Jamais, dans toute mon existence, j’aurais cru être celui qui voudrait prendre contact avec River. Peu importe la raison, le temps, ou le lieu. A mes yeux, ce n’était rien d’autre qu’une impossibilité, aussi certaine que deux droites parallèles ne pourraient jamais se croiser. Nous sommes des sortes différentes de ces droites, vouées à se rencontrer à de rares occasions, uniquement pour se détester un peu plus encore et se donner une raison de ne pas réitérer l’exercice. Et jusque-là, disons-le clairement, cela avait terriblement bien marché. Elle avait aussi peu envie de me revoir que le contraire était vrai ; aussi vrai que cela ne s’applique pas à son frère, par exemple. Mais il est un autre sujet, le genre qui n’a pas été au coeur de mes préoccupations dernièrement, sans doute assez pour qu’il pense que je lui en veux d’une chose ou d’une autre. Encore une fois, peu importe. Ce n’est même pas un problème à l’ordre du jour, et l’aspect singulier de ma vie est d’autant plus démontré par la présence de River qui, à son tour, se présente au lieu du rendez-vous. Entre mes mains, trône déjà un café, le deuxième que j’ai commandé. Le premier a été descendu d’une traite, comme s’il s’agissait d’un shot. Oh, si seulement j’avais pensé à commander de l’alcool pour faire face à la discussion qui m’attend, je suis sûr que l’idée n’aurait pas été si pire, finalement. “Merci d’être venue.” Je grommelle. C’est ce que disent les personnes responsables, et c’est ce que je ne prononce jamais à mon tour, parce que j’en ai absolument rien à chier d’être une personne responsable et raisonnable. La majorité du temps, du moins.

Disons simplement que je n’en avais rien à chier avant que ça implique ma femme, et elle seule a le pouvoir de rabattre complètement les cartes et de faire s’envoler les as dans mes poches. “J’étais pas sûr que tu viendrais.” Parce que je l’ai cherché, parce que je lui ai expressément demandé de me foutre la paix, parce que je n’ai jamais rien fait pour atténuer sa colère ou ses soupçons à mon égard. En somme, elle avait toutes les raisons du monde de refuser, et quasiment aucune d’accepter. “J’ai un arrangement à te proposer.” Je ne tourne pas autour du pot. De toute façon, je ne saurais pas lui parler de la pluie et du beau temps. Et puis je n’en ai pas envie, surtout. “Tu serais prête à tout pour que je laisse ton frère en paix, pas vrai ?” Que j’arrête de le voir, que j’arrête de jouer avec son secret en en faisant une épée de Damoclès. Elle l’aime, c’est évident, et elle est une soeur qui ferait tout pour son propre sang. Pas vrai ? Je n’ai besoin que d’une simple confirmation avant d’aller au bout de mes pensées.

Je me montre poli et je courbe l’échine, non parce que je me suis réveillé en étant soudainement une bonne personne, mais bien parce que je sais que je n’ai pas le choix. Je n’ai pas l’amplitude nécessaire pour agir naturellement et, de facto, être parfaitement insupportable: je ne peux pas me permettre que River me tourne le dos, parce que je ne suis pas en train d’oeuvrer pour mon propre bien mais bien pour celui de ma femme. Moi non plus. Nous revenons de lui, et je n’ai aucun mal à comprendre le fond de sa pensée. A sa place, je ne serais tout simplement pas venu, alors une part de moi a envie de la remercier une seconde fois, ce qui serait pourtant cette fois-ci trop m’en demander.

Et si je suis capable de tous les efforts du monde (c’est ainsi que j’appelle cette entrevue) dans l’espoir de retrouver Ginny, c’est aussi ce qui me pousse à montrer une partie de mon jeu à River. Nous avons tous deux quelque chose à y gagner pour protéger ceux que nous aimons, et c’est la façon dont j’aborde le sujet lorsque je parle de son frère. Il compte à mes yeux, mais je n’ai aucun mal à le conjuguer au pluriel et à l’oublier au profit de celle qui restera toujours ma femme. Comme beaucoup d’autres, il ne fait pas le poids, et c’est pour cette simple raison que je lui propose de rester loin de lui et de ne plus faire planer la moindre épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Aussi simplement que cela. J'imagine. River se méfie et garde ses distances, ce que je peux parfaitement comprendre. Il faut bien avouer que j’ai jusque là toujours refusé la moindre once de négociation au sujet de son frère, à commencer parce que je n’avais rien à y gagner et que les pseudo-menaces planant sur la tête de l’homme (mais surtout de sa soeur) avaient tout pour m’amuser. Je reste tout de même d’avis que le passé de Matthew devrait être révélé, pour que d’autres voix puissent peut-être oser s’élever et surtout pour que justice soit faite, mais je ne suis pas du genre à me battre pour ce qui ne me regarde pas. Je me bats encore moins pour deux causes à la fois, et mes priorités sont ailleurs en cet instant. Oui. Après quelques secondes d’un temps de réflexion que je lui ai volontiers accordé, la jeune femme se reprend. Oui. Elle sera prête à tout pour son frère. La famille, cette force autant que cette véritable putain d’épine dans le pied.

Soulagé, je souffle brièvement. Elle répond à la condition sine qua non pour continuer cette discussion, et je mentirais si je disais que j’étais persuadé qu’elle le ferait. Rien n’aurait pu me l’assurer, sauf elle. “Cherche une personne disparue. C’est tout ce que je te demande.” La police ne fait pas son travail, elle me pense coupable dans une affaire où je suis le premier à vouloir les aider, et quand bien même être jugé coupable sans le moindre procès n’est jamais ce qui me dérange le plus, cette fois-ci tout est différent. L’idée qu’on m’accuse de faits pour lesquels un autre n’est même pas inquiété a tout pour me rendre fou, surtout à en juger par leur gravité. “C’est dans tes cordes, pas vrai ?” Le souci s’entend dans ma voix. Il est maigre, mais bien existant. Nous ne sommes pas dans un livre d’espionnage et rien ne m’assure qu’elle pourrait arriver à ce que je cherche, mais je n’ai d’autres choix que d’essayer. Ironiquement, elle est mon seul espoir, et ça me fait beaucoup de mal à l’avouer, parce que cela signifie que je n’en ai pas vraiment. “Je sais que tu peux pas me garantir une réponse, mais j’ai envie de croire que tu feras de ton mieux.” Je ne donnerai le prénom de ma femme qu’après coup, parce que je ne veux pas que son avis soit biaisé. Pour l’heure, nous parlons des entrées de ce contrat. Plus tard, nous parlerons des détails.

Tout en gardant mes yeux dans les siens, dans l’expectative de la moindre réponse de sa part, j’appelle un serveur en levant quelques doigts. Nous aurons sans nul doute besoin de boire quelque chose, parce que cette discussion a tout pour s’éterniser.

Je n’ai jamais eu pour intention de briser la confiance de son frère, et encore moins de l’exposer au monde entier. J’aurais pu être tenté par une telle idée si le sujet avait été différent, mais dans l’état actuel des choses, je tiendrai parole. J’aurais tenu parole avant même de lui demander à mon tour un service en retour, ce donnant-donnant bancal et malade dont seuls les adultes sont capables, mais puisque c’est tout ce que je peux utiliser à mon tour en guise d’argument, je n’hésite pas à m’en servir. Je tiens paroles, je ferme ma gueule, et elle fait de son mieux pour retrouver ma femme, sans que le fait qu’elle puisse y parvenir soit une certitude. Au fond, je veux simplement avoir le début d’un piste, et si tout porte à croire qu’elle a disparu par elle-même alors je la laisserai vivre cette nouvelle vie qu’elle a désiré. ...La même chose. Elle me désigne d’un geste du menton, et j’en profite pour acquiescer. Je ferai de mon mieux aussi, même si mon rôle dans cette histoire est bien plus facile à tenir que le sien. Elle est un allié inespéré, le genre d’allié que je préfère avoir à mes côtés plutôt que contre moi.

Je ravale toute sorte de fierté et de répartie nécessaire lorsque la discussion devient purement sérieuse, et qui plus est autour de la personne de Ginny. Elle veut en savoir plus pour débuter au mieux son travail et moi, je n’ai pas la prétention de croire que je ne veux pas l’aider autant que nécessaire. Après tout, j’ai été le premier à lui demander de me rendre ce service. Je la laisse me poser toutes les questions du monde et je prends même le temps de les dénombrer: sept putain de questions, sept fois où elle remue le couteau toujours plus profondément dans la plaie aussi. “C’est Ginny.” C’est personnel et c’est intime, parce qu’il s’agit de ma femme et que je porte encore mon alliance au doigt, même si nous ne sommes plus réellement ensemble depuis plus d’un an maintenant. Au moins, elle continuait à voir Sloan. “Je paie pour tes déplacements, tant que tu me dis pas la chercher à Disney World.” Tant qu’elle n’abuse pas et tant qu’elle prend la recherche au sérieux, je paierai pour ce qui est nécessaire, parce que je refuse que l’argent soit un frein aux recherches pouvant peut-être mener à retrouver ma femme, ou même à savoir ce qu’il advient d’elle. “Elle habitait à Sydney aux dernières nouvelles. Maintenant, je sais pas où elle peut être.” Je lui donne la base, le peu que je sais et qui pourrait l’intéresser. Pour autant, mes mots s’enchainent assez rapidement pour ne pas la laisser parler entre. “Je suis pas ce genre d’ex qui veut la retrouver pour lui dire qu’on doit absolument se remettre ensemble, c’est pas ce dont il s’agit.” Et pour ce que ça vaut, c’est la première fois que je parle d’elle en tant que mon ex. Jusqu’à aujourd’hui encore, elle était toujours considérée comme ma femme dans la moindre discussion l’impliquant. Ironiquement, elle est les deux. “Elle a deux enfants, et jamais elle ne les aurait laissés derrière elle.” Je pense à eux avant toutes choses. J’ai fait des erreurs, j’ai merdé, je mérite son silence ; mais pas Noah, et pas Sloan non plus. Je me suis juré de ne plus jamais élever un enfant loin de sa mère, mais l’histoire semble se répéter.

Je peux trouver cette personne. En tout cas je ferais au mieux, ça je peux te l'assurer mais rien de plus que ta parole ne peut m'assurer que tu ne diras rien concernant les confidences de mon frère. Je peux aussi être de bonne foi et malgré tout ne rien trouver. Et dans ce cas de figure que feras-tu de ta part du marché ? Elle est sérieuse et je le suis tout autant, parce que chacun de nous cherche à protéger un autre. Nous n’agissons pas dans notre propre intérêt, pas aujourd’hui. “Son secret mourra avec moi.” C’est une promesse que je ne compte pas mettre à mal, pour des raisons qui semblent désormais évidentes et dont je souligne une fois de plus la véracité en tendant ma main à River, pour symboliser la conclusion de notre accord. “Je ferai jamais rien qui puisse nuire à ma femme.” Je ne la trahirai pas, et par extension j’en ferai de même avec les confidences de la famille Shears, dont je me retrouve plus proche que jamais sans que cela n’ait été le plan. “Et si tu as besoin de quoi que ce soit, dis le moi.”

Ginny. Je n’aurais jamais pensé que prononcer son prénom m’arracherait autant les entrailles, et pourtant c’est ni plus ni moins ce dont il est question en cet instant, lorsque vient le moment d’annoncer le nom de la personne disparue que je cherche à retrouver coûte que coûte, mon ego ayant été mis de côté à la première seconde. Je me moque de ce que River en pense, je me moque de ce que son frère en pense aussi. Je veux retrouver ma femme, et il n’y a rien ni personne qui saurait être plus important que cette demande et ce besoin. Ainsi, cela me pousse même à prendre sur moi lorsque les questions de la brune se font nombreuses et subites, sans qu’elle ne prenne de pincettes d’aucune sorte ou cherche à me ménager. Je l’ai sans doute bien mérité, ceci étant dit. Quels étaient vos contacts avant qu'elle ne disparaisse ? Avais tu des contacts avec d'autres personnes de son entourage à Sydney qui corroborent sa disparition ? La machine est lancée, elle ouvre déjà son téléphone pour prendre des notes et son regard m’interroge autant que ses mots. Pourtant, même sa première question ne me plaît pas, et je doute sincèrement qu’elle ait quoi que ce soit de productif pour cette affaire. “On ne se parlait plus que pour arranger les entrevues entre elle et notre fils.” Elle n’a pas à savoir comment nous en sommes arrivés là, tout comme elle n’a pas à connaître davantage les détails de cette histoire. Nous étions en froid, le genre de froid que nous n’avions connu et dont nous ne reviendrons sans doute jamais. Pour autant, je la vois déjà venir, elle et ses pensées intrusives: Ginny n’est pas partie. Elle n’a pas arrêté de donner des nouvelles par elle-même. Elle n’aurait jamais fait ça. “Elle est en couple avec quelqu’un, là-bas.” Je serre les dents, n’ayant toujours pas accepté la révélation faite par le Beauregard. Quiconque penserait que je suis jaloux aurait bien raison: elle porte encore mon nom, même à Sydney. “Lui non plus n’a plus de nouvelles.” Ce n’est pas une histoire tordue de fausse disparition. On est pas dans un putain de film Hollywoodien.

Je commencerais probablement par Sydney. Tu dirais qu'elle a disparu depuis quand ? Tu dis qu'elle n'aurait jamais laissé ses enfants derrière elle, mais tu t'es sûrement fait quelques scénarios sur ce qu'il aurait put lui arriver : lesquels sont-ils ? Je souffle tout bas et balance ma tête de droite à gauche. Je suis un artiste, j’ai l’esprit créatif et l’imagination débordante, mais certainement pas sur ce genre de sujet. “Décembre. Et non, je passe pas mes soirées à m’imaginer comment ma femme a pu disparaître.” Parce que tous les scénarios tendent à démontrer qu’elle est morte, sinon elle aurait donné de ses nouvelles à ses enfants. Et je ne veux pas le croire. Je refuse d’étudier plus largement la possibilité, raison pour laquelle j’en suis venu à faire appel à River: elle est un des maigres espoirs qu’il me reste, aussi ironique cela puisse-t-il paraître. “Tu as mon numéro si tu veux des informations. Je te donnerai le contact du père de son premier fils, aussi.” Ezra n’aura qu’à se démerder avec l’interrogatoire à son tour, s’il n’est pas trop occupé à enfin jouer au père qui voit naître et grandir son enfant, pour la première fois de sa vie. “Mais je te le dis, tu perds ton temps si tu étudies la piste d’une disparition volontaire.” Et le temps joue contre nous, justement, donc elle n’a pas intérêt à continuer de défendre sa théorie parfaitement infondée et erronée: il n’existe aucun monde dans lequel elle a volontairement arrêté de donner signes de vie. Aucun. “Trouve ma femme et je reste loin de ton frère.” C’est aussi simple que cela ; après tout, elle n’a pas à savoir que je ne nourris de toute façon pas l’envie de passer du temps auprès de qui que ce soit désormais, ou du moins pas au point où Matthew soit l’exception à cette règle. Toute l’amitié que je lui porte n’est pas comparable à la perte de ma femme et au vide que cela créée en moi.