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“Le cours est terminé, merci.” est sûrement ce qu’il y avait de mieux à dire aux dizaines d’oreilles indiscrètes et curieuses de la salle. C’est ce que je leur dis, justement, mon regard posé sur chacun d’eux s’assurant qu’ils sont bel et bien en train de ranger leurs affaires sans tenter de gagner du temps supplémentaires. La discussion de César continue et s’éternise, ses sanglots surpassant parfois le bruissement des feuilles et des zips des différents sacs. Certains ont déjà quitté la classe, d’autres sont sur le point de le faire, et je souffle un instant avant de m’approcher du jeune élève. Maintenant que mon pied est presque totalement remis de ses différentes opérations, ma démarche est plus naturelle que jamais. Si je me doute sans mal qu’il vient d’avoir une conversation difficile et que je ne compte pas le blâmer pour avoir utilisé son téléphone (même s’il aurait été sage de sa part d’au moins avoir l’idée de ne pas se donner en public et de sortir de la salle), je tiens tout de même à avoir une simple discussion avec lui, ne serait-ce pour m’assurer qu’il ne quitte pas la galerie dans un tel état. Ce ne serait pas une bonne idée, pour personne.

Je m’arrête quelques pas avant son bureau et repose ma hanche contre un autre, pour ne pas m’imposer à lui, pour ne pas non plus prendre un rôle qui n’est pas le mien. “Dure journée ?” On en a tous, je le sais bien. La plupart des gens ne le montrent pas d’une façon aussi démonstrative, voilà la seule différence que je trouve. Je croise les bras, ma sollicitude connaissant très rapidement ses limites. “Y’a quelque chose que je peux faire ?” J’ignore tout de ce qui lui a été dit à l’autre bout du téléphone et ne je ne suis pas là pour l’interroger. Tout ce que je veux qu’il sache, et comprenne, c’est quand je dis que l’art passe avant tout le reste, cela veut aussi dire que je n’ai aucun mal à donner de ma personne pour que cela soit le cas. En d’autres termes, si je peux l’aider d’une façon ou d’une autre, il est possible que je le fasse, uniquement pour m’assurer qu’il sera pleinement en état de travailler dès notre prochaine séance. Il a du potentiel, mais il a aussi besoin de le développer: rien n’est acquis. Je jette un dernier coup d’œil à l'ultime retardataire de la classe avant de reposer mon attention sur le garçon. "Ça reste entre nous." La porte s'ouvrant et se refermant en fond sonore en est l'ultime preuve.

Profondément sous le choc de la révélation destructrice que Sara vient de me faire au téléphone je suis complètement sonné. Je suis complètement déphasé, à tel point que je ne sens pas tous les regards qui se posent sur moi, leurs chuchotements indiscrets voire leurs jugements. Auden met fin au cours mais je ne l’entends pas, trop concentré sur la voix de Sara à l’autre bout du film. Je raccroche enfin avec Sara et je n’arrive pas à m’arrêter de pleurer. J’essaie d’essuyer mes yeux mais rien n’y fait. J’y vois complètement flou et mes larmes commencent à s’écraser sur mon jean. J’ai l’impression d’avoir du mal à respirer, d’étouffer : il faut que je me barre vite d’ici. J’essaie d’attraper mon sac en tremblant le moins possible mais je suis interrompu par la voix d’Auden que j’entends cette fois. “Dure journée ?” Il s’appuie sur le bureau devant moi et je le regarde sans pouvoir dire un mot. A la place mes sanglots ne s’arrêtent pas, j’aimerais lui répondre mais j’ai l’impression que ma gorge est complètement nouée.  C'est probablement le pire jour de ma vie. “Y’a quelque chose que je peux faire ?” Je n’arrive pas à aligner deux pensées cohérentes dans ma tête. Je secoue légèrement la tête de gauche à droite avant d’enfouir ma tête entre mes mains. Je déteste me montrer vulnérable comme ça mais là je ne peux pas retenir mes émotions. J’ai l’impression de ne plus être maître de mon corps et de mes émotions. "Ça reste entre nous." Le dernier élève quitte l’atelier, nous sommes enfin seuls. Je le regarde dans les yeux et j’essaie de me concentrer pour lui expliquer la situation. Je choisis mes mots qui ressortent en partie déformés par mes sanglots et par ma respiration plus que saccadée. “C’est ma petite soeur, elle est…” Je ne peux pas finir ma phrase, c’est trop douloureux, trop irréaliste. Une nouvelle vague de sanglots me fait trembler. La situation doit être difficilement compréhensible du côté d’Auden. Je ne suis pas sûr qu’il ait compris ce que je voulais dire mais tant pis, je n’ai pas le temps de m’éterniser ici pour lui expliquer. Je dois rejoindre Sara, rejoindre ma famille qui doit déjà être en route pour l’hôpital. Je repense à ma petite soeur, là-bas toute seule dans sa chambre, je dois partir et maintenant. “Faut que j’aille à l’hôpital.” J’essaie d’attraper mon sac mais l’imprécision de mes mains m’empêche d’ouvrir la fermeture éclair. J’ai l’impression d’étouffer dans l’atelier, ma tête commence à tourner. Mes vertiges deviennent de plus en plus forts et mon estomac est comme noué. Je suis comme plié en deux par la douleur, ce qui me pousse à essayer de me relever pour faire passer la douleur en étant debout. “Je … je me sens pas très bien.”  Désormais c’est toute la pièce qui tourne à une vitesse folle. Je suis tout blanc, mes lèvres sont dénuées de toute couleur et je suis pris par des sueurs froides. Mes oreilles se bouchent, j’ai l’impression d’être sous l’eau et je n’entends plus rien. Ma vision se brouille et soudain c’est le noir complet et je m’écoule sur le sol de l’atelier.

Il dégage sa tête de droite à gauche pour tenter de me dire que non, je ne peux rien faire pour lui. Je ne crois pas réellement ce qu’il dit, en réalité, mais bien rapidement il prend sa tête entre ses mains et met fin au semblant de discussion que je tente d’avoir avec lui. Ses sanglots sont bien trop immenses pour mener nulle part, et je lui laisse quelques secondes supplémentaires pour qu’il arrive à se reprendre, sans oublier de lui préciser que ce dit se dit dans cette pièce y restera. “C’est ma petite soeur, elle est…” Il ne terminera jamais sa phrase, mais je n’en ai pas besoin. Ses sanglots sont bien trop immenses pour que sa petite sœur se soit arrachée un ongle, et je n’ai aucun mal à imaginer ce dont il est question. Je serre les dents un instant, incapable de savoir comment l’aider dans cette situation que je n’aurais jamais pu anticiper. “Faut que j’aille à l’hôpital.” J’ouvre la bouche pour lui répondre aussitôt mais il est déjà plié en deux avant que je n’ai le temps de parler, situation qui me fait me relever aussitôt. “Je … je me sens pas très bien.” Et comme je m’y attendais déjà, il finit par perdre connaissance, ce qui me pousse à rapidement poser ma main sous sa tête, pour ne pas risquer qu’il se cogne. Agenouillé à ses côtés, je laisse finalement se tête reposer contre le sol tout en grognant, certain que je ne risque pas de rentrer chez moi aussi rapidement que je le pensais.

* * *

“Personne t’amènera plus rapidement à l’hôpital si tu t’évanouis, c’est pas la meilleure idée qui soit.” Il reprend peu à peu conscience et moi, j’ai toujours un humour aussi douteux, bien que ce soit ma façon à moi de tenter de faire au mieux pour lui. “T’as de l’eau et du sucre.” Je pointe à côté de lui, pourtant certain que cela ne l’aidera pas. Il a fait un malaise parce qu’il ne sait pas émotionnellement comment gérer la situation, et absolument rien d’autre. Mais s’il peut lui-même penser qu’un carré de sucre l’aidera, alors je ne dirai rien. Mon objectif n’est pas de le voir tourner de l’oeil une seconde fois. “Tu prends ton temps pour te relever, ok ?” Ce n’est pas que je veux son bien, c’est que je veux surtout éviter d’avoir des emmerdes. “Je t’emmenerai à l’hôpital.” Je finis par statuer. Jusque là, je me serais contenté de lui poser la question de savoir si oui ou non il veut que je l’y conduise, mais dans son état je ne compte pas le laisser prendre les transports en commun ou même un foutu vélo. Je l’y conduirai, et ce sera bien plus simple pour tout le monde, parce que j’imagine qu’il a bien d’autres problèmes à gérer en cet instant, bien que je ne cherche pas à creuser davantage pour savoir lesquels exactement.

La pièce se met à tourner de plus en plus plus vite. J’ai l’impression d’être dans un genre de manège de fête forraine qui va à une vitesse folle, si vite qu’au bout de quelques instants c’est le trou noir. Je me suis écroulé sur le sol de l’atelier, incapable de surmonter le choc émotionnel que je viens de vivre. Mon monde, toute ma vie et tous mes espoirs viennent de s’effondrer, quelle vie de merde. Je reprends un peu connaissance et la voix d’Auden me fait émerger petit à petit.

“Personne t’amènera plus rapidement à l’hôpital si tu t’évanouis, c’est pas la meilleure idée qui soit.” Décidément même en situation de crise il garde son sens de l’humour, je le reconnais bien là. Je ne suis pas vraiment d’humeur à rire avec lui et surtout je n’ai aucun souvenir de ma chute. Les derniers instants sont un véritable black out.  “Mince, je suis tombé ?” Une question qui n’en est pas vraiment une puisque je suis étalé comme une crêpe sur le sol de l’atelier. “T’as de l’eau et du sucre.” Il me montre le verre et je me relève légèrement pour me mettre en position assise. J’attrape le verre d’eau et je bois quelques gorgées avant de le poser. Je laisse le sucre où il est, je vais bien je n’ai pas besoin de ça. “Tu prends ton temps pour te relever, ok ?” Je hoche la tête. Je sais qu’il a raison mais je dois y aller. L’hôpital est assez loin et je sais que le temps d’attendre le bus et d’y aller j’en ai pour presque une heure alors il n’est pas question de trainer ici indéfiniment. Je sens déjà que je vais mieux alors je ne vais pas tarder à me relever. Je pense à Sara qui m’attend peut-être déjà là-bas et je me dis que je ne pas la laisser poireauter toute seule. Elle aussi était sous le choc au téléphone, elle disait qu’elle ne se sentait pas bien et elle était toute seule alors je dois être là pour elle. Je pense à ma mère, à mon petit frère : est-ce que quelqu’un les a prévenus ? Ou sont-ils ? Est-ce que tout le monde est déjà à l’hôpital ou Diego est-il le seul à être avec Maria ? C’est toute une tornade de questions qui bouscule mon esprit et qui me file un mal de crâne pas possible. Je finis par me relever et je me rassie tout de suite sur la chaise la plus proche, le temps de vraiment récupérer. “Je t'emmènerai à l’hôpital.” Ce n’est pas une question je le sais. Par politesse j’aurais sûrement refusé dans des circonstances différentes mais aujourd’hui la situation est grave alors j’accepte.  “Merci.” En voiture j’irai beaucoup plus vite qu’en bus, et je ne suis pas sûr d’être assez bien pour prendre le bus tout seul. Alors je me contente de le remercier sans essayer de protester et de négocier. Je l’ai peut-être mal jugé Grincheux, heureusement qu’il est là. J’ai quand même un peu honte de ce qui vient de se passer, entre la pagaille que j’ai dû mettre dans le cours et mon malaise j’ai plus qu’attiré l’attention sur moi. “Désolé pour le cours, je voulais pas foutre le bordel.” Je sais qu’il comprend, enfin je l’espère, j’aurais préféré que personne ne voit une scène pareille. Je déteste avoir l’air vulnérable ou que mes problèmes personnels prennent le dessus à la galerie mais là c’est une situation bien trop douloureuse pour penser aux autres.

“Mince, je suis tombé ?”
“On peut dire ça, oui.”

Je ne mens jamais, uniquement parce que je ne vois pas l’intérêt d’appliquer la pommade à qui que ce soit, mais dans le cas présent je me rends bien compte qu’une petite omission des détails est une bonne chose pour lui. Il est tombé, après tout. C’est la vérité. Il n’y a pas à préciser qu’il s’est évanoui: il le comprendra tout seul bien rapidement, à commencer parce qu’il est allongé à même le sol. Tout en lui pointant le verre d’eau du doigt et en lui demandant d’y aller doucement - histoire de ne pas recommencer le même processus une seconde fois s’il surestime ses capacités -, je l’observe se relever sans rien dire, sans tenter d’agir comme un quelconque bouclier-anti-chutes autour de lui. Il est grand, il prend ses propres décisions et, surtout, il se débrouille. Il est tombé dans les pommes, pas physiquement ou mentalement réduit. “Merci.” Cesar se contente de me remercier lorsque j’annonce que je l’emmenerai jusqu’à l’hôpital. C’est un gamin poli; je n’aurais jamais demandé de tels mots de sa part, sans doute parce que je ne cherche pas à lui plaire ou à l’aider outre mesure. Je me contente d’éviter d’autres désagréments.

“Désolé pour le cours, je voulais pas foutre le bordel.” Peu importe ce qu’il voulait, cela ne change rien à ce qui s’est passé et, surtout, à toutes les questions qui doivent désormais courir entre tous les autres élèves de l’atelier. Je me moque qu’il se soit évanoui mais pour eux, cela a tout de véritable pain béni, de quoi occuper leurs conversations pour le reste de la journée et bien plus encore. “C’est pas grave. On avait bientôt terminé, de toute façon.” Et qui sait, peut-être que la prochaine fois je leur demanderai de dessiner de mémoire le teint de César blanchissant à vue d’oeil. Ce serait cruel d’un point de vue moral mais immensément intéressant d’un point de vue artistique, et tout le monde sait que je ne suis pas doté d’une once de morale. “Il s’est passé quoi, avec cet appel ?” Il ne me doit rien, et cela ne me concerne certainement pas, mais j’ose tout de même poser la question, ne serait-ce pour savoir ce vers quoi je l’emmène en allant à l’hôpital avec lui. Je n’irai pas réellement avec lui, mais je le poserai au moins devant, et je veux savoir qui il cherchera une fois l’entrée passée et quel nom il donnera à l’accueil. Il pourrait ne pas me répondre, ce serait dans son droit, et pourtant je suis curieux, car je doute fortement qu’on vienne de lui annoncer qu’une cousine éloigné a accouché d’un petit garçon. “Tu seras là au prochain cours ?” Il y a ça, aussi, que je veux savoir. Je veux savoir s’il sera présent et, surtout, je veux savoir s’il aura repris assez de poil de la bête pour ne pas tourner de l’oeil en plein milieu ou éclater en sanglots, ce que je peux tolérer une fois, mais pas deux.

Je viens de faire un malaise, Auden ne me l’a pas confirmé mais je le devine facile vu que je suis étalé comme une crêpe sur le sol de l’atelier. Je n’ai aucun souvenir de la chute, qui a dû être aussi brutale que l’annonce que Sara vient de me faire. Je reprends petit à petit mes esprits et je commence par m’asseoir, puisque Auden m’a demandé d’y aller doucement, et il a sûrement raison. Je ne suis pas sûr que mes jambes soient remises et j’ai peur qu’elles me lâchent à nouveau si je me relève d’un coup. Au bout de quelques instants, même si je suis toujours un peu dans le brouillard, je me lève et j’en profite pour m’excuser d’avoir mis le bazar dans le cours. “C’est pas grave. On avait bientôt terminé, de toute façon.” Il me propose de m’amener à l’hôpital, enfin ce n’est pas vraiment une question mais plutôt une affirmation. De toute façon je ne comptais pas refuser, j’ai besoin d’aller à l’hôpital le plus vite possible et le bus me prendra au moins deux fois plus de temps que la voiture. Enfin il me semble, je suis trop perturbé pour avoir une idée précise des horaires de bus ou même de la ligne que je dois prendre. Je suis complètement paumé et j’ai besoin que quelqu’un qui a toute sa tête me file un coup de main. Alors je me contente de le remercier. Ce qu’il fait là dépasse son rôle de professeur, il aurait très bien pu me laisser partir comme ça alors je trouve ça important de le remercier. Je porte une main sur mes tempes, j’ai un mal de crâne pas possible, comme si on venait de me mettre un énorme coup de poing en pleine figure, mais c’est un peu ce qui vient de se passer finalement. “Il s’est passé quoi, avec cet appel ?” Je me doutais que la question viendrait. On se connaît depuis un an maintenant et il ne m’a jamais vu dans un état pareil. Si ça avait été quelqu’un d’autre je pense que je n’aurais pas répondu, mais je lui dois bien ça et je sais que ce n’est pas de la curiosité mal placée, il essaie juste de comprendre. “C’était ma soeur, elle vient de me dire que ma petite soeur est…” Je fais une pause, ma voix tremble et mes yeux se chargent à nouveau de larmes. Comment est-ce que je suis censé finir une phrase comme ça ? Je n’arrive même pas à concevoir que c’est fini, qu’elle n’est plus là alors dire qu’elle est décédée ou qu’elle est morte c’est trop dur. Je n’arrive pas à le dire, parce que ça rend les choses trop réelles. “Partie.” Et je me remets à pleurer parce que ça fait trop mal et la réalité me frappe de plein fouet en disant ça. “Elle a une leucémie et ça faisait un moment que son état se dégradait.” Je n’arrive pas à parler d’elle au passé, parce que pour moi j’ai l’impression qu’elle est toujours là et que tout ceci est une mauvaise blague, une erreur ou une connerie j’en sais rien. “J’arrive pas à croire que c’est réel.” Je vais devoir m’y faire et même si je n’arrive pas à y penser pour l’instant, les choses vont être de pires en pires. “Tu seras là au prochain cours ?” Je secoue légèrement la tête de gauche à droite. “J’en sais rien.” Parce que je n’ai aucune idée de comment les choses vont se passer. Je n’ai jamais mis les pieds à un enterrement. On a toujours grandi à Brisbane, sans autre famille que Maman donc j’ai jamais été confronté au décès d’un parent. Alors c’est encore moins imaginable pour moi de me dire que mon premier enterrement ce sera pour ma petite sœur de 8 ans. Les cours à la galerie c’est franchement mon dernier soucis, j’ai plus important là. “Je sais pas quand est-ce que je pourrais revenir.”

Je cherche à savoir ce qu’il s’est passé, non à cause d’une curiosité mal placée, mais bien parce que j’ai à cœur que cela ne se reproduise plus, bien que j’estime déjà ne pas pouvoir changer quoi que ce soit à la situation. Nous ne sommes pas proches, je ne connais rien ou presque à sa vie, et il y a fort à parier que je serai totalement étranger à la nouvelle qu’il vient d’apprendre. Mais je fais au mieux, je prends le temps. “C’était ma soeur, elle vient de me dire que ma petite soeur est…” Il marque une pause bien malgré lui, simplement le temps de se laisser submerger par ses émotions à nouveau. J’hoche la tête pour lui faire comprendre que j’ai sûrement déjà compris ce dont il est question, ce qui signifie qu’il n’a pas à en dire plus. Il le fait quand même. “Partie” Et j’hoche la tête à nouveau, sincèrement désolé pour lui, surtout alors qu’il précise qu’il s’agit de sa petite sœur, dont j’ai du mal à imaginer la mort et surtout l’âge. Lui-même n’est pas bien vieux. “Je suis désolé.” Ces mots, il s’apprête à les entendre des dizaines et des dizaines de fois, sans qu’aucun d’eux n’ait le pouvoir de ramener sa sœur à la vie.

“Elle a une leucémie et ça faisait un moment que son état se dégradait. J’arrive pas à croire que c’est réel.” Je serre les dents, encaissant sans doute bien plus mal l’idée qu’un enfant puisse être malade au point d’en mourir maintenant que je suis père. “Elle ne souffre plus, maintenant.” Il ne s’attend sûrement pas aux plus doux et conciliants mots qui soient en ma présence, mais je fais au mieux pour ne pas le rendre plus triste ou mal à l’aise encore. Je ne serai jamais autant atteint par la nouvelle qu’il ne l’est, mais cela ne m’empêche pas d’essayer de faire au mieux, parce que son bien être m’importe un tant soit peu. “Lève toi, je vais t’emmener. Ta famille sera là-bas ?” J’imagine que oui, je pose la question comme un con qui cherche seulement à combler les blancs et à l’occuper un tant soit peu même si, encore une fois, rien ni personne ne saurait lui faire oublier que sa famille vient de se réduire d’un membre. “J’en sais rien. Je sais pas quand est-ce que je pourrais revenir.” J’hoche la tête, ne cherchant pas à insister sur le sujet. “Ca te changerait les idées. Mais tu reviens quand tu veux.” Je ne le pousserai pas à venir à l’atelier s’il n’en a pas envie. Je me moque bien du choix qu’il fera, à titre personnel. Tout ce que je dis c’est que cela pourrait atténuer un peu la douleur de son côté, au moins. “Si mon fils mourait… Je mettrais le pays à feu et à sang. Alors prend ton temps.” Il ne réagira sûrement pas de la même manière, mais je sais au moins qu’il aura besoin de temps, et je le lui accorde sans condition.

Je finis par tendre une main en sa direction pour l’aider à se lever, bien décidé à ce qu’il retrouve rapidement sa famille dans ce moment difficile.

Je reprends petit à petit mes esprits, le sucre m’aidant à y voir un peu plus clair. Cependant la chute n’a pas fait disparaître la douleur que je ressens. La question d’Auden, plus que légitime vu la pagaille que je viens de mettre dans l’atelier, me ramène brutalement à la réalité. Ma petite sœur n’est plus là et je suis incapable de mettre des mots dessus. La voix tremblante j’essaie de lui expliquer mais je dois m’arrêter avant de pouvoir prononcer le mot fatidique. Je le regarde droit dans les yeux à la recherche de soutien, ce qu’il fait en hochant la tête. Les larmes aux yeux je prends une grande respiration pour terminer ma phrase. Le dire à voix haute rend tout ce cauchemar encore plus réel et ça me brise encore un peu plus. “Je suis désolé.” Je renifle une nouvelle fois et quelques larmes roulent sur mes joues. Je hoche la tête, je ne sais pas trop quoi lui dire. Je suis reconnaissant qu’il se montre compatissant mais je ne sais pas trop ce que je suis censé répondre à ça, merci ? Non, l’idée me met trop mal à l’aise. Alors pour combler le blanc qui s’installe je décide de lui parler davantage de Maria. C’est plus que rare que je me confie et je n’aurais jamais pensé que c’est à Auden que je m’ouvrirais un jour. Il en a appris plus sur moi en cinq minutes qu’en presque un an, mais la situation est particulière. “Elle ne souffre plus, maintenant.” Je hoche la tête à nouveau pour répondre et mes sanglots reprennent de plus belle en entendant cette phrase. Il a raison, maintenant elle ne souffre plus, elle n’a plus à subir tous ces examens médicaux, les sessions de chimio interminables, la fatigue, les douleurs. Mais j’avais espoir, espoir qu’elle s’en remette un jour. J’ai été assez con pour penser qu’un beau jour quelqu’un trouverait un remède, que les traitements expérimentaux des médecins pourraient marcher mais ça n’a servi à rien. Enfin, ça nous a donné plus de temps avec elle, mais ça n’a pas suffit, et c’est plus qu’injuste. “Lève toi, je vais t’emmener. Ta famille sera là-bas ?” Je prends pose une main sur le sol pour m’appuyer sans me relever pour l’instant. “Mon frère bosse là-bas donc je suppose, ma soeur me rejoint là-bas et les autres j’en sais rien, je sais même pas si ma mère est au courant.” J’espère que Diego l’a appelée ou qu’elle n’est pas toute seule là maintenant. Si je vois à quel point la nouvelle est dévastatrice pour moi je n’ose même pas imaginer à quel point ça doit être douloureux pour une mère de perdre son enfant. Auden me demande si je pense revenir à la galerie pour le prochain cours, mais cette question est à des années lumières de mes préoccupations actuelles. “Ca te changerait les idées. Mais tu reviens quand tu veux.” Je sais qu’il a raison, ça me ferait du bien, l’art a toujours été une thérapie. “D’accord.” Il me tend la main et je la saisis pour me relever. Je fourre mes dernières affaires dans mon sac dans une désorganisation totale, ce que je déteste faire d’habitude mais je n’ai pas le temps de tout ranger soigneusement. J’ai l’estomac complètement noué, complètement effrayé par la suite des événements de cette journée que je n’aurais jamais cru vivre. Je n’ai qu’une hâte c’est de pouvoir prendre mes proches dans mes bras, leur dire que je les aime parce que tout est beaucoup trop fragile.