Le contact de l’air sur son visage lui fit directement un bien fou, alors qu’il descendait presque en trottinant les quelques marches de devant la façade. Ce n’était définitivement pas une bonne idée d’avoir abordé ce sujet là en ces lieux, mais c’était la première fois qu’il voyait et passait du temps avec Ambrose depuis des mois - et il en avait sérieusement marre de demander des nouvelles de leur paternel à Flora. Cette dernière lui répondait à chaque fois qu’il posait la question, mais il voyait bien dans son regard que cela la touchait bien plus qu’elle n’oserait l’admettre et il s’était pourtant promis de ne plus la remettre dans cette situation. Ce ne fut que lorsqu’il entendit les pas de son frère revenir à ses côtés qu’il reprit la parole - de toutes façons, Ambrose était obligé de passer devant lui pour repartir de l’association, alors si son aîné ne l’avait pas coincé en toute conscience pour cette discussion jusque maintenant contrairement à ce qu’il pouvait surement bien en penser, c’était effectivement le cas en revanche en cet instant. « Je te demande pas de faire la liaison, je te demande des nouvelles, c’est tout. » Il se concentrait, se retenait, pour ne pas laisser une parole plus haute que les autres s’échapper. Ce n’était en rien l’endroit ou le moment pour avoir une discussion musclée. De plus, une partie de Malone avait à coeur de toujours montrer la facette contrôlée de lui-même; lorsque ses paroles ou son comportent se mettaient à dérailler, cela le renvoyait à la pire période de sa vie et c’était non merci. « Et je sais que c’est pas facile pour vous. Je t’ai déjà dit, si y’a besoin je peux prendre un shift en plus la semaine pour davantage mettre la main à la patte pour aider papa. » Sur ce point là, il savait d’avance que le patron ne saurait dire non s’il demandait effectivement à faire des heures supplémentaires pour financièrement être une aide, une vraie cette fois ci, pour le père Constantine. « Mais… » Le voir plus souvent restait toujours quelque-chose de difficile pour Malone. Même s’il n’arrivait pas à le formuler à haute voix - pouvait en témoigner sa phrase restée en suspens en cet instant -, à chaque fois que le reproche était amené sur la table il avait l’impression que c’était son coeur qui se brisait une nouvelle fois. Car si son père demandait et parlait beaucoup de lui, c’était parce-qu’il était celui de ses quatre enfants qu’il avait le plus connu. Malone avait déjà neuf ans lorsque l’accident était passé proche d’être fatal, et c’était assez pour que l’un comme l’autre puisse se souvenir de l’homme ou du garçon qu’ils avaient connu. Ce n’était pas quelque-choses qui motivait Malone à se rendre davantage présent aux côtés de son père, loin de là même; et si depuis qu’il maintenant une sobriété il arrivait à s’y rendre bien plus souvent qu’il n’avait pu le faire pendant longtemps, c’était souvent plus par obligation et par devoir que par gaité de coeur.

« Je te demande pas de faire la liaison, je te demande des nouvelles, c’est tout. » Les mouvements de tête du plus jeune marque la négation, ils affirment que son avis ne correspond pas à celui de son aîné. A ses yeux, cela revient du pareil au même. Ce n’est pas parce que Malone ne l’entend pas que cela n’existe pas: Ambrose fait bel et bien la liaison entre lui et leur père. “Tu penses que t’es le seul à demander des nouvelles de l’autre ?” Il est son premier fils, celui qu’il a le plus connu. Même un accident de voiture n’a pas su le lui faire oublier, et pourtant cela aurait pu faciliter les choses: s’il avait oublié l’existence de Malone, leur père ne passerait pas le plus clair de son temps à demander de ses nouvelles et, surtout, à demander quand est-ce qu’il viendra le voir. A cela, personne n’a la réponse, sûrement pas Malone lui-même.

Les deux hommes parlent d’une voix basse qui dénote des mots qu’ils emploient et de l’intention qu’ils y appliquent derrière, mais aucun n’a envie de voir la situation leur échapper. « Et je sais que c’est pas facile pour vous. Je t’ai déjà dit, si y’a besoin je peux prendre un shift en plus la semaine pour davantage mettre la main à la patte pour aider papa. » Il le lui a dit mais il n’a rien fait, alors qu’il est pourtant bien placé pour savoir quels sont les frais inhérents à l’hospitalisation de leur père. Alors qu’il est tout aussi bien placé pour savoir qu’aucun des membres de la fratrie n’a véritablement les moyens de quoi que ce soit, leurs rêves ne payant généralement pas très bien. “Tu sais qu’on ne peut pas cracher sur un peu d’argent en plus. Les frais risquent d’augmenter en janvier, en plus.” Comme à chaque nouvelle année, en réalité, mais est-ce que Malone en est au courant ? Ambrose en doute et n’a aucune envie de remuer le couteau dans la plaie pour autant. Il ne veut pas avoir l’impression de demander de l’argent à son aîné parce que cela donne l’impression qu’il ne sait simplement pas gérer le sien là où, en réalité, il fait du mieux qu’il peut pour en utiliser le moins possible pour lui et ainsi participer autant que possible aux frais de son père. « Mais… » Il y a un mais. Bien sûr qu’il y a un mais. Il y en a toujours un, avec Malone, et c’est finalement sans la moindre déception qu’Ambrose relève son regard en sa direction: ce revirement de situation, il l’avait déjà anticipé, par simple habitude. Le jeune homme souffle alors, sans en dire davantage dans un premier lieu. Dans un second, il retrouve le don de parole. “Fais pas ça. Tu peux pas faire semblant de vouloir aider et après dire que tu peux pas, pour je ne sais quelle raison.” Il ne lui ordonne rien, Ambrose. En réalité, il ne fait que le supplier et le lui demander avec la voix et l’air les plus tristes qui soient. Il veut avoir son frère à ses côtés, surtout maintenant qu’il a l’impression d’avoir aussi perdu August. Il ne peut pas tous les regarder s’éloigner et continuer de faire comme si de rien n’était, comme si cela ne le touchait pas terriblement. "C'est difficile pour tout le monde." Pour des raisons différentes, oui, mais cela ne change rien à la finalité: c'est terriblement difficile que de s'occuper de leur père au quotidien, pour lui, comme pour le reste de leur fratrie.

Le moment était on ne pouvait plus mal choisi pour aborder ce type de sujets de conversation, surtout que ce n’était pas du tout vers ce terrain là que Malone avait eu l’intention de se laisser glisser à la base. Il savait que le sujet de leur père était sensible, mais il souhaitait réellement et simplement avoir des nouvelles de ce dernier; pas déclencher une nouvelle guerre mondiale contre son jeune frère alors qu’il l’avait invité à le rejoindre ici à la base avec toutes les bonnes motivations à la base. « Tu penses que t’es le seul à demander des nouvelles de l’autre ? » Malone ouvrit la bouche - pour la refermer aussitôt. Il ne s’était pas attendu à cette réponse de la part de Rose. En réalité, il ne savait trop à quoi il aurait pu s’attendre alors que cela faisait des semaines, peut-être même des mois qu’il ne s’était pas rendu au chevet de son père. Il savait simplement que l’état de ce dernier était dit stable, et qu’il n’y aurait de toutes façons certainement jamais d’amélioration notable. C’était suffisant à savoir à ses yeux. Il ne se doutait pas réellement que le paternel pouvait avoir des moments de lucidités tels qu’il demanderait après son fils ainé. « Parce-qu’il arrive à se souvenir de nous ? » Nous, parce-qu’il espérait que ce serait au pluriel que leur père demandait des nouvelles et pas simplement de lui seul. Savait-il seulement reconnaitre Ambrose, en réalité ? C’étaient des sujets dont ils ne discutaient pas en famille, parce-qu’ils étaient tabous et que c’était plus facile d’ignorer les vrais problèmes et de foncer tête baissée chacun de leur côté. Mais peut-être que c’était là une question qui, de la part de Malone, méritait d’être posée. Un jour peut-être il aurait le courage de lancer ce sujet sur la table pour ouvrir une discussion avec ses semblables.

Pour le moment, il avait déjà simplement du mal à affronter seul la réalité des choses, alors le faire main dans la main avec ses frères et soeur semblait une étape qu’il ne saurait franchir pour le moment. Rester à distance était le meilleur de ce qu’il était capable de faire. « Tu sais qu’on ne peut pas cracher sur un peu d’argent en plus. Les frais risquent d’augmenter en janvier, en plus. » Encore une chose dont il n’était en rien au courant, par exemple. Il savait qu’il n’était pas le plus à l’aise pour faire des efforts, mais apparement la communication présentait quelque dommages dans les deux sens. Il pinça ses lèvres, déglutit avec une certaine difficulté. « J’en parlerai à James alors. » Lui entres toutes personnes pourrait comprendre que mettre davantage de beurre dans les épinards ne serait pas du luxe. C’était peut-être le seul avantage qu’il pouvait avoir à en tirer, d’avoir son cousin en guise de grand patron; il savait parfaitement que ce type de décision ne venait pas normalement directement de lui, mais il tirerait sur les bonnes ficelles sur cela pouvait aider sa famille. Il avait été absent, l’était encore de trop malheureusement, mais il avait à coeur de tenter de réparer certaines choses Malone. Petit à petit, pas en avant sans reculer, il y arriverait. Si Ambrose pouvait seulement envisager d’essayer de le comprendre, ne serait-ce qu’une fois. « Fais pas ça. Tu peux pas faire semblant de vouloir aider et après dire que tu peux pas, pour je ne sais quelle raison » Le regard de l’ainé se déposa sur le cadet, alors qu’il fronçait légèrement ses sourcils. « Ambrose… » Le ton peut-être un brin trop paternaliste en cet instant. « C'est difficile pour tout le monde. » - « Je sais que c’est difficile pour tout le monde, pas la peine de me le rappeler. » Et peut-être un brin trop rude aussi; il s’en voulait déjà, soupirant, passant une main dans ses cheveux et à l’arrière de son cou, secouant sa tête pour remettre tout ça en place. « Ce que j’allais dire, c’est que je peux aider mais j’ai pas la force d’aller lui rendre visite autant que tu peux toi le faire. » Malone haussa les épaules, comme si la faute qui incombait à tout ça n’était pas uniquement la sienne - ce qui était vrai, en réalité. Surtout, il comprenait que ce n’était pas uniquement à ses cadets de faire des efforts et que ces derniers devaient enfin venir de lui aussi. Mais il avait des limites qu’il n’étiat pas prêt à franchir malgré tout; voir leur père dans cet état le rendait encore trop malade, malgré les années écoulées. Il était prêt à mettre davantage la main à la patte mais il savait que cela semblerait misérable par rapport à ce que d’autres arrivaient à faire. « Je vais me débrouiller pour prendre des heures en plus, pour couvrir plus de frais de ma poche. Je vais faire en sorte que ça puisse vous soulager. » Parce-que là n’étaient pas les seules dettes dont était responsable Malone, en plus de la pension qu’il devait verser à Annie pour le petit. Mais ce n’étaient pas là les pires galères dans lesquelles il avait un jour pu se trouver, et ces dernières là étaient pour du positif; alors, il trouverait le moyen de retrouver un peu d’estime dans le regard de ce frère pour qui les choses étaient bien trop compliquées pour son jeune âge.

« Parce-qu’il arrive à se souvenir de nous ? »
“De toi.”

La précision est difficile à prononcer, mais elle est importante, alors Ambrose le fait tout de même, bien que ce soit à contre-cœur. Il ne demande pas des nouvelles de tout le monde, leur père, mais il en demande au moins de Malone, et c’est sans doute déjà ça. Personne ne lui en veut, pas après son accident, mais tout le monde se retrouve être un hommage collatéral profondément blessé d’une situation qui n’est pourtant la faute de quiconque. « J’en parlerai à James alors. » Et s’il y a bien une discussion entre les deux hommes dans laquelle il ne mettra pas son nez outre mesure, c’est bien celle-ci. Il ne doute pas de Malone lorsqu’il dit qu’il ira lui parler, tout comme il ne doute pas que James sera conciliant alors que lui aussi ne souhaite que le meilleur pour leur famille. Il hoche la tête et le remercie d’un coup d’oeil en sa direction, ne trouvant de toute façon rien à redire là-dessus. Les détails de ce qu’il va lui demander, il n’a pas vraiment besoin de lui demander ; leur rivalité a ses limites.

« Ambrose… » Je sais. Il sait que Malone fait de son mieux, il sait qu’il ne cherche pas à le blesser, il sait qu’il a lui aussi ses propres problèmes. Il sait ; mais il voit, à chaque fois, ses rêves et ses espoirs se démonter un à un, parce que finalement Malone se rend compte qu’il a été trop optimiste, parce que finalement il ne peut pas, parce que beaucoup de choses. Ce n’est pas de son vouloir à lui, que de les décevoir un à un à chaque fois, mais c’est toujours la finalité, quoi qu’il arrive à promettre au préalable. « Je sais que c’est difficile pour tout le monde, pas la peine de me le rappeler. » Sa voix change brusquement pour devenir quelque chose d’infiniment plus dur ; quelque chose qu’Ambrose ne s’était pas préparé à encaisser, et qui le fait se refermer sur lui comme un escargot au fond de sa coquille. Ce n’est pas un regard de colère qu’il pose sur son aîné, mais bien plus quelque chose de semblable à de la tristesse, celle qui traduit l’impression qu’ils n’arriveront jamais à s’entendre, même en faisant tous les efforts du monde. Il voit dans la main qu’il passe dans ses cheveux la tentative de prendre sur lui, pourtant, et il s’accroche à cette idée. « Ce que j’allais dire, c’est que je peux aider mais j’ai pas la force d’aller lui rendre visite autant que tu peux toi le faire. » Il tend la perche à de nouveaux reproches, mais Ambrose ne l’attrape pas au vol, pas cette fois. “Je sais que tu as tes propres problèmes.” Comme tout le monde dans cette famille et dans ce monde, de façon plus générale, mais les problèmes de Malone ont tout de même un quelque chose de particulier, il faut bien l’avouer. « Je vais me débrouiller pour prendre des heures en plus, pour couvrir plus de frais de ma poche. Je vais faire en sorte que ça puisse vous soulager. » Avec une certaine vigueur retrouvée, Rose hoche la tête, soulagé d’entendre de tels mots de la part de son aîné. Chaque mois est un peu plus difficile à payer mais s’il arrive à mettre un peu plus de sa poche, cela enlèvera une pression certaine sur les épaules des autres membres de la famille. “Le jour où t’as envie d’aller le voir… je pourrai être avec toi. Si c’est plus facile comme ça, je veux dire, ça me dérange pas de t’accompagner.” Il sait qu’il sera sûrement pris pour un médecin, mais peu importe. Si cela peut aider Malone à trouver un peu de confiance et renouer avec leur père, il est prêt à passer par là, même si cela ne sera pas un des meilleurs souvenirs de son existence. “Merci. Pour les heures en plus. Ça fait vraiment la différence.” Il estime nécessaire de le lui dire, raison pour laquelle ses pensées trouvent la forme de mots, quoique sur le tard.

« De toi. » Malone grinça des dents en silence. Bien sur que ce n’était finalement que après lui que leur père demandait des nouvelles. Cette partie là de l’histoire aurait pu être simple, ou tout du moins elle aurait pu avoir un aspect plus simple que les autres - il fallait simplement croire que même ce simple aspect là n’avait pu se résoudre à les aider d’aucune manière. Cela ne jouait pas en sa faveur, si l’expression était la bienvenue en cet instant, car le fait que son père - leur père - ne demande des nouvelles que de lui ne faisait que davantage creuser le fossé existant entre les deux frères. Malone aurait voulu que cela soit plus simple pour ne pas avoir à porter égoïstement ce fardeau là sur ses épaules alors qu’il n’apportait rien de bon pour leur famille. Parce-que si leur père demandait après lui alors qu’il ne l’allait presque plus le voir, ou en tous cas pas assez souvent c’était sur, cela ne faisait que nourrir la culpabilité que ressentait le jeune homme à l’intérieur de lui. Il voudrait se montrer plus présent pour son paternel, ce n’était pas un point sur lequel il mentait. Simplement, c’était une étape qu’il avait du mal à franchir - et cela le mettait en difficulté à chaque fois qu’il le faisait. « Je sais que tu as tes propres problèmes. » Les lèvres de l’ainé se pincèrent un instant. Bien sur qu’il avait ses propres problèmes. Et même avant que ces derniers n’interviennent dans sa vie, il n’était pas foutu d’être plus présent pour son père; à l’époque parce-qu’il n’arrivait pas à aller le voir sans rajouter une couche à la peine présente dans son coeur, désormais parce-qu’il était on ne pouvait plus instable à chaque fois qu’il passait le seuil de cette maison médicalisée dans laquelle il avait été placé. C’était les problèmes que Malone ne souhaitait justement pas forcément souligner qui l’empêchaient d’être un fils exemplaire, d’être celui que son père voyait pourtant apparemment toujours en lui. Il aurait voulu être plus, faire plus. Les efforts étaient là, mais il ne savait pas s’ils seraient un jour suffisants, malheureusement.

« Le jour où t’as envie d’aller le voir… je pourrai être avec toi. Si c’est plus facile comme ça, je veux dire, ça me dérange pas de t’accompagner » Le regard clair de l’ainé se posa un instant sur le profil de Rose, avant de se détourner de nouveau. Promis, il était réellement touché par la proposition que lui faisait son petit frère - comme si c’était ce dernier qui devait porter ce type de poids sur ses épaules. « Merci… » Mais - il n’était pas dupe, il l’aurait vu arriver de loin. « Mais c’est plus compliqué que simplement ça. » Mettre des mots sur les maux était la première étape vers la sobriété, parce-que c’était admettre qu’un problème existait. A partir de ce moment là, la personne toxicomane pouvait arrêter de vivre dans le déni et tenter d’affronter ses difficultés. Sauf que c’était toujours plus simple de voir les autres en parler plutôt que de le faire soi-même; ce n’était pas faute de connaître par coeur l’exercice. Si Malone expliquait ce principe plusieurs fois par mois à de nouveaux compatriotes de sobriété, lorsqu’il s’agissait d’aborder le sujet avec ses proches, les choses basculaient du tout au tout. Alors, il lâcha un long soupire las avant de reprendre la parole. « La dernière fois que je suis allé voir papa, j’ai failli replonger en rentrant chez moi. Parce-que… parce-que trop d’émotions d’un coup que j’avais pas ressenti depuis longtemps. Trop de culpabilité aussi, je pense. » Il haussa les épaules presque de façon nonchalante, comme si les choses qu’il était en train de raconter et d’avouer n’étaient pas autant difficiles à admettre, à dire, qu’à entendre. « C’est con hein ? Tout ces efforts pour être à deux doigts de flancher dans des circonstances idiotes comme ça. Mais depuis j’y ai pas remis les pieds parce-que je peux pas me permettre de rechuter. » Ce ne fut qu’à ce moment là qu’il flanqua son regard dans celui de son frère. « C’est la partie égoïste: je peux pas me permettre de perdre ma sobriété. Alors je laisse papa de côté. » C’était peut-être une façon un peu rapide et comportant bien des raccourcis de parler de cette situation, mais Malone voulait surtout que Ambrose comprenne qu’il ne le faisait pas simplement par manque d’intérêt pour l’état de santé du patriarche ou toute autre raison futile. Comme il l’avait dit: il avait ses propres problèmes et même si ces derniers étaient en sommeil ces derniers temps, ils ne seraient jamais éteint et devaient composer une priorité pour l’ainé Constantine.

« Merci. Pour les heures en plus. Ça fait vraiment la différence. » - « Ouais, pas de soucis. Je te dis, j’en parlerai rapidement à James, je veux pas que vous soyez emmerdés en début d’année. » Il ne savait pas à quel point cette promesse silencieuse qu’il venait de faire à son petit frère pourrait être respectée, mais il ferait en sorte d’agir pour le mieux pour une fois, à son niveau. Il ne voyait aucune raison pour laquelle James ne serait pas d’accord pour lui donner quelques heures en plus ici et là, surtout qu’il faisait plus que correctement son travail, qu’il était toujours à l’heure et que de façon générale, il n’avait rien à lui reprocher.

« Merci… Mais c’est plus compliqué que simplement ça. » Mais. Il y a toujours un mais quelque part, et sans doute qu’Ambrose ne le devrait pas, mais il ne sait faire autrement que le prendre personnellement, chaque pas en avant se voulant synonyme d’un nouvel échec. Malone est définitivement le membre de sa famille qu’il arrive le moins à comprendre, bien que ce dernier se trouve pas très loin d’August. Simplement, il est impossible. Il pense une chose, en dit une autre, espère que la personne en face comprendra son contraire. Et si Ambrose a en commun avec lui d’internaliser tous ses sentiments, il n’a pas l’impression de le faire au point d’être en constante implosion, à l’instar de son aîné. Silencieux, il se contente de poser son regard sur son frère, à défaut que ce dernier en fasse de même. Le brun souhaite simplement des réponses. « La dernière fois que je suis allé voir papa, j’ai failli replonger en rentrant chez moi. Parce-que… parce-que trop d’émotions d’un coup que j’avais pas ressenti depuis longtemps. Trop de culpabilité aussi, je pense. » Il fronce aussitôt les sourcils en entendant ces mots et, surtout, en les apprenant. Il ne savait pas que Malone avait aussi mal vécu sa visite à leur père, bien sûr, et il aurait été encore moins capable de se douter des conséquences directes. « C’est con hein ? Tout ces efforts pour être à deux doigts de flancher dans des circonstances idiotes comme ça. Mais depuis j’y ai pas remis les pieds parce-que je peux pas me permettre de rechuter. » Il ne dirait pas que c’est con, non, mais il reste bien incapable de comprendre le fonctionnement derrière tout ça, et c’est justement ce qui perturbe Ambrose. Il ne comprend pas. Et s’il ne comprend pas, il a terriblement du mal à se montrer empathique ou même avenant. Comment peut-on risquer de tout perdre suite à si peu de confrontation ? “Ça arrive qu’avec papa ? Que… ça ?” Ça, c’est le fait qu’il ait envie de recommencer là où il a tout arrêté. Ça, c’est ce dont Ambrose ne parlera pas pleinement, parce qu’il ne veut rien avoir à faire, de près ou de loin, avec les affaires de Malone et surtout ses travers. “T’assimiles ton envie de reprendre à papa, je veux dire ?” Il est curieux et inquiet à la fois, mais seul le souci se lit sur son visage.

« C’est la partie égoïste: je peux pas me permettre de perdre ma sobriété. Alors je laisse papa de côté. » Curieux, inquiet, et profondément triste. Il hoche la tête à nouveau, n’ayant de toute façon pas son avis à donner sur la question. Si c’est ce que Malone ressent, alors il n’a pas le droit de le forcer à côtoyer leur père si cela signifie risquer sa sobriété. Malgré tout ce que son cadet en pense, il a parcouru beaucoup de chemin, et il n’y a aucune raison pour qu’il fasse machine arrière. “Tu devrais voir un psy, Malone.” Il finit par souffler, désolé. Il ne le trouve pas égoïste, mais il ne peut que l’imaginer profondément égratigné par la vie.

De toutes les réponses, de toutes les justification auxquelles Ambrose pouvait s’attendre aujourd’hui, celles que son frère était en train de lui sortir ne devaient pas être en tête de liste. Parce-que ce n’étaient pas là des sujets sur lesquels Malone était réellement ouvert d’ordinaire, qu’il préférait taire pour ne pas ajouter de peine supplémentaire à ceux qui naviguaient dans son quotidien, autour de lui. Parfois, il aurait envie de crier au monde entier ce qu’il pouvait ressentir et comment il voyait les choses. Parfois, il avait envie de dépeindre grandeur nature la façon dont les choses se déroulaient pour lui, mais il ne pouvait se permettre d’agir de la sorte alors qu’ils en avaient déjà assez bavé par sa faute. Alors, plutôt que d’exposer les véritables raisons, il se renfermait sur lui-même, se montrait un brin trop absent et marmonnait dans sa barbe toutes les choses qu’il ne disait pas à haute voix.

« Ça arrive qu’avec papa ? Que… ça ? » Et si de toutes les réactions de la part de son aîné, celle qu’il avait eu n’était pas celle anticipée par Rose, Malone ne s’attendait pas à ce qu’il soit aussi direct avec lui en cet instant. D’ordinaire, ce type de sujets là était gardé au placard - c’était plus facile. « T’assimiles ton envie de reprendre à papa, je veux dire ? » S’il avait relevé son regard vers le visage de son petit frère, il aurait pu voir que l’inquiétude pouvait se lire sur les traits de ce dernier; sauf qu’il était encore trop honteux de discuter de ce type d’affaires les yeux dans les yeux. « Pas vraiment. » Il soupira. « C’est plus compliqué que ça. Disons que quand je suis face à papa… J’ai l’impression d’avoir tout foiré, je suis submergé d’émotions en tous genres, et c’est ce genre de situation qui me donne envie de… ça, comme tu dis. » Parce-que le soucis était là en réalité, c’était cette envie qui s’immisçant sous sa peau, dans ses veines, lorsqu’il avait l’impression que la situation autour de lui était en train de lui échapper. Lorsqu’il n’aimait pas non plus ce qu’il pouvait voir, ce qui pouvait lui arriver, fut une époque où il était bien plus de simplement de s’enfiler quelques cachetons plutôt que d’affronter la réalité. Aujourd’hui, il ne pouvait plus se permettre d’agir de la sorte et donc il devait faire face à ce qui se passait réellement sous ses yeux. Ce n’était pas bien plus glorieux.

Alors même s’il était tout à fait au clair sur l’idée que ses frères et soeur ne pouvaient pas tout gérer et qu’il devait aussi mettre la main à la patte, que son père pouvait peut-être effectivement encore avoir des souvenirs dont certains de son fils ainé, il ne pouvait se permettre de risquer tous les efforts qu’il avait placé en sa propre personne. C’était égoïste, il le savait, mais c’était ainsi qu’allait son quotidien depuis des années désormais. « Tu devrais voir un psy, Malone. » Les paroles d’Ambrose furent accueillies par un petit rire, un brin sarcastique. « Tu veux dire changer de psy peut-être ? Si tu trouves que son travail se remarque pas ? » Parce-qu’importait ce que son frère pouvait en penser, ce qu’il pouvait s’imaginer également, Malone ne laissait pas la vie lui rouler dessus sans mettre toutes les chances de son côté. Un psychologue, il avait été obligé d’en voir un de toutes façons pendant sa cure de désintoxication - et comme cela n’avait au final pas été une si mauvaise idée, c’était là une habitude qu’il avait gardé par la suite. « J’en suis rendu à deux visites par mois maintenant. T’inquiètes pas, ils laissent pas les gens comme moi dans la nature sans un minimum d’aide. » Les gens comme lui, les toxicomanes qui auraient des risques de rechute importants. Ce ne fut qu’à ce moment à qu’il remonta son regard pour accrocher celui de son cadet, portant la peine de la situation au fond de ses pupilles; il aurait aimé que les choses soient plus simples et qu’il ne soit pas une couche supplémentaire de problèmes avec laquelle débattre, vraiment, promis. « Y’a pas mal de choses que tu peux pas voir, mais promis c’est pas dans le vent. » Contrairement à ce que cela pouvait laisser penser en réalité.

Il veut comprendre, il le jure, mais il n’est pas aussi certain de vouloir être confronté à cette vérité qui dérange tant, celle qui fait de son frère un adulte qui a besoin d’aide et non le héros sur lequel il veut baser tous ses rêves. James a pris ce rôle, sans l’ombre d’un doute, et peut-être que si Ambrose lui-même n’avait pas abandonné Malone, il aurait pu s’en sortir un peu mieux. Un peu moins mal, disons. « Pas vraiment. » Mais. Il attend, silencieux, la suite des explications. « C’est plus compliqué que ça. Disons que quand je suis face à papa… J’ai l’impression d’avoir tout foiré, je suis submergé d’émotions en tous genres, et c’est ce genre de situation qui me donne envie de… ça, comme tu dis. » Ce n’est sûrement pas le moment pour lui dire que ce n’est pas simplement une impression et que oui, bien sûr qu’il a tout foiré. Sa culpabilité s’exprime autrement, avec une force décuplée, mais les faits n’en restent pas moins les faits. Néanmoins, Ambrose hoche la tête, ne sachant faire plus. Il ne comprend pas ce ressenti et il en comprend encore moins la force sans pareil, alors il se débrouille au moins pour ne pas empirer la situation, surtout alors que son frère lui en parle sûrement pour la première fois. D’habitude, il y a bien longtemps qu’il se serait refermé sur lui. Il n’existe sûrement pas de remède miracle, sinon il l’aurait essayé.

« Tu veux dire changer de psy peut-être ? Si tu trouves que son travail se remarque pas ? » Rose remonte aussitôt ses yeux dans ceux de son aîné, comprenant aisément ses paroles. “Je savais pas.” Il ne savait pas qu’il consultait déjà quelqu’un et que, de facto, il faisait des efforts. Bien sûr qu’il le prend pour un homme qui laisse sa vie lui filer sous le nez depuis tout ce temps: Ambrose n’est pas tendre avec Malone dans le creux de ses pensées, il fait simplement du mieux qu’il peut pour que ses mots ne traduisent pas ses pensées de façon aussi tranchée et invariable. “Ca fait longtemps ?” Peut-être qu’il n’a simplement pas encore eu le temps de faire ses proches, même si Ambrose doute lui-même de cette hypothèse. « J’en suis rendu à deux visites par mois maintenant. T’inquiètes pas, ils laissent pas les gens comme moi dans la nature sans un minimum d’aide. » Il s’inquiète et il continuera de s’inquiéter. Son psy n’a toujours pas les moyens de faire de miracles, et c’est sûrement la seule chose qui pourrait encore sauver Malone, pourtant. « Y’a pas mal de choses que tu peux pas voir, mais promis c’est pas dans le vent. » - “J’espère juste qu’un jour tu trouveras comment t’en sortir.” Peu importe la façon, au final. Ce n’est pas ce qui importe Ambrose alors qu’il jure qu’il serait capable de croire en les bienfaits de l’ayahuasca si ça pouvait aider son aîné.