Janvier 2022 Ça doit bien faire vingt minutes que je suis à la recherche de cette foutue laisse. Je peux entendre Dust s'impatienter dans le hall d'entrée alors que je soulève la tête de dessous le canapé pour le regarder. "Je fais mon maximum, ok ?" Il lève une oreille avant de s'allonger en gémissant. "Tu pourrais m'aider, c'est ta laisse pas la mienne !" Je grommèle tout en me redressant. Je sais pas à quel moment je suis devenu ce mec qui parle à son chien, mais c'est parfois rassurant d'avoir quelqu'un à qui se confeier sans avoir peur d'être jugé. Le salon passé au peigne fin, je me dirige vers la chambre de Samuel tout en évitant de poser mon regard sur la porte fermée à clé. " T'es prêt ? " Je demande avant de m'arrêter net. Samuel se tourne vers moi tout en réajustant le chapeau de cow-boy qui lui va deux fois trop grand. C'était celui de Jim avant de devenir le sien, un cadeau d'au revoir en guise du mois passé à les avoir aidé au ranch. Mes yeux s'attardent sur la laisse qu'il tient fermement dans l'une de ses mains puis sur le ventilateur colonne qu'il a transformé en bovin. "Donc pendant que je cherchais la laisse, toi tu t'amusais à jouer les cow-boy ?" - "Je suis un cow-boy." Il rétorque en pointant du doigt le diplôme accroché au mur et remis par Mary quelques mois plus tôt. À moi aussi, il m'arrive d'être nostalgique par moment et d'avoir envie d'y retourner. "Ok, Lucky Luke. On peut y aller maintenant ?" C'est pas que le temps presse, mais un peu quand même. Dust a beau être propre, il ne pourra pas se contenir indéfiniment et j'ai vraiment pas envie qu'il fasse ses besoins dans le hall d'entrée. Je dois déjà nettoyer les merdes virtuelles d'Arlo, le dinosaure pixelisé, lorsque Samuel est à l'école, faut pas trop m'en demander.


"À choisir, tu préfèrerais être Woody ou Buzz ?" Je demande à mon frère tout en entrant dans le parc. Il ouvre la bouche puis la referme, puis l'ouvre à nouveau avant de soupirer. C'est un sacré dilemme pour un petit garçon passionné d'astronomie et ayant trouvé une nouvelle lubie depuis notre passage chez Jim et Mary. "C'est des jouets, Gus. " Oui et les jouets ne parlent pas, je sais. Samuel est typiquement le genre de petit garçon qui serait à capable de gueuler que le père noël n'existe pas au beau milieu de la cours de récré. Son imaginaire ne peut exister puisqu'il ne se base que sur des faits."Andy, comme ça je pourrais avoir les deux." Il ajoute avant de courir retrouver Dust qui semble s'être fait un nouvel ami.  La dernière fois que mon chien a foncé sur quelqu'un, ça m'a coûté un café donc j'espère qu'il s'est montré plus doux cette fois-ci. Je fais un rapide état des lieux après avoir rejoins mon frère et le jeune homme qui semble occupé à ramasser ce qui ressemble aux pièces d'un échiquier ? "Je suis désolé, il sait vraiment pas se tenir." Je dis en faisant les gros yeux à Dust avant de m'accroupir pour ramasser la reine qui gît dans l'herbe. "Je peux jouer ?" J'arque un sourcil et me tourne vers mon frangin. "Depuis quand tu sais jouer aux échecs ?" C'est certainement pas à la maison qu'il a appris les règles parce que mes seules connaissances en la matière se réduisent à la scène de l'échiquier géant dans Harry Potter sauf que notre monde n'a rien de magique et que je ne m'attends pas à voir les pièces exploser sous mes yeux ou avancer toutes seules. "On y joue au centre, mais Logan gagne à chaque fois et ça m'énerve parce que je suis plus intelligent que lui." Je me pince les lèvres pour étouffer un rire. J'espère que l'inconnu n'est pas mauvais perdant car c'est bel et bien le cas de mon petit frère et qu'à partir du moment où il retrousse ses manches, c'est qu'il a l'intention de remporter la partie.

 

Janvier 2022 Ce parc est devenu le QG de Dust et le havre de paix de Samuel. Quand j'étais gamin, j'avais pour habitude de venir ici avec mon grand-père après chacun de mes entrainements de rugby. On allait se prendre une glace chez Maureen, l'ancienne propriétaire du petit glacier et puis on s'asseyait sur un banc à côté de la fontaine pour discuter. J'étais celui qui écoutait, mon grand-père a toujours été le conteur de la famille. J'adorais l'entendre parler de sa vie passée avec celle que je n'ai jamais eu la chance de rencontrer. Aujourd'hui, je suis heureux d'avoir pu partager ce genre de moments avec lui et de pouvoir les raconter à Samuel. Un héritage bien plus important que les biens qu'il a pu nous léguer à l'exception de sa casquette fétiche dont je courbe la visière pour me protéger du soleil. Je trouve ça un peu dingue de me dire que ce parc connaitra peut-être les futurs enfants de Samuel ainsi que les générations suivantes si tant est que mon frangin ait envie d'en avoir un jour. Peut-être que la lignée des Sutton prendra fin avec lui et si tel est le cas alors elle s'éteindra avec le meilleur d'entre nous. Je ne veux pas d'enfant. D'une part, parce que je ne vois pas comment je pourrais lui accorder le temps nécessaire alors que j'ai déjà l'impression de ne pas être assez présent pour Samuel et puis parce que j'aurais trop peur de délaisser mon frère. Surtout que, sait-on jamais, c'est peut-être héréditaire de ne pas être fait pour endosser le rôle du patriarcat après tout, les chiens ne font pas des chats. Je n'ai pas le temps de rappeler Dust à l'ordre qu'il se met à se ruer vers un inconnu. Sam est le premier à lui courir derrière, je ne mets pas longtemps à les rattraper. “Wowowowow” Je me mord l'intérieur de la joue pour ne pas rire face à sa réaction. On dirait un cow-boy qui tente de calmer son étalon, alors que mon chien est déjà en train de renifler les pièces de l'échiquier qu'il vient de faire tomber. Je me confonds en excuse et me penche pour l'aider à ramasser le dernier pion avant que Dust n'en fasse qu'une bouchée. “Ne vous en faites pas, il n’y a rien de cassé.” Encore heureux, parce que ce n'est pas Dust qui aurait dû le rembourser. Ça doit être cool quand même, de pouvoir faire des conneries sans avoir à en payer les conséquences. Parce que sincèrement, je ne vois pas trop l'inconvénient d'être un chien si ce n'est avoir à me supporter. Et encore, je trouve que je ne m'en sors pas trop mal et qu'il n'est pas à plaindre. "Merci !” Je dépose la reine sur le plateau, juste à côté de son roi tandis qu'il compte les pièces pour être sûr qu'aucune ne manque à l'appel. J'espère qu'elles y sont toutes parce que je n'ai pas le luxe de pouvoir payer un véto surtout pas pour un truc aussi con et je ne suis pas sûr que les pièces se désintègrent dans l'organisme. Mon frère se porte volontaire pour faire une partie ce qui a le don de m'étonner puisqu'il ne m'a jamais parlé des échecs. “Alors si ça te dit je vais t’apprendre deux trois trucs pour que tu puisses battre Logan la prochaine fois.” Il n'en faut pas plus à Samuel pour prendre place sur la chaise qui fait face à l'inconnu. Je le regarde retrousser ses manches et étirer ses doigts comme s'il s'apprêtait à jouer la partie de sa vie. C'est tout lui, ça. Il se donne à fond dans toutes les situations. Je suis tenté de refiler discrètement un billet à l'étranger pour qu'il le laisse gagner. C'est que la fin de ma journée dépend de la tournure de la partie. "Comment tu t'appelles?" - "Samuel Sawyer Sutton" Oui, mon petit-frère souffre du syndrome de l'apprenti sorcier et comme Harry, il ne peut pas dire son prénom sans mentionner son nom de famille à tout-va. "Et toi ?" Je demande en faisant les gros yeux à Samuel Sawyer Sutton. C'est pas que ça ne l'intéresse pas d'en apprendre davantage sur les autres, mais ce n'est pas naturel chez lui. “Bon Sam, est-ce que tu sais ce qu’est une ouverture ?” Mon frangin se retourne vers moi tandis que j'hausse les épaules pour me dédouaner. J'y connais rien aux échecs, c'est lui le petit génie de la famille, pas moi. "C'est une action qui engendre un commencement." Il dit après s'être trituré le menton pour trouver les mots justes. "Ça fait combien de temps que t'y joues ?" Je me permets de lui demander. Il a la gueule de premier de la classe ou c'est peut-être parce qu'il se trouve seul dans un parc à jouer aux échecs que ça lui donne l'air d'être intelligent. La plupart des adeptes ont l'âge d'être grand-père et sont abonnés au club du troisième âge, mais pas lui. "Gus, tu tires à pile ou face ? Pile, je prends les blancs ; face, les noirs. " À sa place, je ne serais pas trop impatient parce qu'il y a de fortes chances pour qu'il se fasse laminer. Je sors une pièce de mon porte-feuille et la lance en l'air.

Pile ou face:

Janvier 2022 Je ne saurais dire si les rencontres fortuites sont propres à Brisbane ou si c'est un phénomène se produit à l’international. Est-ce que les gens sont aussi sociables en dehors de l'Australie ? Je ne me considère pas comme étant ce qu’il y a des plus accueillant et ça doit être écrit sur mon front car, lorsque quelqu’un a besoin d’une information, ce n’est généralement pas vers moi qu’il se tourne. J’ai cette mauvaise habitude d’avoir toujours les sourcils froncés et il est arrivé à plusieurs reprises que mon frère soit obligé d’expliquer que : non, je ne regarde pas de travers - du moins pas volontairement - et que oui, dévisager les gens est ma technique d’observation prédominante. Pour autant, Samuel me force à être un peu plus avenant, moins sauvage. Il ne me donne franchement pas le choix en réalité et même si la plupart du temps ça a le don de m’agacer, il m'arrive de faire des rencontres plus ou moins appréciables.  Est-ce que ça vous est déjà arriver d’être dans un transport en commun et de regarder les gens autour de vous en vous disant que c’est quand même dingue le nombre de potentielles rencontres qu’on pourrait faire et qu’on préfère éviter sous prétexte que ce n’est "socialement" pas acceptable d’aller parler à un(e) inconnu(e) ? Mon frère n’a pas à se poser ce genre de question car ses actes ne sont pas dictés par des codes à la con. “Enchanté Samuel Sawyer Sutton.” Il bombe le torse et relève le menton, bien trop fier d’être un Sutton pour ne pas le montrer et ça me fait sourire. “Mica. Enfin, Michael Ackerman pour être très précis.” Pas de deuxième prénom, ou aucun qui ne mérite d’être révélé. Ils commencent à parler échecs et il ne m’en faut pas plus pour avoir besoin d’un traducteur. Mica pose une question à Samuel et je recule d’un pas lorsque mon frangin se tourne vers moi pour chercher de l'aide. Je lui ai pourtant déjà dit plein de fois qu'il ne devra surtout pas compter sur moi, si un jour il décide de tenter sa chance à qui veut gagner des millions et qu'il se retrouve forcé d'utiliser l'appel à un ami. Comment définir une ouverture si ce n’est en utilisant le verbe ouvrir ? Mon frère semble avoir une idée et je reste encore stupéfait par le vocabulaire soutenu dont il peut faire preuve. C'est à se demander si on ne l'a pas échangé à la naissance ou s'il n'a pas été le prince d'une ville au nom imprononçable dans une vie antérieure.  “Exact ! Je vais te montrer mais c’est comme ça qu’on appelle le début de la partie oui.”  J’essaye de combler le manque d’intérêt de mon petit-frère pour Michael en posant des questions.  “Je devais avoir à peu près l’âge de Samuel quand j’ai commencé donc euh ça doit faire au moins 25 ans.” Samuel fronce les sourcils et je fais de même.  “T’as trente-cinq ans ??”  Il m’ôte les mots de la bouche. Impossible que ce mec soit plus âgé que moi. Il a encore la tête d’un adolescent, pas celle d’un type qui a dépassé la trentaine. “Ou alors, il pense que t’en as cinq.” Je lance à mon frère pour le taquiner. Il me montre la paume de sa main en boudant puis reporte son attention sur l’échiquier. Et quand bien même ce serait le cas, ça voudrait dire que Mica en a trente ce qui n’est physiquement pas envisageable sauf si c’est le cousin germain de Benjamin Button. “Alors première étape pour commencer une partie : il faut tirer au sort pour savoir qui prend les blancs puisque ce sont toujours les blancs qui commencent.” Ok, ça je sais faire. Je suis la trajectoire de la pièce du regard lorsque je la lance en l’air et m’apprête à la récupérer quand Dust s’en charge à ma place. “Décidément, je crois qu’il a envie de jouer.” Samuel prend son air autoritaire et ordonne à Dust de recracher la pièce, mais le chien n’en a que faire et préfère le narguer en tournant autour de la table. “Il aime surtout me mettre dans l’embarras.” Je grommelle en le fusillant gentiment du regard. J’attrape un bout de bâton que je jette à quelques mètres pour que mon chien lâche ce qu’il a dans la gueule et court récupérer ce que je viens de lancer. [color:0588=cc0099] “Allez on recommence.” Je m'empresse de tendre la pièce pleine de bave à Mica en souriant et l’observe faire le tirage à pile ou face.

“Bon tu as eu les noirs, donc je vais commencer.” - “C’est un poil raciste comme concept, tu trouves pas ?” Je demande en arquant un sourcil. Mon frère acquiesce vivement de la tête,  plus parce qu’il trouve ça injuste de ne pas avoir le droit de commencer la partie que pour la discrimination raciale qui peut se cacher derrière une règle qui doit dater de l’âge de pierre. “Pour te faire un petit rappel des mouvements que tu peux faire : le roi peut se déplacer d’une seule case et dans n’importe quel sens comme ça. La dame, cette pièce là peut bouger dans toutes les directions et aussi loin qu’elle veut. Les tours peuvent aller partout sauf en diagonale. Par contre le fou lui ne peut aller que dans les diagonales. Le cavalier il est un peu différent, il peut faire un genre de L comme ça. Et le dernier c’est le pion que tu peux bouger d’une case en avant ou en arrière.” J’essaye de mémoriser les règles, mais je suis juste satisfait de constater que, même si les blancs ont l’avantage sur les noirs, la dame peut se déplacer où bon lui semble alors que le roi ne peut avancer que d’une seule case. Je dois admettre que ça, c’est plutôt cool. “Ca fait beaucoup d’informations mais on s’en souvient vite.” - “J’ai une mémoire d’éléphant, hein que c’est vrai ?” Il se retourne vers moi pour chercher mon approbation que je lui octroie sans hésiter. “D’habitude, j’aime pas les expressions de Gus parce que la plupart sont fausses. La vie des rats, par exemple. C’est nul. Les rats n’ont pas une durée de vie exceptionnellement longue. C’est même tout le contraire, alors que les pachydermes font partie des animaux les plus intelligents de la planète !” Je fais mine d'esquiver une balle perdue avant de me repositionner à côté du gamin qui vient de me tailler un short. [color:0588=cc0099]“Et le but du jeu c’est de mettre le roi en échec et mat. Ca veut dire qu’on a réussi à piéger le roi et qu’il ne pourra pas parer notre coup.” Samuel s’installe en face de Mica et pose ses deux mains à plat sur la table. Je peux voir dans ses yeux qu’il est prêt à dégommer le roi et Mica. “C’est bon pour toi ?” Il acquiesce de la tête tout en regardant son adversaire déplacer son premier pion. Quant à moi ? Je me contente d’invoquer l’esprit de Martin Luther King et celui de Nelson Mandela pour que les noirs ressortent vainqueurs de cette bataille. Sam tapote son menton avec le bout de son index pendant l’espace de quelques secondes avant de prendre son cavalier et de le positionner en E6. Il fallait forcément qu’il commence par bouger le cheval, lui qui se prend pour un cow-boy. Je jette un coup d'œil à Mica pour sonder sa réaction, j’ai beau ne pas être emballé par le jeu, j’ai tout de même envie de voir mon petit-frère gagner. “Et sinon, tu fais quoi dans la vie ?” Je demande en fourrant mes mains dans les poches de mon pantalon. Loin de moi l’idée de vouloir le déconcentrer, hein. “Enfin, à part jouer aux échecs.” Contre des mômes de dix ans. C’est pas ça qui va payer son loyer. Peut-être qu’il a pas besoin d’argent et que c’est le fils de quelqu’un d’important. Il a la gueule d'un gosse de riche, ça expliquerait pourquoi il fait beaucoup plus jeune que son âge. Le botox, tout ça, c’est à la mode chez les bourges. “Les parties durent combien de temps en moyenne ?”  Je demande en espérant qu’elle n’égalent pas le temps qu’on peut perdre à jouer au monopoly. “Tu peux te taire ? J’essaye de me concentrer.” Il rétorque en se rongeant les ongles. Il est stressé et prend cette partie d’échec trop au sérieux.  C'est pas bon signe et ça ne laisse rien présager de bon pour la suite. Je sors son casque anti-bruit de la poche intérieure de ma veste en jean et le pose sur ses oreilles pour qu’il puisse jouer sans être hyper stimulé par les différents sons qui l'entourent. “Je t’offre un café si tu le laisses gagner.” Je chuchote à Mica. Ouais, je sais, c’est mal. Mais ce mec a vingt-cinq ans d’expérience dans le domaine alors que mon petit-frère, bien que super intelligent, reste un novice. Il faudrait un miracle pour qu’il remporte la partie et dans la famille, on a tendance à les faire fuir, les miracles.

Janvier 2022 On débat sur l’âge du joueur et j’en profite pour taquiner mon frangin en le rajeunissant de cinq ans. Oui, je fais ce que je détestais qu’on me fasse à son âge. Sam est bien plus mature que ses camarades de classe, plus intelligent, aussi. Mon avis n’est peut-être pas objectif, mais son QI plus élevé que la moyenne parle pour lui-même. Néanmoins, il y a des moments où j’aimerais qu’il soit plus naïf et moins terre à terre. Parce que c’est beau de voir les gamins s’émerveiller devant des histoires qui n’ont ni queue, ni tête. J’aurais aimé le voir faire les cents pas à la veille de Noël ou qu'il puisse se réveiller en criant que la petite souris est passée. Il a dix ans, le temps passe tellement vite que j'aimerais lui dire de ralentir. “Trente deux !” On écarquille les yeux en le reluquant de la tête aux pieds. Je lui aurais donné la vingtaine, grand max. Je mets mes mains à couper qu’on doit encore lui demander sa carte d’identité. Les échecs lui font gagner des points en maturité, mais son visage ne semble pas avoir été marqué par la puberté. Je l’écoute expliquer les règles à Samuel qui s’installe face à lui et remonte ses manches pour dégager des mains afin d'éviter d’être déconcentré par le frottement du tissu sur la table en bois. “Les règles sont très anciennes, ça c’est sûr.” Vieilles et démodées. Je suis étonné qu’elles soient encore d’actualité. C’est même à l’opposé des  valeurs que je souhaite inculquer à mon petit frère. Certes ce n’est qu’un jeu, mais je dois me faire violence pour ne pas interrompre le début de leur partie en exigeant de donner la main aux pions noirs. “Oui, c’est un peu comme la mémoire des poissons rouges, y a des études qui prouvent qu’ils ont une grande intelligence. Il y a pas mal d’idées reçues dans les expressions.” Je lève les yeux au ciel en posant mes fesses par terre. Mes connaissances en poissons rouges se limitent à Nemo. Dory a beau être intelligente, elle serait bien incapable de gagner une partie de mastermind. Je profite des explications qu’il donne pour checker les notifications sur mon portable avant de le remettre dans ma poche. “Je suis architecte d’intérieur.” Plutôt cool comme métier. Quand j’étais plus jeune, j’avais une voisine qui était fan des Sims. Je me souviens d'un jour où j'avais été contraint de passer l'après-midi chez elle. Elle m'avait forcé à la regarder décorer des maisons en utilisant des cheats codes, cette tricheuse. Je crois que c’est à partir de ce moment-là que j’ai capté à quel point l’appartement de mes parents pouvait être petit comparé aux villas de ses personnages virtuels. “En fait c’est très variable ça…” Il n’a pas le temps de finir sa phrase que Sam réclame le silence. Je me lève pour lui mettre le casque anti-bruit sur les oreilles et en profite pour amadouer son adversaire en lui demandant de le laisser gagner. “C’était déjà prévu ne t’en fais pas.” J’arque un sourcil. Je ne m’attendais pas à autant de gentillesse de sa part. C’est même un peu trop facile à mon goût. L’esprit de contradiction me pousserait presque à revenir sur ma proposition. Primo parce qu’il a l’air certain de pouvoir gagner contre mon frangin et secondo parce que Samuel doit apprendre à faire face à une défaite sans s’énerver. Le truc, c’est que je compte sur cette victoire pour lui redonner le sourire. Du positif, c’est tout ce dont il a besoin en ce moment. “Bon je vais quand même éviter le faire gagner en quatre coups, il trouverait ça suspect. Il faut qu’il savoure cette victoire.” J’hoche la tête en souriant. C’est qu’il a bien cerné son adversaire, Sam est loin d’être dupe. Je l’observe bouger sa pièce tout en essayant de deviner le prochain coup de mon petit frère. Il prend son temps, pose ses doigts sur une pièce sans la bouger, puis sur une autre. C’est le fou qu’il décide d’utiliser, il le déplace en diagonale et fait tomber un pion adverse en souriant de toutes ses dents. “Bien joué !” Je dis en relevant légèrement son casque pour qu’il puisse m’entendre. “Et sinon, t’as d’autres passions dans la vie ?” Je demande à l’adversaire de mon frère. Les échecs, c’est cool, mais ce n'est pas ce qui va m’aider à faire la conversation. Je pourrais m'asseoir et les regarder jouer sans rien dire, mais je déteste les blancs et puis j’aurais l’air bien con. J’arrive bientôt à court de sujet de conversations et ça me fait légèrement paniquer. Quant à ma vie, elle n'a pas l'air de l'intéresser ou peut-être qu’il n’y a que les échecs qui méritent son attention. D'ailleurs, les échecs, ça me connaît. Sauf que mon palmarès n'a rien à voir avec le jeu de stratégie. Dust vient s’allonger à côté de moi en soupirant et je lui lance un regard complice. “Tu l’as trouvé où ton échiquier ?” Je demande en le pointant du doigt. Est-ce que je viens de brûler ma dernière cartouche ? Absolument. Enfin, presque. Il me reste toujours l’appel à un ami. Le concept ? Faire semblant d’avoir un appel important et fuir la situation.


“Échec et mat !!” Il gueule après avoir fait tomber le roi. Sam lève son poing en l’air et je l’applaudis en lançant un regard à Michael pour le remercier silencieusement. Ça fait un bien fou de le voir heureux, assez pour me convaincre que le laisser gagner était une bonne idée. “T’es un champion.” L’engouement de Samuel est communicatif  puisque Dust se met à aboyer pour fêter la victoire de son humain préféré. “C’était pas facile, tu t’es bien débrouillé.” Il lance à son adversaire et je dois détourner la tête pour cacher mon rire. “T’as fait une erreur en bougeant ton cavalier, mais l’essentiel c’est de participer. Pas vrai ?” J’acquiesce la bouche en cul de poule. Non mais il ne manque pas de toupet celui-là. Je compte plus le nombre de fois où il m'a envoyé chier en m'entendant prononcer les mêmes mots que ceux qu'il vient d'utiliser pour consoler son adversaire. “On est d’accord et je serai là pour te le rappeler la prochaine fois que tu seras celui qu’il faudra réconforter.” J’ajoute en faisant un clin d'œil à Michael. Il hausse les épaules et attrape les pièces pour les remettre sur l’échiquier. “On va devoir rentrer, mais c’était sympa. Merci !” Je dis après avoir jeté un coup d'œil à ma montre. Il commence à se faire tard et j’ai encore le repas à cuisiner, la lunch box de Samuel à préparer et des stickers à dessiner. J’ai un peu délaissé mes commandes de freelance ces derniers temps, par manque d’envie.