tw. cancer, deuil, mort.
@chad taylor

janvier 23. Il boit du thé comme un putain de quarantenaire, Rhett, et c’est effectivement ce qu’il est devenu. La tasse lui sert d’excuse pour s’occuper les mains, quand il la fait glisser de l’une à l’autre, tout en dosant sa force pour que le liquide ne se renverse pas. Il ne veut pas se faire remarquer, pas alors qu’il a parfois l’impression de vivre la vie d’un fugitif ou d’un homme sous couverture ; en réalité, il est simplement toujours trop honteux. Ses paumes de mains se réchauffent au contact du verre chaud alors que les températures sont déjà bien assez hautes à l’extérieur pour que ce ne soit pas un problème. Le mois de janvier de Brisbane est loin, bien loin de celui qu’il avait pu connaître à Londres. Peut-être que s’il avait retrouvé Chad dans un autre pays, il aurait eu l’occasion de cacher son visage défait derrière des écharpes et autres bonnets, pour que seuls ses yeux cernés puissent en ressortir. Cela aurait caché une partie de la misère, sans doute, alors que tout le reste est plutôt évident: il n’est plus seulement question de son travail qu’il a perdu et de son autobiographique que plus personne ne souhaite vraiment faire paraître ; il est surtout question de Joanne, maintenant. Joanne qui a perdu son combat inégal contre le cancer, issue que tout le monde connaissait et appréhendait, et qui est enfin arrivée. Il ne sait même pas comment ils en sont arrivés à se proposer de boire un verre, mais maintenant Rhett jure qu’il a besoin de quelque chose d’infiniment plus fort que d’un fichu thé, et il n’est pas même certain qu’un alcool fort puisse suffire en retour.

“Tu iras ? A l’enterrement ?” Il a refusé de la voir durant les derniers mois de sa vie ; Rhett ne sait même pas s’il voudra observer un bout de bois entrer en terre et tout le monde faire des discours. Il n’est pas assez doué avec les mots pour en écrire un et il n’a pas à cœur d’entendre tout le monde répéter à quel point elle était une personne formidable et à quel point elle leur manquera à tous. Il n’a le coeur à rien, de toute façon. Il déglutit difficilement, à cause de l’émotion sans doute. “J’ai pas… J’en sais rien, de mon côté. Je veux pas faire tâche.” Surtout, il ne sait pas s’il est en état de gérer la situation et de garder la tête haute. Ce n’est pas parce que son test de drogue revenu positif est ce qui a fait voler en éclats toute sa vie qu’il a aussitôt arrêté d’en prendre, et bien au contraire. Il estime qu’il en a plus que jamais besoin, et il estime que personne ne peut le conseiller en la matière, parce que personne ne sait exactement ce qu’il vit au milieu de cette cascade d’événements. Casey sait ? Tu lui as parlé de tout ça ?” Il viendra si tu y vas ? Est la question qu’il se retient de poser, certain que le sous-entendu est assez suffisant et qu’il peut continuer de tourner autour du pot encore longtemps. Parler directement des faits est trop douloureux, de toute façon.

C'était encore hier que Chad, fraichement divorcé, avait fait la connaissance de Joanne à la table d'un café. Seul avec son roman, il n'avait su résister à la transpirante bienveillance de la jeune femme, la douceur incarnée. Ils s'étaient revus peu de temps après au parc, par un bel après-midi ensoleillé. Chad lui avait promis de l'aider à se remettre en forme contre ses conseils avisés de conservatrice, et peut-être quelques coupe-files au musée. Comment le temps avait-il pu s'écouler si vite ? Comment le cancer avait-il pu venir à bout d'une femme si forte, si pure ? Quelle était la justice dans cette histoire ? Chad repensait tendrement à leurs premiers échanges. Son projet de salle de sport, elle avait été l'une des premières à l'entendre, à le soutenir. Ils ne se connaissaient même pas. Aujourd'hui, alors qu'elle n'était plus là, il avait envie de lui en dédier une partie. Un hommage à cette inconnue, bien vite devenue son amie, qui avait fini par laisser une marque indélébile dans sa vie. Désormais, chaque jour qu'il pousserait les portes d'EveryBody, il penserait à elle. Il avait pensé à elle en verrouillant la salle avec un mélange de fierté et de tristesse. Cette salle où il aurait aimé l'entendre rire, souffler, ronchonner, plutôt que la voir dans un lit d'hôpital, amincie par son traitement. On ne distinguait même plus l'espoir et l'optimisme sur son visage morne et fatigué. Elle s'était éteinte après des mois d'acharnement. Eteindre était un bon mot. La maladie avait englouti toutes ses couleurs, mais ne lui avait jamais dérobé le sourire qu'elle esquissait à ceux qui s'inquiétaient pour elle. A l'annonce de sa mort, Chad avait égoïstement été soulagé. Soulagé pour elle, mais désemparé pour sa famille. Il s'était contenté d'un message à Hassan mais ne l'avait jamais croisé par hasard dans le quartier, ni lorsqu'il rentrait après le travail, ni lors de ses séances de footing qui s'étiraient de plus en plus. Sans grande surprise, son coming out à ses parents s'était mal passé. Pire, sa mère n'avait rien dit. Elle avait quitté la table et fait en sorte de ne plus croiser son regard. Chad avait l'impression que son cœur était en mille morceaux. Eparpillé entre toutes ces personnes qu'il adorait et qui du jour au lendemain avaient cessé de faire partie de sa vie. Mais il n'était pas seul à souffrir. Rhett l'inquiétait. Rhett inquiétait tout le monde. Sa carrière avait volé en éclat, son amie – l'ex femme de son meilleur ami – venait de perdre son combat contre le cancer. Alors il s'était réfugié dans la drogue. C'était évident, Chad en avait fait l'expérience avec son frère, il savait reconnaître un homme sombrant dans ses addictions.

Cette invitation à boire un verre n'était pas une intervention. Pas au sens strict du terme. En commandant un thé, Rhett avait défié les pronostics et apaisé les craintes de son ami. Loin d'être un gros buveur à la base, Chad avait lui-même fat l'impasse sur l'alcool . Il n'était pas assez bête pour s'enfiler une pinte de bière face à un alcoolique potentiel. Les silences étaient de rigueur. Aucun des deux n'avait véritablement la force de bavarder, et les sujets qui s'imposaient étaient à l'évidence trop douloureux. Aux yeux de Chad, leur présence valait plus que des mots vides de sens. Sans doute plus mal à l'aise que lui, Rhett fut le premier à mettre les pieds dans le plat. « Bien-sûr que j'irai. Pas toi ? » demanda-t-il. Il aurait préféré ne pas émettre de jugement, mais il accordait bien trop de valeurs à ce genre de gestes. Certains rites étaient impossibles à défaire. « Pourquoi tu ferais tâche Rhett ? Tu ferais pas plus tâche que Jamie, qui j'en suis sûr elle a détesté à un moment de sa vie. Si Joanne a compté pour toi, c'est tout ce qui importe. Fais-le au moins pour Hassan. » C'était un coup bas, d'invoquer le nom d'Hassan comme s'il avait quelque chose à faire dans cette histoire. Mais pour qui passerait Rhett aux yeux de ses amis s'il se dérobait à la moindre difficulté ? « Casey ne connaissait pas Joanne. Mais il a trop d'empathie pour ne pas comprendre. Il me demande toutes les cinq minutes si je vais bien, et je n'arrive même plus à mentir. » avait-il répondu, comme si c'était une tare d'être en couple avec un homme prêt à le soutenir à toutes les occasions, bonnes ou mauvaises. « Toi comment tu vas ? C'est une question con je sais, mais sois honnête. »

Il parle vite, Rhett, comme si cela allait faire en sorte que les mots soient moins douloureux à prononcer, ou la réponse de Chad à attendre. C’est à peine s’il ose garder son regard ancré dans celui de son ami, attendant pourtant sa réponse plus que jamais, soucieux de savoir s’il sera présent à l’enterrement de leur amie commune. « Bien-sûr que j'irai. Pas toi ? » Il ira, oui. Sans doute. Normalement. Il pense à le faire, mais à ses yeux il n’y a rien d’évident, pas comme semble le sous-entendre Chad du moins. Il est pris de court par le ton qu’il emploie, se sentant soudainement plus bête que jamais à l’idée de douter de faire l’effort de venir et se montrer. “Si. Ouais.” Il répond tout de même, ses mots manquant gravement de toute sorte d’enthousiasme. Il lui en faut peu pour être convaincu et il l’est déjà, alors même que Chad n’a pas mis en avant le moindre argument. « Pourquoi tu ferais tâche Rhett ? Tu ferais pas plus tâche que Jamie, qui j'en suis sûr elle a détesté à un moment de sa vie. Si Joanne a compté pour toi, c'est tout ce qui importe. Fais-le au moins pour Hassan. » Et il passe de rien à tout, Chad, utilisant non plus seulement le nom de leur amie, mais bien celui de son meilleur ami, et sûrement de quelque chose comme son meilleur ennemi aussi. Ils s’y mêlent tous, eux, les vieux amis. Rhett n’apprécie pas la comparaison avec Jamie, n’ayant aucune envie de voir leurs deux prénoms associés, surtout alors qu’il tiendra toujours à souligner qu’ils n’ont absolument rien en commun, et certainement pas leur relation vis à vis de Joanne (non pas parce que Rhett n’est pas son (ex) mari, mais bien parce qu’il n’a jamais été injuste envers elle, et surtout qu’il n’a jamais été violent). “C’est bon Chad, range tes arguments, je viendrai.” Il annonce, une main levée entre eux en guise de demande de trêve. “J’ai juste pas beaucoup été la voir, depuis que j’ai su qu’elle est malade.” Depuis qu’elle lui a dit, surtout, qu’elle était condamnée. Ce n’est pas la maladie qui l’a effrayé, mais bien l’issue inévitable. Ça, il ne le supporte toujours pas, même aujourd’hui. Il cherche à savoir si Chad a eu une réaction différente, sans pour autant oser le lui demander frontalement. “Elle était tout pour Hassan.” Il finit par souffler, désolé. Elle était tout pour beaucoup d’entre eux, mais il est le seul à avoir déjà partagé sa vie et il est le seul à l’avoir aimé à un tel niveau.

« Casey ne connaissait pas Joanne. Mais il a trop d'empathie pour ne pas comprendre. Il me demande toutes les cinq minutes si je vais bien, et je n'arrive même plus à mentir. » Dans un sourire triste, Rhett hoche la tête. Il ne connait pas Casey, c’est à peine s’il saurait le reconnaître dans la rue, mais il sait au moins qu’il rend Chad heureux et qu’il a tout l’air d’être une bonne personne, surtout avec les dernières informations que son ami porte à sa connaissance. Il fait au mieux, avec le peu à sa disposition, et sans doute qu’il n’y a rien d’autre qu’il puisse faire. Evelyn en saurait quelque chose à son tour. “Il est sûrement déjà soulagé que tu ne sois pas seul.” Et son commentaire sur la situation s’en tiendra là, parce qu’il ne sait pas quoi dire de plus. « Toi comment tu vas ? C'est une question con je sais, mais sois honnête. » Sa première réaction consiste à hausser les épaules, ce qui lui octroie quelques maigres secondes de réflexion pour jauger la hauteur de son mensonge. “Tu te doutes comment je vais.” En plus d’avoir perdu Joanne, c’est toute sa vie qui semble lui filer entre les mains, et il ne prétendra pas le contraire face à un si vieil ami. “Evelyn essaie de faire au mieux, mais je pense qu’elle payerait cher pour échanger des astuces avec Casey.” Parce que lui comme Chad, ils se montrent sûrement aussi peu loquaces. Preuve en est, Rhett a à peine esquissé face à son ami son couple ou la personne d’Evelyn là où, en retour, il entend lui aussi très peu parler de Casey. Ils sont comme ça, tout simplement, sans vouloir à aucun moment cacher leur plus un des yeux du reste du monde. “Je sais pas toi, mais j’ai juste l’impression d’être un gamin qui ne comprend pas le concept de la mort. Je m’attends encore à recevoir un appel de Joanne d’un instant à l’autre.” Et il ne risque pas de supprimer son contact de son téléphone, si jamais vous vous posez la question.

La répartie laconique de Rhett trahissait l'amorce de son deuil. Le déni le rendait candide et surtout négligent. Dans un cercle d'amis, il en fallait toujours au moins un pour rappeler aux autres le sens des priorités. A ce stade, Rhett ne voyait peut-être pas l'intérêt d'assister à ces funérailles, mais Chad refusait de le voir s'en mordre les doigts une fois revenu à la raison. Piqué au vif, Rhett simula sa reddition sans pour autant hausser le ton. Chad ne lui en aurait pas voulu, lui-même n'avait pas mis de gant pour le mettre face à ses contradictions. « Je veux pas non plus te forcer la main Rhett. Ce que je veux dire c'est que t'as pas de complexe à avoir parce que tu as été moins présent ces derniers mois. Chacun gère comme il peut. » avait-il tenu à clarifier. Personne plus que lui-même ne lui tenait rigueur d'avoir délaissé le chevet de Joanne par affection plus que par lâcheté. On prenait ce genre d'initiatives pour soi, pour s'enlever le poids de la culpabilité une fois survenue la fatalité de la mort. Après tout, seuls les vivants restaient avec leur chagrin. Finalement, la réaction de Rhett ne le rendait-elle pas moins égoïste que les autres ? « Je sais. J'ose même pas imaginer comment il se sent. » Loin de lui l'idée de se mettre à sa place, mais il ne pouvait s'empêcher de comparer sa situation à la mort hypothétique de Kelly. Chad serait dévasté. Inconsolable. Chaque fois qu'il y pensait ses mains devenaient moites et son esprit semblait s'extirper de son corps. Il avait déjà vécu des mois sans elle, mais la perspective de pouvoir se réconcilier un jour, de la savoir vivre sa vie à quelques pâtés de maison, n'avait jamais cessé de l'habiter. L'irréversibilité de la mort était implacable. Le pire châtiment pour ceux qui continuaient de vivre avec l'espoir d'un avenir anéanti.

« On a tous de la chance d'être bien entourés. Il s'efforce de me soutenir comme je l'ai soutenu l'année dernière avec le procès de ses parents. » Cette période n'était pas encore derrière eux, mais Casey était beaucoup trop complaisant pour en faire le sujet de leurs conversations. Chad se revoyait un an en arrière, lorsque l'AVC de sa mère avait éclipsé toutes les préoccupations de son compagnon comme si ses sentiments valaient moins que les siens. Il refusait de lui faire revivre cette peine sous prétexte qu'il était plus expressif que lui. Ce n'était pas celui qui parlait le plus fort qui ressentait le plus. Rhett en était d'ailleurs le parfait exemple, alors qu'il balayait les questions à son sujet d'un haussement d'épaule insolent. Chad ne s'était pas attendu à ce qu'il soit honnête. Il avait simplement posé la question pour montrer qu'il savait faire preuve d'empathie. Et pour avoir la certitude que Rhett n'y répondrait pas par fierté, comme c'était le cas avec Amos dès qu'on abordait les réflexions intimes. En lui opposant qu'il se doutait de son état, Rhett lui accordait bien trop de perspicacité. Bien-sûr qu'il allait mal, mais le laisser le deviner ne faisait que mettre les problèmes sous le tapis. En tant que Taylor, Chad avait côtoyé son lot d'hommes incapables de mettre des mots sur leurs sentiments. La rançon du patriarcat. « Oui tu as raison, je m'en doute. Mais qu'est-ce que tu fais pour aller mieux ? » La question avait le mérite d'être moins générique. « Evelyn est incroyable, je suis vraiment ravi pour vous deux. » avait-il ajouté avec un sourire sincère. Le premier depuis le début de leur discussion. Chad n'avait pas encore eu l'occasion de dire à son ami à quel point il le soutenait dans cette relation. En tant que fan des deux individus, il ne pouvait faire autrement que de se réjouir pour leur couple. « Tu sais, elle a été une des premières personnes à qui j'ai parlé de Casey. Elle m'a même donné des conseils pour notre premier rendez-vous. » Il y avait certainement beaucoup de choses que Rhett ignorait sur le lien qu'il entretenait avec Evelyn. Depuis qu'elle l'avait délaissé pour vivre avec Lara, elle demeurait une personne chère à ses yeux, même loin du cœur. « Je te cache pas que je tiens beaucoup à elle. » avait-il renchéri. Ce n'était pas une menace, mais Rhett serait bien mal avisé de lui faire du mal. Chad avait forcément la crainte qu'il ne l'entraine dans la spirale infernale de sa vie. Il ne voulait pas d'une Evelyn qui vienne frapper à sa porte comme l'avait fait Raelyn pour ramener Amos à la raison. Aussi heureux était-il pour eux, Chad ne pouvait s'empêcher d'avoir certaines réserves. Tendant la perche, Rhett confirma qu'il était entré dans l'étape de déni de son deuil. « Est-ce que c'est pas aussi un peu pour cette raison que tu t'es mis en retrait ? Pour garder d'elle cette image d'avant ? » avait-il demandé un peu naïvement. Chad se demandait ce qu'il aurait ressenti sans voir Joanne au plus bas. Si comme Rhett il n'aurait pas un mal fou à croire qu'elle avait pu les quitter pour de bon. « C'est aussi pour ça que c'est important que tu viennes à l'enterrement. Je voudrais pas que tu t'en veuilles. »

Chad et lui n’ont pas particulièrement gardé contact au fil des années, ils ne se sont pas tenus au courant de l’avancée des étapes de leur vie, et pourtant ils arrivent encore miraculeusement à s’entendre et à se comprendre aujourd’hui. Il a cette empathie et cette capacité à parler avec des mots justes, le genre de pause dont Rhett a terriblement besoin désormais. « Je veux pas non plus te forcer la main Rhett. Ce que je veux dire c'est que t'as pas de complexe à avoir parce que tu as été moins présent ces derniers mois. Chacun gère comme il peut. » Il veut bien faire, et il fait bien. Rhett le sait, et il n’est pas prêt de remettre en doute ou en cause ses intentions. Il est un enfant qui n’a besoin que d’un mot pour se retrouver pleinement convaincu, et c’est ce que son ami lui offre sur un plateau d’argent: bien sûr qu’il devrait se rendre à l’enterrement. Il n’y a pas moins sa place qu’un autre, quoiqu’en dise sa culpabilité. “Je crois juste que je suis pas prêt à entrer à l’âge où on enterre nos amis.” Même si Joanne est partie trop tôt, bien plus que tout ce qui aurait pu être prévu. Il aurait dû attendre une décennie de plus avant de jouer au jeu des rendez-vous au cimetière ou au crématorium, et c’est profondément injuste que ce soit son frère qui l’ait débuté et Joanne qui soit la première à continuer dans cette voie. « Je sais. J'ose même pas imaginer comment il se sent. » Il se contente d’hocher la tête, pensif. Lui non plus, il n’ose pas imaginer la façon dont se sent Hassan, bien qu’il arrive plutôt aisément à anticiper le fait qu’il soit au plus bas depuis longtemps. Rhett veille sur lui à sa façon, mais force est de constater qu’il n’arrive pas à vraiment lui redonner le sourire quand, de son côté aussi, les choses sont compliquées. Tout arrive d’un coup, sans que cela n’ait rien d’une bonne chose.

A son tour, et au gré d’une curiosité sincère sans qu’elle soit malsaine, Rhett l’interroge sur Casey et surtout sur leur relation ; sur la façon dont ils gèrent le deuil en tant que couple. « On a tous de la chance d'être bien entourés. Il s'efforce de me soutenir comme je l'ai soutenu l'année dernière avec le procès de ses parents. » Il n’a pas les détails de l’historique de leur relation, ni même dudit procès, mais il fait mine de comprendre par politesse. Ce n’est pas qu’il ne veut pas poser de question, c’est surtout qu’il ne s’en donne pas le droit, parce qu’il estime que cela aurait un aspect bien trop personnel qu’il n’ose pas encore s’octroyer. “Vous vous êtes bien trouvés. C’est bien.” Il ne dirait ne pas avoir été étonné lorsqu’il a appris que Chad était avec un homme, mais ce n’est pas un sujet sur lequel il s’appesantit. Il aurait eu les mêmes mots, peu importe la personne avec qui il est. Chad semble aller plutôt bien malgré les circonstances, et Rhett ne peut que penser que c’est grâce à la présence rassurante de son plus un. « Oui tu as raison, je m'en doute. Mais qu'est-ce que tu fais pour aller mieux ? » Honnêtement ? Pas grand chose. “Je me lève tous les matins, c’est déjà pas si mal.” Il répond simplement dans un rire qui sonne faux. La seule raison pour laquelle il s’en veut de cette réponse, c’est parce qu’il voit bien que Chad est plus attentif et empathique que jamais alors qu’il fait face à un Rhett aussi aimable qu’une porte de prison.

« Evelyn est incroyable, je suis vraiment ravi pour vous deux. » Entendre le prénom d’Evelyn le ramène à lui, tout simplement. “Elle l’est, oui.” Et peu importe son état d’esprit, il ne le niera pas. « Tu sais, elle a été une des premières personnes à qui j'ai parlé de Casey. Elle m'a même donné des conseils pour notre premier rendez-vous. Je te cache pas que je tiens beaucoup à elle. » Il ne le savait pas, non. Il sait qu’ils ont vécu ensemble pendant un moment, mais ses connaissances quant à leur relation s’arrête là, parce qu’il n’en connaît pas les détails, parce qu’il n’a jamais demandé non plus. Il la reconnaît bien dans ces mots, pourtant, toujours à vouloir aider les autres, et tout particulièrement sur le chantier de l’amour. Après tout, elle travaille au plus beau jour des couples qui viennent à elle. “Je tiens beaucoup à elle aussi, ne t’en fais pas.” Ils se comprennent: Rhett ne veut pas lui faire de mal, d’aucune façon. L’histoire qu’il vit avec elle, il la chérit profondément, même s’il n’est parfois pas tendre à son égard. “Ça ne m’étonne pas qu’elle ait joué les Cupidon. Et surtout qu’elle ait visé juste, apparemment.” C’est en tout cas la conclusion qu’il trouve, puisque les deux hommes sont désormais en couple. "Ça fait combien de temps, vous deux, déjà ?” Il demande, pour se donner une meilleure idée de la chronologie des choses, mais aussi pour se rendre un peu mieux compte de la vie de son ami.

Malheureusement, qu’il dirait presque, leur conversation en revient invariablement à Joanne. Et depuis, elle n’est toujours pas revenue à la vie. « Est-ce que c'est pas aussi un peu pour cette raison que tu t'es mis en retrait ? Pour garder d'elle cette image d'avant ? » Bien sûr, oui. Rhett ne cherche même pas à le cacher. Il hoche déjà la tête, sans y réfléchir à deux fois. C’est au moins une méthode d’esquive dont il était lui-même conscient. « C'est aussi pour ça que c'est important que tu viennes à l'enterrement. Je voudrais pas que tu t'en veuilles. » - “Elle a toujours été celle qui a réussi à tous les niveaux. Elle a eu sa famille, elle a eu le travail de ses rêves. Elle était entourée, toujours souriante.” Et si la mort prend même les personnes comme elle, alors elle viendra tout aussi rapidement pour le reste du monde. “Je refais pas le discours, c’est promis. Mais oui, je viendrai. Elle l’aurait fait à son tour, si ça avait concerné n’importe lequel de ses proches.” Et à ses yeux, autant qu’à ceux de Chad sûrement, Joanne n’était pas n’importe qui. “Evie voudra sûrement venir, je lui dirai que c’est pas une bonne idée. Ça te dérange si on y va ensemble ?” La demande existe, que Casey l’accompagne ou non. Tout ce que Rhett veut, à son tour, c’est ne pas être seul, même s’il sait qu’il retrouvera toujours Hassan sur place, au milieu d’une ribambelle de visages connus. Il aurait aimé les retrouver autrement, il le sait déjà.

Dédier une partie de sa vie à sauver des gens n'était pas un acte anodin. Amis ou inconnus, Chad était toujours prêt à endosser son costume de pompier pour rassurer, panser, mettre à l'abri les autres en les portant – souvent littéralement – à bout de bras. Peut-être n'était-il pas tout à fait neutre lorsqu'il était question de Rhett, mais il demeurait aussi indulgent et compréhensif qu'il pouvait l'être face à la détresse d'un homme qu'il estimait. La conclusion que ce dernier tira de la mort de Joanne brisa quelque chose en lui. Chad n'avait pas non plus réalisé qu'ils avaient subitement basculé dans cette période où leur vie leur donnait moins en moins de mou. « Je sais... dire que je pensais que le divorce était une épreuve suffisamment difficile à vivre. » Chad en était resté là. Il avait entamé le bal des divorces, inévitable à une époque où l'amour était pluriel et l'autorité du couple partagée. Mais après plusieurs années d'errance, il avait fini par comprendre que c'était un nouveau départ plutôt qu'une fin. Dire qu'il était plus heureux avec Casey serait mépriser les belles années passées en compagnie de Kelly. Il était simplement aussi heureux qu'il pouvait l'être à cet instant.

Même si Chad soupçonnait la curiosité de Rhett d'être une forme de diversion, il savait une partie de lui sincèrement intriguée de connaître les intrications de son couple. « On s'est retrouvé à vrai dire. » avait-il corrigé. « Je l'ai rencontré quand j'avais la vingtaine et que j'étais encore à la fac. Mais le timing n'était pas bon, et tu connais la suite... j'ai épousé Kelly et je l'aime toujours trop pour dire que je regrette quoi que ce soit. » Personne ne pouvait affirmer que sa vie aurait été meilleure s'il avait choisi Casey à l'époque plutôt que le mariage conventionnel et rangé dont rêvait sa mère, et lui par extension. Il avait fait le choix le plus raisonnable et logique. « Peut-être que c'était le destin. Que les choses étaient censées se passer comme ça, dans cet ordre pour que je puisse l'aimer à la hauteur de ce qu'il mérite. » C'était du moins ce qu'il en avait conclu pour ne pas se torturer à l'idée d'avoir perdu du temps. Et Rhett, comme finalement bon nombre de personnes dans son entourage, avait fait bien peu de cas de savoir que Casey était un homme. Toutes ces années, Chad n'avait fait que se réconcilier avec lui-même. Ce que Rhett n'était pas encore en mesure de faire lorsqu'il rétorquait avec nonchalance à des questions sérieuses.

« J'aimerais te dire que c'est suffisant... Tu sais, mon frère était comme toi. Il a fallu que la mère de son futur enfant vienne frapper à ma porte pour qu'il se décide finalement à se prendre en main. J'ai pas envie de voir Evie souffrir parce qu'elle tient à toi et qu'elle se sent impuissante. » Les répercussions des comportements auto-destructeurs se limitaient rarement à leurs auteurs. Les dommages collatéraux étaient inévitables, et le plus souvent les gens faisaient en sorte de chercher la moindre faille pour se convaincre de ne pas être à la hauteur. Ils ciblaient délibérément les zones sensibles pour semer la discorde et se dédouaner d'avoir instigué la rupture. « Mon frère croyait pouvoir régler ses problèmes tout seul, parce qu'il était trop fier pour reconnaître qu'il contrôlait absolument rien. » avait-il opiné en remplissant leurs verres d'eau vides. Il but quelques gorgées avant de reprendre. « J'ai pas la prétention de pouvoir t'aider Rhett, mais il y a des tas de gens qui en sont capables. » Evelyn faisait partie de ces gens, mais elle était trop impliquée. A ce stade, Rhett avait besoin de l'aide de personnes qui ignoraient sa vie et son parcours. L'évocation de son nom avait au moins en le don d'attendrir la conversation. Rhett paraissait plus alerte, animé d'une émotion jusque là réprimée par le deuil de Joanne.

« Il a emménagé à Logan City il y a 4 ans. Il m'a pas rendu la tâche facile. J'avais beaucoup de choses à me faire pardonner. » La trahison ultime de son mariage avec Kelly entre autres. « Officiellement ça fait 2 ans. » avait-il conclu pour ne pas trop se perdre dans les détails de leur parade amoureuse. Prononcer ces chiffres à voix haute lui semblait irréel. En 4 ans ils s'étaient réconciliés et Chad l'avait intégré dans sa fratrie. Kelly demeurait la seule à les tolérer sans grande conviction. Rhett finit par entendre raison. Ou peut-être s'était-il simplement résigné à lui dire ce qu'il avait envie d'entendre pour obtenir la paix. Le résultat était le même, et s'il n'était tristement pas question de funérailles, Chad aurait pu s'en réjouir. « Si ça me dérange ? Ce serait la chose la plus rassurante de la journée. Avec ou sans Evie. » avait-il répondu aussi gaiement qu'on pouvait l'être dans ces circonstances. Être entouré d'amis était la seule perspective qui lui permettait d'envisager cette journée. « Je suis conscient que tu as bien plus d'histoire avec Hassan, mais tu sais que tu peux compter sur moi si jamais tu as besoin d'un ami un peu moins partial. J'ai toujours eu beaucoup d'estime pour toi. »

« Je sais... dire que je pensais que le divorce était une épreuve suffisamment difficile à vivre. » Ce n’est pas en acceptant l’idée que la mort est une étape infiniment difficile que Rhett pense à minimiser la difficulté de se redresser après un divorce. Chad en a vécu un, Hassan aussi ; Joanne, de toute évidence, aussi. Il n’a jamais été jusque-là dans ses relations, lui, mais il comprend néanmoins à quel point l’idée de passer de tout à rien avec une personne encore souvent aimée peut-être une véritable épreuve. L’un n’empêche pas l’autre, malheureusement, et la liste des obstacles de la vie d’adulte semble s’allonger au fur et à mesure qu’ils la vivent. “Ça n’enlève rien à cette épreuve-là.” Son divorce pourrait être qualifié de différent, sans doute, mais il est de notoriété générale qu’il a toujours aimé Kelly et continue aujourd’hui encore de le faire à sa façon. Ce n’était pas le genre d’amour attendu dans un mariage, et là demeure la seule différence. Divorcer d’elle n’en a pas moins été difficile pour autant.

Par amitié autant que par curiosité, et parce qu’il doit cruellement rattraper le temps perdu, Rhett demande à son ami de combler les trous qui entourent sa relation avec Casey, laquelle reste une immense énigme aux yeux du rugbyman. Il en connaît uniquement les grandes lignes, tel l’homme qui ne s’en est jamais réellement intéressé qu’il a été. « On s'est retrouvé à vrai dire. » Son regard clair, toujours aussi curieux, reste posé sur la figure de son ami, sans le presser pour autant. Leur histoire est heureuse aujourd’hui, mais il anticipe déjà que tout n’a pas été aussi simple entre eux et que certains pans puissent être difficiles à conter. « Je l'ai rencontré quand j'avais la vingtaine et que j'étais encore à la fac. Mais le timing n'était pas bon, et tu connais la suite... j'ai épousé Kelly et je l'aime toujours trop pour dire que je regrette quoi que ce soit. » Et en toute honnêteté, s’il hoche la tête, c’est parce qu’il n’ose pas demander s’il savait déjà avoir des sentiments pour lui à l’époque ou si par rencontrer il parle seulement de croiser. Il ne veut pas savoir, parce que cela ne ferait qu’allonger de plusieurs années encore cette immense période de vie durant laquelle Rhett a été totalement aveugle à propos de son ami. Non que son orientation sexuelle aurait changé quoi que ce soit, mais il lui aurait sans doute épargné beaucoup de blagues et autres arrangements pour se retrouver seul avec une fille ou une autre. « Peut-être que c'était le destin. Que les choses étaient censées se passer comme ça, dans cet ordre pour que je puisse l'aimer à la hauteur de ce qu'il mérite. » - “On prend des décisions parfois hasardeuses à cet âge.” A son tour, Rhett ne regrette pas un seul instant avoir aimé de toute son âme Jenna, mais peut-être que l’homme qu’il est aujourd’hui n’en serait plus capable. “Mais vous avez votre équilibre maintenant. C’est tout ce qui importe.” Ils sont ensemble et heureux, voilà ce que ça veut dire, et voilà tout ce qui compte aux yeux de Rhett, qui est à son tour soulagé d’avoir au moins un proche dont la vie sentimentale n’est pas (trop) un champ de bataille.

Disons simplement qu’il préférait encore donner de pseudos-conseils amoureux à Chad plutôt que de parler de son incapacité à résister à un cachet. L’histoire était plus douce, moins douloureuse. Il se lève tous les matins, et quand bien même il le dit dans un sourire, il pense sincèrement que c’est déjà un bon début, parce que certains jours ne semblent pas valoir la peine d’être vécus. « J'aimerais te dire que c'est suffisant... Tu sais, mon frère était comme toi. Il a fallu que la mère de son futur enfant vienne frapper à ma porte pour qu'il se décide finalement à se prendre en main. J'ai pas envie de voir Evie souffrir parce qu'elle tient à toi et qu'elle se sent impuissante. » Rhett serre les dents, n’ayant certainement pas anticipé l’idée qu’il puisse mêler Evie à cette discussion précise, et encore moins qu’il émette l’idée qu’elle en souffre. Ce serait la dernière chose qu’il voudrait, bien sûr. Son affection pour la Pearson n’est pas feinte, et son envie de la protéger évidente. “J’ai pas non plus envie de voir Evie souffrir.” Plus sincère que jamais, il statue. Il est certain de pouvoir la tenir éloignée de ses problèmes, pourtant. Ce ne sont pas de si gros problèmes qu’il n’y paraît, surtout. Ils peuvent avoir leur vie et être heureux ; Rhett peut retourner nourrir ses démons de temps à autres ensuite. Rien d’impossible, pas vrai ? “Qu’est-ce qu’il a, ton frère ?” Soucieux, il finit par demander, ne sachant pourtant pas si Chad lui offrira une réponse. Le sujet est personnel, et il n’aurait aucun mal à comprendre son silence. « Mon frère croyait pouvoir régler ses problèmes tout seul, parce qu'il était trop fier pour reconnaître qu'il contrôlait absolument rien. » Les bras de Rhett se croisent, pour des raisons évidentes: il se reconnaît un peu trop dans ces mots pour ne pas en être touché à son tour, parce qu’il veut croire que les choses sont différentes. Il sait qu’il peut s’en sortir. Ce n’est pas la première fois qu’il se rapproche du fond, et il s’est toujours relevé suite à ça. Ce ne sera qu’une fois de plus. « J'ai pas la prétention de pouvoir t'aider Rhett, mais il y a des tas de gens qui en sont capables. » Ce sont des ongles bien trop courts qu’il tente d’enfoncer contre la pulpe de ses doigts, en vain. “Je sais, je sais.” Il y a des psys, des médecins, et tout un tas d’autres professions dont le travail serait de lui venir en aide, mais il refuse de faire appel à eux. Il préfère se noyer avec dignité plutôt que d’appeler à l’aide, parce qu’il ne se rend sûrement pas compte de la gravité de la situation. “Je suis content pour ton frère s’il remonte la pente, mais je ne suis pas lui.” Reste à savoir s’il clame leur différence parce qu’il ne juge pas avoir de pente à remonter, ou parce qu’il juge ne pas en être capable.

Parler de Casey reste la seule et unique bonne idée. Ramener Chad à ses souvenirs avec l’homme qu’il aime, pousser Rhett à s’intéresser à autre chose qu’à sa petite personne. L’idée est bonne sur toute la ligne. « Il a emménagé à Logan City il y a 4 ans. Il m'a pas rendu la tâche facile. J'avais beaucoup de choses à me faire pardonner. » Des ‘choses’ dont il n’a pas besoin de dresser la liste, parce que Rhett les connaît déjà, et qu’il ne peut effectivement pas dire qu’elles n’étaient pas des erreurs. A l’époque, elles ne semblaient pas l’être, bien sûr, et il était même heureux pour lui et Kelly. « Officiellement ça fait 2 ans. » Et son ami sourit enfin. Deux ans, c’est un immense bon début, et un chiffre uniquement voué à grandir tant il ne doute pas de la force de leur couple. “Je suis content pour vous.” Sans doute aussi parce qu’il aime un peu trop les histoires d’amour qui finissent bien que ce qu’il voudrait faire croire - ça ne colle pas vraiment avec l’image du rugbyman qui fait la couverture des magazines.

C’est cette interlude qui permet à Rhett de reprendre un peu contenance et de parler à nouveau de l’enterrement à venir, journée qui s’annonce difficile pour tout le monde, à bien des niveaux. « Si ça me dérange ? Ce serait la chose la plus rassurante de la journée. Avec ou sans Evie. » Rhett sourit et baisse à peine la tête en avant, le remerciant par la même occasion. Sur ce sujet-là, il sait qu’il a besoin d’être accompagné, et il peine un peu moins à le demander. S’il ne compte toujours pas laisser Evelyn être éclaboussée par la tristesse de l’événement, il sait que Chad le sera de toute façon, ce qui est une raison suffisante pour lui proposer qu’ils se serrent les coudes. « Je suis conscient que tu as bien plus d'histoire avec Hassan, mais tu sais que tu peux compter sur moi si jamais tu as besoin d'un ami un peu moins partial. J'ai toujours eu beaucoup d'estime pour toi. » Sa fierté seule le fait sourire, cette fois. Oh, bien sûr qu’il aime toujours qu’on le caresse dans le sens du poil. “C’est un secret pour personne qu’il est mon meilleur ami depuis longtemps, maintenant. Mais cette journée est encore différente pour lui, parce que tu sais… Leur mariage.” Il sait, bien sûr qu’il sait. Rhett ne risque pas de lui apprendre que Joanne l’avait dans son cœur avant d’avoir Jamie. “Je risque peut-être de t’abandonner pour aller le voir certaines fois, mais je crois que c’est impossible de vraiment anticiper comment les choses se passeront. Et qui réagira comment.” Il n’a pas voulu en parler avec Hassan, trop conscient du poids de l’enterrement, alors il se contentera de se montrer présent pour lui le jour J, comme il le peut. “Je t’ai toujours apprécié aussi, tu sais.” Les mots se devaient d’être rendus, non par politesse mais bien par respect pour la réalité des choses. Ils n’ont jamais été les meilleurs amis, eux, mais ils n’en restent pas moins des amis qui ont traversé les décennies à leur façon, ce qui reste admirable.

Moins distrait qu'il était discret, Chad guettait par-dessus la mine inquiète de Rhett les gens aux alentours. Jeunes pour la plupart, ils faisaient preuve d'une insouciance caractéristique de la fleur de l'âge. De cette époque où les amitiés se faisaient plus facilement qu'elles se défaisaient. L'avait-il jamais été, insouciant ? Depuis toujours Chad étaient de ceux qui modéraient dans le groupe. Et ce n'était certainement pas sa place de cadet dans la famille qui lui avait imposé ce tempérament prévenant. « J'ai l'impression que plus on vieillit et plus on va devoir se résigner aux coups durs. » avait-il finalement conclu en fixant son regard à nouveau sur Rhett. Résigné, c'était bien comme ça qu'on pouvait qualifier son ton. Il n'était pas triste ni même fataliste. Juste factuel. Même si Rhett refusait de sous-estimer la difficulté d'un divorce, Chad était bien conscient que l'épreuve n'était rien comparée à la mort. Lui qui était d'ordinaire si propice à parler de ses problèmes connaissait encore la limite entre compassion et apitoiement. Dans tous les cas, Chad préférait savoir Kelly heureuse sans lui que malheureuse avec lui. Et même si lui révéler la vérité sur sa sexualité faisait partie des pires moments de sa vie, il n'avait jamais été moins égoïste que ce jour-là.

Aujourd'hui, cette époque lui semblait lointaine tant il se complaisait à évoquer sa rencontre avec Casey. Un sujet autrefois si interdit. S'il taisait certains détails par respect envers Kelly, il ne mentait jamais par omission. « Oui, je crois. L'équilibre est quand même difficile à trouver passée la trentaine. On a chacun nos habitudes, nos loisirs, on travaille beaucoup tous les deux... Comment vous faites avec Evelyn ? » demanda-t-il comme un adolescent naïf qui vivait sa première histoire d'amour. C'était un peu le cas, dans un sens. Casey était le premier et il espérait bien le dernier homme qu'il avait aimé. Le reconquérir avait été un défi qu'il avait relevé non sans appréhension. A ses côtés, il avait tout dû réapprendre. Et il apprenait encore tous les jours. La façon dont Rhett insista sur tout le bien qu'il souhaitait à Evelyn avait le mérite d'être franche et catégorique. Le voir si déterminé et infléchi avait rassuré Chad sur ses intentions. Si jamais Rhett avait le moindre doute un jour sur ses capacités à rendre Evie heureuse, nul doute qu'il saurait lui aussi prendre les décisions nécessaires. « Tant mieux alors. Ca nous fait un point commun de plus. » avait répondu Chad, un sourire en coin.

C'était aussi un autre point commun qu'il partageait avec Amos, avait-il songé. Si son frère s'était repris en main, c'était surtout par amour envers Rae et sa fille. Il les aimait bien plus qu'il ne s'aimait lui-même. En dépit des apparences, Rhett donnait l'impression de douter parfois de son potentiel et d'avoir certaines prédispositions pour l'auto-sabotage. La faute à la vie et à ses vicissitudes. « Mon frère ne veut pas admettre qu'il a un problème avec l'alcool. Il fait partie de ces hommes qui sont trop fiers pour faire la différence entre petit plaisir et dépendance. » avait-il expliqué sans filtre. Le petit verre du soir pour se détendre se transformait facilement en habitude malsaine. « Je le blâme pas totalement, on a eu un père qui buvait au quotidien. Mais contrairement à Amos il avait moins de colère en lui. » C'était bien ce qui avait inquiété Raelyn avant la naissance de leur enfant. Même si Chad savait son frère incapable de lever le petit doigt sur une femme, il savait aussi que l'alcool altérait parfois le lien entre la conscience et les gestes. « Non tu as raison, chaque expérience est unique. Mais ça n'empêche qu'il y a des conseils qui valent pour tout le monde. »

C'était au plus bas qu'on mesurait l'importance d'un ami. Rhett était de ceux qui répondaient présents en toutes circonstances. En cette période de deuil, Chad pouvait au moins se réjouir pour Hassan d'avoir quelqu'un comme lui pour l'épauler. « T'es un bon ami, Rhett.» Il ne l'avait pas affirmé pour s'enorgueillir de pouvoir compter sur lui en temps voulu, mais simplement pour le souligner. « Il t'a un peu parlé de comment il se sent ? Ou il est encore trop sonné pour s'en rendre compte ? » Hassan savait-il même ce qu'il ressentait au milieu de ce tourbillon incompatible de colère et de tristesse ? Était-il même enclin à recevoir de l'aide et du soutien, ou refusait-il les mains tendues, les condoléances tantôt maladroites, tantôt obligées de personnes qui d'ordinaire ne lui accordaient pas plus d'importance que ça ?