Ophelia aurait voulu tout planifier qu’elle n’aurait jamais réussi un si joli coup de maître. Les mains ancrées sur les hanches, elle fixe le doudou de Sloan laissé distraitement au beau milieu de son salon. Fascinée par le morceau de tissu taché de partout, crotté mais tout de même d’une valeur inestimable, elle essaie de retracer les étapes qui ont mené cette petite pépite d’or à tracer la ligne directrice de la soirée. À un moment, Ophelia arque même la nuque, se demandant si elle ne rêve pas, s’il ne s’agit pas de la couverture réconfortante de n’importe quel autre enfant et surtout pas celui d’Auden. Elle n’en babysitte aucun autre, elle n’en a pas le temps ni l’envie, mais ce scénario lui semble tout de même plus probable que celui dans lequel Sloan aurait laissé sa possession la plus précieuse chez elle au lieu de la garder bien serrée contre son coeur en permanence. Ophelia a un doute, maintenant. Elle est terrifiée qu’Auden pense qu’elle a fait exprès, alors qu’elle s’en voudrait presque de ne pas avoir été si fine, si pleine de ressources. C’est un jeu de champion et lorsqu’elle envoie une photo de son otage par message texte au peintre, elle ne fait même pas l’effort de demander une quelconque rançon. Ophelia est de nouveau calme, maintenant. Elle se doute bien que Williams n’apportera rien d’autre que son intention de passer prendre le doudou et de repartir aussi vite. Elle connaît le personnage, à force.

Mais pas assez à son goût. Refaisant un dernier tour de la maison une fois qu’il lui a confirmé qu’il est en route, Ophelia se fait la liste mentale de tout ce qu’elle sait à son sujet. Auden l’intéresse pour des dizaines de raisons toutes aussi variées les unes que les autres, certaines bien plus farfelues, et plusieurs qui n’ont aucun autre sens que le sens qu’Ophelia leur donne. Son cerveau l’intrigue. Sa manière de penser, de dire les choses, de réagir, de ne pas réagir. Sa façon de bouger, de regarder, d’évoluer dans un espace immense ou dans un lieu plus restreint. Les connexions qu’il fait entre les gens et entre les choses, les actions qu’il pose et surtout celles qu’il fait sans y penser, instinctivement. Ophelia s’intéresse aux terminaisons nerveuses d’Auden, à chacune de ses cellules et à leur manuel d’emploi et d’utilisation. Aux notices poussiéreuses. L’enveloppe d'os, de muscles et de chair rend le défi un peu plus difficile, puisqu’il n’est pas du genre à donner autant de réponses facilement... à donner autant de réponses tout court. Alors elle le déplie à chacune de leurs rencontres. À chaque fois qu’elle le voit, Ophelia défait des noeuds et recompose des puzzles. Elle remonte à l’envers, elle observe et pose des questions désabusées pour l’ennuyer, avant de demander quelque chose de précis sur un détail de lui qu’il est souvent trop distrait pour ne pas lui offrir. Ophelia équilibre maintenant ses vêtements et son maquillage, espérant ne pas avoir l’air de s’être préparée avec un peu plus d’attention qu’à son habitude pour un mercredi soir passé minuit.

D’ailleurs, à ce propos. Elle a vu le reflet de l’objectif d’une caméra, dans les buissons de bégonias, face à chez elle. Il se peut qu’elle ait utilisé le doudou de Sloan pour avancer dans son plan, mais Ophelia dormira sur ses deux oreilles ce soir et les soirs suivants. Parce qu’elle n’a fait que de profiter d’une situation qui allait arriver de toute façon, un heureux hasard. Elle n’a rien provoqué, simplement surfé sur la vague. Mesdames et messieurs les jurés, elle est innocente à la seconde où elle ouvre la porte et tend, du bout des doigts avec un dédain qu’elle cache à peine parce qu’elle trouve la scène hilarante, le doudou de Sloan à Auden. La transaction aurait pu prendre cinq minutes et aurait dû, certainement. Elle ignore où est son fils et qui s’en occupe, en serait jalouse à en crever si elle se laissait un moment pour y penser, mais Ophelia est en mission. « Attends. » elle capitalise sur le fait qu’il est occupé, qu’il est toujours occupé, et qu’elle n’a pas les épaules pour servir à elle seule de bonne raison pour qu’il traîne des pieds chez elle autrement que pour les discussions d’usage. C’est pourquoi elle se dépêche elle aussi, comptant déjà à rebours les secondes qu’il sera naturellement en mesure de lui attribuer. « Tu es pressé ? » évidemment, la question est rhétorique. Ophelia ne lui laissera pas le temps de répondre qu’elle enclenche déjà la seconde vitesse, se décalant pour qu’on puisse parfaitement voir son visage en plus du profil d’Auden, du fond des buissons. Mais ce n’est pas que ça, qui lui importe. « J’aurais d’autres questions, pour écrire Gatsby. » à trop vouloir jouer sur plusieurs fronts, Ophelia risque de se brûler les ailes. Elle se sent observée, l’est assurément par le photographe qui n’en a encore que pour quelques instants avant de les laisser tranquilles. Surtout, elle sent les yeux d’Auden sur elle qui auraient tout pour jouer le rôle d’un juge sans qu’elle doute un seul moment de leur efficacité à rendre une sanction tranchante. Elle ne peut pas faire dans le superficiel. Elle ne peut pas inventer, jouer aux distractions, battre des cils et espérer qu’il lui donne ce qu’elle veut sans le verbaliser. Ça, c’est quelque chose qu’elle a appris, au fil des nuits blanches durant lesquelles elle ne somnole jamais, lorsqu’ils se quittent après qu’elle lui ait rendu Sloan. « Peu importe à quel point je pense à toi, y’a toujours des trous noirs. » Ophelia tente le tout pour le tout, et saute si définitivement dans la gueule du loup qu’elle ne prend même pas le temps d’en calculer les risques. Il est là, le risque dont elle parlait la première fois.

« Attends. » Je n’ai pas envie d’attendre, pas alors que Saül est sûrement en train de chercher comment se procurer le calendrier des pompiers de la ville pour assouvir ses nouveaux pseudo-désirs, le tout sous l’oeil intrigué de Sloan qui a décidé qu’il ne voulait pas dormir, ce soir. Il a fort à parier que cela a quelque chose à voir avec son doudou manquant, précieux objet que je suis chargé de venir lui chercher, pour le sauver d’une fin du monde imminente que tout parent peut aisément comprendre. Pourtant, j’attends. La peluche dans la main, je me retourne avec curiosité en sa direction, sans doute aussi un peu soucieux de l’empressement qui semble soudainement être le sien. « Tu es pressé ? » - “Oui. Pourquoi ?” Elle me pose une question pour laquelle elle connaît déjà la réponse, c’est d’une évidence folle, et cela signifie aussi qu’elle se moque bien de ma réponse. Elle va agir comme si j’avais répondu par la négative.

« J’aurais d’autres questions, pour écrire Gatsby. » Je ne me contente plus seulement de jeter un regard en arrière et finis donc de pleinement me retourner, mes épaules face aux siennes. Sa répartie m’amuse, j’esquisse un sourire le prouvant. Gatsby, oui, bien sûr. “Oh, vraiment ?” Mes sourcils se haussent dans la pénombre de la nuit, mes bras se croisent sans que cela ne marque la fin de notre discussion. Je me montre curieux, comme toujours ; et d’autant plus lorsqu’il s’agit de ma propre personne, justement. « Peu importe à quel point je pense à toi, y’a toujours des trous noirs. » Cette fois-ci, en plus de la curiosité, c’est surtout l’incompréhension qui se lit sur mon visage. Ses mots semblent sortis de nulle part et pourtant elle les prononce avec l’éternel naturel qui est toujours le sien, peu importe la situation, peu importe le contexte. “C’est une phrase du livre ?” Elle ne pense pas à moi et je ne pense pas à elle ; voilà pourquoi je ne rentre pas dans son jeu, voilà pourquoi j’en viens rapidement à la première conclusion qui me vient à l’esprit. Elle est cohérente et facile d’accès, je n’en demande pas davantage. Gatsby n’était qu’une blague, mais peut-être qu’elle l’a prise au pied de la lettre ; je n’en sais rien, je ne la connais pas, et elle ne me connaît pas non plus.

Peu importe le véritable fond de sa pensée, je refuse de m’y attarder. Tout n’est sûrement qu’un malentendu. “Qu’est-ce que tu veux savoir ?” Ma tête se penche légèrement pour marquer la curiosité qui reste toujours la mienne, bien que l’impression tenace de ne rien comprendre à la situation se fait une place dans mon esprit.

“Oh, vraiment ?” Ophelia est incapable de le prendre au sérieux. Le sourcil haussé, les bras croisés, Auden donne l’impression d’être étonné une seconde, empli de doutes la suivante. Et elle le laisse faire, savourant le spectacle, les questions qui pleuvent et ses grands yeux qui encaissent chacune d’entre elles sans broncher plus qu’elle n’en aurait envie. “C’est une phrase du livre ?” le malaise est fin et à peine palpable, pourtant Ophelia ne voit que cela et s’en régalerait presque si elle n’était pas si fascinée par les réactions qu’elle ne connaît pas chez le peintre et qu’elle adore admirer, encore et encore. « C’est un bon titre de travail, tu trouves pas ? » elle lui ouvre des portes et des fenêtres mentales, et en échange elle décortique la ride du lion qui fend son front en deux, la lueur d’amusement dans ses iris. Auden est franc et efficace, il ne traîne pas habituellement et encore moins pour poser des interrogations ouvertes auxquelles Ophelia répond de la même manière. Appuyée contre le cadre de porte entrouverte, elle passerait une heure simplement à scruter ses mains pour voir comment il les place lorsqu’il est déstabilisé mais qu’il ne le montre qu’à peine.

Elle a oublié le photographe dans les buissons, elle a oublié quel était son meilleur profil, elle ne fait que planter des mines et se régaler des dommages collatéraux. “Qu’est-ce que tu veux savoir ?” « Beaucoup de choses. J’ai même des questions en plusieurs volets.  » elle parle avec l’intonation qu’elle utilise, lorsqu’elle est persuadée d’avoir la bonne réponse. Elle ne ment pas, des dossiers de son cerveau se libèrent même pour faire de la place, qu’elle puisse profiter des quelques minutes qu'il lui accorde sur le porche à peine illuminé pour son interrogatoire en accéléré. Le livre est une excuse merdique qu’elle utilisera jusqu’à la mort si ça lui donne un passe-droit pour poser ses questions au compte-goutte. Ophelia apprend vite. « Tu me diras quand t’en auras assez. » comme lorsqu’il lui a confirmé qu’il était pressé, elle n’a absolument pas l’intention de s’arrêter pour un simple “Ça suffit.” Ça fait partie du jeu. Elle serait effrontée qu’elle lui aurait servi un café dans la plus grande de ses tasses, une coupe de vin qu’il n’aurait pas touché mais qu’elle aurait remplie assez pour qu’il comprenne qu’elle a un agenda et qu’elle tirera sur la couverture autant qu’il lui laissera une part infime de tissu.

« Pourquoi la peinture ? » comme Ophelia n’a pas de temps à perdre et qu’elle aime entrer dans le vif du sujet sans tourner autour du pot, elle y va de quelque chose qui n’a jamais été précisé encore. On dit d’Auden qu’il fait tout, qu’il touche à tout, qu’il est partout. Mais il revient toujours à la peinture, il finit toujours par peindre, il s’y raccroche comme si c’était son ancre. Elle n’a jamais vu nulle part dans ses recherches exhaustives, sur trame de fond de nuits blanches devant son ordinateur, pinot en main, les raisons derrière l’automatisme. Elle n’a jamais même compris s’il s’agissait d’un automatisme ou non. « Où est-ce que tu as grandi, en Italie ? » ça m’intéresse, ça aussi, qu’elle tait mais crie des yeux. Personne ne sait, il se disperse toujours avant d'éviter de donner quelconque réponse. Elle veut un village crade impossible à prononcer, elle veut qu’il invente, elle se fait des scénarios par dizaine en espérant être fausse dans toutes ses pistes. Ophelia met la table, stoïque dans son entrée qui n’en est pas une, mais qui n’est pas une sortie non plus. Ils flottent dans l’entre-deux. « Est-ce que t’as déjà remarqué que tu me regardes toujours un peu plus longtemps que moi, je te regarde ? » celle-là est facile. Ophelia détourne toujours le regard, elle finit toujours par s’attarder ailleurs, dédiée à chercher des détails dans le matériel plutôt que dans les prunelles de ses interlocuteurs. Lui, il scrute, il analyse. Elle qui déteste être mise sous le microscope - ironique, quand on sait à quel point elle a orchestré la caméra qui a bien fini par quitter les arbustes entre une question et une autre - doit comprendre d’où Auden a décidé qu’il avait le droit de lui réserver ce traitement là, à elle. Ophelia ne se rappelle pas lui avoir donné.

« C’est un bon titre de travail, tu trouves pas ? »
“Ça l’est.”

Je ne dirai pas qu’il est bon mais je le pense ; je ne dirai pas ce que je pense réellement de ce titre parce qu’une petite voix dans ma tête me supplie de me la fermer, parce qu’il y a une partie du puzzle auquel je n’ai pas accès et qu’il est terriblement important, bien assez pour que moi-même je trouve raisonnable d’opter pour la solution venant à me faire prendre un tant soi peu de recul sur la situation. Mes mains trouvent mes poches un instant, un seul, avant de déjà se croiser à nouveau sur mon torse, seule véritable réponse que je peux lui donner quant à ce qu’il se passe au sein de mes pensées. Et puisqu’elle ne semble pas vouloir m’éclairer davantage, c’est avec une nouvelle question ouverte que j’envisage la suite de la discussion, laquelle je n’imaginais justement pas exister dans un premier temps. « Beaucoup de choses. J’ai même des questions en plusieurs volets. » Elle parle pour parler, Ophelia. Cela ne lui ressemble pas. Je ne dirais pas que je la connais, mais j’ai au moins l’impression qu’elle est du genre à vouloir obtenir des réponses précises, et ce n’est pas de cette manière qu’elle y arrivera, pas alors qu’elle commence justement par ne poser aucune question. « Tu me diras quand t’en auras assez. » - “Commence par poser tes questions.” Et à ce moment là seulement, on verra si j’estime que je veux y répondre, on verra à quel point elle arrive sans doute un peu trop rapidement à franchir la ligne rouge, parce que c’est bien sûr vers là qu’elle tend. Personne ne se méfierait d’elle, pas même moi.

« Pourquoi la peinture ? »
“Je voulais pas juste dessiner comme les autres gamins de mon âge. J’ai commencé par là. Et j’y reviens toujours.”
« Où est-ce que tu as grandi, en Italie ? »
“Apriglianello.”

« Est-ce que t’as déjà remarqué que tu me regardes toujours un peu plus longtemps que moi, je te regarde ? » A cette question là, il n’y a aucune réponse automatique qui vient. Je n’ouvre pas même la bouche, déjà assuré qu’aucun son ne pourra en sortir. Elle ment. “C’est faux.” Je nie en bloc une vérité qu’elle n’avait aucun droit de me balancer comme si de rien n’était. Ce n’est pas même une vérité, seulement ce qu’elle aimerait entendre, parce que cela lui donne de l’importance, parce que cela lui fait devenir quelqu’un ; à mes yeux, du moins. Hypothétiquement. Elle lui ressemble, trait pour trait, mot pour mot, idée pour idée. Mais elle n’a pas le droit d’être elle, comme d’autres s’y sont frottées avant et s’y sont brûlées. Vivian n’avait pas le droit, Flora n’avait pas le droit. Elle est simplement une version améliorée ; qui n’en a toujours pas le droit. “Tu te fais des idées, tu sais.” Elle n’a pas à penser à moi, et il n’y a pas le moindre regard que j’esquisse en sa direction, pas plus qu’envers n’importe qui. Elle est celle qui garde Sloan, elle écrit, elle n’est pas la plus inintéressante personne qui soit ; et c’est tout ce qu’il y a à dire sur sa personne, sa peau claire, ses yeux en amande et son nez mutin. “Les questions que tu poses, elles n’ont rien à voir avec un pseudo livre, j’imagine.” Je ne suis pas déçue qu’elle ne veuille pas écrire sur moi, pas alors que l’hypothèse du contraire est encore plus grisante, parce qu’elle fait de ma personne le héro malgré moi de toutes ses pensées. Et un artiste, ça pense beaucoup.

La seule raison pour laquelle Ophelia parle comme un moulin, c’est le paparazzi embusqué dans ses buissons de bégonias. Ce qui la provoque ainsi, ce n’est absolument pas la pression, l’immense et lancinante pression dans sa cage thoracique qui remonte le long de sa gorge et finit par se loger le long de sa boîte crânienne. Elle a peur de perdre son attention. Elle doit faire vite mais lorsqu’Ophelia se dépêche, elle brûle des feux de circulation, elle circule dans tous les sens. Elle arrête et elle tourne, elle change de sens, elle fait tout sauf du surplace. Ophelia doit avancer lentement et ne pas laisser le momentum la précipiter vers le précipice. “Commence par poser tes questions.” elle a toujours eu du mal avec les chronomètres, et aujourd’hui n’est définitivement par l’exception qui confirme toutefois parfaitement la règle.

Alors elle saute. Plutôt que de prendre le temps de déplier chaque filtre comme la notice de mode d’emploi derrière la nuque de l’écrivaine le suggère, elle tente la méthode Auden. L’éléphant dans un magasin de porcelaine. “Je voulais pas juste dessiner comme les autres gamins de mon âge. J’ai commencé par là. Et j’y reviens toujours. Apriglianello.” et ça marche plutôt bien. Il se prête au jeu et il répond rapidement. Le chronomètre n’est pas son ennemi finalement, Ophelia peut souffler. Elle prend en confiance, la brune, définitivement plus à l’aise maintenant qu’elle a vu une petite ouverture de rien dans les mots d’Auden. Elle ne le lasse pas encore, mais n’écarte pas la possibilité que ce soit le cas à un moment ou à un autre. Pour l’instant, il coopère. Utilisons le tout à la corde. Elle s’autorise une petite inspiration de rien, avant de poursuivre l’interrogatoire duquel il est passé maître, auparavant. C’était lui, d’habitude, qui la criblait lorsqu’il revenait d’où il pouvait bien être, et qu’Ophelia s’était assurée une énième fois que Sloan dorme à poings fermés avant d'accueillir son père avec du café. Ce soir, même si Sloan n’est pas là, Ophelia tente tout de même de poursuivre la tradition.

« Pourquoi est-ce que tu t’es inscrit à l’Académie si tu étais déjà le meilleur ? »
« Quand est-ce que tu vas recommencer ? À peindre ? »
« Est-ce que tu vas partir un jour de l’Australie ? »

Le jeu l’amuse, elle sourit. Elle le regarde aussi, mais comme ses mots se précipitent plus vite qu’elle, Ophelia se retrouve à statuer une vérité qui apparemment n’en est pas une. “C’est faux.” « Quoi ? » qu’est-ce qui est faux ? Beaucoup de choses le sont. Le motif derrière sa visite en est un bon. Ophelia baigne dans le mensonge depuis qu’elle est toute petite, elle s’y reconnaît mieux qu’ailleurs. Mais à s’y dédider autant, elle réalise que rien n’a été plus franc que ce qu’elle vient de dire, là, tout de suite. Elle est honnête, Auden la regarde vraiment plus qu’elle ne le fait. Elle a compté, elle a des graphiques, elle pourrait lui sortir des statistiques, elle n’osera jamais. Ophelia cherche ce qui serait faux, autrement que cette histoire de coups d'œil inégaux. Cherche encore, cherche toujours. “Tu te fais des idées, tu sais.” semblerait-il que la séance de questions soit terminée. Ophelia ne bouge pas d’un millimètre pourtant, se fait elle-même mentir en remontant ses yeux suffisamment pour attraper ceux d’Auden. Auden fermé, les bras croisés, il creuse un fossé entre eux et Ophelia n’aurait pas peur d’enjamber la tranchée s’il le lui proposait. Il ne le lui proposera pas. “Les questions que tu poses, elles n’ont rien à voir avec un pseudo livre, j’imagine.” « Te sous-estimes pas à ce point. » elle s’autorise un sourire en coin, elle l’a vu faire tout à l’heure et se dit que si elle mime ses propres réactions à lui, il risque peut-être de s’y reconnaître. De se sentir plus à l’aise. Tentative de rescapée comme une autre.  

« Je veux écrire sur toi. » ça non plus, ce n’est pas faux, Auden. Le livre, à la base et en tant que tel est une belle connerie qui a servi à alimenter des échanges de textos quand ils n’avaient rien d’autre à se dire sur Sloan mais qu’ils se disaient des choses quand même. Depuis, l’idée a germé autrement. Ophelia ne va pas écrire sur lui comme s’il était Gatsby. Elle ne va pas écrire un livre sur lui non plus. Mais elle veut l’écrire. Elle veut le glisser partot où elle pourra, elle gratte tout ce qu’il donne en conséquence. Elle veut écrire sur lui mais ignore sous quel angle, dans quel sens, de quelle manière, il lui glisse entre les doigts. Y’en a trop, des angles. Prenant le temps de refermer la porte derrière elle, Ophelia finit par se poser sur l’une des trois marches qui composent l’escalier de son porche. Elle a décidé que la conversation se jouerait dehors, mais elle a décidé beaucoup de choses depuis qu’il est arrivé. Dans tous les sens du terme. « Tu vas être quelqu’un que je vais vraiment haïr, ou vraiment aimer. » elle lui laisse donc le choix de rester en sachant ça, ou de partir. Évidemment, l’un des deux choix lui convient véritablement plus que l’autre.

Aussitôt terminé, l’interrogatoire reprendre, et si je consens à répondre à sa première réponse sans le moindre mal, « Pourquoi est-ce que tu t’es inscrit à l’Académie si tu étais déjà le meilleur ? » - “Curiosité., il n’en est pourtant pas de même pour les autres. Déjà, ce jeu ne m’amuse plus, parce qu’elle a l’air d’avoir bien trop de contrôle sur la situation pour qu’il m’en reste suffisamment, autant que parce qu’elle n’a aucun rôle prédéfini, qui amène avec lui les limites de chaque chose. Elle est Ophélia, juste Ophélia, et celle qui hier encore était juste Ophélia ose aujourd’hui me poser des questions que d’autres taisent avec soin. Elle n’aura pas eu besoin de longtemps avant de laisser sa langue se délier, comme s’il n’y avait rien de plus naturel en ce monde. « Quand est-ce que tu vas recommencer ? À peindre ? » Je serre les dents et plante mon regard dans le sien. “Le jeu est terminé.” Je ne veux pas dire que j’ai arrêté de peindre, je ne veux pas donner une date alors que j’ai déjà repris la peinture, simplement à un rythme bien différent de celui qui avait pu être le mien avant. Après tout, tout est différent désormais et elle n’a pas à le savoir, tout comme elle n’a pas à savoir tout ce qui façonne ma vie et mon caractère. « Est-ce que tu vas partir un jour de l’Australie ? » La dernière question de la trinité arrive quand bien même, sûrement propulsée par son élan qu’elle n’aurait pas pu imaginer fauché en plein vol. Non, je ne compte pas quitter l’Australie un jour. La réponse reste dans mon esprit ; j’espère tout de même qu’elle s’en doute. Ma vie est ici, désormais. C’est ici que j’éleverai mon fils, peu importe à quel point les choses ne ressemblent pas souvent à tout ce que j’avais pu un jour imaginer.

« Quoi ? » Elle le sait très bien. Ma réponse n’a pas laissé la moindre place au doute ou au quiproquo et, à mon tour, je ne prononcerai pas la phrase mot pour mot. Je ne dirai je ne te regarde pas davantage que toi, parce que ça induit un comparatif, parce que ça induit une certaine existence, parce que ça signifie que je lui cède déjà l’idée que je la regarde alors que ce n’est pas le cas, bien sûr. Elle est celle qui s’occupe de Sloan, et cela ne va définitivement pas au-delà. « Te sous-estimes pas à ce point. » Elle ose un sourire en question, preuve ultime de confiance que je n’attendais pas à observer chez elle. Et c’est pour cette raison, et uniquement cette raison, que mon regard s’attarde sur elle un instant, curieux. Elle est insondable. “Je ne sais même pas ce que ça signifie.” Elle est insondable et je n’ai aucune idée de comment y faire, mais je peux au moins rester constant envers ma personne: me sous-estimer, ce n’est vraiment pas une idée que je mettrai en place au sujet de ma personne. Bien souvent, pour ne pas dire tout le temps, ce n’est que le contraire que je me vois reproché.

« Je veux écrire sur toi. »
“Pourquoi ?”

J’aime l’idée, bien sûr, mais je veux comprendre. Je veux comprendre pourquoi elle passerait d’un extrême à un autre, entre son dernier livre et un sur ma personne. Je veux comprendre pourquoi moi, je veux comprendre pourquoi la discussion s’éternise autant alors que je suis simplement venu récupérer la peluche de Sloan et que j’aurais déjà pu repartir depuis un moment, si je l’avais vraiment voulu. Je le peux encore, mais je reste figé face à la jeune femme, à la peau clair et aux mèches brunes jamais plus longues que sa clavicule. « Tu vas être quelqu’un que je vais vraiment haïr, ou vraiment aimer. » - “Qu’est-ce qui va déterminer un extrême ou un autre ?” J’aime être détesté, c’est amusant. C’est redondant, aussi. J’aime être aimé ; c’est un remède incroyable pour l’ego. Ça arrive bien moins, sauf toutes ces fois où le secret de polichinelle se traduit par des insultes qui signifient tout l’inverse ; c’est compliqué. “Qu’est-ce que tu attends de moi ?” Si je voulais la dessiner, j’aurais eu besoin de sa présence, j’aurais eu besoin de l’observer sous plusieurs angles et sous plusieurs lumières. Mais si elle veut écrire sur moi (de moi ?), alors je ne sais pas ce que ça implique, et peut-être bien que je ne suis plus du genre à sauter dans l’inconnu uniquement parce qu’il a l’air grisant, autant qu’une terriblement mauvaise idée.

“Curiosité. alors ils sont deux. Ophelia a commencé ses études en lettres en se disant qu’elle savait tout sur la littérature et qu’elle voulait simplement voir comment les autres se défendaient lorsqu’on leur mettait un classique entre les mains. Elle a commencé à écrire pour voir comment les mots se sentaient sous ses doigts, et comment, elle, se sentait de les lire ensuite. Deux curieux sur un porche à se relancer des questions et des réponses comme s’il s’agissait de la seule et unique façon de tenir une conversation à cette heure et dans ces conditions. “Le jeu est terminé.” « Est-ce que tu vas partir un jour de l’Australie ? » une conversation qui se termine aussi vite qu’elle s’est enflammée, Ophelia prenant le tout pour un "non" doublé d'un "c’est pas de tes affaires". Elle encaisse, pas frustrée pour le moins du monde, presque persuadée qu’elle a réussi à aller un peu plus loin que les autres en terme d’interrogatoire avec Auden. Pour le moment, Ophelia se félicite d’avoir navigué à contre-courant aussi longtemps, presque curieuse de voir si un record quelconque existe du nombre de gens ayant survécu dans ce genre de voûte avec le peintre. C’est probablement ce pourquoi elle laisse un sourire prendre la place qui lui est dûe sur ses lèvres, renchérissant encore plus lorsqu’elle voit qu’Auden se moque à son niveau lui aussi. “Je ne sais même pas ce que ça signifie.” tu m’étonnes, qu’elle pense, ricanant en silence par la bande.

Le vent tourne même s’il n’y a pas la moindre brise dehors, l’Australie dort paisiblement. “Pourquoi ?” c’est au tour de Williams de questionner, c’est tout à fait à son honneur. Ophelia se replace sur les marches, laisse aller une seconde de plus non pas parce qu’elle hésite ou cherche quoi inventer pour s’en sortir, mais parce qu’elle gratte un peu plus creux en elle pour lui servir la vérité. À force, elle voit bien que d’embellir ou de mentir sont des comportements à proscrire avec lui. Elle veut faire les choses bien. « Parce que je te comprends pas. » aussi simple que cela. Elle a l’esprit logique et sait décortiquer qui que ce soit et quoi que ce soit avec facilité, son sens de l’observation est sa plus grande qualité et son plus horrible défaut. Pourtant, Auden est un puzzle qu’elle appréhende, tellement elle sait qu’à la seconde où elle s’y mettra sérieusement elle sera incapable d’en faire quoi que ce soit. « Parce que je comprends pas tes réactions, parce que j’arrive pas à savoir à quoi tu penses quand tu me… » Ophelia s’interrompt, ne réutilisera pas les mots qui ont l’air de l’avoir piqué plus tôt. « Quand tu regardes des choses. » des choses, elle roule intérieurement des yeux devant les gants de dentelle qu’elle doit porter pour ne pas froisser l’égo de monsieur. « Parce que je comprends pas ce que tu crées, et comment les idées se construisent dans ta tête. » c’est là le plus beau, et le plus terrifiant. Elle n’arrive pas à faire le lien entre ce qu’il dit, ce qu’il fait, ce qu’il accomplit, ce qu’il veut. Et pour ça, il est la personne la plus fascinante qu’elle a rencontrée depuis très longtemps. Peut-être même depuis toujours.

Ophelia inspire, prête à conclure son plaidoyer. « D’habitude je lis les gens tout de suite. » c’en est presque devenu lassant, à la longue. D’un coup d’oeil elle sait comment agir ou quels mots utiliser pour obtenir le résultat qu’elle souhaite avec n’importe quel interlocuteur, un nouveau comme un ancien. « Mais toi, t’es écrit en hiéroglyphes. » le défi en est un de taille, quand elle a essayé déjà à quelques reprises et en forçant bien plus qu’elle pourrait l’admettre de décoder Auden. Ce n’est pas pour rien qu’elle creuse encore, déterminée et tête dure qu’elle peut bien être. Ophelia n’est pas prête à abandonner tout de suite, certainement pas lorsqu’il ouvre une petite porte, rien du tout mais suffisamment, et qu’elle y voit une occasion d’entrer. Un jour. Probablement dans très longtemps. “Qu’est-ce qui va déterminer un extrême ou un autre ?” Ophelia n’est pas certaine, en voilà une réponse qu’elle n’a pas naturellement. Ça fait partie du personnage, qu’elle se dira, et comme elle est incapable de le lire elle est incapable de prévoir l’issue une fois qu’elle l’aura dessinée. « Le manuel de traduction que tu vas me donner. » c’est une tentative comme une autre, Ophelia en est consciente. Ce qui l’énerve dans cette situation, c’est qu’elle dépend de Auden pour défaire le noeud. Il suffirait juste qu’il se retire de l’équation pour qu’elle le haïsse de toutes ses tripes. Qu’il se ferme serait mieux, au moins, elle aurait droit à une réaction qu’elle comprendrait. Et qu’il s’ouvre serait… “Qu’est-ce que tu attends de moi ?”

Ophelia n’en attendait pas autant. Elle l’imaginait déjà partir maintenant que le jeu est terminé depuis au moins une bonne poignée de minutes. « Fais-moi une place. » Auden comprendra ce qu’il veut bien ; elle, elle demande une place à l’étiquette d’Ophelia, et pas à l’étiquette de la babysitter. Elle peut jouer les deux rôles, alors elle les réclame à égalité. Ophelia aime quand les choses sont claires et bien définies. « J’ai juste besoin d’une journée ou deux. » l’écrivaine liste les conditions, sachant très bien qu’il devra doubler ou tripler sa demande tellement ce serait complètement impossible qu’elle arrive à craquer le code en si peu de temps. Mais il lui donne une main, elle ne prendra pas le village en entier pour autant. « Je ferai comme si je suis pas là. » elle l’observera, d’un coin de son atelier ou dans les ombres de la galerie. Elle prendra des notes et restera silencieuse, elle fera les choses comme elles doivent être faites pour aller chercher un peu de matière autour de l’os.

« Est-ce que tu vas partir un jour de l’Australie ? » Pourquoi est-ce que ça lui importe ? Pourquoi est-ce qu’elle en a quoi que ce soit à faire, même ? Pourquoi est-ce qu’elle a débuté ce jeu stupide en premier lieu ? Je lui ai dit que le jeu était terminé ; cette question n’a pas à exister. Mon avenir en Australie ne regarde personne, et surtout pas elle. Encore moins alors que je sais pertinemment que ses questions ne sont pas désintéressées. « Parce que je te comprends pas. » - “Y’a rien à comprendre.” Aussi simple que cela. Elle est comme Ginny, elle fait des nœuds là où il n’y en a pas, elle réfléchit quand il n’y a pas besoin de. Elle est comme Ginny, et elle ne s’arrête pas avec si peu d’explications, bien sûr. « Parce que je comprends pas tes réactions, parce que j’arrive pas à savoir à quoi tu penses quand tu me… » Je ne vois pas où elle veut en venir, m’étonne de la tournure de sa phrase, fronce un peu plus les sourcils en attendant la suite. Cette rencontre ressemble de plus en plus à un piège grossier, dans lequel je suis encore plus grossièrement tombé. « Quand tu regardes des choses. Parce que je comprends pas ce que tu crées, et comment les idées se construisent dans ta tête. » C’est la définition d’un artiste. Il en existe beaucoup de ma sorte. Pas tous aussi doués, loin de là, mais tout de même. Ils existent, au même titre que ma personne, et j’ai l’impression qu’elle ne fait qu’utiliser des excuses pour gagner un peu de temps, encore et encore. « D’habitude je lis les gens tout de suite. Mais toi, t’es écrit en hiéroglyphes. » - “T’as peut-être pas assez essayé encore. Me mets pas au niveau de Monsieur tout le monde.” Je me plains du feu et je suis le premier à jeter de l’huile dessus, un sourire en coin. Elle me compare au premier venu, elle s’étonne que je ne fonctionne pas comme le reste du monde. Bien sûr que non, il ne faut pas qu’elle utilise le même code pour me comprendre moi que le voisin d’en face, avec son 9/7 et métro-boulot-dodo.

Dès la seconde suivante, pourtant, j’en viens déjà à me demander si je n’ai pas prise la mauvaise décision. « Fais-moi une place. » Je serre les dents, comprenant bien plus que je ne le voudrais le sous-entendu de cette phrase. “Comment est-ce que t’ose-...” - « J’ai juste besoin d’une journée ou deux. » Comment est-ce qu’elle ose me demander ça ? Comment est-ce qu’elle trouve le courage, ou la bêtise, d’oser de tels mots à mon égard, alors qu’elle sait bien quelle est ma situation ? « Je ferai comme si je suis pas là. » Je fais un pas et un autre en arrière, déjà. “Il est tard. Je vais rentrer.” Et demain, elle aura réfléchi à ses idées, et elle se sera rendue compte qu’elles sont terriblement mauvaises. Ce n’est pas ce qu’elle veut ; et si ce n’est pas ce qu’elle veut, il n’y a même pas besoin de savoir ce que je désire de mon côté. La réponse est simplement négative, parce que la piste est mauvaise. “Tu devrais te reposer G-, merde, Ophélia.” Ophelia. C’est Ophelia qui devrait se reposer, parce qu’elle est la seule à qui je parle. Certainement pas G. Je me reprends vite, et c’est un regard sans nul doute un poil hasardeux que je repose brièvement sur son profil. De toute façon, il n’y a pas de discussion à avoir, et cette fois-ci je reprends définitivement le chemin jusqu’à chez moi, pour y retrouver mon fils.

Auden est totalement irritant, autant qu’il est irritable, et Ophelia a des kilos de patience à investir dans ses caprices. C’est pourquoi elle reste tout de même bien droite, la nuque tournée vers lui et les yeux hissés bien haut, impassible. Elle attend. Elle aurait encore au moins une bonne heure à lui offrir rien que pour voir qui des deux partirait le premier, mais il esquisse déjà un mouvement de recul auquel son “Y’a rien à comprendre.” suffit à clore le chapitre des questions, mais aussi celui de la conversation on ne peut plus honnête qu’elle lui suggère ensuite. C’est dommage. Ophelia n’est jamais honnête, elle passe tout ce qu’elle peut dire au tordeur pour n’en garder que ce que son interlocuteur veut entendre, ce à quoi il s’attend recevoir d’elle. Et voilà que pour une des maigres fois où elle laisse son foutoir de mensonge dans sa malle à secrets, la personne en face n’en a rien à faire et se ferme complètement. Dommage et agaçant. “T’as peut-être pas assez essayé encore. Me mets pas au niveau de Monsieur tout le monde.” Auden avait raison sur un point et il le démontre assez vite : il n’y a rien à comprendre. Celui qui refusait tout plus tôt lui ouvre maintenant une porte, minuscule mais tout de même. Ophelia n’hausse pas le sourcil, ne les fronce pas non plus, elle a figé son visage pour la peine. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle ne s’exaspère pas intérieurement. Il brouille les pistes en disant non mais en agissant comme un oui ? Hm.

“Comment est-ce que t’ose-...” il recule, qu’il recule, Ophelia se dégage même du centre de l’escalier pour lui laisser toute la place de partir. Sa phrase en suspens pourrait très bien le rester, il aurait tout l’espace dont il a besoin pour descendre les deux marches supplémentaires et partir sans même ajouter de lettres supplémentaires à son propos. “Il est tard. Je vais rentrer.” mais il semble qu’Auden a besoin de s’entendre dire qu’il part pour partir. Ophelia a les doigts qui bougent, maintenant, qui la trahissent alors qu’elle pianote sur le bois du porche dans un silence impeccable. Elle n’a rien dit de si troublant que ça, si ? Oh bien sûr que oui, et évidemment qu’elle le sait. Ophelia a fait carrière en mettant les bons mots au bon endroit et sous les bons yeux, elle cultive ce qu’il faut dire pour désamorcer de bombes, tout autant que pour les déclencher. Sans s’attribuer une stratégie digne des plus grands maîtres d’échec, elle ne se ment pas en se félicitant d’avoir su saupoudrer quelques interrogations par ci par là, assez pour le secouer au point où il sort du cadre d’Auden le bourru pressé pour devenir Auden le bourru déboussolé. Elle ne fait pas des miracles Ophelia, mais de le voir ainsi atteint est assez intriguant pour qu’elle ne gâche pas le moment en ajoutant quoi que ce soit. “Tu devrais te reposer G-, merde, Ophélia.” elle devra se pincer la peau du poignet jusqu’à s’infliger à elle-même le pire des bleus pour ne pas montrer quelque réaction. Est-ce qu’elle a su lui renvoyer quelque chose qui se rapproche à ce point de Ginny ? Est-ce qu’elle a dans ses paroles ou dans ses gestes un peu d’elle ? Est-ce que c’est ça, la clé, pour que Auden lui mange dans la main ? Qu’elle lui serve du Ginny sur un plateau, le plus innocemment du monde ? Est-ce que c’est ça, la clé pour avoir accès et pouvoir ouvrir son dictionnaire ? Ophelia ne bouge pas, ne montre rien, ne parle pas et ne respire plus. Ophelia jubile. « Rentre bien. »

Auden est parti depuis de longues minutes lorsqu’elle finit par quitter le porche et rentrer à l’intérieur pour se servir la plus grosse coupe de vin rouge qu’elle s’autorise ce soir, cette nuit. La musique emplira la maison à un volume raisonnable pour l’heure. Si qui que ce soit passait par là et jetait un coup d’oeil par la baie vitrée du salon, il y verrait Ophelia un verre à la main, une sourire immense sur les lèvres, effectuant un pas de danse assuré, festif. Elle est passée au second niveau, qu’Auden le veuille ou non. G. va bien se reposer ce soir. Prendre des forces pour demain est sa seule et unique priorité.