comme ça, mais je ne sais pas, tu me parlais de Jo, tu étais honnête avec moi, et je n’en peux plus de ne jamais être honnête. » Cette confession lui coûte, ses épaules se secouent encore. Elle sait qu’elle pleure de peur, qu’elle pleure pour toutes ses années, pour le poids du secret. « J’avais peur que tu sois comme Papa, comme le reste de la famille. Que tu me rejettes. » La pensée lui envoie un frisson dans le dos. « Je ne veux pas le dire à d’autres personnes, je ne veux pas même pas que… Que ça soit ma vie, que les gens le sachent. Mais je voulais qu’une personne le sache. » Qu’une personne comprenne, sache, l’aime. « Je suis désolée que ça soit toi. » Parce que c’est un poids qu’elle lui donne, elle le sait. Elle sèche ses larmes du revers de la main. « Mais je crois que j’ai toujours su que ça serait toi. Je ne sais pas trop pourquoi. » Peut-être parce qu'Archie l'aime et la connaît et que malgré toute la noirceur et le cynisme de son frère, leur lien est sûrement l'un des plus précieux qu'elle a dans sa vie.


@Archie Kwanteen  

« Parce que j’avais peur. » Ça n’aurait pas pu en être autrement. Qui est le problème ? Leurs parents ou son frère qui a décalqué tous ses comportements sur les leurs ? Un mélange des deux. Un cocktail toxique qui a imposé à Madison et à Archie le même mutisme et, que la vérité soit révélée ou pas, ça ne change rien : ni l’une ni l’autre pourra vivre autant d’amour que de famille, parce que leurs choix ne seront jamais acceptés, qu’ils soient innés ou pas. Mais Archie a essayé toute sa vie de se soigner pour que tout ce qu’il aime puisse s’entendre, pour que l’harmonie règne autant que dans son arbre généalogique que dans ses désirs ; il n’a pas trouvé le médicament ou le traitement miracle qui lui redonnerait sa normalité. Il a souffert, il souffre encore, mais de savoir que sa petite souris vit le même combat, ça le tétanise. Il aimerait la prendre dans ses bras et lui murmurer que tout ira bien, qu’il la comprend, qu’ils s’en sortiront, mais il faut croire que la sœur a toujours été plus forte que le frère, malgré les apparences. « Parce que le dire ça le rend réel et je ne veux pas que ça soit réel. » Il s’entend parler, répéter ces mots en boucle dans la solitude que lui confère sa chambre et son lit trop grand pour une seule personne, revoit ses nuits blanches à faire les cent-pas parce qu’il a imaginé un homme à la place de cette jeune femme qu’il a embrassée au bar. « Mais je suis fatiguée. » La voix de Madison se casse alors qu’elle admet ce qui lui pèse sur le cœur et Archie ne peut plus cacher l’eau qui fait briller ses yeux désormais. Il n’a jamais pleuré devant Saddie, devant Charles ou devant Esmée. Il n’y a que la cadette qui connait la couleur de ses iris quand ils s’embrouillent, aussi celle de ses joues quand l’émotion s’accroche à ses tripes. Archie aussi est fatigué. Si seulement elle savait. « Je n’avais pas prévu de te le dire, pas là, pas comme ça, mais je ne sais pas, tu me parlais de Jo, tu étais honnête avec moi, et je n’en peux plus de ne jamais être honnête. » Il hoche de la tête, détourne la tête pour chercher son air. Elle lui a arraché les mots de la bouche. Archie a toujours été prêt à se battre contre des monstres, à défendre Madison, à piétiner ceux qui ne la respectent pas, à devenir leur pire cauchemar, à hanter leurs rêves. Devant ce qui ressemble trop à la réalité, il fige comme la glace. Madison est véritablement plus forte que lui. Il est fier d’elle, mais il ne pourra pas lui dire. C’est plus facile de jouer le rôle de meilleur grand frère quand il n’y a pas tout à perdre. « J’avais peur que tu sois comme Papa, comme le reste de la famille. Que tu me rejettes. » C’est bien vrai, alors. Il est un mur composé des mêmes briques que composent Charles. Jeune, il souhaitait être tout comme lui. Aujourd’hui, tandis que ses valeurs changent et ses espérances aussi, l’idée de lui ressembler et de faire naître une telle peur dans le cœur de Madison le dégoûte. Il se jetterait dans le lac, pour se laver, mais elle ne comprendrait pas et… Il bousillerait sa montre. « Je ne veux pas le dire à d’autres personnes, je ne veux pas même pas que… Que ça soit ma vie, que les gens le sachent. Mais je voulais qu’une personne le sache. » Et ça lui brise encore le cœur lorsqu’elle s’excuse de l’avoir impliqué dans ce secret. Il secoue la tête de droite à gauche. « Ne sois pas désolée. Je suis content que ce soit moi. » Ça veut dire qu’il pourra devenir meilleur, qu’il n’est pas une cause perdue. « Mais je crois que j’ai toujours su que ça serait toi. Je ne sais pas trop pourquoi. » Le sourire pincé qu’il lui offre est franc. « Parce qu’on fait une bonne équipe. » Il propose juste avant de changer de sujet pour empêcher ses yeux de couler davantage. Il replace encore le bob violet de la jeune femme, grimace, déplore : « Tu vas te réveiller rouge comme un homard demain matin, tu peux me croire. » Enfin, il la couvre d’un dernier sourire plus détendu, cette fois, et il abdique : « On va faire commander à manger, ce soir. Il n’y a aucun poisson dans ce stupide lac. »