Il est descendu au Sixteen Antlers avec près de trente minutes d’avance, ce qu’il a jugé être le temps nécessaire pour lui de prendre un premier verre et surtout de commencer à canaliser sa colère. Le verre a été bu avec brio, pour la colère il faudra sûrement repasser. Il n’a jamais été bon pour la cacher, qu’on parle d’une époque vieille de trente ans ou même d’aujourd’hui. Il a changé en grandissant, il a gagné en maturité, il a enfin su faire pousser sa barbe, mais pour ce qu’il en est de la colère, il en est toujours resté au même stade. Ce soir, qui plus est, le sujet est infiniment important, bien trop pour qu’il puisse tenter de se persuader qu’il n’en est pas tant touché que ça. Bien sûr qu’il l’est. Au plus profond de son cœur, il sent qu’elle a brisé quelque chose en lui et c’est une raison parmi tant d’autres pour laquelle il n’a finalement aucune sorte d’impatience à l’idée d’avoir une discussion avec Mabel. Pourtant, il y a bien des choses dont elle doit lui parler, de toute évidence. « Je vais prendre un Blue Lagoon » Elle noierait presque littéralement le poisson dans l’eau, Mabel. Un peu d’alcool pour faire passer la douloureuse, voilà l’option qu’elle semble prioriser à son tour. Ils sont au moins deux.

« On devrait aller dans un endroit plus à l'écart, non ? » Le verre d’un bleu parfaitement artificiel une fois entre ses mains, elle ose prendre des pincettes avec Rhett, comme si elle n’avait pas passé dix ans à le réduire en pièces à la moindre occasion. “J’en ai un peu rien à foutre là, en cet instant.” Il lui répond calmement, la nuance de ses paroles n’ayant pourtant aucun mal à prouver toute la colère qui est la sienne. Il a dit tout ce qu’il avait à dire dans sa biographie, et si Mabel a encore des secrets à son égard, alors il sait qu’ils ne le resteront pas bien longtemps. Peu importe le contrat dont elle parle, il a pour intention de profiter de la tournée médiatique autour de la promotion du livre pour en parler une bonne fois pour toutes au grand public et exposer la face cachée du monde du spectacle, auquel il s’est retrouvé lié bien malgré lui. “Explique.” Il finit par demander sans détour, sans même avoir pris le temps de la saluer à un moment ou à un autre du processus. Ils n’en sont plus là. Il jure l’avoir aimé pendant plusieurs années de sa vie, à la même hauteur à laquelle il la déteste désormais, parce qu’il ne se contente plus d’avoir l’impression qu’elle s’est jouée d’elle: il sait que cela a été le cas, tout comme il sait que d’autres personnes étaient impliquées mais que personne, à aucun moment, n’a jugé bon de lui en parler, à lui. Il n'aurait jamais dû revenir à Brisbane. Ni après Londres, ni après la Suisse.

Cette discussion est aussi nécessaire que difficile à avoir, et si le regard de Rhett est gorgé de colère, il ne s’en sent pas moins démuni pour autant. Il a sincèrement aimé Mabel, il l’a sincèrement fait lors de ces rares moments où ils n’étaient pas en train de se disputer. Aujourd’hui, après des années, il apprend que tout n’était finalement qu’une illusion et, surtout, qu’il était le seul à ne pas voir la réalité des choses en face. « Y a pas grand chose à expliquer. On avait des réputations de merde tous les deux à l'époque, et nos managers ont pensé que ça pourrait aider de nous rapprocher » L’australien ne corrobore pas vraiment sa version des faits en ce qui le concerne. Il n’avait pas mauvaise réputation, simplement les sponsors trouvaient sa vie sentimentale un peu trop vide, après qu’ils aient été les premiers à lui demander de ne pas s’afficher publiquement avec Jenna ni parler d’elle. Quelle ironie. Ils étaient la raison de sa rupture et, quelques années plus tard à peine, ils voulaient à nouveau faire de lui un homme à qui tout sourit, idée à laquelle Rhett ne s’est jamais plié, convaincu que l’amour ne pouvait ni se forcer ni se feindre. Apparemment, il a rarement eu aussi tort. « A l'époque, ça ne me dérangeait pas particulièrement. Ton manager m'avait juste dit que t'aimais pas trop le concept et que tu préférais faire comme si on avait une relation "normale". » Il esquisse un rire amer. Bien sûr que son manager lui a dit qu’il préférait la jouer relation normale, parce qu’à ses yeux c’est tout ce qui a toujours représenté son lien avec Mabel. Ils ne sont pas dans un film: personne ne joue aux faux époux dans la vraie vie. “T’as vraiment accepté un truc aussi tordu.” Il souffle, sans vraiment parler à Mabel. Il souffle, parce qu’il est estomaqué de la réalité des choses autant que du fait que Mabel semble encore et toujours prête à tout pour arriver à ses fins, qui se résument grossièrement à gloire et fortune. Et malgré lui, il l’a aidé dans son ascension.

« Et ça nous a aidé tous les deux. Au niveau de nos carrières. Même si apparemment ça a pas duré si longtemps que ça pour toi. » - “Tu crois que c’est vraiment le moment pour remuer le couteau dans la plaie ?” Même s’il avait encore été en couple avec Mabel au moment de son accident, tout le (faux) amour du monde n’aurait rien su changer quant au fait qu’un rugbyman qui ne sait pas se servir de ses jambes est un rugbyman bon à jeter. Lui et ses trente années passées n’avaient plus rien à faire sur les terrains, il l’a bien compris. « Tu n'as jamais rien su ? » Toujours aussi amer, ce n’est qu’en cet instant qu’il redresse son regard pour confronter celui de la jeune mère. “Est-ce que j’ai l’air d’en avoir su quelque chose ?” Personne ne semble avoir eu la bonne idée de lui en parler à un moment ou à un autre. Mabel se noyait dans son mensonge tout en pensant qu’il en faisait de même et son manager, de son côté, savait pertinemment que la vérité ferait éclater leur vraie-fausse union. Tout le monde a joué son rôle, même Rhett qui ignorait justement en avoir un. “Tu sais c’est quoi le pire, au final ? Que vous m’ayez tous pris pour un con, c’est une chose.” Une chose qu’il accepte difficilement, bien sûr, mais il n’a d’autre choix que d’aller de l’avant. “Mais c’est surtout que t’étais tellement en manque d’attention que t’as accepté tout ça. C’est ni plus ni moins que de la prostitution.” Parce que de l’argent, elle en a gagné. Il ne la payait pas directement, mais il lui a apporté de l’attention. Et pour une femme dont le métier consiste à briller, c’est exactement ce dont elle a besoin pour survivre.

« Aujourd'hui, j'arrive à voir comme c'était tordu » Elle avoue, et il est prêt à lui demander si elle doit pour ça recevoir une quelconque croix d’honneur ou récompense émérite. Elle s’en rend compte trop tard, elle ne peut pas décemment croire qu’un “peut être que c’était tordu”, qui n’équivaut même pas à des excuses ou des remords, pourrait cesser toute animosité du Hartfield à son égard. Elle lui donne raison, en partie du moins, mais elle devra faire preuve de bien plus d’efforts pour qu’il pense à son tour à en faire. Pour l’heure, la colère prévaut très largement sur tout le reste. « Mais j'ai grandi comme ça. Avec des parents qui ne s'occupaient de nous que devant les caméras et nous ignoraient le reste du temps. » - “T’étais pas une gamine quand on s’est rencontrés. T’avais ton libre arbitre.” Elle est plus jeune que lui, évidemment, cela reste un fait, mais cela ne change rien au fait qu’elle avait très largement l’âge de penser par elle-même et surtout de faire la distinction entre le bien et le mal, loin de l’emprise de ses parents. Mabel n’a peut-être pas grandi au sein de la famille la plus saine et aimante qui soit, mais cela ne peut pas être une excuse à toutes ses fautes, toute sa vie.

« Parader devant les caméras et avoir une situation toute autre à la maison, c'était normal à mes yeux. C'était ce que faisaient mes parents, et ça m'a pas choquée que nos managers le proposent. C'était pas tordu à mes yeux, c'était comme ça que j'avais grandi. » Et finalement, il roule des yeux, comme Ruben l’aurait si bien fait à son tour. La vérité, c’est qu’il la trouve aussi tordue que la proposition de leurs managers, finalement. Il pense que sa famille est un début d’explication, en effet, mais il ne peut pas comprendre comment elle a pu sciemment reproduire un schéma familial dont elle a été la première à souffrir, à une époque pas si lointaine. Tout ce qu’il en dit, c’est que tout ce putain de plan était tordu, comme ceux qui l’ont proposé, comme elle qui l’a accepté, comme lui qui l’a subi sans même le savoir.

Alors, sans demi-mesure et certainement pas après avoir tourné sa langue dans sa bouche, Garrett en vient à un constat aussi simple que tranchant. « Je suis pas une pute » Ce sont d’autres mots qu’il a pensé mais qu’il a au moins eu envie de lui épargner. Qu’elle les prononce à son tour n’y change rien et, surtout, ne pousse pas Rhett à les nier. En cet instant, il pense bien sûr qu’elle est une pute, l’emploi du passé n’étant pas tellement nécessaire au final. « Pourquoi c'est le seul truc qui te vient en tête ? C'était pas du tout ça ! Y a pas eu de prostitution » - “On couchait ensemble et t’en voulais qu’à mon argent et ma popularité, t’appellerais ça comment Mabel ?” Qu’elle n’ose pas dire que c’était un échange de bons procédés, parce qu’aux yeux de Rhett cela n’a jamais été autre chose qu’un échange de sentiments, le genre de truc à la con qui forme les couples et les pousse à se soutenir, peu importe ce qu’il se passe dans la vie de chacun. “Tu m’as jamais aimé, pas vrai ?” Et puisque la réponse ne peut pas prendre autre forme qu’un “bien sûr que non, ne sois pas stupide”, il en revient au même point: durant toutes ces années, elle n’a rien été d’autre qu’une pute. Bien habillée, bien maquillée, parfaite sous tous rapports devant les caméras. Et pourtant.

« Peut-être que je l'avais. Mais je t'assure que je m'en servais pas. Je voulais juste faire ce que j'avais envie de faire, pas de réfléchir à tout ce qui me poussait à fuir ma famille. » Il souffle, agacé qu’elle se réduise elle-même à une petite poupée incapable de penser. Oh, il ne dit pas qu’elle ne l’était pas, mais il est agacé qu’elle ne le lui dise que maintenant. Il aurait pu s’en rendre compte de lui-même, à l’époque, s’il n’était pas aussi aveuglé par l’amour qu’il était le seul à porter sur leur couple. Finalement, elle est la seule sur qui il continue de porter des reproches, et ce peu importe à quel point il a lui aussi joué sa part dans un jeu immense (auquel il ne savait pas participer, rappelons-le une fois de plus).

Finalement, il n’existe qu’une seule véritable question que Rhett souhaite lui poser, à savoir si elle a oui ou non ressenti le moindre sentiment pour lui, à un point de leur relation. « Je n'ai jamais été amoureuse de toi » Et au moins, la réponse est claire. Elle n’est bien sûr pas celle que Rhett aurait voulu entendre, mais elle est au moins celle à laquelle il pouvait aisément s’attendre, raison pour laquelle il encaisse l’annonce sans ajouter le moindre commentaire de son côté. « Mais tu m'as apporté plus que de l'argent ou de la popularité. Tu m'as donné une stabilité qui m'a permis de changer. C'était pas évident pour moi, et je pense que j'ai encore du mal avec ça, mais tu m'as appris à chercher des compromis et à penser un peu plus aux intérêts des autres qu'aux miens. » Il ne sait plus vraiment ce qu’elle fait, maintenant, et si elle cherche sincèrement à le caresser dans le sens du poil, ou si elle tente plutôt d’apaiser ses propres remords en tentant de lui donner un autre rôle, une autre utilité. “Une vraie petite poule aux œufs d’or plein de ressources, alors.” Elle était une pute, il était une poule aux œufs d’or, voilà ce qu’il en conclut donc, sans que personne ne soit sûrement capable de le faire changer d’avis, tel en témoigne le sourire froid qu’il affiche désormais. Peu importe à quel point elle pourrait avoir appris à ses côtés, c’est bien le cadet de ses soucis aujourd’hui.

Et déjà, Mabel trouve le moyen de remuer le couteau dans la plaie une fois de plus en rappelant l’inexistence de sentiments à son égard. « Je n'étais pas amoureuse, mais j'appréciais la personne que tu étais. Et le fait que tu me tiennes tête, sans chercher à me punir ou me faire culpabiliser après. » Tout ça, elle aurait pu le trouver dans un ami. Mieux encore: elle aurait pu le trouver dans un ami qui n’est pas Rhett, parce qu’il n’a jamais su à aucun moment qu’il se trouvait au cœur d’une telle histoire. « Je suis désolée de ne rien t'avoir apporté, et que notre relation ne soit plus qu'une suite de désillusions à tes yeux. Mais aux mieux... Elle a contribué à faire de moi qui je suis aujourd'hui. Avec un peu plus de bien qu'à l'époque. » - “C’est tordu, Mabel.” Peu importe ce qu’elle arrive à en tirer, peu importe ce qu’elle trouve de positif dans cette histoire sans queue ni tête. Peu importe ce qu’elle peut en dire, même après toutes ces années. “Tu es tordue.” Aussi terre à terre qu’il est, il ne voit aucune autre sorte de conclusion possible, pour une personne qui a accepté de jouer un faux couple durant des années, face à toutes les caméras du monde. “Continue à te raconter toutes les belles histoires que tu veux, mais en ce qui me concerne, n’attend pas de moi que je mente pour couvrir tes idées à la con.” Autrement dit, il dira la vérité pure et surtout entière lorsqu’on en viendra à le questionner sur sa relation avec Mabel lors de sa tournée de promotion: bien sûr que les journalistes le feront, ils n’ont hâte que de ça.