Son prénom résonne au loin, alors que son regard est porté sur l’horizon. Elle ne réagit pas car elle ne s’est toujours pas faite à cette nouvelle identité qui est la sienne, qu’elle s’est elle-même attribuée. Gabrielle. Un prénom qu’elle a choisi en ouvrant un livre dans la grande bibliothèque de sa demeure, celle qu’elle occupait jusqu’à ce qu’elle prenne la fuite. Une histoire dont la protagoniste a une histoire similaire à la sienne, coincée dans une vie qui ne lui correspond plus, le traumatisme de voir celui qu’elle a aimé perdre la vie sous ses yeux. Par sa faute. L’histoire fait écho, ravive des souvenirs auxquelles elle ne veut plus penser et pour les chasser, elle ferme lentement ses paupières, tout en prenant une profonde inspiration. Et lorsque le Gabrielle résonne à nouveau, se voulant plus proche et plus insistant, Eileen de son vrai nom se retourne et fusille du regard celui qui la somme de se dépêcher à prendre son service, à défaut de pouvoir le lancer par-dessus bord – elle le ferait volontiers.

C’est ce à quoi elle réduite désormais, le choix d’une nouvelle vie l’obligeant donc à avoir pris la fuite et à passer inaperçu si elle veut arriver à ses fins. La salle de réception est à nouveau pleine à craquer, comme chaque soir, la bourgeoisie impatiente de se faire servir, obligeant Gabrielle à courir partout et ne pas faire d’impair ce soir, tant sa maladresse n’ait jamais très loin. Concentrée même si elle rumine intérieurement, son sourire est faux à souhait face aux clients qu’elle sert ou à qui elle obéit quand ils l’obligent à se dépêcher pour lui servir ce verre de whisky qu’ils ont trop longtemps attendu. Et lorsque ce même besoin vient d’une table qu’elle a pourtant soigneusement évité ce soir – pour diverses raisons, la présence de Channing Walker en étant la principale – elle n’a d’autres choix cette fois de s’en approcher, son collègue serveur lui faisant signe de s’y rendre. « Que puis-je faire pour vous ? » dit-t-elle sur un ton aimable et neutre quand rien que d’être aussi proche de celui dont elle sent sa main effleurée sa peau suffit pour la déstabiliser. « Stop ! » murmure-t-elle entre ses dents, regardant autour d’elle de peur que des regards curieux puissent les surprendre, chassant la main de Channing en la frappant d’un coup sec.

« Rejoins moi dans les toilettes, c'est important. » Si elle s’attendait plutôt à ce qu’il lui chuchote ces mêmes paroles mais sur un ton un plus évocateur, celui qu’il empruntait était en réalité bien plus sérieux pour que ce ne soit qu’une simple invitation salace. Au point que lorsque ses doigts quittèrent les siens, Eileen eu envie de le rattraper pour lui demander de plus amples informations, ce qu’elle ne put faire car cela aurait pu éveiller des soupçons sur la relation qu’elle pouvait entretenir avec lui. Et disons que les regards étaient nombreux sur elle, notamment de ses collègues tout comme de son chef, qui ne manquait jamais de souligner les moindres faux pas qu’elle pouvait faire – et ils étaient nombreux tant elle était maladroite.

Malgré tout, Gabrielle parvient à s’éclipser quelques minutes, prétextant nécessiter une pause, ce que lui accorda son chef. C’est donc la direction des toilettes qu’elle prit et lorsqu’elle pénètre à l’intérieur, elle retrouve  Channing appuyé contre un des lavabos « Referme derrière toi. » Il a cet air sérieux, encore, celui qu’elle ne lui a jamais connu jusqu’alors et si elle s’apprête, en refermant à clé comme il lui a demandé, à lancer une petite remarque à ce sujet, il lui coupe l’herbe sous le pied « Non, je ne vais pas t'arracher ton horrible uniforme, je veux juste te parler. » « S’il est si horrible, c’est une bonne excuse pour le faire, tu ne penses pas ? » lance-t-elle alors qu’elle s’approche, un sourire aux lèvres malicieux, ses doigts se portant déjà sur le premier bouton de son uniforme qu’elle défait avec aisance. Mais elle n’ira pas plus loin, se stoppant dans ses gestes quand Channing se poste devant elle, croisant les bras, et donc faisant redescendre tout envie brûlante qui aurait pu se manifester en elle. Il ne semble pas la partager et il semble tout autant sérieux quant au fait qu’ils sont bien là pour parler. « Je vais quitter le navire à la prochaine halte, et je veux que tu viennes avec moi. » Elle cligne deux fois des yeux, à la fois prise au dépourvu et tentant d’interpréter ses paroles. Et parce que cette demande lui semble totalement absurde, elle laisse échapper un rire « Pourquoi je viendrai avec toi, Channing ? ». Ils se sont rapprochés depuis le début de cette croisière, et si elle montre un certain détachement à cet instant, elle doit reconnaitre qu’elle n’est pourtant pas insensible à l’usurpateur qu’il peut être. Toutefois, elle ne peut s’empêcher d’être méfiante face à cette proposition et si tout à l’heure, ses mains ont défait le premier bouton de son uniforme, cette fois, elles le rattache « Pourquoi veux-tu que je viennes avec toi ? » Pour qu’il puisse avoir un moyen de pression si jamais il venait à se faire rattraper par celui qui avait mis sa tête à prix, aka son père ? Ou juste pour le divertir avant qu’il ne la délaisse, vagabond qu’il est ? « Si tu veux profiter de moi, profites-en maintenant avant que nos chemins se séparent à la prochaine halte » parce qu’elle n’ira pas avec lui, à moins qu’il ait de bons arguments et surtout, parviennent à la convaincre. Et malgré l’invitation une nouvelle fois emplie de sous-entendus, elle est tout autant sérieuse que lui peut l’être.

« Je suis sérieux. » « Je le suis aussi » sort-t-elle du tac au tac, la malice bien présente sur ses traits. Mais elle remarque rapidement que ce n’est pas le cas de Channing, bien trop sérieux quand il a toujours été celui des deux ayant le plus du mal en avoir. Les rôles semblent s’inverser aujourd’hui et dire que cela ne la surprend pas serait mentir. Les mots qui passent la barrière de ses lèvres ensuite la surprennent tout autant quand il lui demande de venir avec lui à la prochaine halte « J'en ai envie. J'ai envie que tu m'accompagnes, c'est tout. » La raison n’est peut-être pas suffisante pour la convaincre puisqu’un de ses sourcils se hausse alors que son regard capte le sien dans le reflet du miroir. Surtout, elle n’est pas convaincue, perplexe face aux raisons qui pourraient pousser le brigand à lui faire une telle demande. La méfiance est toujours présente à son égard et de ce fait, elle ne peut s’empêcher de lui proposer un lot de consolation express avant que leurs chemins ne se séparent – et est-ce peut-être là aussi un moyen de le tester et voir à quel point il est sérieux dans sa proposition « Je veux profiter de toi sans limite de temps, et tu me proposes une baise de cinq minutes dans les chiottes ? » Elle hausse les épaules, jouant l’indifférence, ses bras venant à se croiser sur sa poitrine alors que Channing semble remonté par son comportement. Il semble surtout agacé qu’elle ne le prenne pas au sérieux, qu’elle puisse douter de lui et elle le remarque aisément, surtout lorsqu’il vient à récupérer sa pièce, la contournant prêt à partir « Je suis certain que tu crois que je fais ça pour te manipuler, pour ton père ou je ne sais quelle connerie - je plains ton existence toute entière Gaby. » Et s’il pensait qu’elle allait le laisser partir, il se trompe. Instantanément, alors qu’il s’apprête à quitter les toilettes dans lesquelles ils sont cachés depuis quelques minutes, elle vient à se saisir de son poignet pour le stopper. Elle met un certain temps à se pivoter pour lui faire face, gardant son poing emprisonné dans sa main « Je n’ai pas d’autres choix que d’être méfiante le sérieux a regagné ses traits alors qu’elle plante son regard dans celui de Channing je cherche à fuir. Pas à me retrouver prisonnière que ce soit à nouveau de mon père… ou de toi ou je ne sais qui d’autres son ton est catégorique, ses yeux dansant dans ceux du jeune homme quelques instants alors qu’elle lâche enfin son poignet, comme si elle le laissait partir et, de facto, refusait définitivement sa proposition.

***

Son service est terminé et une certaine impatience, plus marqué que les fois précédentes, l’anime. Elle n’a eu de cesse de penser à la proposition de Channing, la décision catégorique ayant laissé très vite place aux regrets, peu concentré du coup sur sa tâche et donc plus propice à enchaîner les boutades. Elle n’a que faire du chef qui lui crie dessus pour la énième fois, lui fait clairement comprendre et dès qu’elle peut s’échapper, elle le fait. Gabrielle sait très bien quelle direction prendre et c’est celle de la cabine de Channing. Arrivée devant celle-ci, elle frappe frénétiquement et sans interruption contre celle-ci « Channing, ouvre moi » les quelques passants portent un regard sur elle, l’obligeant à murmurer « S’il te plait, ouvre-moi ». Et lorsqu’il daigne le faire, la jeune femme le pousse dans la chambre, refermant elle-même la porte derrière elle « Je veux t’accompagner ». Il serait en droit de lui dire qu’il ne la comprend pas et mettre en doute ses paroles quand elle tenait un discours différent quelques heures plus tôt. Pourtant, elle n’a jamais été aussi sûre d’elle qu’à cet instant « Prends moi avec toi » murmure-t-elle alors que ses mains viennent à s’agripper au col de sa chemise.

Tu as peur d'être prisonnière ? Mais tu penses être quoi ici, au juste ? Si les paroles du brun l’ont fait fuir des toilettes dans lesquelles ils s’étaient réfugiés, elles n’ont eu de cesse de tourner encore et encore dans son esprit durant son service. Il l’a piqué à vif et même si cela a fait naitre un sentiment de colère au départ, quelques minutes plus tard elle a dû se rendre à l’évidence : il a raison. Elle a fui son père, cette famille toxique dans laquelle elle a grandi, pensant pendant des années et des années durant qu’elle devait suivre ses traces et faire honneur au nom James. Mais des événements ont poussé à sa fuite, une fuite vers l’avant quand elle est incapable d’accepter et d’assumer ce passé qui la suit depuis toujours. Et si elle se fait passer incognito sur ce bateau, elle ne pourra le faire indéfiniment et surtout son image la rend malade. Elle a fui pour ne plus être sous la coupe de son père, elle n’a pas fui pour être sous la coupe de quelqu’un d’autre. Et pourtant, c’est ce qu’elle fait en se cachant derrière ce masque de Gabrielle Strange, souillon qui obéit au doigt et à l’œil de cet homme qui la considère comme une moins que rien comme tous les autres employés ici. Elle ne mènera pas une rébellion pour eux, en revanche, la porte de sortie que Channing lui a proposé quelques minutes plus tôt semble marqué le début d’une nouvelle vie et donc une occasion qu’elle se doit de saisir.

Elle le retrouve donc à sa cabine, tambourine contre la porte et accepte de prendre le risque. Le risque de lui faire confiance, le risque de partir avec lui « Qu'est-ce que tu veux ? » Gabrielle répond qu’elle souhaite l’accompagner et il se moque d’elle ouvertement. Une moquerie qu’elle entend, qu’elle mérite sûrement quand elle lui a elle-même ri au nez un peu plus tôt lorsqu’il lui en a fait la proposition. Elle réitère, le supplie de la prendre au sérieux, surtout de la prendre avec lui, s’agrippant au pan de sa chemise qu’il l’incite pourtant peu à peu à relâcher « Qu'est-ce qui t'arrive soudainement ? » Son regard attristé par son geste, l’observant se saisir de son propre sac de voyage elle reste de marbre « et maintenant c'est à moi de te faire confiance ? Pourquoi est-ce que tu as changé d'avis ? » Les rôle semblent s’inverser, c’est à elle de se montrer convaincante, surtout si elle souhaite partir à ses côtés Parce que tu as raison… la confession n’est pas facile, pourtant elle le fait j’ai été sous la coupe de mon père toute ma vie ses pas la mènent à vagabonder dans la cabine, sur le rythme de ses paroles j’ai toujours cherché à lui prouver que je saurai faire honneur au nom James. Mais cela n’a jamais été suffisant. Je me suis forcée à être une personne que je n’étais pas… du moins j’essaye de me convaincre moi-même que c’est ce que je voulais… Ce n’était pas le cas » Elle se stoppe, retrouve le regard de Channing, ose s’avancer vers lui et se stoppe une fois à sa hauteur « J’ai fui pour être enfin moi-même… pas une pâle imitation d’une servante, dans un accoutrement hideux elle s’approche d’un pas de plus, sans oser toutefois un contact, de peur de se faire repousser à nouveau. Mais elle espère que le fait qu’elle vienne de s’exprimer à cœur ouvert suffisse à ce qu’il la croit et, surtout, à ce qu’il lui fasse confiance à son tour Tu m’offres cette porte de sortie et je veux la saisir… elle s’interrompt, plantant son regard dans le sien, un regard qui veut le convaincre qu’elle est sincère avec toi… » c’est dans un murmure à peine audible si ce n’est pour lui, qu’elle le prononce.