Le voyage en Corée touche à sa fin tout comme leurs vacances. Un amer retour à la réalité. Mais, ils avaient encore quelques jours de « liberté » devant eux. L’un à côté de l’autre, ils sortirent de l’avion pour rejoindre le tapis roulant qui leur rendrait leurs valises. Et, comme tout être humain normalement constitué au cours de notre siècle, ils étaient également en train d’ôter le mode avion pour voir s’ils n’avaient pas loupé un événement important : une invitation à boire un verre, le décès d’un acteur de leur enfance ou tout autre nouvelle du genre. Oli avait d’ores et déjà remis son téléphone dans la poche de sa veste et était devant Billie, tendant le cou à la recherche de leurs valises. Un coup d’œil dans sa direction, il s’approche d’elle pour lui confier qu’elle pouvait rester là, il s’occuperait des valises. Ces valises qui se déroulent sous ses yeux, c’est une bonne technique pour lentement sortir du mode des vacances. On perd sa patience. On retrouve lentement la frustration des jours habituels. Les autres personnes vous énervent, vous agacent comme cette personne qui se place toujours devant vous, celle qui commente toutes les trois minutes que c’est trop long, que ça va pas assez vite, que sa valise doit encore une fois être la dernière. Oliver retrouve l’humanité et a d’ores et déjà envie de reprendre un avion pour une autre destination, une île déserte serait une bonne idée.
Et, c’est dix minutes plus tard que armé de leurs valises, il finit par retrouver une Billie bien plus pâle que d’ordinaire. Il avait envie de lui parler de ce type hyper reloud qu’il avait eu envie d’étriper … mais il prend vite conscience que cette anecdote débile n’est pas pour maintenant. Les sourcils froncés, son sourire naturel a disparu pour laisser place à un air beaucoup plus sérieux et plus inquiet. Il y a quelque chose qui cloche et cela n’a rien à voir avec l’air déçu de fin de vacances. « Qu’est-ce qu’il y a ? », demande-t-il tout de suite avec ce ton inquiet qui va de pair avec sa moue. Pas besoin de mot pour comprendre qu’il y a quelque chose qui cloche. Elle a cet air perdu sur le visage. Elle est bien trop pâle. Pas une bonne nouvelle, c’est une certitude. Elle est inquiète. Elle est perdue. Elle est sous le choc ? « Billie, il s’est passé quelque chose ? » et il lâche les valises pour pouvoir attirer son attention en posant ses mains sur ses épaules et essayer de la ramener à la réalité. « Billie ? » répète-t-il doucement, une main venant se poser sur sa joue.
Oliver est à cet instant bien loin d’imaginer que ce n’est pas un retour à la réalité, ce n’est pas une mauvaise nouvelle, c’est un tremblement de terre. Le monde de Billie et a fortiori le sien est sur le point de se transformer, de tourner en Enfer. Le sol vient de s’ouvrir sous leur pied et il n’a pas conscience qu’il vient de chuter avec elle. Une chute interminable. Impossible de connaître quand a lieu l’atterrissage et surtout comment … C’est le début de la fin, ou la fin d’un début. Dans tous les cas, ce n’est pas un retour à la maison classique. @Billie Redfield
Il faut croire que toutes les bonnes choses ont une fin, et les vacances en Corée du Sud avec Oliver, en font partie. J’ai adoré le dépaysement que cet interlude a procuré chez moi et franchement, c’est une destination que je recommande. En amoureux. Ou pas. Je me dis que je vais en faire part à Icare, quand je le verrais. À Sara aussi, et tout ceux et celles de la Brigade. À Cass’, je lui ferais un monologue détaillé sur la nourriture coréenne. En omettant certains détails sur ce qu’on a fait avec Olly’ dans la chambre, pour l’inaugurer. La blonde, c’est mon amie. Mais, y’a certaines limites à conserver et à ne pas dépasser.
Grimaçant, tout en fronçant mon nez parsemé d’éphélides, je laisse mon binôme (qui l’est encore pour l’instant), être le préposé à la récupération des valises. Comme j’ai pensé, à tout le monde, y’a un instant où je pense à Charline, ma mère. Y’a limite un compartiment entier dans ma valise, qui n’est que pour ses souvenirs à elle. Avec un sourire, je me dis que ça va lui plaire. Qu’elle va encore faire la modeste, en me disant qu’elle n’en a pas besoin. Et que moi, je vais insister. Et qu’on va peut-être se disputer. Au moment où je pense le dire à mon petit ami, qu’on peut aller la voir quelques heures avant de rentrer chez ‘nous’, -enfin notre futur chez nous-, j’ai une sorte d’intuition ou de mauvais pressentiment. Le genre de truc qui n’arrive pas que dans les films et qui me fait avoir des sueurs froides, tout le long de mon échine dorsale.
C’est au moment où je remets mon téléphone joignable pour tout le monde que se confirme cette impression. Sur mon écran, une vingtaine d’appels en absence, qui ont eu lieu pendant notre trajet en avion où il m’a été impossible de répondre. Haussant un sourcil, je me dis que je connais ce numéro, parce qu’il est enregistré dans mon répertoire et qu’il y a son nom dessus. Un nom que je ne veux pas voir et que je ne veux pas comprendre. Tremblante, j’écoute le dernier message vocal qui date d’il y a une dizaine de minutes. Quelques mots. Atones. Ces mêmes mots qui concernent Charline, ma mère. Des mots … où il est question de suicide. Que je dois venir vite. Dans ma tête tout s’embrouille. Et, je suis à la limite que mes jambes se dérobent. Heureusement, que je suis contre le mur froid de l’aéroport.
Je n’entends même pas quand il me rejoint. Je ne le vois même pas. D’un œil extérieur, je dois être aussi livide qu’un fantôme. Parce que c’est ce que je suis là. J’ai perdu ma mère, à la fin de mes vacances idylliques avec mon partenaire. À la fin de cette année de merde qu’on a laissé derrière nous, pour en entamer une autre, visiblement. C’est au moment où je sens sa présence proche, que je sors à peine de ma transe. Toujours sous le choc. Toujours à deux doigts de m’effondrer. Inconsciemment, c’est ce que mes jambes font, mes genoux sur le carrelage glacé de l’aéroport. Au sol, j’essaye de lever mon regard gris vers mon interlocuteur, où il y passe des ombres. Ma bouche, quant à elle, s’articule sur du vide. Y’a aucun mot qui sort. Juste le néant.
Chancelante, et toujours à terre, je lui tends mon téléphone pour qu’il écoute le message. Parce que dans ma détresse, je l’ai pas effacé. Parce que y’a pas moyen que je parle là. C’est ‘terminé’.
Elle n’est pas là. Elle est absente. Ailleurs. Sous le choc. Elle est sous le choc. Il essaie de la retenir alors que le sol lui échappe et qu’elle perd pied. Plus qu’inquiet, il s’accroupit devant elle et essaie de capter son regard en posant les mains sur ses joues. « Hé Billie … », répète-t-il doucement en cherchant son regard mais même s’il a le sentiment qu’elle le regarde, elle ne semble pas le voir. Elle est ailleurs. Tout est ailleurs. La lumière est éteinte. Il lui caresse avec tendresse la joue, dépose un baiser sur son front comme si cela allait la ramener vers lui mais rien n’y fait et c’est quand elle lui tend son téléphone qu’il comprend que c’est par lui-même qu’il devra apprendre la nouvelle. Son regard se baisse sur son téléphone et toujours accroupi face à elle, il écoute le dernier message vocal de la rouquine. Il ne reconnaît pas la voix de la personne qui parle mais c’est en entendant le nom de la résidence, le nom de la patience, qu’il comprend. Charline. Sa main aussitôt vient saisir celle de Billie et ses doigts pressent les siens quand il l’entend prononcer des phrases si factuelles. Un incident. Des condoléances formulées à demi-mot. Si peu d’empathie. Le message s’arrête et c’est à cet instant qu’il tourne la tête vers pour venir enrouler ses bras autour d’elle, toujours accroupi face à elle. Silencieux, il la serre contre lui, vient poser sa main sur l’arrière de son crâne, se plongeant dans ses boucles rousses pour venir caresser sa nuque.
Il n’a pas les mots. Il ne sait pas ce qu’on doit dire dans ce genre de moment mais il se souvient qu’il aurait simplement voulu être dans les bras de sa mère lors du décès de sa sœur cadette. Simplement avoir le sentiment de ne plus tomber, mais d’être retenu. Alors, il agit de cette manière avec la rouquine et tendrement, il lui caresse la nuque et pose son menton sur le haut de son crâne … ignorant royalement le fait qu’ils sont accroupis sur le sol, au milieu de cet aéroport et que certains s’attardent sur eux. « Billie … », il relâche son emprise pour essayer de capturer son regard. « Je suis désolé … tellement désolé … » souffle-t-il, caressant du bout des doigts ses joues sur lesquelles il a posé ses mains pour continuer à la regarder, à ce qu’elle le regarde. « On va y aller … je vais t’y conduire. D’accord ? », ajoute-t-il tout en acquiesçant d’un signe de tête à ses propres paroles. Mais, elle a des airs de zombie. Elle ne réagit pas vraiment. Elle est sous le choc. Elle est en mode automatique. Il le voit. Il la connaît suffisamment pour voir qu’elle est dans un entre-mondes. Doucement, il vient glisser sa main dans la sienne, la porte à ses lèvres pour y déposer un baiser. Et, c’est dans un silence de plomb qu’ils gagnent le parking souterrain. Elle a le pas lent. Elle est ailleurs. Un zombie, je vous dis.
Un regard dans sa direction quand elle prend place sur le siège passager, il fronce les sourcils et se penche vers elle pour attacher sa ceinture, pressant doucement sa main sur sa cuisse pour lui faire comprendre qu’il était là. Mais elle, elle regardait le vide. Son esprit était ailleurs. Aucune idée de l’endroit. Mais elle n’était pas là. Concentré, il alternait entre la route et elle. Elle ne pleurait pas. Il n’y avait aucune émotion sur son visage. Elle avait l’air vidée de toute vie …
Le moteur s’arrête et il reste ancré dans ce silence car il a aussi peur qu'elle.
Y’a rien qui m’atteint là. Je suis dans un entre deux complet et fantasmagorique qui n’a rien d’exceptionnel. Y’a pas de plénitude après un orgasme avec Oliver, y’a juste le néant qui a un étrange goût métallique. Parce que peut-être qu’en tombant sur le sol, je me suis salement mordu les lèvres, quitte à avoir ces quelques gouttes rouges qui ont arrêté leur trajet dans ma bouche. Même là, j’ai pas mal. Parce que je suis anesthésiée de partout. Autant dans mon corps que dans mes émotions. Tout comme je perçois mon petit ami, j’arrive juste pas à interagir avec lui. Malgré qu’il soit là.
J’aimerais hein. Mais, je peux pas.
Le seul geste qu’il a eu de ma part, c’est quand je lui ai tendu mon téléphone. Car, y’avait plus aucun son qui sortait d’entre mes lèvres, à ce moment-là. Rien. Y’a ma petite voix pernicieuse qui s’est même demandé pourquoi moi, Billie Redfield, je parlais plus. Parce que j’en ai plus l’envie mais surtout la force. Mon regard gris se pose de nouveau sur mon binôme sans vraiment l’observer. Je sais qu’il est là. Qu’il est présent. Vu qu’il me parle. Mais, sa voix me parvient comme étouffée, comme si j’étais sous l’eau en train de me noyer. Parce que oui, définitivement, je suis en train de me noyer. Néanmoins, je sens son inquiétude et son corps contre le mien. Là encore, y’a sa présence. Y’a son réconfort. Et ses excuses. Parce qu’il vient d’apprendre qu’il n’y a plus de Charline.
Que je ne ferais plus de visite à Charline. Qu’il n’en fera plus non plus.
J’erre sans vraiment le conscientiser. Tout comme ces gens qui nous ont remarqué, alors que moi, j’en ai pas fait cas. Avec une tendresse née de son affection qu’il possède envers moi, je sens Oli’ qui me soulève du carrelage froid de l’aéroport pour me remettre droite sur mes Dr. Martens. Mes jambes sont encore flageolantes, mais il me retient alors qu’on rejoint le parking souterrain et qu’il a décidé de me conduire là-bas. Qu’est-ce que je vais y trouver comme réconfort à y aller ‘là-bas’ ? On va juste me dire en face que ma mère est morte. Qu’elle a pas eu le choix que de faire ce qu’elle a fait et comme je suis sa seule fille, c’est à moi de l’identifier …
Sauf que j’en ai pas envie putain ! J’ai juste envie qu’on me rende ma mère ! Que je puisse lui offrir ce que j’ai trouvé pour elle dans ma valise ! Qu’elle me dise qu’elle m’aime, qu’Oliver est un bon parti, qu’on rigole bêtement comme dans un sitcom des nineties et qu’on se barre. Parce qu’elle serait fatiguée et que converser longtemps, ça l’use. Voilà. Ça là, c’est tout ce que je demande. Avec une certaine stupéfaction, je me rends compte que je suis dans la voiture de mon partenaire. Sans savoir comment j’ai pu m’asseoir dedans. Mon cerveau a déclaré forfait alors, c’est mon corps qui est passé en mode automatique ou poupée de chiffon. Au choix.
Tout comme j’ai senti ses mains sur mes joues et son anxiété dans la voix, je ressens que le brun qui m’accompagne attache ma ceinture. Presse sa main sur ma cuisse. Pour garder et conserver un contact. Aussi fugace soit-il. Durant tout le trajet jusqu’à la Clinique, je parle pas. Je reste mutique. Observant la route et le paysage qui défilent plutôt que d’articuler quelque chose. Je remarque même pas quand les iris bruns d’Oliver se posent sur ma personne. Je suis ailleurs. Et spoiler : c’est pas un ailleurs très très cool.
Y’a même pas des larmes qui me viennent … ça m’a bouffé toutes mes émotions. Ça m’a drainé de toute vie. De toute substance. À l’arrêt, sur le parking de l’établissement, -je le reconnaitrais même dans mes pires cauchemars-, je défais rapidement ma ceinture. Parce que j’ai froid, j’ai chaud. J’ai envie de vomir. Et ça vient pas de la nourriture qu’on nous a servis dans l’avion. Ça vient du fin fond de mes tripes et de ma douleur. Douleur, que je crache sur le sol, en même temps que je pose une main sur la portière.
- Pour … quoi ? … C’est la seule interrogation qui sort de ma bouche. Même si je vois pas l’édifice devant moi, même si je ressens pas Oliver derrière moi. Moi, à cet instant … j’ai juste envie de me barrer loin d’ici. Avec ma mère.
Ici encore, ma petite voix me dit que je pourrais plus.
Ils sont sur le parking de l’établissement et un bref regard vers Billie lui suffit pour prendre conscience que rien ne va. Elle n’est pas là. Elle n’est plus là. Toujours aussi pâle. Toujours aussi fébrile. Toujours aussi muette. Toujours aussi vide. Oliver n’a pas les codes pour pouvoir l’apaiser. Il ne sait pas ce qu’il faut faire, ce qu’il faut dire. Il n’a pas les trucs et les astuces ; personne ne les a. La prendre dans ses bras, saisir sa main, lui dire des mots doux, l’aider à relativiser, souligner sa présence, rien n’a de sens. Plus rien n’a de sens car elle vient de perdre la personne dont elle lui a le plus parlé durant leur voyage, parce qu’elle était le vestige d’une famille unie, d’une famille tout court. Il sait que rien ne pourra apaiser les maux, le mal que cette perte soudaine et brutale vient de créer. Alors, il se fait silencieux, il est juste là. Les paupières d’Oliver se ferment quand il la voit ouvrir la portière et qu’il entend cette question à laquelle ils n’auront peut-être jamais de réponse. « Pour … quoi ? …» Il aimerait pouvoir lui dire quelque chose de rationnel. Il aimerait que tout cela soit rationnel mais rien ne l’était. Ils étaient entrés dans un monde parallèle, une autre dimension où plus rien n’avait de sens. Ils marchaient droit mais le monde allait de travers. Ils n’avaient plus aucune prise. Il tendit le bras pour venir poser une main sur son épaule qu’il massa pendant quelques secondes avant de caresser avec tendresse son dos. Un silence de plomb à ne pas pouvoir trouver les mots justes.
Quand ils font face à l’édifice, Oliver a le sentiment que ce dernier est plus imposant, plus grand, plus sombre que la dernière fois. Il a le sentiment qu’ils se font engloutir par ce monstre de briques quand ils poussent la porte de ce dernier. Tout devient irréel pour elle, et c’est donc à lui de prendre la relève. Il devient celui qui prend la parole, restant néanmoins à proximité de la jeune femme. Il leur suffit d’entrer dans l’établissement, de croiser le regard d’une infirmière médicale à l’accueil pour qu’ils soient reconnus comme liés à « l’incident ». Des échanges de regard entre professionnels et on les guide dans une pièce à part. Ils errent dans les couloirs jusqu’à atteindre ce fameux bureau dans lequel on les prépare à la douloureuse vérité. « Je suis là.» souffle-t-il aux côtés de la rouquine, passant une main dans son dos avec tendresse alors que la directrice de l’établissement les invite à s’asseoir pour parler de ce qui vient de se passer. Oliver est suffisamment « conscient » pour savoir que c’est la première étape. Ensuite, on parlera du corps. Ensuite, on parlera de la bureaucratie. Ensuite, tout deviendra réel.
« Mademoiselle Redfield. Avant toute chose, je tiens à vous présenter mes plus sincères condoléances ---» A peine cette phrase prononcée, Oliver vient aussitôt saisir la main de sa petite amie parce qu’il veut qu’elle ait quelque chose, quelqu’un sur lequel s’accrocher. Il veut être le phare en pleine tempête. Il veut être la personne sur qui elle peut compter même à cet instant où tout devient flou, où le sol s’ouvre sous ses pieds.
J’ai cette étrange impression que le bâtiment qui nous fait face peut nous engloutir. Ou du moins, que le sol peut s’affaisser sous mes pieds, que je me sentirais aspirée vers le plus douloureux des Enfers, pour ne plus jamais en ressortir. Je me sens là, sans être vraiment là. Comme si je suis simple spectatrice et non actrice, de ce qui peut m’entourer. J’agis pas, je subis juste. C’est tellement à des lieues de ce que je peux être, que ça me perturbe autant que ça me rassure. C’est paradoxal, mais je crois être bien choquée pour m’y faire. Tout comme je perçois Oliver, sans le voir réellement. Et, c’est bizarre comme sensation. Je sais qu’il est là pourtant, mais je suis intouchable. Inatteignable.
Y’a une sorte de barrière invisible que je veux placer entre le Mal et moi. Mais, j’y arrive pas. La perte de ma mère, c’est trop douloureux. Et encore, j’arrive pas à la nommer comme telle. C’est juste pour moi une disparition temporaire et je vais la retrouver juste après. Si on est ici, c’est pour la voir, non ? Comment il peut en être autrement ? On y va pas pour autre chose, hein ? Malheureusement, y’a ma petite voix, -la pernicieuse-, qui me dit que ‘si’ : on est présents pour un truc bien spécifique et douloureux. Tout comme à l’aller et pour le restant de cette journée, je me laisse guider par mon petit ami. Y’a mes jambes qui avancent mais plus mon cerveau. J’avance comme un automate, une satanée poupée de chiffon qui peut pourtant s’écrouler à chaque pas.
Ça me tue de passer les portes de l’établissement. Ça a le mérite de me donner un haut le cœur foudroyant et faut que je prenne sur moi pour ne pas rendre de nouveau ce qu’il me reste dans l’estomac, sur le carrelage impeccable de l’accueil. Y’a cette sale odeur que je déteste. Aseptisée et acide. Édulcorée et insipide. Tout le contraire des fragrances de Charline. Là encore, je me laisse entraîner, je suis le mouvement. Jusqu’à ce que je m’assoie, -ou c’est peut-être Olly’ qui m’a assise sur la chaise ; je sais plus-, face à la directrice de l’institut. J’ai du mal à regarder en face, la femme présente sur la chaise en face de moi.
Y’a ses mots qui résonnent et qui bourdonnent dans mes oreilles. Je reconnais mon nom de famille en premier lieu puis le terme ‘condoléances’, ensuite. Et, je me rends compte que c’est de pire en pire. Que c’est de plus en plus réel, ce qui se trame là. Entre ces murs. Au moment où mon partenaire de vie, vient saisir ma main, ma tête aux boucles rousses se tourne vers lui. Et, je reste à le fixer quelques secondes de mon regard gris. Ma main se resserre instinctivement avec la sienne, parce que j’ai peur de la suite. Quand il faudra que … je vois Charline. Que je réfléchisse à la suite. Que je lui souffle mes adieux vers son ailleurs. Et, j’ai pas envie de ça. Je comptais à ce qu’elle me voit me fiancer, assister à mon mariage … avoir pour une après-midi entière son ou ses petits-enfants.
Ou, je sais pas. Revoir son visage sourire, parce qu’elle irait mieux et qu’enfin, elle aurait eu toute sa tête. Au lieu de ça, c’est tout l’inverse qui s’est produit. Elle verra rien de tout ‘ça’. De mon parcours de vie, avec celui qui est assis à mes côtés, pour longtemps, j’espère. Avec un sourire immanquablement triste, je viens frôler du bout de mes doigts, les joues de mon Oliver. Avant de me jeter dans ses bras, parce que j’ai perdu ma maman et que c’était trop tôt. Y’a toujours pas de larmes qui me viennent. Y’a toujours pas de sanglots. Parce que c’est bloqué. Parce que c’est peut-être trop tôt ? D’ailleurs, j’arrive pas à remercier la femme pour ses condoléances hypocrites. Pour l’instant, je suis dans les bras d’Oliver, le temps que l’orage passe et que ce qui se trame dans ma tête arrête de hurler.
Oliver est devenu l’ombre de Billie. Il ne la quitte pas d’une semelle. Elle est devenue un fantôme, l’ombre d’elle-même. Elle parle peu. Elle mange peu. Elle est coincée en mode automatique et ne semble pas s’en sortir. L’inquiétude de l’ancien enquêteur est palpable. Il n’a pas les solutions pour la faire sortir de ce tunnel. Il ne sait pas comment y parvenir et s’il pourra un jour y parvenir. La perte d’un parent, de son dernier parent. Il aimerait pouvoir prendre sa douleur, ou moins lui octroyer quelques pauses. Impossible. Il y a les papiers à signer, l’enterrement à organiser, les amis, collègues, membres de la famille à contacter. Tant de choses à faire que Billie se noie dans ces occupations qui ne la renvoie qu’à une chose : sa mère est partie. Elle n’est plus et elle n’aura pas eu l’occasion de lui dire quoique ce soit. Pas même un au revoir. Rien. La fin brutale que personne ne souhaite vivre. Oliver demeure là. Il est à ses côtés à chaque étape. Parfois silencieux, parfois il se voit contraint de prendre la parole et de parler au nom de sa partenaire, qui ne trouve pas les mots, submergée par l’émotion. Ils font équipe. Il fait mur pour elle, devant elle, essayant d’encaisser pour elle. Avec elle. Puis vient le jour fatidique. Le jour au cours duquel on se dit au revoir, à sa manière. Le jours au cours duquel son décès serait discuté au passé, car la vie continue, les autres, ceux qui restent doivent aller de l’avant. Billie y compris.
Plusieurs jours plus tard … Au réveil, il dépose un baiser sur son épaule alors qu’elle est tournée de l’autre côté dans leur lit. Sans doute n’a-t-elle pas fermé l’œil de la nuit. Il passe sous la douche et se cherche le seul et unique costume qu’il possède. Celui des mariages, des cérémonies importantes et des enterrements désormais. Quand ils se retrouvent dans la cuisine, il lui a préparé un café et vient de nouveau déposer un baiser sur sa tempe. Elle est absente. Puis, il jette un coup d’œil à l’heure. Bientôt arrive le moment où ils doivent se rendre à l’église pour se dire au revoir, se séparer. Il déglutit avec difficulté. Comment sera la vie après ? Comment sera Billie après cette vague d’événements à organiser, de papiers à remplir, signer, documenter ? Comment va-t-elle réagir quand tout deviendra de nouveau lent, silencieux et surtout si vide ? Ses doigts se glissent dans les siens quand il constate que c’est le moment de partir pour ne pas arriver en retard mais surtout en avance. « Tu n’as rien oublié ? C’est le moment d’y aller. », lui demande-t-il de cette voix douce. Une fois la porte de leur appartement fermée, il s’autorise une clope qu’il vient coincer entre ses lèvres. Fumer. Il fume plus que de raison depuis le décès de Charline. Un moyen comme un autre de ne pas avoir à mettre les mots sur ce qu’ils traversent ensemble. Un nuage gris les enveloppe alors qu’ils se dirigent vers la voiture qui les conduira à quelques minutes de là, à l’endroit où aura lieu la cérémonie tant redoutée. « Je vais être là, jamais bien loin, ok ? On en a déjà parlé mais je le redis, si jamais il y a quoique ce soit, un mot de ta part suffit. Compris ? » lui dit-il tout en venant poser sa main libre sur la sienne. La famille de la rouquine sera là, sans doute pas mal de collègues. Mais, il ne veut pas qu’elle le croit loin, qu’elle le perde de vue. Il lui offre un sourire rassurant.
Oliver me suit comme une étrange ombre. Jamais loin de moi. D’ailleurs, je l’ai jamais vu aussi proche et je le sens qu’il s’inquiète. Parce que non, je ne vais pas bien. Non, je n’ai pas envie de bouffer alors que pourtant, on sait que je ne vis que pour ça. Y’a aucun aliment qui me plaît en ce moment, et je mange que parce qu’il le faut. Même si tout a un goût de cendres et de fiel et qu’à chaque fois, j’ai envie de tout rendre dans mon assiette. Mais, je dois me forcer. Pour tenir encore debout. Pour tenter de pas me faire avaler par le tourbillon, qui est en train de me consumer. Ma mère est morte et je dois faire avec. Je suis un dommage collatéral de son geste. Et, je dois tout encaisser. Or, mon petit ami est présent et je l’en remercie.
Même si c’est pas par des mots, -j’arrive pas à parler ; c’est bloqué-, c’est au moins par des gestes. Des tentatives de sourire et des baisers. Parce que je l’aime profondément et que s’il n’était pas là, je m’effondrerais totalement. Comme un vulgaire château de cartes. Mais, il est là et bien présent et pour ça, je peux m’estimer reconnaissante. Alors que je sais que la suite va être pénible et horrible à subir, mais j’ai plus trop le choix. C’est comme ‘ça’. C’est ainsi. C’est pas comme si je me réjouissais d’enterrer ma mère, alors que de mon point de vue : on avait tellement de moments de complicité à partager entre mère et fille. Toutefois, faut croire que c’est loupé. Qu’on se verra plus. Jusqu’à la prochaine fois, du moins.
La prochaine fois : elle est là. Tandis que je remonte mes longues boucles rousses dans un chignon austère et que je me maquille un peu. Pour revêtir une robe en velours noir cintrée et des hauts talons assortis, de cette même couleur de deuil. Avec un soupir, je récupère mon sac à main et je remarque que mon petit ami s’est paré d’un costume qui à lui aussi, ne lui sied pas au teint. Je lui offre un tendre sourire, alors qu’il se fait courtois et adorable. Comme quand il m’a préparé cette tasse de café, à laquelle je n’ai pas touchée. Et, qui doit toujours reposer sur l’ilôt central de notre cuisine. Tant pis, je la boirais froide en rentrant. Ou, je la jetterais dans l’évier. Au choix.
- Oui. Ce seul mot sonne comme une sentence alors qu’on se dirige vers le cimetière et que je sais pas quoi en penser. Durant tout le trajet, je parle pas. Mais, je scrute mon binôme avec un petit sourire. Merci.
C’est un ‘merci’ qui englobe tout. C’est pour tout ce qu’il a pu faire depuis … c’est pour son abnégation et son contrôle de lui-même, alors que moi … je suis à la limite de lâcher prise et d’imploser. C’est un seul mot pour lui dire combien je lui suis redevable et combien je l’aime. Parce que ouais, sans lui … c’était l’apocalypse assurée. Même si je sais pertinemment qu’il va me souffler qu’il n’y ait pas besoin de le remercier … je le fais quand même.
- D’accord. Je note l’emplacement où il se trouve avant de commencer mon oraison funèbre. Il faut que j’inspire et que j’expire, sinon je vais bégayer ou pleurer. Y’a ma famille éloignée qui s’est pointée au rendez-vous et je me dis que c’est toujours comme ça : on se voit aux évènements tragiques pas aux heureux.
C’est comme une satanée tradition.
Je m’y reprends à plusieurs fois avant d’adopter (enfin) un discours cohérent. Et, mon regard gris n’a eu de cesse de croiser celui d’Oliver Dawson. Comme une sorte de phare, en plein dans la tourmente. Là encore, je formule un « merci » silencieux, quand j’en ai terminé. Avant de me diriger de nouveau vers lui et d’accepter cette suite. Celle où la Terre, n’aura plus de Charline Redfield. Au moins, je me dis qu’elle sera enfin heureuse : elle rejoindra mon père.
Avec des sourires, je reçois les ‘sincères condoléances’ de chacun et chacune, jusqu’à ce qu’enfin je n’en entende plus. Prête à faire une indigestion de ces mots d’ailleurs. Là, j’ai besoin de calme et d’espace. J’ai besoin que plus rien ne s’agite autour de moi, pour pouvoir enfin accepter l’inacceptable : que je suis orpheline, maintenant. Que le chemin va être long pour faire mon deuil. À l’appart’, je retire mes escarpins qui m’ont fait un mal de chien et je me laisse couler dans le canapé. Prenant une cigarette entre mes doigts. La (nouvelle) première d’une longue lignée.
- Tu me l’allumes, s’il te plait ? Tout ça, pour être occupée à autre chose qu’à parler. Et, pour tout dire : c’est mieux comme ça.
« Merci. » Sa langue claque et il sourit pour lui faire bien comprendre qu’elle n’a pas à dire merci. Ils sont un couple, un duo. Ils vivent cela ensemble. Jamais seul. La route vers le cimetière se fait dans un silence de plomb qu’il n’interrompt pas. Elle doit avoir besoin de se concentrer, de rassembler ses pensées, et surtout il veut la préserver d’une potentielle montée de larmes … parler revient à remuer les émotions comme un mauvais cuisinier mélange les aliments.
Une fois arrivés, il reste à ses côtés. Il salue quelques personnes qu’il ne connaît pas, remercie d’un signe de tête les collègues qui sont également présents et se tiennent à l’écart mais ils sont là. Parfois le plat de sa main vient se poser dans le dos de sa compagne pour lui rappeler qu’il est là, pour lui rappeler qu’il ne lui suffit que d’un geste, un mot pour qu’il agisse. Et finalement il prend place, les mains posées sagement sur les genoux pendant la cérémonie à laquelle il assiste. Les enterrements, ce n’est pas son truc. Cela remue des émotions chez l’ancien flic. Cela lui rappelle sa cadette. Il se revoit, adolescent, assis comme un abruti à se demander pourquoi tout est passé si vite. Il se revoit à maugréer les non-dits. Il aurait aimé lui dire tellement de choses, vivre tellement de choses avec elle. Il déglutit et une boule s’est logée au fond de sa gorge. Sa main vient saisir celle de sa douce et il caresse le dos de sa main avec son pouce jusqu’à ce qu’elle doive parler. Une oraison funèbre à l’honneur de la mère partie trop tôt. Il ne la quitte pas des yeux. Il la regarde avec la même tendresse habituelle. Il est son phare. Il est là. Il le sera toujours. Quand elle reprend place à ses côtés, il saisit sa main et la porte à ses lèvres pour y déposer un doux baiser. Le plus dur n’est pas fait. C’est faux. Le processus du deuil commence … interminable.
A peine la porte de l’appartement fermé derrière lui, il retire la veste de son costume pour l’envoyer valser sur une chaise et remonte machinalement les manches de sa chemise blanche. Ce costume est un déguisement. Il ne le supporte pas mais il ne veut pas la quitter d’une semelle. Pas tout de suite. Du regard, il la voit se laisser sombrer dans le canapé … épuisée. « Tu me l’allumes, s’il te plaît ? » Il sort de la poche de son pantalon son zippo pour se pencher vers elle et lui allumer sa cigarette qu’elle a déjà entre les lèvres. En se redressant, il prend la peine de déposer un baiser sur le haut de son crâne et vient s’asseoir à son tour sur le canapé pour finalement saisir ses jambes et les poser sur ses cuisses. Un bref timide sourire alors que ses mains se posent sur ses pieds, en silence. En silence, il essayera d’apaiser les tensions accumulées au cours de cette cérémonie. Apaiser les tensions accumulées dans ces escarpins étroits. Et, ils se laissent sans la moindre retenue se laisser enrober dans un silence de plomb. Reposant néanmoins.