Il pourrait mentir et dire qu’il est friand de rugby et qu’il a lui-même invité son père à assister à un match dans une des meilleures loges du stade. Il pourrait, oui. Mais il a considéré que c’était plus prestigieux de dire la vérité quand il était au téléphone avec Charles : il avait reçu les billets par la poste le matin-même, billets envoyés par une entreprise audacieuse qui souhaitait avoir Archie (plutôt son portefeuille) dans sa poche. Et puis, cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas fait une petite escapade entre mecs : la dernière fois devait bien dater de son adolescence.
Le soir, c’est son chauffeur privé qui les conduit jusqu’à l’événement. En sortant de la Tesla noire, Archie indique à ce dernier de repasser les chercher vers vingt-et-une heure. Vêtu d’un costard bleu marin décoré d’une broderie fine et dorée au niveau du col, il se dirige en compagnie de son père jusqu’aux loges qui leur sont présentées par de jeunes valets. À son poignet, sa fameuse montre de luxe qui fait miroiter les lumières chaudes et tamisées des ampoules. « Un match de rugby… » Dit son père derrière sa barbe grise en passant sa main sur son siège réservé afin de le débarrasser de la poussière invisible. « Je me suis dit que ça te rappellerait des souvenirs. » Répond Archie en arborant un sourire malicieux juste avant de lever le doigt pour excuser son passage au bar le plus près.
La demoiselle derrière le comptoir attire son attention carnassière. Quand il lui commande deux boissons, il se permet de lui glisser un clin d’œil complice, clin d’œil auquel elle répond positivement – probablement pour avoir un meilleur pourboire. Pour patienter, il laisse ses yeux explorer les alentours. Ce n’est pas la première fois qu’il se rend à un événement sportif, mais c’est la première fois qu’il assistera à un match de rugby. Il sait que le sport a quelques similarités avec le football américain, mais rien de plus.
Les différentes loges sont séparées par de petits murets. Des hommes, et quelques femmes, y pullulent comme des abeilles dans une ruche. Le bar en est la reine, à laquelle plusieurs insectes honorablement vêtus viennent s’abreuver. Une moue surprise étire le faciès d’Archie lorsqu’il croise le regard d’une actrice dont le nom lui échappe. Madison aurait pu la nommer. Il se déplace un peu à sa droite quand un homme bien plus grand entre dans sa bulle. Il le regarde une seconde, détourne la tête, fronce les sourcils, repose ses perles bleues et curieuses sur lui. S’agit-il d’un autre acteur ? Non… « Je vous reconnais. » L’actionnaire annonce après s’être humecté les lèvres. Évidemment, son propre visage n’est pas connu, seulement son nom et son statut, alors il ne s’attend pas à ce que l’intention soit réciproque. « Rolex. Vous posez au-dessus du comptoir de la toute nouvelle collection qui me fait de l’œil. »Alors, il a misé juste ? De son index qu’il abaisse, il pointe la montre au poignet de celui qu’il doit certainement déranger – mais tant pis. « Quelle coïncidence. Nous portons la même. Vous avez de bons goûts. » Et il marque une pause avant de le relancer : « Je ne pensais pas que les mannequins portaient réellement les marques qu’ils représentent. Qu’est-ce que vous buvez ? » Bien évidemment qu’il proposera de payer un verre au visage d’une marque qu’il admire et pour laquelle il vendrait un rein afin de s’y affilier.
Greta s'était gentiment moquée de lui en le voyant revenir de l'entraînement de rugby moins bien coiffé que d'habitude. Difficile pour Carmine de vérifier l'état de sa mèche dans les miroirs craquelés des vestiaires. Contrairement à ce qu'il avait imaginé en s'inscrivant dans ce club amateur, tous les gymnases du monde n'étaient pas dotés d'un sauna et de sèche-cheveux. Ce confort sommaire était pourtant le prix de l'anonymat. Le mannequin avait en effet choisi le club de quartier de Logan City en se disant qu'aucun des membres de cette petite équipe ne reconnaitrait jamais son visage. En plus de miser sur le fait que les vêtements de sport le changeaient des costumes élégants dans lesquels on avait plus l'habitude de le voir défiler, Carmine s'était convaincu que ces hommes dont l'activité favorite consistait à boire des bières après s'être allégrement roulés dans la boue n'étaient pas du genre à s'habiller chez Sighbury ou à suivre avec attention l'actualité de la mode internationale. Il avait donc pu se familiariser avec cette nouvelle activité physique sans craindre que son nom ne le précède et s'était même fait un copain. Asher, avec son humour bancal et son statut de débutant, était venu le rassurer quant à ses quelques appréhensions : il n'y avait pas d'âge pour commencer un nouveau sport.
Lorsqu'il revenait de ses séances, Carmine prenait soin de cacher les hématomes présents sur son corps afin de ne pas mettre d'eau au moulin des remarques de sa cadette que cette passion soudaine pour le ballon ovale laissait parfaitement sceptique. Il n'avait ni la carrure, ni le profil, ni l'attitude d'un rugbyman. Grand, peut-être, mais plus fin et élancé que larges et solides comme l'étaient les piliers dont il évitait soigneusement de croiser le chemin de peur de se faire écraser comme une crêpe. Après plusieurs entraînements, Sighbury avait hérité d'un surnom qu'il taisait honteusement. Pancake. Référence à ses réflexes de lapin suicidaire. Le mannequin préférait en effet s'aplatir de tout son long plutôt que de se faire percuter par les autres. C'était désolant et, même si l'anglais n'était pas du genre à laisser ce surnom attaquer sa confiance en lui, cela l'avait motivé à prendre les choses en main. N'avait-il pas choisi le rugby précisément pour renforcer chez lui la capacité à affronter et encaisser ?
Il avait donc passé quelques coups de fils afin de se faire inviter aux matchs de l'équipe australienne. Tous, sans exception. C'était du moins ce que précisait le pass VIP qu'il avait reçu de la part de la fédération en réponse à son appel du pied. Avoir le bras long (il avait quand même fallu qu'il contacte l'une des stars de l'équipe anglaise, client régulier de la marque Sighbury et domicilié à Londres) ne l'aidait pas forcément à attraper le ballon, mais cela lui permettait d'avoir le meilleur point de vue afin d'observer les professionnels pratiquer leur art sur le gazon bien vert du stadium. Depuis sa loge privée, le mannequin attendait que commencent les hostilités, résolument décidé à prendre quelques notes en plus de s'inspirer des tactiles de pros pour surprendre ses co-équipiers lors du prochain entraînement. Mais le coup d'envoi tardait à être lancé et Carmine se fit la réflexion qu'une tasse de thé ne serait pas de refus. Il prit la direction du bar dans l'optique de s'en faire servir une lorsqu'on l'interpela. « Rolex. Vous posez au-dessus du comptoir de la toute nouvelle collection qui me fait de l’œil. » Sighbury pivota en direction de ce client potentiel, le visage rayonnant d'un sourire qu'on le payait cher pour afficher à l'évocation de la marque. « Quelle coïncidence. Nous portons la même. Vous avez de bons goûts. » Le regard de Carmine se baissa vers son poignet puis fit le chemin jusqu'à celui de l'inconnu. Il portait en effet sa montre préférée et accueillit l'appréciation de cet autre amateur avec ravissement. « Je vous retourne le compliment. » Répondit-il poliment, accompagnant sa réplique d'un salut grâcieux de la tête. « Je ne pensais pas que les mannequins portaient réellement les marques qu’ils représentent. Qu’est-ce que vous buvez ? » Carmine recoiffa sa mèche de la main ayant attiré l'attention de l'étranger dans une imitation parfaite de l'attitude que ce dernier avait dû voir sur les publicités de Rolex. L'anglais savait comment attirer les regards. Il posa une fesse sur le tabouret voisin de celui qui prétendait lui payer un verre. « Carmine Sighbury, enchanté. » Sa poignée de main vint chercher celle de l'autre pour l'inciter à se présenter. L'idée que leurs montres jumelles se rencontrent par le prolongement de leurs doigts l'amusait beaucoup, il y voyait une parodie de Michel Ange. « Un thé Earl Grey, pour ma part. Pas trop chaud. » Précisa-t-il à l'attention de la serveuse, british jusque dans les inflexions du '' please '' tout en battements de cils avec lequel il ponctua sa requête.
Archie n’est pas dans son élément, mais un peu. Archie ne connait pas les bails des événements sportifs, mais un peu. Archie n’a pas vraiment envie de se bourrer la gueule, mais un peu, comme toujours, parce que penser devient de plus en plus difficile, surtout en présence de Charles.
Se rattacher aux choses qu’il connait, voilà sa stratégie : la montre au poignet de ce jeune homme, ainsi que le visage de ce jeune homme, il les a déjà vus quelque part, le premier à son propre poignet, le second sur un immense poster publicitaire dans la boutique dans laquelle il peut passer des heures sans voir le temps passer. S’il était un homme libre, il penserait que le mannequin a un joli minois, que sa barbe est bien trimée, ses cheveux parfaitement coiffés, son accoutrement lissé et honorable, ses yeux invitants. Mais Archie n’est pas un homme libre alors il peut seulement voir en cet homme un compétiteur ou un allié, en fonction du déroulement des présentations. « Je vous retourne le compliment. » Son ton est formel, bien moins tiré vers la plaisanterie que celui d’Archie qui mise toujours sur le bon humour afin de cacher ses insécurités. Il suffit d’un sourire pour chasser la noirceur. Alors il sourit, opine du chef pour le remercier à son tour, laisse ses yeux dévier vers ailleurs pour feindre l’intérêt envers ce qu’il ne se passe pas encore sur le terrain de rugby, puis reprend avec toute l’aise dont il sait faire preuve. Ça ne lui déplairait pas de mettre l’image de Rolex, une marque prestigieuse, dans sa poche. « Carmine Sighbury, enchanté. » Il glousse, observe la main tendue vers lui et vient y glisser la sienne. S’il était un homme libre, il apprécierait sa chaleur et sa fermeté, mais Archie n’est pas un homme libre, alors l’échange reste des plus appliqués et professionnels. « Archie Kwanteen. » Son nom fait parfois sonner des clochettes et d’autre fois il passe inaperçu comme une voiture parmi tant d’autres sur l’autoroute. Ce n’est pas son visage ou sa carte d’identité qui sont connus, plutôt la grosseur de son portefeuille et tous les bons paris qu’il a pris dans le passé. L’actionnaire hors pair respecté parmi les siens. L’étranger qui traverse la rue à l’intersection. Le charmeur de ces dames, celui qui ne rappelle jamais les numéros qu’il obtient mais qui n’est jamais remis en question, parce qu’un homme comme lui doit bien savoir ce qu’il fait. « Un thé Earl Grey, pour ma part. Pas trop chaud. » C’est d’abord un froncement de sourcils qui répond avant sa voix, alors qu’il lève le doigt pour intercepter une deuxième fois la jeune femme derrière le comptoir. « Un thé. » Il répète à l’intention de Carmine afin qu’il confirme bien ce choix des plus surprenants. Alors il n’est pas du genre à enfiler trois caisses de bière lors des événements sportifs. « Ce sera un thé Earl Grey pas trop chaud pour monsieur. » Il fredonne à l’intention de la demoiselle devant laquelle il glisse un simple billet de cinq dollars. Puis il repose son attention sur l’anglais et ne peut s’empêcher de faire remarquer : « Vous êtes un cliché ambulant, alors. Un anglais qui boit du thé anglais. » Parce que seulement un malentendant n’aurait pas capté cet accent distingué qui avait rehaussé un mot sur deux dans ses réparties. Du coin de l’œil, il intercepte les deux verres de whiskey qu’il a commandés, s’en empare d’un et y trempe ses lèvres. Aussitôt, les souvenirs des pires gueules de bois lui remontent à la tête mais il les accueille avec un sourire crispé. « Vous ne ressemblez pas à un fanatique de rugby. » Il fait remarquer. « Mais je me trompe peut-être. C’est à vous de me faire changer d’avis. Après tout, je n’y connais rien en l’univers du mannequinat. » La commissure de ses lèvres se soulève, il observe ses yeux un à un afin d’y décrypter certaines choses avant qu’elles ne soient prononcées.
Kwanteen. À l'évocation du nom et tandis que la conversation continuait autour de la boisson, les pages de l'annuaire mental de Carmine se mirent à tourner sur elles-mêmes. Sighbury était connu pour sa mémoire d'éléphant et cette capacité incroyable qu'il avait de retenir aussi bien les prénoms que les visages de ses interlocuteurs. C'était bien évidemment une bénédiction dans le monde d'apparences et de faux-semblants au sein duquel sa famille et lui avaient fait leur business. Reconnaître la bonne personne dans une foule remplie de convives intimement persuadés d'être uniques en tous points ou décocher un prénom au bon moment faisant toute la différence entre une conversation lambda et un échange plaisant laissant dans la mémoire de ses partenaires le souvenir d'un homme charmant, attentif et courtois. L'étiquette du mannequin s'était faite en partie sur l'importance que Carmine accordait aux détails et c'est avec la certitude de ne jamais l'avoir croisé auparavant qu'il offrit à Archie un sourire indulgent. « J'aime mon pays. » Tout comme il aimait la menthe poivrée, les scones et les Beatles. Cliché, c'était bel et bien le mot, même si l'anglais, lui, aurait probablement opté pour un synonyme plus valorisant du type '' exemple '' , '' modèle '' ou encore '' ambassadeur ''.
L'homme souligna que Carmine ne ressemblait pas à un fanatique de rugby. L'anglais battit sereinement des cils. Le fanatisme, c'était pour le peuple et les groupies. Sighbury, lui, préférait garder son calme et flotter au dessus de la masse comme il l'avait toujours fait. Question de flegme, probablement, même si les nombreux voyages au cours desquels il avait été amené à faire des rencontres de tous horizons lui avaient permis de comprendre que ce trait de caractère, en plus d'être foncièrement british, n'était pas à la portée de tout le monde. Les italiens, par exemple, peinaient à saisir l'humour derrière le pince sans rire. Souvenirs mémorables d'une interview rocambolesque à Rome, durant une fashion week ... Qu'à cela ne tienne, Carmine avait grandi dans l'idée qu'être compris n'assurait en rien la réussite. C'était parfois même l'incompréhension qui rendait fascinantes certaines choses. Être une énigme autant qu'un cliché ne le dérangeait pas. Il était, c'était le principal. « Vous feriez pourtant forte impression dans ce costume. » Carmine et son amour des compliments. Le mannequin se distinguait dans sa façon de répondre aux attaques et autres tentatives de déstabilisation par des douceurs désarmantes. D'aucuns fondaient comme neige au soleil face à tant de délicatesse, d'autres maudissaient cette vocation à rester digne et retomber tel un chat sur ses pattes. En l'occurrence, personne n'était mieux placé que lui, mannequin célèbre et héritier d'une grande marque de créateurs, pour souligner l'élégance du vêtement porté par Archie.
Avenant, Carmine attrapa la tasse que lui tendit la serveuse et la rapprocha du verre de Kwanteen afin de trinquer (comme l'aurait fait n'importe quel fanatique de sport reconnaissant en son interlocuteur un nouveau camarade). « À toutes ces choses que nous sommes et auxquelles nous ne ressemblons pas. » L'histoire de sa vie en seulement quelques mots solennellement articulés à l'occasion de ce toast. Ses lèvres fines attrapèrent le rebord de la tasse. Une succion plus tard, l'anglais s'humectait les lippes dans une attitude de jugement gustatif. « Merci pour le thé. » Évidemment qu'il n'aurait pas omis les remerciements. Ces derniers ponctuaient ses phrases avec la force de l'habitude imposée par la rigueur de son éducation. Politesse et bonnes manières n'avaient plus de secrets pour lui. « Je découvre. » Reprit-il sur le ton de la conversation. « Une envie soudaine de sortir de ma zone de confort à 18 trous ... » Pour ne pas dire de tester ses limites et aussi celles imposées par la marque familiale, mais Carmine savait bien qu'avouer ce genre de secret à un parfait inconnu rencontré dans une loge VIP était la dernière des choses à faire. Pas besoin que le sport soit aquatique pour attirer les requins. Passé un certain nombre de zéros, les gros poissons ne s'encombraient plus des contraintes d'oxygénation propre à leur condition de prédateurs marins. Ils apprenaient à vivre sur deux jambes et à l'air libre car l'argent et le pouvoir conféraient à ceux qui les possédaient des possibilités d'actions immenses, raisons pour lesquelles tout le monde dans cette pièce avait quelque chose à cacher, Carmine y compris. Il s'agissait de ne jamais trop s'exposer aux coups de dents assassins des semblables.
Sa chance, c'était d'en être parfaitement conscient. Avoir passé la majeur partie de sa vie à paraître parfait et à inspirer ceux qui se projetaient en lui avait permis au mannequin de mener une étude approfondie des comportements humains et des enjeux de société pesant sur les épaules de chacun. Aussi inclina-t-il subtilement le visage au moment de questionner Archie : « Et vous ? De quel univers venez-vous ? » L'esprit de Sighbury attendait, crayon levé, prêt à prendre des notes. Un carnet d'adresses aussi fourni que le sien ne disait jamais non à l'ajout d'un nouveau contact. Archie avait d'ores et déjà gagné une petite étoile mentale à côté de son nom. Celle des amateurs de belles montres !
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Dernière édition par Carmine Sighbury le Dim 18 Déc 2022 - 6:24, édité 1 fois
« J'aime mon pays. » Il avait volé jusqu’en Angleterre deux fois, avait déambulé dans sa capitale, admiré ses monuments à travers la vitre teintée de son taxi, goûté à ce fameux thé Earl Grey que Sighbury avait justement commandé. Il avait trouvé la boisson fade ; ça n’avait pas été une surprise pour celui qui a tendance à boire son café noir comme la mort et à déguster alcool après alcool sans les mélanger à des jus ou des boissons pétillantes. Ce qu’il avait par-dessus tout apprécié de Londres, c’était la classe indéniable des hommes d’affaire desquels il avait serré la main et, juste devant lui, le mannequin lui rappelait ces courtes aventures dans le nord. « J’y retournerais, mais pas pour son thé. » Archie admet en un rire bref avant de faire basculer la discussion vers ce qui les lie tous les deux ce soir : la partie de rugby à laquelle ils vont assister d’ici une trentaine de minutes. Il se doutait que lui-même ne passerait pas pour un amateur de sport en vue de sa carrure moindre, ses cheveux soigneusement entretenus et peignés, sa barbe dense mais trimée, ses fins poignets portant d’élégantes mains pourtant tâchées de quelques éraflures ici et là, reliques de ses combats passés. « Vous feriez pourtant forte impression dans ce costume. » Il n’en accueille que très rarement, des compliments, Archie. Il n’a pas l’habitude de voir son accoutrement se faire applaudir par des gens qui ne désirent pas obtenir quelque chose en retour. Et, pourtant, les mots inoffensifs l’atteignent et il cache un sourire ravi en pivotant la tête vers ailleurs, partout là où l’homme devant lui ne pourra pas le lire facilement. Il rougirait s’il en était capable mais, justement ; il n’en est pas capable. Cachant sa surprise derrière un raclement de gorge, il réagit enfin : « Eh bien ! » Il ne dira rien de plus, ne renverra pas la politesse, n’enfoncera pas le clou qui n’attend que d’être enfoncé. Archie doit bien se tenir et, surtout, Archie ne complimente que les femmes qui rencontreront son lit ou celui de la chambre d’hôtel réservée à la dernière seconde.
Vient le temps de trinquer, et un ultime regard sur la tasse de thé de laquelle s’échappe un fumet aromatisé arrache un énième ricanement gentillet de la bouche d’Archie, qu’il musèle de son verre de son verre de whiskey. « À toutes ces choses que nous sommes et auxquelles nous ne ressemblons pas. » Il capte son regard une seconde de trop durant laquelle il se perd, plus affecté qu’il ne l’aurait voulu par cette célébration. Archie en est beaucoup de choses. Certaines sont plus apparentes, comme sa confiance mélangée à son arrogance, et d’autres sont repliées au fond de lui comme des soldats blessés et entassés dans une infirmerie de fortune sale et inadaptée. Ses lèvres s’entrouvrent, il hésite, mais décide de ne rien ajouter, se contente d’acquiescer d’un air détaché afin de ne pas laisser ses questionnements s’afficher dans son visage lissé. Il se rince la gorge avec une seconde gorgée. « Merci pour le thé. » Le besoin de parler d’argent revient au galop, parce que c’est dans cet univers qu’Archie se sent le plus confortable. « Ce n’était que quelques dollars. » Il aurait dit la même chose, que la boisson coûte dix, vingt, cent-mille dollars. Sa cassette roule en boucle. Sa routine est bien établie, ses habitudes fortifiées dans la pierre, parce que c’est ainsi qu’il se protège du renouveau et des mauvaises idées. « Je découvre. » Haussement de sourcil, impatient d’écouter la suite. « Une envie soudaine de sortir de ma zone de confort à 18 trous ... » Golf ? Encore un cliché ? Décidemment, ce Carmine est plein de surprises très peu surprenantes. Cette fois, Archie ne le lui fait pas remarquer. Ce serait de mauvais goût de refaire la blague deux fois. « Je vois. Alors c’est tout à fait nouveau pour vous. » Il n’a pas si mal visé en prétendant ne pas reconnaître un joueur de rugby dans la prestance de l’homme devant lui. Tournant son tronc vers le terrain encore inanimés, il jette un coup d’œil vers le haut afin de s’assurer que le toit est ouvert. Il ne lui en faut pas plus pour sortir une boîte de cigarettes de sa poche, cancer en bâtonnet qu’il allume entre ses lèvres, proposant d’un coup d’œil une clope à son compagnon temporaire. Son père ne fume pas et il déteste le voir fumer. Voilà une des rares choses qu’il n’a pas abandonnées pour le plaisir de Charles. « Mon père me l’arracherait de la bouche, alors j’en profite tant que le match n’est pas encore commencé. » Il plaisante d’un ton léger avant d’aspirer une latte qu’il souffle par ses narines, à l’opposé de Carmine.
« Et vous ? De quel univers venez-vous ? » Excellente question. De quel univers vient-il ? De quoi est composé son univers ? D’une éducation conservatrice, du deuil, de la réussite, de médailles et trophées, de mensonges ficelés serrés, de jolies mots, jolis sourires, jolies excuses. D’argent, beaucoup d’argent qu’il ne sait plus quoi en faire sans que ça ne l’empêche d’en désirer encore plus. Il vient de l’univers des gourmands jamais rassasiés, et, ce soir, il part à la pêche. « Je bosse dans les finances. Plus précisément, je suis actionnaire. » Voici la version courte. « Mais, si vous parliez du sport, alors, oui, je connais un peu le rugby. » Il marque une pause, avale un peu de fumée, reprend en balayant la main. « Enfin, pas exactement le rugby, mais le sport est similaire au football américain. Croyez-le ou non, j’étais capitaine d’équipe au collège. » Il était le plus petit, le plus svelte mais, au moins, le plus rapide et le plus agile. Aujourd’hui, il a conscience que son règne est terminé et, pour cette raison, il ne pratique plus que des sports en solitaire. Fronçant le nez, il réalise à voix haute : « Je suis peut-être un cliché moi aussi, tout compte fait. » Et sa propre remarque le fait glousser, il noie son gosier de whiskey pour se faire taire.
« Mon père me l’arracherait de la bouche, alors j’en profite tant que le match n’est pas encore commencé. » Carmine déclina la proposition d'une discrète négation de la tête. S'il n'avait jamais été attiré par la cigarette et son odeur de tabac froid, il comprenait en revanche parfaitement qu'Archie profite de l'absence de son paternel pour assouvir ses vices. Tout en se gardant de l'avouer, Sighbury ne valait clairement pas mieux que son voisin de tabouret. Qu'aurait donc dit son père s'il l'avait découvert dans les draps d'un garçon ? Sûrement le lui aurait-il arraché de la bouche, lui aussi ... « Je bosse dans les finances. Plus précisément, je suis actionnaire. » Ah ! Le mannequin avait donc face à lui l'un de ces requins auxquels il valait mieux ne pas trop en dire. Il fut satisfait d'avoir gardé sa réserve et nota mentalement de se renseigner sur le genre de marchés auxquels s'intéressait l'animal.
Attentif, Carmine écouta sans interrompre Archie lui parler de football américain ainsi que de son titre de capitaine au collège. Évidemment, il arqua un sourcil tout en gratifiant son interlocuteur d'une moue impressionnée. L'anglais était capable de reconnaître aux autres leurs belles réussites et de s'en réjouir sans faire preuve de jalousie. C'était l'avantage d'avoir été élevé en fils prodigue adulé depuis sa plus tendre enfance : il ne considérait pas les accomplissements des autres comme de l'ombre potentielle pour sa petite personne. On lui avait trop répété qu'il était le soleil pour qu'il s'inquiète de l'existence des nuages. Un jour - peut-être pas si lointain d'ailleurs - viendrait la peur de ne plus être assez jeune, assez beau, assez désirable, mais ce jour n'était pas encore arrivé et le mannequin mettait tout en œuvre afin de repousser l'échéance. Il suivait un régime stricte, pratiquait l'équitation en plus du golf, prenait grand soin de son apparence - à commencer par sa peau qu'il hydratait copieusement de crèmes en tous genres - et passait tellement de temps au SPA qu'il avait depuis longtemps sa carte VIP dans la plupart des franchises huppées référencées dans le domaine. « Je suis peut-être un cliché moi aussi, tout compte fait. » Carmine sourit à la remarque, amusé par l'autodérision dont faisait preuve Archie. De bonne compagnie, il se montra moins piquant que l'australien et lui tendit une perche concernant ses exploits passés : « Et que dirait un capitaine d'équipe à une nouvelle recrue soucieuse de ne pas se faire écraser comme une crêpe ? » Sighbury n'avait aucun problème à assumer son statut de novice car il était conscient d'être un vieux singe fortement avisé dans d'autres domaines que celui des sports d'équipe et des jeux de ballons où se rentrer dans le lard faisait la beauté de la pratique. Il aurait, par exemple, pu conseiller son monde sur la façon dont séduire l'objectif, sur l'art de s'exprimer en public, sur celui de sourire en tout temps, sur comment se comporter en société, fuir les paparazzis ou encore sur quel couvert choisir pour accompagner quel plat dans ce genre de restaurants gastronomiques aux multiples services et aux armées de fourchettes toutes alignées sur la nappe, prêtes à faire passer les moins avisés pour des arrivistes sans aucun savoir-vivre.
Ce que Carmine réalisait sereinement, c'était que l'homme assis à ses côtés était un homme de l'ombre quand lui faisait partie de ces papillons de lumière. Une rencontre somme toute inattendue mais pas moins plaisante. L'anglais avait partagé son thé avec des spécimens de la faune locale bien moins sympathiques que Kwanteen. Jambes croisées, il continuait à siroter tout en jetant de temps à autre un regard au terrain. Il lui tardait de voir les pros se tirer le t-shirt et faire voler la pelouse sous leurs crampons.
La cigarette : sa précieuse alliée. Toujours disponible dans le fond de sa poche au bout d’un simple mouvement de la main, sa saveur dégoûtante qu’il a appris à associer à la sérénité à force de la déguster lorsque le stress devient trop important. Stressé, Archie l’est toujours mais il ne s’en rend plus compte puisque les membres bandés, les dents qui craquent, la mâchoire endolorie et le manque de sommeil font partie de son quotidien au même titre que les chiffres. Stressé, il l’est actuellement parce qu’il se trouve en compagnie d’un père devant lequel il cache son vrai visage, mais aussi d’un homme qui pourrait le briser en exerçant une simple pression de la main. Charles possède bien trop de pouvoir sur celui qui aurait voulu seulement être son fils.
Stressé, il l’est aussi parce que son cerveau plein de testostérone est bien simple : il s’attarde sur ce qui lui offre une vue alléchante. Ses yeux devraient dévier vers les quelques rares femmes présentes dans les gradins mais une lutte interne fait rage dans le ventre d’Archie depuis trop longtemps pour qu’il ne se souvienne de la date exacte. Il peut reconnaître lorsqu’un homme est beau. Même, il connait ses préférences, quoiqu’il ne se soit jamais permis de les énumérer ou de trop y penser. Une barbe entretenue comme la sienne arrivera toujours à lui décocher un regard qu’il qualifierait de jaloux s’il pouvait se mentir à lui-même. Mais, la barbe de Carmine, elle n’a pas capté son intérêt parce qu’il aimerait qu’elle garnisse son propre visage ; au contraire, d’ailleurs, puisque celle d’Archie est bien plus fournie. Elle attire ses yeux parce qu’elle décore le visage, déjà charmant, de cet homme qui a fait de sa beauté son travail. Évidemment qu’il est stressé, Archie. Il a beau essayer de se convaincre qu’il ne regardait que la montre au poignet du mannequin sur la photographie parant le mur de la boutique Rolex, il sait que c’est faux. Heureusement, il est expert en matière d’apparence. Si la taille impressionnante de Carmine ainsi que son regard invitant l’intimident, il ne laisse rien paraître et, quand il se sent sur le point de glisser, il porte sa clope ou son verre d’alcool à ses lèvres afin de détourner l’attention. C’est devenu une routine, une stratégie, tout comme cette façon qu’il a de trop parler pour combler les silences dangereux. « Et que dirait un capitaine d'équipe à une nouvelle recrue soucieuse de ne pas se faire écraser comme une crêpe ? » Il se permet de le regarder à nouveau mais, cette fois, c’est pour soulever le sourcil et chercher une réponse à ses questions. « C’est vous, la nouvelle recrue ? » Qu’il demande en esquissant un sourire amusé. Il n’aurait pas formulé la question s’il ne souhaitait pas récupérer un peu de l’expertise de quelqu’un qui s’y connait (connaissait) en la matière, pas vrai ? « Eh bien… » Il débute, s’imposant une petite pause en tirant une latte, faisant avancer la braise jusqu’à la moitié du bâtonnet. « Mes méthodes ne sont certainement pas aussi éthiques qu’elles l’étaient. » Il pouffe de rire. Non, elles n’ont jamais été éthiques ; mais ça fonctionnait, et leur équipe remportait plus de coupes que les autres. « Nous étions tous un peu cons, adolescents. » Il préfère obtenir l’approbation de Carmine avant d’admettre ses fautes qui, d’ailleurs, le suivent encore aujourd’hui comme des sangsues accrochées à la plante de ses pieds. « Je te dirais de porter tes couilles, de ne pas te ridiculiser pour ne pas devenir la plaie de l’équipe. » Il coince sa cigarette entre ses lèvres pour faire balayer sa main devant lui, une sorte de mouvement de vague pour signifier qu’il va apporter quelques nuances. « Je te demanderais s’il y a une fille dans les gradins que tu souhaites impressionner et, si c’était le cas, je te dirais que ta seule façon de gagner des points auprès d’elle, c’est en jouant de la bonne façon. » Et il ricane, conscient qu’il adoucit les mots qu’il a jadis utilisés. Tant pis. Carmine se fichera bien de savoir qu’il a devant lui un ex tyran. Ils ne se reverront plus. « Naaaaah. Je dirais que, si tu ne marques pas de points, ou si tu te laisses écraser comme une crêpe, tu passeras pour une tapette et plus personne ne te respectera, à un tel point que ta vie deviendra un enfer. » Son regard amusé se pose sur le jeune homme avant qu’il ne l’interroge un peu plus, curieux : « Alors vous faites vraiment du rugby ? Vous avez peur de ruiner votre visage et de perdre votre meilleur atout en tant que mannequin ? » Vient-il réellement de dire ça ? « Vous n’étiez pas plutôt tenté par le curling ? » Une question qu’il accompagne d’un rire cru, alors qu’il vient taper l’épaule de Carmine comme s’ils étaient de bons amis de longue date.
« Nous étions tous un peu cons, adolescents. » Carmine sourit. Son habitude des discutions mondaines lui permettait de voir clair dans le choix des mots et surtout dans l’ordre dans lequel ces derniers étaient alignés. Aussi approuva-t-il d'un signe de tête parce que c'était ce qu'Archie attendait de lui. On entendait souvent parler du charme de Sighbury sans toutefois clairement comprendre d'où ce dernier tirait cette réputation. Probablement en partie de sa propension à aller dans le sens de la conversation, donnant ainsi à ses interlocuteurs la délicieuse impression d'être à la fois écoutés, compris et acceptés pour ce qu'ils avaient à dire. Dans le cas de Kwanteen, les propos étaient crus, adressés à la seconde personne du singulier comme s'ils étaient directement sortis de la bouche du capitaine qu'il était à l'époque. Cela fit son effet sur Carmine qui ouvrit de grands yeux. L'anglais n'avait de toute évidence pas envisagé qu'on puisse s'adresser à lui sur ce ton. « Impressionner les filles ... » Répétat-t-il doctement, feintant de voir l'évidence là où l'argument lui semblait un tantinet hors sujet. Dans le monde du mannequin, les femmes se laissaient plus facilement impressionner par l'utilisation appropriée du regard mystérieux et de la distance du paraître qu'en faisant corps avec une équipe d'individus se targuant d'être de vrais hommes mais, à bien y réfléchir, il y avait peut-être un parallèle à faire entre l'image d'un sportif au meilleur de sa forme et celle d'un mannequin au top de sa fame. La gymnastique était différente mais le résultat le même : performer sur le terrain ou sur le podium forçait l'admiration.
Carmine y songeait tout en sirotant son thé lorsque l'ajout d'Archie manqua de lui faire avaler de travers. « Naaaaah. Je dirais que, si tu ne marques pas de points, ou si tu te laisses écraser comme une crêpe, tu passeras pour une tapette et plus personne ne te respectera, à un tel point que ta vie deviendra un enfer. Voilà qui avait le mérite de dissuader quiconque de ne pas rentrer dans le rang, pensa Sighbury derrière la façade de son air intéressé. Immanquablement, l'anglais se remémora l'époque de l'université et ces moments quelque peu déroutants par le biais desquels il s'était rendu compte que le regard qu'il posait sur les garçons ressemblait beaucoup trop à celui qu'il posait sur les filles pour plaire à ses camarades du même sexe. Par chance, son statut d'étoile montante de la mode souvent pendue aux bras des femmes les plus désirées de la planète l'avait mis à l'abri de tout soupçon et, s'il en croyait son cousin Connor, cela lui avait probablement évité de se faire harceler par les autres membres de sa confrérie. Triste réalité de la norme ...
Les relents d'homophobie dans le discours de Kwanteen ne parvinrent cependant pas à fendre le masque de flegme infatigable du mannequin dont les réflexions en arrivaient à la conclusion qu'Archie se serait très bien entendu avec son père, Alister. « J'aime croire qu'il ne constitue pas mon meilleur atout, mais je préférerais, en effet, ne pas abîmer mon outil de travail. » Dit-il en ponctuant sa réponse d'une sourire de magasine. « Vous n’étiez pas plutôt tenté par le curling ? » La tape de son voisin le fit vaciller sur son tabouret. Carmine prouvait ainsi à quel point sa solidité d'homme ne se trouvait pas dans son physique. L'anglais avait la chance d'être naturellement grand et athlétique mais ses muscles dessinés n'étaient que le résultat d'une alimentation rigoureuse et de son addiction aux saunas. « Vous me semblez savoir de quoi vous parler. » Reprit-il aprés s'être redonné consistance. Sa main fouilla la poche intérieure de sa veste à la recherche d'une carte d'affaire. Noire mat ; d'un côté son numéro en lettres d'or, de l'autre l'emblématique S des Sighbury imprimé en velours discret. Le doute n'était plus permis : Carmine était à la pointe de la mode jusque dans ses gadgets de réseautage. « Je serai curieux d'en apprendre d'avantage sur les techniques de plaquages. » Car c'était bel et bien du contact frontal dont l'anglais avait peur, conscient de ne pas y être suffisamment préparé en ayant choisi de débuter le rugby à bientôt quarante ans. Les mots violents d'Archie lui mettaient la puce à l'oreille. Cet homme avait-il la puissance physique de son phrasé ? Si tel était le cas, cela valait la peine de lui faire la proposition : « Faites-moi signe si l'envie vous en dit. » Elégamment, l'anglais fit tourner sa tasse d'un mouvement de poigné fluide et sophistiqué avant d'en finir le contenu. Il reposa la porcelaine dans sa soucoupe et glissa de son siège. « Plaisir de vous connaître, Archie. » Conclue-t-il poliment. « Merci pour ce thé et bon match. »