Janvier 2023. Elle n’a pu s’empêcher de lui demander son numéro de téléphone après leur première rencontre. Et même si Iris n’a jamais pris la peine de le recontacter jusque-là, dire qu’elle n’a jamais envisagé de le faire serait mentir surtout avec les fêtes de fin d’année qui viennent de s’écouler. Mais envoyer un simple Joyeux Noël, message pourtant anodin, lui paraissait être suspect et elle ne pouvait se résigner d’avouer à son demi-frère qu’ils étaient reliés au détour d’une conversation sms. Ni à cette période de l’année où elle n’a eu aucun mal à l’imaginer avec son père, ou plutôt leur père, autour d’un bon repas, plus heureux que jamais. Détruire cette image idéale qu’il peut avoir de ce père qu’ils partagent n’est pas quelque chose qui l’enchante tout particulièrement mais, aux yeux d’Iris, cela devient nécessaire. Le mensonge est quelque chose qu’elle veut éviter à tout prix, surtout quand elle estime qu’il est en droit de connaître la vérité. Le laisser dans l’ignorance comme elle et Adriana ont pu l’être pendant toutes ces années lui est insupportable et c’est pour cette raison que, deux jours plus tôt, elle est entrée en contact avec Loukas pour lui proposer un rendez-vous. Elle a été plutôt évasive sur la raison de leur rencontre et a surtout évité de lui préciser qu’elle serait accompagnée d’Adriana, alors que les deux se connaissent – et que leurs rapports ne semblent pas au beau fixe.
Iris sait d’ailleurs cette dernière réticente mais l'aînée ne lui a pas laissé le choix. Loukas se doit d’être au courant, au même titre qu’elles, et il est hors de question qu’elle se défile face à l’exercice. « Promets-moi d’être sympa et compréhensive » parce qu’elle n’oublie pas les détails qu’elle lui a donnés concernant leur dernière rencontre, celle où Adriana ne s’est pas montrée particulièrement clémente avec le jeune homme. Elles descendent de la voiture et rejoignent en quelques minutes la promenade le long du fleuve. Elles s’arrêtent à un stand pour commander une boisson – fraîche pour elle, et elle en prend également une pour Loukas – et l’attendent ensuite patiemment, appuyées contre la longue rambarde longeant le fleuve. Lorsque Iris le reconnait au loin, elle lui fait un petit signe de la main et affiche un grand sourire, malgré l’appréhension et cette boule qu’elle peut ressentir au creux de son estomac, tout de même heureuse de le revoir « Bonjour Loukas ». Sa main vient à se poser sur son avant-bras, le seul geste tendre qu’elle se permette pour le moment à son encontre, tant en faire davantage pourrait paraître suspect. Ils ne sont, à ses yeux, que deux inconnus qui ont partagé un cours de cuisine ensemble, même si sa vision ne saurait tarder à changer une fois qu’elle et Adriana lui auront révélé la vérité. « Je te présente Adriana… ma sœur. Mais je crois que vous vous connaissez déjà » Elle adopte un air presque désolé en faisant les présentations et donne un coup de coude discret à sa cadette pour l’inciter à le saluer poliment. « Je t’ai pris de quoi te désaltérer avec cette chaleur » Elle lui tend un thé glacé et même si elle est toujours souriante, on sent l’appréhension qui gagne ses traits. « On s’installe ? » Elle désigne le banc libre non loin d’eux, cette proposition loin d’être anodine, quand elle sait que Loukas va avoir besoin d’être assis pour entendre ce qu’elles ont à lui révéler.
Brisbane était une grande ville. Brisbane était une grande ville, et cela avait permis à Adriana d’éviter Loukas depuis qu’elle avait appris son existence, par inadvertance, en tâchant d’en apprendre plus sur son père, celui dont elle n’avait aucun souvenir. Il était parti, les abandonnant, sa mère, sa sœur et elle, alors qu’elle n’avait même pas un an. Et alors que la brunette l’imaginait seul, toujours occupé par son travail de militaire et ses opérations extérieures, sur le terrain, à l’étranger, il était en fait ici, dans cette même ville, à élever un fils qu’il avait eu avec une autre femme, un fils né quelques mois avant la naissance d’Adriana. La brunette avait réussi à l’éviter jusqu’à ce jour de début octobre où son demi-frère, pompier, et elle, s’étaient retrouvés à intervenir sur un même accident de la circulation. Heureusement, les casernes de pompier étaient nombreuses sur Brisbane, ainsi que les commissariats, et c’était la seule fois qu’elle avait été obligée de supporter sa présence … jusqu’à aujourd’hui.
La jeune femme n’avait pas mis longtemps à interroger sa mère sur l’existence de Loukas et sur cette autre famille que son père avait créé, révélant ainsi par la même occasion toute l’histoire à Iris. L’équilibre familial avait été bouleversé par cette nouvelle, et si Adriana regrettait d’avoir fait souffrir sa mère en ravivant des souvenirs douloureux, ainsi que sa sœur en lui apprenant la nouvelle, elle ne pouvait que louer la vérité. Elle avait besoin de savoir, et elle était sûre qu’Iris aussi voulait savoir. Sa sœur ne lui aurait pas pardonné de détenir une information aussi importante et de la garder pour elle. Elle n’avait cependant pas bien pris la manière dont Ade avait interrogé leur mère, sa façon d’insister, de lui tirer les vers du nez, afin d’obtenir toutes les informations en sa possession. Et pendant quelques temps, les relations entre les deux brunettes avaient été glaciales. Malgré cela, Adriana était persuadée d’avoir fait le bon choix en dévoilant l’existence de Loukas et, rapidement, la famille Castillo avait pu resserrer les liens.
Adriana trainait des pieds derrière sa sœur, son regard perdu sur l’eau scintillante du fleuve, les poings enfoncés dans les poches. Elle avait toujours défendu la quête de la vérité, n’avait pas hésité à blesser sa mère et sa sœur pour l’obtenir, et avait fait de cette recherche de la vérité son métier. Pour autant, une partie d’elle n’aurait pas été contre laisser Loukas dans l’ignorance, et elle ne savait à quel point cette part d’elle-même était importante. Après tout, il leur avait volé leur père. Que méritait-il ? La vérité et l’explosion de son modèle familial ? Ou bien l’ignorance ? Les deux étaient tentantes, et la brunette ne parvenait pas à se décider. Finalement, Iris avait décidé pour elle, voilà déjà Loukas qui arrive au loin. D’ici, Adriana ne voit pas son visage, mais elle ne peut qu’imaginer sa surprise de voir les deux brunes ensemble. Elle pince les lèvres et détourne le regard quand elle voit sa sœur poser sa main sur le bras de leur demi-frère et le saluer chaleureusement.
« Bonjour Loukas. Je te présente Adriana … ma sœur. Mais je crois que vous vous connaissez déjà. »
Iris lui donne un coup de coude et la policière la fusille du regard. Elle esquisse un sourire forcé, un petit signe de la main, et plonge son attention sur son thé glacé qu’elle aspire bruyamment à la paille.
« Je t’ai pris de quoi te désaltérer avec cette chaleur. »
Adriana lève les yeux au ciel et laisse échapper un soupire : elle détestait quand sa sœur était aussi maternante, et c’était encore pire, finalement, quand elle l’était avec quelqu’un d’autre que sa sœur.
« On s’installe ? »
La brunette laisse sa sœur s’asseoir au milieu sur le banc, sorte de bouclier humain entre Loukas et elle. Et pour renforcer son agacement et montrer qu’elle n’a pas fini de bouder, elle s’installe sur le dossier du banc, posant ses pieds sur l’assise. Elle prend à nouveau quelques gorgées de thé glacé, se fichant du bruit impoli qu’elle produit à chaque fois qu’elle aspire délibérément trop fort à la paille. Finalement, elle n’y tient plus et passe à l’attaque, son ton glacial alors qu’elle ouvre la bouche pour la première fois.
« Ca va Loukas ? T’as passé de bonnes fêtes en famille ? Avec tes parents ? »
Autrement dit, avec le père qu’il leur avait volé.
Loukas n’en a pas conscience mais les minutes qui passent sont les dernières de son innocence et de sa vie actuelle. Comme à son habitude, il cajole ses différents animaux de compagnie, dont la présence le rassure. Aujourd’hui, il est toujours enthousiaste. Il sifflote gaiement en prenant sa douche. Il a rendez-vous. Et pas avec n’importe qui ! Iris. La jeune femme l’a accompagné lors d’un atelier cuisine et a sublimé un plat mexicain. Cela pourrait rester anodin, mais les papilles du pompier sont désormais marquées à vie, dans le bon sens du terme. Il se met à chanter sous l’eau chaude, All by myself, de Celine Dion. Sa voix porte sous le regard mi-agacé, mi-blasé de l’un de ses chats. Il s’en donne à cœur joie, enroule sa voix d’une robe de séduction. C’est un maître du karaoké. Il chante juste, il interprète les chansons comme le ferait un vrai artiste. Peut-être qu’un jour, il se reconvertirait en artiste. A le voir sourire, dans la buée de sa salle de bains, il ne peut pas être plus heureux. Et pourtant, l’inquiétude n’est jamais très loin quand même. Il ne se fait pas de bile pour lui. Non… en ce qui le concerne, il passe toujours après les autres. C’est comme ça. L’objet de ses angoisses, c’est sa mère.
Lors des dernières fêtes célébrées en famille, Loukas l’a trouvée fatiguée. Et en posant quelques questions, il a compris pourquoi. Son cancer faisait encore des siennes. La tumeur avait légèrement grossi malgré la chimiothérapie. Et s’il reste optimiste, le jeune homme ne peut s’empêcher de penser que ce n’est pas bon. Cela lui fait donc du bien de se délasser. C’est aussi pour ça qu’il a accepté l’invitation d’Iris à se voir. Il espère se divertir un peu et penser à autre chose. Cela lui a un peu gâché son Noël. Comme il n’est pas en service, il met un t-shirt Superman et un short qui lui arrive au dessus des genoux. Il passe dix bonnes minutes à peaufiner les détails, se coiffer, se raser à blanc, mettre du vernis bleu marine sur ses ongles. Oui, c’est quelque qu’il aime faire, de temps en temps. Un coup d’œil à sa montre l’incite à se booster. Il accélère le rythme, récupère son assiette de Muéganos savamment préparés par ses soins, enfile ses converses et quitte son domicile.
Sur la route, qu’il fait en transports en commun, il se projette. Il a hâte de revoir Iris, de lui faire goûter ses gâteaux. Il veut lui rendre hommage. C’est une pâtisserie mexicaine, qui séduit les cœurs et les papilles. Il ne tarde pas à arriver au rendez-vous. La présence d’une deuxième personne ne le gêne pas… jusqu’à ce qu’il ne se rende compte qu’il connaît cette invitée. Adriana Castillo… le souvenir du bar lui revient aussitôt en tête et il se sent immédiatement dans son viseur. Mal à l’aise, il écoute Iris faire les présentations, prenant la boisson tendue sans s’en rendre compte. Il n’a pas le réflexe de dire bonjour, il se contente d’un geste de la main, discret et prudent. C’est qu’il ne sait toujours pas ce qu’il a fait à Adriana pour qu’elle le déteste autant. Il prend conscience que si les deux femmes sont sœurs, elles doivent bien parler entre elles. Sinon, pourquoi lui parler de Loukas ? Ils n’ont fait qu’un atelier cuisine ensemble… pas de quoi en faire une célébrité. Il n’a pas le temps d’ouvrir la bouche et de s’asseoir qu’Adriana passe à l’attaque. Il hésite mais finit par répondre à sa question, d’un ton aimable, bien que méfiant :
- Oui, ça va. Nous avons passé un bon moment en famille. Et vous alors ?
Il tente un sourire poli, avant de s’asseoir à côté d’Iris. Il ne sait pas vraiment ce qu’il se passe mais peut-être que sa partenaire de cours de cuisine a eu vent de leur rencontre et veut leur apporter une solution pour faire connaissance. Mais Loukas reste sur ses gardes. La dernière fois qu’il lui a tendu la main, il a passé un très mauvais moment. Pensant détendre l’atmosphère, il donne l’assiette de gâteaux mexicains à Iris et ajoute, guilleret :
- Je nous ai préparé des Muéganos. J’espère qu’ils seront bons. Mon père m’a donné la recette, et m’a expliqué comment les préparer. Comme tu m’as raconté que tu… que vous veniez du Mexique, j’ai pensé que ça te rappellerais des souvenirs. J’espère rendre hommage à ta… à votre maman. Je les ai fait avec amour.
Loukas est à des lieues de se douter de ce qui va lui tomber sur la tête. Il n’a pas du tout conscience que ses mots peuvent avoir des répercussions sur les deux jeunes femmes présentes. Prenant les devants, il s’adresse alors à Adriana :
- Pour l’autre jour, je te propose d’oublier ce qu’il s’est passé et de repartir à zéro. Je ne voulais pas insinuer que tu ne savais pas chanter… et si à un moment je t’ai blessée, j’en suis désolé…
Janvier 2023. Le comportement qu’adopte Adriana ne présage rien de bon à l’échange qui va s’ensuivre. Iris en a conscience, sait qu’elle va devoir canaliser sa sœur d’un côté et user de douceur avec Loukas de l’autre quant à cette vérité qu’elle s’apprête à lui révéler. Adriana n’utilisera pas de pincettes et c’est pour cette raison qu’elle lui a expressément demandé, durant le trajet qui les a menées jusqu’ici, de la laisser parler en premier. Et si elle a acquiescé, il semblerait qu’Iris ait sérieusement du souci à se faire, alors qu’elle sert de bouclier humain entre Loukas et Adriana, se trouvant assise entre les deux sur le banc. « Ca va Loukas ? T’as passé de bonnes fêtes en famille ? Avec tes parents ? » Il n’en faut pas plus pour qu’Iris se retourne et capte le regard de sa cadette. Si Ade’ lui a offert un regard noir tout à l’heure, c’est au tour de l’ainée d’en faire de même, se retenant de ne pas la bousculer à nouveau – et la faire tomber du banc, au passage, peut-être que ça lui remettrait les idées en place. Elle sait que sa question est volontairement orienté vers sa famille, vers ce père surtout qui n’est plus le leur depuis des années et qu’elle amorce là, le départ de cette conversation qui ne va pas être évidente à avoir - Oui, ça va. Nous avons passé un bon moment en famille. Et vous alors ? « Très bon aussi ». Cette réponse spontanée est volontaire de la part d’Iris, parant ainsi Adriana à un quelconque commentaire supplémentaire. Parce qu’elle sait dans quel état d’esprit elle se trouve, jalouse de ce Noël de plus que Loukas a passé avec leur père, quand, elle, n'en a jamais eu l’opportunité d’un seul. De plus, l’attaque n’est pas la solution aujourd’hui et elle préfère changer de sujet au plus vite, ce que Loukas fait en reprenant la parole… ou presque - Je nous ai préparé des Muéganos. J’espère qu’ils seront bons. Mon père m’a donné la recette, et m’a expliqué comment les préparer. Comme tu m’as raconté que tu… que vous veniez du Mexique, j’ai pensé que ça te rappellerait des souvenirs. J’espère rendre hommage à ta… à votre maman. Je les ai fait avec amour. Et si seulement il savait à quel point il rend hommage à leur mère. S’il savait que cette même recette, que son père – leur père – lui a donné, n'est autre que celle de Rosa. S’il savait que cette recette, elle l’a déjà réalisée elle-même avec leur père, les souvenirs émergent à nouveau dans son esprit. Et alors qu’elle se saisit de l’assiette, tentant au mieux de ne laisser rien transparaître avec un éternel sourire flanqué sur les lèvres, Iris ne peut dissimuler une certaine tristesse dans son regard, ses sourcils s’affaissant bien malgré elle. Elle se racle la gorge, tente de retrouver les yeux de son demi-frère pour le remercier « Merci, Loukas, ils ont l’air très bon et ils sont divinement bien réalisés ». La symbolique du geste la touche, la bonté et la gentillesse de Loukas également et pourtant, la peine est sûrement le sentiment le plus exacerbé chez elle à cet instant, au point où elle ne prend pas l’initiative de tester un des muéganos qu’il a soigneusement préparé. « J’y goûterai après », ajoute-t-elle ne voulant pas le vexer. Elle a besoin que la vérité sorte, et au plus vite, tant elle a l’impression d’étouffer. Elle dépose alors soigneusement l’assiette entre elle et Adriana et alors qu’elle s’apprêtait à reprendre la parole, Loukas le fait à sa place - Pour l’autre jour, je te propose d’oublier ce qu’il s’est passé et de repartir à zéro. Je ne voulais pas insinuer que tu ne savais pas chanter… et si à un moment je t’ai blessée, j’en suis désolé… Il s’adresse à Adriana et Iris trouve que la démarche qu’il entreprend est plus que louable. Son regard se tourne alors vers Ade’, la suppliant presque de celui-ci pour bien réagir et accepter ses excuses - au moins, si ce n’est reconnaître ses torts à elle aussi. Elle les laisse échanger, sans vraiment intervenir – du moins, elle essaye – et finit par reprendre la parole, au bout d’un moment « Loukas… Si je t’ai demandé de venir nous rejoindre aujourd’hui… c’est parce qu’Adriana et moi avons quelque chose à te dire… . Elle est bien trop évasive, en a conscience, et c’est pour cette raison qu’après une profonde inspiration, elle ajoute à propos de ton père » L’utilisation du “notre” est retenue pour le moment, volontairement, souhaitant avant tout prendre soin d’expliquer la situation à Loukas.
A la question d’Adriana sur les fêtes de fin d’année que Loukas a passé, en famille, avec leur père, un regard noir d’Iris lui est adressé, mais la policière fait le choix de l’ignorer ostensiblement. Elle n’est pas certaine qu’elle pourra bien se tenir aujourd’hui et, pour être honnête, un petit hochement de tête à la question de sa sœur, quelques minutes auparavant, n’est pas une promesse d’être sympathique et agréable. Non, c’est simplement une façon que sa sœur lui fiche la paix, parce qu’elle n'est pas capable de lui permettre ce qu’elle attend d’elle.
« Oui, ça va. Nous avons passé un bon moment en famille. Et vous alors. » « Très bon aussi. »
Menteuse, a envie de répliquer Adriana, quand leurs fêtes de fin d’année ont été teintées de malaise. Mais Iris lui a coupé l’herbe sous le pied en répondant spontanément, et Adriana ne souhaite pas réellement s’étendre devant Loukas sur ce que sa famille subit à cause de celle du pompier. Loukas tend alors une assiette à Iris, expliquant :
« Je nous ai préparé des Muéganos. J’espère qu’ils seront bons. Mon père m’a donné la recette, et m’a expliqué comment les préparer. Comme tu m’as raconté que tu… que vous veniez du Mexique, j’ai pensé que ça te rappellerait des souvenirs. J’espère rendre hommage à ta… à votre maman. Je les ai fait avec amour. »
Et plus il parle, plus la jeune femme se décompose. Elle n’est pas en mesure de voir le visage de sa sœur, qui lui tourne le dos en faisant face à Loukas, mais elle s’imagine qu’elle aussi, ne doit pas en mener large. Elle aimerait pouvoir la réconforter, elle aimerait être en état de le faire. Elle lève sa main pour la poser d’Iris mais, au dernier moment, se ravise. Elle n’est pas en capacité de compatir à la douleur de sa sœur, à cet instant précis. Pas quand, chez elle, la colère prend le pas sur la tristesse. Elle jure en espagnol entre ses dents, sifflant des obscénités.
« Merci, Loukas, ils ont l’air très bon et ils sont divinement bien réalisés. J’y goûterai après. »
Adriana secoue la tête alors que sa sœur pose les gâteaux entre elles. Evidemment, qu’ils ont l’air bons, s’il a suivi la recette de leur mère ! Pour autant, hors de question qu’elle y goûte. Elle se lève, furibonde, pour capter le regard d’Iris. Elle est en colère mais, cette fois-ci, le problème n’est pas Loukas, c’est leur père.
« Quel culot ! Il lui apprend les recettes de notre mère ! De notre mère, Iris ! »
Elle se fiche complètement que Loukas comprenne où elle veut en venir ou non, elle n’en a que faire de sa présence. A cet instant, elle voit rouge, et à deux doigts de s’en aller. Elle a besoin d’aller à la salle de sport, et frapper, encore et encore. Elle a l'impression d'avoir à nouveau 10 ans, quand elle tapait du pied devant sa soeur et la sollicitait pour dénoncer ce qui lui semblait être la pire des injustices. Pour autant, si Loukas semblait maintenant passé sous son radar, il se rappelle à son bon souvenir en attirant son attention.
« Pour l’autre jour, je te propose d’oublier ce qu’il s’est passé et de repartir à zéro. Je ne voulais pas insinuer que tu ne savais pas chanter … et si à un moment je t’ai blessée, j’en suis désolé. »
Elle se tourne vers lui, furibonde, et le fusille du regard. Il aurait mieux fait de continuer à la fermer, et de se faire oublier, car elle n’est pas d’humeur charitable.
« Mais j’en ai rien à foutre de ce que tu penses de mes capacités vocales ! »
Adriana n’est pas très polie. Quand elle s’énerve, elle a tendance à jurer très facilement. Et si aujourd’hui n’est pas un jour où elle peut se permettre d’être grossière, alors quel jour le serait ? Désormais en colère contre leur père et Loukas, elle se saisit de l’assiette de Muéganos posée sur le banc et la jette sans ménagement dans la poubelle la plus proche, alors qu’un bruit de vaisselle brisée se fait entendre.
« J’espère que tu ne tenais pas trop à ce plat … »
Mais elle n’est pas désolée, et on peut entendre tout le venin qu’elle crache dans sa réponse. Iris, quand à elle, n’oublie pas la raison de leur venue et, calmement, comme à son habitude, elle s’adresse à Loukas, s’apprêtant à lui révéler la vérité.
« Loukas … Si je t’ai demandé de venir nous rejoindre aujourd’hui … c’est parce qu’Adriana et moi avons quelque chose à te dire … à propos de ton père. »
La policière fait les cent pas devant le banc où sont toujours assis Iris et Loukas, et son regard passe de l’un à l’autre. Sur le visage de sa sœur, elle lit la douleur et l’hésitation, mêlées à la compassion. Sur celui de Loukas, l’incompréhension. Secouant la tête, Adriana s’adresse à sa sœur.
« Por el amor de Dios, díselo ahora ! »
Qu’elle cesse de le faire attendre, maintenant qu’elle s’est lancée. Qu’elle aille au bout, ou Adriana crachera toute la vérité, avec sans aucun doute beaucoup moins de tact que sa sœur. La colère qui coule dans ses veines ne lui permettra pas de faire preuve de gentillesse, même si elle devait penser que Loukas avait le droit à cette délicatesse.
Il n'a aucune raison de douter que le réveillon des deux soeurs n'a pas été agréable. Loukas n'est pas du genre à se poser des tas de questions, il prend les informations qu'on lui donne au premier degré. Logique, car sur une interrogation comme celle-ci, quelles seraient les raisons de formuler un mensonge ? Il apprécie qu'Iris complimente ses gâteaux et ne voit pas d'inconvénient à ce qu'ils y goûtent plus tard. Mais, plus les minutes passent et moins Loukas se sent à sa place ici. Il ne sait absolument pas ce qui est en train de se passer mais il comprend assez vite qu'Adriana est toujours en colère. Contre lui ? Il n'en est pas certain au départ. Elle s'insurge après qu'il ait parlé de la recette apprise par son père. Et pour le coup, il ne comprend pas vraiment pourquoi elle est aussi agacée. Il n'a cherché qu'à rendre hommage à la cuisine de leur pays d'origine. Enfin, de celui d'Iris... car il était loin de se douter en venant ici qu'elle lui présenterait sa sœur...
Il se dit qu'il est maladroit, qu'il aurait mieux fait de ne pas apporter de gâteaux. Mais il veut bien faire, alors, il lui présente des excuses sincères. Loukas n'a jamais eu un mauvais fond et de la savoir aussi furieuse contre lui, cela le navre. Pire, cela influence son moral. Sauf qu'il n'est pas prêt pour la suite... Il ne s'attend pas à ce qu'elle le crucifie du regard et encore moins à ce qu'elle lui réponde de façon aussi violente et virulente. Il en est tellement surpris qu'il se tétanise. Il la regarde s'emparer de l'assiette et tout jeter dans la poubelle, avec fracas. Au fond de lui, Loukas est complètement sonné. Sans s'en rendre compte, il s'est éloigné sur le banc, laissant une bonne distance avec Iris. Il est recroquevillé. Ses yeux le brûlent alors qu'il peine à vivre ce rejet pur et simple. Il ne sait pas ce qu'il lui a fait, il ne comprend toujours pas pourquoi elle lui en veut. Il se mure, réactive toutes les protections qu'il utilisait autrefois, à l'école... mais quelque chose le perturbe. Iris a repris la parole et elle a parlé de son père. Que vient-il faire là-dedans ? D'une voix tremblante d'émotions, dans laquelle se révèle sans grand mal sa fragilité, Loukas s’inquiète :
- De papa ? Mais... qu'est-ce qu'il se passe ? Il lui est arrivé quelque chose de grave ?
Ses mains tremblent et son visage s'agite de tics. Il n'arrive pas à réfléchir pour faire le lien entre les propos d'Adriana et ceux d'Iris. Machinalement, il sort son téléphone de sa poche. Il va appeler son père, comme ça il saura s'il va bien... Il perd le contrôler de ses mains, l'appareil lui échappe et tombe au sol. A l'intérieur, Loukas se demande quel type de cauchemar il est en train de vivre et comment s'en sortir... Il se tourne à nouveau vers Iris, peinant à respirer et à mettre de l'ordre dans ses pensées... Le seul truc qui le vient en tête, c'est que cela doit avoir un rapport avec la police, sinon il ne voit pas pourquoi Adriana est présente.
- Il a eu un accident ? Est-ce qu'il... est vivant ?
Il est livide. Sa principale inquiétude, en cet instant, c'est de savoir si son père va bien. Il ne se doute pas de la vérité, comment le peut-il ? Il évite soigneusement le regard d'Adriana mais peine aussi à regarder Iris dans les yeux. En s'emportant comme elle l'a fait, elle l'a mis sur la défensive et Loukas, sidéré, n'est pas prêt à lever son bouclier. Deux fois qu'il essaie... deux fois qu'il se fait exploser. Cela dit, à côté de son père, tout ça n'est que dérisoire...
Janvier 2023. « Quel culot ! Il lui apprend les recettes de notre mère ! De notre mère, Iris ! » Là où Iris parvient à conserver un certain calme, Adriana, elle, explose. Ce que l’ainée peut ressentir dans son for intérieur, la cadette l’exprime à voix haute et parce qu’elle ne peut pas lui reprocher sa réaction, elle se contente alors de fermer les yeux quelques secondes et d’acquiescer d’un léger hochement de tête, soupirant en même temps. Iris en veut tout autant à leur père d’avoir un tel toupet, surtout après avoir trahi leur mère – et elles – de la sorte. De s’être joué de cette double vie, de n’avoir aucun scrupule de le faire encore, sans aucune honte aucune devant son fils. Ce fils qui se trouve confronté à une colère inexpliquée de la part d’une Adriana plus que remontée, incapable de se canaliser quand elle est celle qui a le plus subit le choix de leur père. Ce père qui a choisi son autre famille, ce père qui a, finalement, choisi Loukas à sa place… Et même si Iris aimerait qu’elle parvienne à conserver un certain calme face à celui qui n’y est pour rien, elle n’ose lui en faire la demande. « Mais j’en ai rien à foutre de ce que tu penses de mes capacités vocales ! » Adriana désormais debout face à eux, a droit cependant à un regard réprobateur de son ainée face à la vulgarité utilisée et cette attaque directe envers Loukas. Si elle peut comprendre sa haine contre leur père, elle ne tient pas à ce que l’australien en paye les pots cassés – sans mauvais jeu de mot « J’espère que tu ne tenais pas trop à ce plat … » « Adriana ! ». Le choix qu’elle fait de jeter cette assiette à la poubelle, sans ménagement, est l’attaque de trop, rendant Loukas soudainement livide. Iris remarque qu’il s’éloigne de plus en plus d’elle sur le banc, alors qu’elle est restée immobile de son côté et après une grande inspiration, Iris se tourne vers lui pour lui expliquer les raisons de cette rencontre. « Por el amor de Dios, díselo ahora ! » Adriana s’impatiente, et au vu de la situation qui n’est déjà pas facile, Iris s’emporte légèrement contre sa cadette « Je vais te demander d’arrêter tout de suite Ade’, et si tu ne t’en sens pas capable, alors tu as toujours la possibilité de partir ! ». Son regard est ferme, tout comme le ton qu’elle emprunte pour s’adresser à sa sœur, ne pouvant plus tolérer qu’elle agisse comme elle le fait. La révélation qu’elle s’apprête à faire à Loukas n’est pas des plus faciles et elle aimerait qu’elle se montre compréhensive, d’autant plus quand il semble pris d’une panique soudaine face à laquelle Iris est prise au dépourvue - De papa ? Mais... qu'est-ce qu'il se passe ? Il lui est arrivé quelque chose de grave ? Elle l’observe sortir son portable, celui-ci tombant au sol la seconde suivante, son regard suivant l’appareil avant qu’il ne retrouve celui de Loukas - Il a eu un accident ? Est-ce qu'il... est vivant ? Spontanément, Iris se mouve enfin sur le banc pour se rapprocher à nouveau de Loukas et venir lui saisir ses deux mains. « Non, Loukas, il n’est rien arrivé à ton père… Il va bien » Elle présume du moins, mais ce qu’elle souhaite lui faire comprendre ici, c’est qu’elle et Adriana ne sont pas là pour lui annoncer une aussi terrible nouvelle… L’état du jeune homme n’aide en rien Iris qui semble perdre tous ses moyens aussi, laissant un moment de silence s’installer entre eux. Elle s’interroge finalement sur la nécessité de le mettre dans la confidence, quand elle est pourtant celle qui a initié cette rencontre dans ce but. Ses yeux cherchent alors ceux de sa cadette, comme pour se donner du courage, avant de les reporter sur Loukas pour lui avouer toute cette vérité qu’il est en droit de connaitre « J’imagine que ton père ne t’a jamais parlé d’une potentielle famille qu’il aurait eu avant de connaitre ta mère, je ne me trompe ? » Elle en doute, Loukas lui a livré pas mal d’éléments sur sa vie familiale, sur la proximité qu’il avait avec son père et jamais dans le récit n’est apparu cette éventualité « Ton père était marié à notre mère avant qu’il ne connaisse la tienne. Ils se sont connus au Mexique et nous y sommes restés jusqu’à l’âge de mes cinq ans, avant d’aménager, ici, à Brisbane. A mes dix ans, ils ont divorcé parce que ma mère a découvert qu’il menait une double vie. Cette femme, avec qui il était, était enceinte, alors que notre mère était enceinte d’Adriana au même moment ». Elle inclut sa sœur dans le récit, pivotant sa tête à nouveau vers celle-ci, son regard compréhensif quand elle sait que cette partie de l’histoire est la plus douloureuse pour sa cadette « Tu connais la suite de l’histoire… ». Il la connait puisque leur père a été présent dans la sienne, et non plus dans celle des deux jeunes femmes. Elle tente, de la sorte, de faire comprendre implicitement à Loukas la colère qu’Ade peut – injustement – avoir à son encontre. « Adriana et moi avons découvert cette vérité il y a deux mois… Et nous avons estimé que tu étais en droit de la connaitre aussi » Elle inclut Adriana dans ce choix, sait très bien qu’elle peut réagir à tout moment pour la contredire mais elle essaye là d’apaiser les choses et non de les rendre plus difficiles qu’elles ne peuvent déjà l’être. « Je suis désolée, Loukas » d’être la porteuse de mauvaise nouvelle et de casser cette image visiblement parfaite qu’il pouvait avoir de leur père…
Adriana n’a aucune envie d’être là. Elle n’a aucune envie de revoir Loukas, mais sa sœur l’a trainé à cette après-midi spéciale révélations. Et si la brunette n’était pas de très bonne humeur en arrivant, elle bouillonne en entendant le pompier lui parler de ses fêtes de fin d’année et des recettes de leur mère, à Iris et à elle, que leur père, à tous les trois, lui a appris. Cet homme a le culot d’apprendre à son fils des choses que son ex-femme lui a transmis. Cet homme a le culot d’apprendre à son fils des choses. Tout simplement. Loukas, il l’a élevé, ils ont cuisiné ensemble, ils ont partagé des moments ensemble, une chance qu’Adriana n’a jamais eue, et dont Iris a été privée bien trop jeune. Et Loukas a beau n’y être pour rien dans les choix faits par leurs parents, il est là, quand Alexandre est aux éternels absents. Il a le tort d’avoir eu un papa, lui, quelqu’un pour l’élever, et la jalousie ronge la brunette. De colère, Adriana jette dans la poubelle le plat de Loukas avec les douceurs qu’il avait préparées, s’attirant les foudres de sa sœur aînée.
« Adriana ! Je vais te demander d’arrêter tout de suite Ade’, et si tu ne t’en sens pas capable, alors tu as toujours la possibilité de partir ! »
La plus jeune répond à sa sœur par un regard noir. Quel culot, elle aussi, alors que c’est elle qui lui a demandé d’être là quand elle révèlerait le tout à Loukas. Adriana, elle, n’a rien demandé, et aurait aimé être partout, sauf ici. Partout, sauf ici, à observer le pompier se décomposer sous le vocabulaire grossier de la policière, sous ses invectives et la violence dont elle fait preuve à l’égard des pâtisseries. Partout, sauf ici, à voir Loukas perdre peu à peu pieds, un jeune homme rongé par l’inquiétude qu’il puisse être arrivé quelque chose à son père. Pendant quelques secondes, il lui inspire de la sympathie, et elle souffre pour lui. Pendant quelques secondes, elle se surprend à remarquer qu’il n’est que la gentillesse incarnée, et qu’elles sont en train de faire exploser son monde. Alors, quand le regard de sa sœur se plonge dans le sien, elle hoche la tête pour l’encourager à parler et abréger les souffrances de Loukas, ce jeune homme en apnée en train d’imaginer le pire. Mais les quelques secondes passent et s’envolent, disparaissant dans les airs au fur et à mesure qu’Iris se lance dans les explications, ramenant Adriana à la dure réalité : celle d’un père qui les a abandonnées. Elle l’écoute tranquillement, son regard ne quittant pas le pompier et, pour l’instant, elle préfère ne pas intervenir, laissant Iris terminer son récit.
« Adriana et moi avons découvert cette vérité il y a deux mois … Et nous avons estimé que tu étais en droit de la connaître aussi. »
Adriana pince les lèvres : elle a tout donné dans sa quête pour la vérité, a énormément perdu. Et aujourd’hui, elle ne sait pas ce qu’elle souhaite à Loukas : qu’il sache tout et puisse mettre un terme à une vie de mensonges, ou qu’il souffre comme elles souffrent. Elle aimerait être meilleure, elle l’est habituellement, une jeune femme sympathique, altruiste, loyale et dévouée à ses proches. Mais les blessures causées par l’absence d’un père sont bien trop profondes et vives pour qu’elle puisse faire preuve d’abnégation. Alors elle enfonce le clou, d’une voix affreusement calme. C’est presque un chuchotement qui s’échappe de ses lèvres et qui contraste avec la colère qui rugit en elle. Elle laisse la souffrance s’exprimer, les larmes aux yeux, la voix tremblante.
« Ta mère et ma mère étaient toutes les deux enceintes en même temps. Ma mère avait déjà un enfant ! »
Elle pointe Iris du doigt et laisse retomber sa voix qui était montée d’un ton.
« Iris était déjà là, et moi, j’allais arriver. Et pourtant, c’est toi que notre père a choisi. C’est toi qu’il a élevé. Tu nous a volé notre père … »
Sa voix se brise et les larmes commencent à rouler sur les joues de la brunette. La colère est toujours là, tel un feu qui crépite en elle, mais elle se laisse déborder par la douleur, qui a pris le dessus.
« Pourtant, toi et moi, on n’a pas le même père ! Tu as eu un papa, j’ai eu un géniteur. Alors toi et moi, on n’a rien en commun, et on n’a certainement rien à se dire. »
Ces dernières phrases sont crachées avec tout le venin dont la brunette est capable, et c’est après un regard noir adressé à Loukas puis à sa sœur qu’elle s’éloigne, essuyant d’un geste rageur les larmes qui stries ses joues.
Son père va bien. Il ne l'est rien arrivé. Les mots d'Iris résonnent dans son esprit. Il est soulagé... mais d'autres questions le taraudent. Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi sont-ils ici ? Pourquoi évoquent-elles son père ? Et quel est donc ce qu'Iris doit lui dire ? Oui, il ne parle pas bien espagnol mais il a quelques connaissances et il a compris que quelque chose ne tournait pas rond. Adriana a pressé son grande sœur d'accélérer... impatiente. Pas de façon positive... il sent que la situation est grave. Si ça n'est pas un problème de santé, alors peut-être que ça a un rapport avec le métier de policière d'Ade ? Est-ce que papa est impliqué dans un trafic ? Un accident ? Il n'ose pas poser la question... Il n'arrive pas à se détendre car toute cette situation le met mal à l'aise. Il se raccroche au ton doux et "rassurant" d'Iris, qu'il fixe de ses yeux couleur azur. Mais la suite de ses paroles... Loukas n'y est pas préparé... Une potentielle famille ? Il blêmit. Une pensée fugace passe dans son esprit. Non, tout cela est faux. Son père n'a jamais eu une vie amoureuse avant sa mère. Il était militaire... il travaillait, beaucoup... Il le lui aurait dit s'il avait eu des enfants... Et pourtant, quel est l'intérêt pour Iris de lui raconter cela ? Dans quel but chercherait-elle à lui mentir ? Loukas étant naïf de nature, son doute ne dure pas bien longtemps. Il se retrouve incapable de parler. Il a l'impression qu'un feu acide lui brûle la gorge, totalement sèche à cause du choc de cette révélation. Iris continue ses explications. Elle lui parle du Mexique... son père y a été... il le sait... Il secoue négativement la tête, comme pour rejeter en bloc cette vérité crûe qu'on lui étale sous les yeux, sans qu'il n'ait rien demandé. Il doit forcément y avoir une explication... quelque chose qui justifie que son père n'en a jamais parlé et qu'il est parti refaire sa vie ailleurs.
Les craquelures apparaissent partout autour de son édifice, qu'il croyait, encore quelques instants plus tôt, éternel. Ses parents... sa famille, c'est son roc, c'est son bateau, celui sur lequel il a réussi à traverser toutes les douloureuses épreuves de son adolescence. Et le voilà, en train de prendre l'eau... Les larmes roulent sur ses joues alors qu'il éprouve du mal à respirer. L'angoisse est présente, comme si soudainement, Iris venait de le priver de l'insouciance, de l'innocence. Il n'est pas prêt à entendre tout cela... C'est un choc... bien plus grand que celui qu'a pu connaître le Titanic contre son iceberg. Il est incapable de contrôler sa réaction. Elle est spontanée, violente intérieurement. Il s'éloigne d'Iris, comme pour se protéger. Il fait comme il peut avec les maigres moyens qu'il a. Mais alors que son monde est en train de s'effondrer et que le vide s'est ouvert sous ses pieds, Adriana reprend la parole, effaçant toute la sollicitude de sa sœur. Si jusqu'à présent, il avait tâché de rester "insensible", en apparence, à ce qu'elle lui disait, cette fois, il est incapable d'arrêter ou d'encaisser les coups. Les uppercuts sont violents, décuplés par sa fragilité exposée au grand jour. Les mots le meurtrissent comme des dizaines de coups de poignards dans le cœur. Ils font apparaitre un sentiment de culpabilité qu'il ne devrait pas avoir. C'est soudain, c'est explosif. Immédiatement, il s'en veut d'avoir "volé" leur père. Il repense à toutes les horreurs qu'on a pu lui dire, ça revient dans sa tête, comme une bombe hors de contrôle. Pourquoi existe-t-il ? Qu'est-ce qu'il fait là ? N'aurait-il pas mieux valu qu'il ne voit jamais le jour ? Les vieux démons reviennent et le noient sous les interrogations absurdes, abjectes, infondées. Les années de thérapie sont pratiquement réduites à néant.
Adriana ne peut pas savoir ce qu'il a traversé, adolescent. Iris non plus. Aucune de ses demi-sœurs n'a conscience de ce qui se produit. Les sanglots lui échappent tandis qu'il met mécaniquement les bras devant son torse, pour se protéger des coups qui pourtant ne viendront jamais de leur part. Mais c'est plus fort que lui, c'est un réflexe. Il anticipe l'avenir avec le prisme de son passé, des violences et de harcèlement subi. Adriana n'arrange rien, au contraire, elle alimente la crise d'angoisse qu'il est en train de faire. Ce n'est pas la faute de Loukas, s'il a été élevé par son père et si les deux jeunes femmes n'ont pas eu cette chance. Ce n'est pas lui qui est sensé porter le poids de cette décision. C'est injuste... il le sait... mais en même temps... n'est-il pas habitué à subir la haine des autres. Quand il était pratiquement obèse, les autres ne l'aimaient pas. Quand il a été surpris en train de regarder d'autres garçons, les autres le détestaient. Quoiqu'il fasse... Et si finalement c'était son destin ? S'il n'existait que pour servir de défouloir ? Et puis, son père a été absent de par son métier de militaire. Il en a terriblement souffert... et il comprend parfaitement la douleur des deux femmes devant lui. Non seulement, il la ressent mais il s'en veut. Il se rend compte de toutes les gaffes qu'il a commises. Parler de son père, la cuisine mexicaine... en leur présence... bravo Loukas. Le flot incessant de larmes noie son visage. Il se voute, il essaye de colmater les brèches, de remettre de l'ordre dans son esprit. Et puis Adriana le rejette... ça il n'y est pas préparé. Elle l'achève parce qu'elle l'abandonne... Il se met à trembler. A ce moment-là, il est incapable de se rappeler des mots de sa psychologue et de tout le travail qui a été accompli à ses côtés. Et malgré la présence presque apaisante d'Iris, il vit trop mal les choses pour pouvoir relativiser. Ses pensées se résument au fait qu'il ne devrait pas exister. Au moins, Adriana n'aurait pas souffert par sa faute... au moins Iris n'aurait pas à vivre le douloureux moment de voir sa petite soeur saigner... Il accepte le fait d'être de trop... d'être l'erreur de l'équation... mais pas de faire souffrir les autres...
Alors que faire ? C'est son corps qui prend la décision, comme une dernière planche de salut. Il se tourne et malgré sa difficulté à respirer et les larmes qui brouillent sa vue, il se met à courir, à fuir. Aussi vite qu'il peut. Ses poumons brûlent de l'intérieur. Il n'a jamais couru aussi vite de sa vie... c'est sa porte de sortie. Offerte par Adriana, qu'Iris va probablement aller consoler. Et lui ? Il n'a qu'une destination. Chez lui... il sort du parc, traverse l'avenue comme un boulet de canon, manquant de se faire renverser. Ses jambes le portent mais sont si tendues qu'il a l'impression qu'il va s'écrouler au sol. C'est au bout d'une quinzaine de minutes, que son cœur l'arrête net. Il s'adosse contre un mur, haletant, une pointe à la poitrine. Rien de grave, simplement son palpitant qui se préserve et lui dit "stop". Il cherche l'oxygène. Il a mal partout... fébrile, il sort son téléphone. Un appel en absence... C'est Iris. Il déverrouille, descend dans ses contacts jusqu'à trouver le numéro de sa psy. Ses mains tremblent tellement qu'il met bien dix minutes pour parvenir à appuyer sur le bouton d'appel. Une voix féminine et rassurante répond après quelques sonneries. Incapable de prononcer un mot, Loukas éclate en sanglots. Il tousse, il pleure, il met du temps à entendre la voix de sa psychologue qui lui demande où il est... il parvient à bredouiller le nom de la rue. Elle lui dit qu'elle vient le chercher... qu'il ne doit pas bouger. Et en attendant qu'elle vienne ramasser les morceaux de sa carcasse qu'il trouve si misérable et si peu digne d'intérêt, il ne peut interrompre le flux continue de sa douleur et de sa tristesse. Et ce malgré la petite voix de son positivisme, qui lui murmure qu'il a deux sœurs... qu'il en a toujours rêvé... et qu'elles ne demandent qu'à entrer dans sa vie, un jour... quand il sera prêt. Quand ? Il est beaucoup trop tôt pour répondre à cette question. La voix s'éteint, submergée par le choc, les ombres du passé et les démons qui lui veulent du mal. Quand finalement le docteur Heymann arrive, il est à bout de forces, épuisé. Le contact bienveillant de sa psychiatre lui offre un bouclier. Elle l'aide à monter dans sa voiture et le raccompagne chez lui.
Aucun mot. Aucun bruit. Elle ne le brusque pas. Elle s'assure discrètement qu'il n'ait pas de médicaments à disposition, elle prend ses anxiolytiques, les somnifères. Elle ne peut rester plus longtemps car elle a des patients à recevoir. Elle finit par partir en demandant au voisin de venir surveiller de temps en temps. Loukas se met en position fœtale sur le canapé. Ses chiennes, ses chats et son furet viennent se blottir contre lui. Pas besoin de mots, les animaux sentent quand quelque chose ne va pas. Ils forment une armure autour de lui. Un foyer où il fait chaud et où rien n'est faux... Le seul qu'il lui reste, désormais. Et alors qu'il espère se réveiller d'un terrible cauchemar, le contrecoup le plonge dans les bras de Morphée, loin du chaos et de la vérité.
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